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Sollersie, par Nathan Devers

La Règle du jeu

D 20 août 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


 

Sollersie

10 mai 2023

Personne dans la littérature contemporaine ne se sera aussi diversement créé que Philippe Sollers. Pourtant, d’où nous vient cette impression d’entrer en « sollersie » quand nous lisons Sollers ? Les hypothèses de l’écrivain Nathan Devers.

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Photo : Francesca Mantovani/Gallimard.

Personne, dans la littérature contemporaine, ne se sera aussi diversement créé que Philippe Sollers, européen d’origine Française, vénitien de Bordeaux, aérien maritime, fumeur de grande santé, catholique-libertin… Personne, surtout, n’aura autant de fois recommencé son œuvre : adopté tant de formes, épousé des styles aussi variés, repris les choses à zéro avec une telle constance, cherché à fonder l’écrit depuis des sources si hétérogènes. Depuis Une Curieuse solitude, roman de la complétude du plaisir, au Graal de la fin, en passant par la ponctuation omni-absente de Paradis sur fond de prophétie réinventée, le vrai-faux célinisme métaphysique de Femmes, le panthéon athée de la Guerre du goût, les mille et une Venises, les Chines incorporées, le calme plein d’attentes, le Nouveau plein d’histoire, les langues mêlées de Nombres, les écoles sans maîtres de Mozart et de Casanova, peu d’œuvres se seront à ce point efforcées d’exprimer le même depuis la différence.

Et pourtant, d’où nous vient cette impression flottante, pulsatile et volage, d’entrer en sollersie quand nous lisons Sollers ? Je ne saurais le dire, sinon par hypothèses.

1) Une histoire de quête. C’est le mot de Barthes, dans Sollers écrivain : « Sollers refuse d’hériter, sinon de l’inhéritable ». Drôle de bénédiction : voilà un homme qui goûte à l’odeur d’idée d’avant-garde, qui entreprend d’en finir avec le verbe-représentation, voilà quelqu’un qui sait ce que le mot Cézanne veut dire, voilà un jeune d’ailleurs et de demain – et pourtant empreint d’une histoire qui l’engage, suffisamment pour qu’il se confronte au don d’inhériter.

Sollers en révolutionnaire permanent de sa propre écriture : un auteur en fusion, qui aurait passé sa vie à questionner le point absent de la littérature. Qui aurait poussé jusqu’au bout la logique de Gracq : refuser le prêt à porter d’un style pré-donné, partir sans fin à l’assaut d’un rythme où respirât son souffle. Pour ce faire, tels ces explorateurs assoiffés d’horizons, comme ces forestiers qui n’aiment les chemins qu’à condition de les improviser, il aurait embrassé le rêve d’une écriture qui voyage à l’intérieur d’elle-même. On trouve, dans son œuvre, à peu près tous les genres : des textes expérimentaux, debout dans l’oralité et retrouvant la langue dans ses brisures mêmes, des textes donc sans ponctuation, mathématico-lyriques, puis hyper-ponctués, puis politiquement engagés par la littérature, renouant ici ou là avec un semblant de classicisme, celui des plaisirs et des formes, des biographies mêlées de rêves, d’autres livres encore, musicaux silencieux, picturaux par les ombres, méta-méta-∞-littéraires, libertins, religieux. Il s’agirait d’une totalisation par fragments cumulatifs, avalanche toujours recommencée et toujours en mémoire.

Sollers comme un auteur pour qui chaque livre suscitait l’occasion d’une nouvelle vie, début autant qu’adieu, naissance et mort mêlées, dans une hauturière aventure où l’écriture, travaillée par sa propre négativité, s’engagerait en haute mer contre les vagues de la répétition. N’est-ce pas le sens même des propos qu’il tient dans Une Conversation infinie, ce livre empli de densité où se cristallisent tant d’intenses conversations avec Josyane Savigneau : « Je n’ai aucune peur de la mort. La mort ce n’est pas le mourir. Le mourir c’est ce qui infecte la pensée depuis très tôt, ça dépend des dons qu’on a pour comprendre qu’on est un animal mortel. » ? N’est-il pas là, le mystère – dans ce refus de mentir, dans cette conscience accordée à la mort plutôt qu’à l’esprit du mourir ?

2) Sollers en lui-même. Je veux dire l’auteur dans sa cohérence et sa continuité. Car il y a malgré tout, dans son œuvre, des intuitions maîtresses, des échos directeurs. L’amour intransigeant de la liberté. L’athéisme de tout et poussé jusqu’à son estuaire : aimer le Dieu qui aime. La catholicité de sa culture, donc, mais réconciliée avec les élans de la chair. La croyance inexorable en la singularité et ses déclinaisons politiques, musicales, physiques : 68, Mozart, Tiepolo. Une esthétique de l’amour, aussi, exprimée dans Du Mariage considéré comme un des beaux-arts, le livre qu’il coécrivit avec Julia Kristeva, et dans ses Lettres à Dominique Rolin. Le magnétisme des lieux qui flottent en leur formule, des villes-mers, des sols-cieux : Venise, Bordeaux, New York, Ré, sans compter l’Angleterre. Une légèreté qui vole avec le poids. Une mémoire pleine de muscles. Un auteur de l’instinct caché derrière un érudit caché derrière un gai lecteur caché derrière un éditeur caché derrière un écrivain caché derrière un personnage caché derrière un auteur de l’instinct caché derrière… – et ainsi de suite dans un impénétrable jeu de diallèles, de miroirs et de masques.

3) Sollers, auteur de l’éternel recommencement ou bien d’une même et longue phrase prolongée de livre en livre – voire, comme il l’écrivait à propos de Joyce, d’un unique mot, « un seul et immense mot », « un mot bourré de mots, et à vrai dire un nom plein de noms mais ‘‘ouvert’’, en spirales » ?

Et si la sollersie échappait à cette alternative ? S’il s’agissait d’autre chose ? Précisément, de déplacer le temps ?

Car Sollers et le temps…

J’ai rencontré Sollers à l’occasion d’un entretien qu’il accordait à La Règle du jeu, dans le petit bureau, Nautilus enfumé disait-il, qu’il occupait chez Gallimard. C’était par une belle journée de printemps, avec Florent Zemmouche et Avery Colobert. La première image qui me revient de lui, c’est que Sollers riait à peu près autant qu’il parlait. Il riait entre deux remarques, deux citations, deux questions, comme en aposiopèses, d’un rire comme je les aime, sans motif rigide, un rire non mécanisé, non figé, qui refuse de se cristalliser en blagues.

Je crois donc qu’il riait lorsqu’il nous dit ceci : « Il n’y a qu’un seul écrivain, parfois contradictoire, parfois en lutte avec lui-même, qui agit au rythme du défilé des siècles, et écrit à travers les écrivains contingents, ponctuels. Écrire, ce n’est pas raconter sa petite vie, ajouter un livre de plus au marché des marchandises culturelles, livrer ses souffrances, mais c’est s’inscrire dans le flux de parole de l’unique écrivain, à la fois identique et différent (c’est le même, et ce n’est pas du tout le même), qui traverse le temps. Il faudrait peut-être écrire cet écrivain archi-originel avec une majuscule : l’Écrivain. (…) Voilà le mystère fondamental de la littérature. »

La sollersie, ou la volonté d’écrire à partir de soi, mais en direction de cet éternel Écrivain. L’expérience, autrement dit, d’une unité de la littérature. L’invention d’une durée autre, sans avant ni après, sans futur ni passé, où les paroles se mêlent. L’idée que les auteurs ne sont rien que des phares, qui se relaient une lumière unique. Le recueil de la lumière des autres – et puis la transmission vers de nouvelles altérités.

Ce thème, dira-t-on, vient de Baudelaire. Et puis surtout de Proust. Oui mais… Proust le trouve chez Schopenhauer, autrement dit chez le penseur par excellence de l’annihilation, de l’effacement, du refus de soi-même. Proust l’horrifié du nombril, effrayé à l’idée que les fleurs puissent s’aimer. Proust dont Sollers a bien dit quel était son organe princeps : la jalousie – le plaisir de désirer souffrir.

Or Sollers, c’est l’inverse. « Nietzsche » contre Schopenhauer. Exaltation de l’idiosyncrasie, art vibrant, transduction permanente, plaisir du plaisir éprouvé, sensation contre la perception, écriture par le grand soi du corps.

Comment un auteur de l’irréductible singularité peut-il adhérer à l’idée que les auteurs communient ?

La plus belle page, à mon sens, écrite par Sollers se trouve au début de la Théorie des exceptions. Je la cite entière :

« J’ai toujours rêvé d’un espace mouvant et contradictoire où l’on verrait apparaître, de l’intérieur, au moment même où il a lieu, le geste de la création.

Là, pas de temps, j’imagine, ou alors le temps vraiment retrouvé : Montaigne est contemporain de Proust, Sade de Faulkner, Saint-Simon de Joyce, Watteau de Picasso, Webern de Bach. L’ancien et le moderne se confirment, s’éclairent, se multiplient l’un par l’autre. Homère et Freud sont simultanément nécessaires. Mais aussi la Bible et Les Demoiselles d’Avignon.

Ce rêve est possible. Il suffit de se situer d’un coup dans le système nerveux de la parole en acte, du trait et de la couleur, de la mélodie et du rythme. C’est chaque fois le même corps qui se révolte contre l’évacuation hypocritement silencieuse des corps. C’est l’individu extrême, l’élément indivisible, qui affirme être la seule réalité vraie, la pointe ultime du réel. Loin de justifier le flux biologique d’où il sort, il le cerne du dehors, le marque, le juge, l’anéantit, l’oublie. Exception : telle est la règle en art et en littérature, d’où, périodiquement, les scandales moraux, les embarras légaux, les remous sociaux. »

Récapitulons : l’auteur de ces lignes, nommé Joyaux (ce qui étincelle seul) par la naissance, a voulu s’appeler Sollers. Tout entier art, certes, mais aussi l’entièreté de l’art. La volonté d’héberger en son œuvre l’écho universel de la littérature, celui de Dante, de Bataille, de Céline, de Proust, de Rimbaud de Nietzsche, de Freud, de Joyce, de Heidegger, de Saint Thomas, de la Bible, de Voltaire et de Sade, d’Homère et de Casanova – leur accorder, non l’asile, mais l’irradiation d’être lus et d’avoir transmis.

Sollers reprochait souvent aux écrivains du jour de ne pas lire assez. Lui aura poussé jusqu’à son paroxysme l’intuition d’Oscar Wilde : the critic as an artist, the artist as a critic. Write-reader et read-writer à la fois.

Sollers aurait-il dépassé le thème, cher à Roland Barthes, de la mort de l’auteur pour penser et pratiquer sa transcendance ?

Telle est, me semble-t-il, la grâce profonde de ses derniers livres. On ne sait jamais, au juste, qui s’exprime en l’auteur : est-ce Sollers lui-même ? Un « je » voisin, hétéronyme aux semblables réflexes, un essaim d’Identités Rapprochées Multiples ? Mais pourquoi, en ce cas, cette impression que des revenants se glissent dans la conscience du narrateur, s’insinuent dans sa voix ? Pourquoi a-t-on le sentiment de lire une œuvre magnétique, semblable à cette chaîne d’inspiration qu’évoque l’Ion de Platon – à ceci près que, contrairement au rhapsode, la voix des écrivains exprime celle des autres sans cesser d’être elle-même ?

A ce titre, l’un des livres les plus novateurs de Philippe Sollers est peut-être Désir. Ce roman commence comme une biographie de Louis-Claude Saint-Martin, penseur illuministe du XVIIIe siècle. Mais très vite, le récit traverse les générations, les siècles, les époques, jusqu’à atteindre la nôtre. Le Philosophe cesse d’un personnage. Sa biographie bave, son histoire devient contemporaine, sa voix déteint sur celle du narrateur : il est devenu une instance saturée, à la fois source et objet du récit, partout là et jamais ici. Ce jeu de lumière n’a rien à voir avec l’idée naïve de l’immortalité. C’est un roman de réverbération : la volonté, expansive et pourtant décentrée, de voyager le temps.

Sollersie, ou la possibilité d’un continent dont le sol est mobile.

Je reprends ici — on ne s’en lasse pas — l’entretien que VK a mis en ligne en 2018, en le complétant de références vers des dossiers que Pileface a abordés de manière assez conséquente (sur Morand, sur Sartre, sur Hemingway, Vivaldi, etc.). L’entretien était alors attribué à un jeune étudiant en philosophie Nathan Naccache, qui signe sous le pseudonyme de Nathan Devers depuis qu’il publie des romans dont le dernier, excellent, sur le « métavers » : Les Liens artificiels.
 

Philippe Sollers : « Venise n’est pas à Venise »

6 mai 2023

L’auteur de « Femmes » et de « Paradis » était également un passionné de revues. Il a notamment fondé « L’Infini » et « Tel Quel » et a contribué régulièrement avec « La Règle du jeu ».
Philippe Sollers est mort ce 6 mai 2023 à l’âge de 86 ans. En son hommage, La RDJ republiera une série de textes du grand écrivain. Nous démarrons cette série par cet entretien-fleuve réalisé en 2018 par Nathan Devers, Avery Colobert et Florent Zemmouche.

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Philippe Sollers dans son bureau chez Gallimard, à Paris.
Série « comment écrivez-vous ? ». Photo : Yann Revol
 

Nathan Devers : Nous sommes très heureux de faire cet entretien avec vous sur Venise, d’autant plus heureux que dans un texte d’Éloge de l’infini, vous écriviez : « Pas une seule fois, on ne m’a interrogé sur Venise, ni en Italie, ni en France. » Et vous ajoutiez : « Ce qui est comique. » Peut-être cette démarche a-t-elle, depuis la rédaction de ce texte, été entreprise ; toujours est-il que nous aimerions, au cours de cet entretien, revenir sur la place qu’occupe Venise dans votre œuvre.
J’aimerais commencer par souligner que vous vous inscrivez dans la continuité de Paul Morand dans votre rapport à Venise, et pour cause : Morand, qui était un grand voyageur, qui a publié plusieurs portraits de ville, et même certains portraits de pays, a toujours refusé d’accorder à Venise un statut identique à celui de New York, Londres ou Tombouctou. Dans son livre Venises, paru en 1971, il fait le choix du pluriel, comme si Venise n’était pas réductible au lieu géographique dans lequel elle s’instaure. Pour votre part, ne partagez-vous pas ce postulat ? Dans La Fête à Venise, une phrase magnifique exprime une idée analogue : « Venise n’est pas à Venise, mais dans un double céleste qui s’appelle Venise. » Il faudrait d’ailleurs, mais je laisse cette question de côté, considérer la polysémie de Venise dans cette citation (les trois occurrences du terme « Venise » renvoient en effet à trois significations différentes). C’est davantage l’expression « double céleste » que j’aimerais souligner à présent, expression qui fait écho au mot de Casanova qui vous est cher, selon lequel Venise ne se situe pas là-bas, mais là-haut. Venise est ainsi perçue comme une ville dont le sort est consubstantiellement lié à une invitation à écrire.

Mais avant d’aborder l’intimité de ce lien qui unit Venise à la littérature, je tenais à vous poser une question à propos d’une incompatibilité. Dans « L’autre Venise » (Éloge de l’infini), vous remarquez en effet que Venise est une ville propice aux marins, aventuriers, artistes et esthètes – mais qu’elle n’est pas une ville pour philosophes. Vous notez ainsi que Sartre entretenait un rapport très étrange à Venise, que Heidegger s’y est ennuyé… Pourquoi, donc, cette ville n’est-elle pas faite pour les philosophes ?

Philippe Sollers : D’abord, Venise n’est pas une ville, malgré ses apparences de ville. Se fier à ses apparences revient à sombrer dans le piège de l’imaginaire cinématographique et publicitaire qui entoure Venise. Venise est, pour moi un lieu tout à fait sacré, qui mérite à ce titre d’être associé au mot fameux de Rimbaud : le lieu et la formule [1]. Que veut-il dire ? Nous y reviendrons.

Vous remarquerez que Morand, que vous venez de citer, et qui écrit Venises au pluriel, a une particularité tout à fait évidente, celle de s’en tenir au vieux Venise, c’est-à-dire à la Venise qui est en quelque sorte « gothique ». Il n’a pas eu la possibilité – pour quelle raison, nous allons peut-être le voir – de percevoir ce qui est de l’autre côté de la Giudecca quand vous êtes placé au Sud, c’est-à-dire sur les Zattere, à savoir l’éblouissante démonstration de Palladio, qui se trouve de l’autre côté, c’est-à-dire San Giorgio et le Redentore. Pourquoi ? C’est fort étrange. Eh bien, vous savez que Morand a suivi la princesse Soutzo dans sa religiosité orthodoxe. Il ne se préoccupait pas tant de la Renaissance catholique qu’on appelle en général, d’une façon si erronée, la Contre-Réforme. Le seul qui, le premier, venant d’Allemagne, cherchant le Sud et y trouvant la poésie qui lui manque, voit tout de suite San Giorgio et l’éblouissante démonstration de Palladio, c’est Goethe, qui n’est ni français ni italien. C’est comme si Freud – comme c’est curieux, Freud et Goethe sont étroitement liés par la langue, par l’imaginaire –, c’est comme si Freud, donc, allait un jour ou l’autre découvrir ce lieu : dans la biographie de Freud soigneusement dissimulée que contient Beauté, et dans mon texte « Freud s’échappe » (Discours Parfait), l’Italie y est présentée comme le lieu de l’évasion par excellence pour Sigmund Freud. L’évasion est celle d’un espace ouvert : la prison des plombs dont s’extirpe Casanova ne se situe pas seulement à Venise, bien entendu, puisqu’elle est en premier lieu une prison métaphorique Il faut avoir le courage de s’évader en passant par là-haut ; pas là-bas, mais là-haut. L’échappée vénitienne de Freud et sa belle-sœur est un sujet sensible, qui gêne considérablement les historiens et les historiens de la psychanalyse : Madame Roudinesco, par exemple. Les gens sont très embarrassés par tout ce qui touche à Venise. En compagnie, donc, de Minna (ravissante jeune femme, au demeurant, si l’on regarde les photographies où elle figure), Freud est heureux en Italie, gai comme un pinson à Venise et n’arrête pas d’écrire d’éblouissantes lettres. Là-haut, toutes les femmes sont belles, y compris les laides. Et puis au Vatican, dit Freud, que de merveilles ! quelle incroyable vision !

Vous me posiez la question du philosophe à Venise : extravagant est le cas Sartre, que le surplus d’eau rend psychotique. On sent, dit-il, que la lagune cache une pourriture latente. Simone de Beauvoir, quant à elle, est beaucoup plus terre à terre, comme toujours d’ailleurs. Elle reconnaît la joyeuse présence des enfants, apprécie la nourriture, se délecte des promenades – et, à propos de promenades, songez à la promenade de Sartre, qui, à une époque où il était fauché, parcourt Venise de nuit. Séquence formidable, hallucinante, hallucinogène en tout cas, que ces déambulations d’un Sartre qui se sent poursuivi par une langouste. La sculpture d’un Sartre marchant sur les quais de Venise suivi par une énorme langouste que l’on appellerait Simone de Beauvoir (ce serait le quatrième sexe) n’a jamais été inventée, mais ne le devrait-elle pas ?

Autre philosophe qui passe à Venise et qui fut dérangé par le lieu, au point de n’y rien voir : Heidegger, bien sûr. Venise fut pour lui une escale, devant le conduire vers Delphes, vers l’initial. Il y a un tout petit truc à ajouter, c’est que Séjours (le livre où il parle de sa pérégrination, de sa navigation jusqu’en Grèce) est malheureusement illustré par les aquarelles de sa femme. Elle peignait, le saviez-vous ? Elfriede faisait de la peinturlure. Ça dit beaucoup de choses. À part dans son texte magnifique sur la Madone Sixtine où Heidegger affirme qu’elle n’aurait pas dû être exposée dans un musée – le musée de Dresde – mais dans l’église dont elle a été retirée, dans le lieu sacré qui devait l’entourer – à part dans ce texte sublime, donc, Heidegger ne dit pas grand-chose de la peinture : ses écrits sur Van Gogh sont très pesants. Finalement, il a été sauvé par Cézanne.


L’église San Giovanni Battista in Bragora où fut baptisé Vivaldi.
Venise, campo Bandiera e Moro.

Photo A.G., 17 juin 2014. Zoom : cliquez l’image.

En revanche, puisque je parle de Heidegger, je dirais que les philosophes ont parfois un souci de musique. C’était le cas de Schopenhauer, c’était le cas de Sartre, c’était le cas pour Nietzsche, qui ne rêvait de rien d’autre que de parcourir cinquante kilomètres, même dans la boue, pour écouter Don Giovanni de Mozart. On sait que Heidegger pouvait écouter la Messe en si de Bach en suivant la partition. Ce n’est pas une indication négligeable.

Mais enfin, à Venise, j’ai assisté à des petits concerts improvisés dans les églises, qui méritent d’être mis en récits : j’arrive dans l’église, et voilà que Vivaldi me prend par la main. Soudain, tout s’éclaire. C’est une musique faite pour l’eau, pour la navigation très rapide ou très glorieuse. Vous n’êtes pas sans savoir que le nom de Vivaldi avait totalement disparu : il est très touchant de savoir que Pound, qui avait une amie musicienne, essayait de trouver des partitions en 1938-39. Si Jean-Sébastien, le grand Bach, n’avait pas mentionné Vivaldi, ce dernier aurait complètement disparu. Venise est la ville de la résurrection improbable et constante. Mon amie Cecilia Bartoli, qui est née à Rome, passait probablement à côté de moi sans que je la voie lorsqu’elle avait 10 ou 12 ans, avant de réinventer, avec sa gorge, Vivaldi. Une chanteuse anglo-saxonne serait incapable de reproduire ce que fait Bartoli. Il faut, pour cela, prendre l’italien, langue sublime, de l’intérieur, et l’apprendre à la vénitienne. Même le latin est à prendre à la vénitienne. Les Français, sur ce point, sont hélas dans une incompétence pénible. Quand Mozart arrive à Paris, il est épouvanté. On le fait attendre des heures dans le froid, le piano est désaccordé, l’orchestre ne peut pas fonctionner, sa mère est en train de mourir dans la chambre où ils se trouvent. Ces circonstances lui permettent d’ailleurs d’écrire une Sonate sublime. Les Français et la musique, c’est un lourd, lourd handicap.

Nathan Devers : Vous avez dit que Venise n’était pas une ville, semblant suggérer par-là que cette caractéristique était le motif du malentendu qui la rend hermétique aux philosophes. Qu’est-elle, alors ?

Philippe Sollers : Il faut d’abord comprendre que Venise interloque, interpelle, déroute, livrant le voyageur à une difficulté d’appropriation. Le touriste, bien sûr, s’en empare : biennales de peinture et de peinturlures, avec leurs pavillons internationaux, tous plus ratés les uns que les autres ; biennale de cinéma, créée par Mussolini (détail dont il faut se souvenir). D’où la résistance considérable que l’on oppose à Venise, d’où la tentation massive de l’enfouir : feindre que Venise est une ville, pour mieux l’enfouir en tant que telle.


Dante à l’Arsenal.
Photo A.G., 21 juin 2014. Zoom : cliquez sur l’image.

Qu’est-ce que Venise si ce n’est une ville ? Un port. Cette notation est d’une importance majeure si l’on veut, un tant soit peu, se glisser dans le lieu et sa formule. Quand vous irez, pour la prochaine fois, à Venise, je vous conseille vivement de la parcourir en bateau – habitude à laquelle je me livre très fréquemment, et qui permet de comprendre à quel point Venise est un pays de marins. L’Arsenal apparaît dans la Divine Comédie de Dante, comme par hasard. Vous avez là le souvenir maritime énorme de Venise, c’est-à-dire le passage et le repassage des bateaux. Comme j’y ai vécu deux fois par an, printemps et automne, pendant quarante ans, j’ai vu la montée en puissance du port, puis sa transformation en une interface traversée par villes de paquebots qui dérangent à présent la plupart d’entre nous. J’ai toujours trouvé très beau ce ballet des paquebots arrivant du monde entier : les plus beaux, du moins ceux qui, à l’époque, m’ont amusé le plus, venaient évidemment de la Chine révolutionnaire, emplis de drapeaux rouges, gorgés de vociférations magnifiques, appelant le parti communiste italien, ou ce qu’il en restait déjà, à se révolter, et invitant les vrais révolutionnaires à se révolter contre lui. Le siège du parti communiste italien était de l’autre côté, sur les Zattere. Vous imaginez ? Ces Chinois étaient sympathiques ; je les avais rencontrés à leur descente du bateau. Ils étaient ahuris de voir des pigeons. Je les ai salués en chinois et ensuite je regardais la façon dont ils se déplaçaient dans cet espace qui leur est apparu tout de suite comme tout à fait exceptionnel.

Nathan Devers : J’ai cru comprendre que vous avez inscrit cet entretien dans un écho, allusif, au mot de Rimbaud sur « le lieu et la formule ». Dans « Vagabonds », le lieu et la formule sont l’objet d’une recherche empressée et hâtive. Quelle part joue l’expérience, la vôtre par exemple, dans l’orientation de cette quête ?

Philippe Sollers : Pour ce qui est des lieux et des formules, chacun a, de toute évidence, son expérience. La mienne, je l’ai déjà racontée. J’arrive en 1962 de Florence, très tard si bien que les rues de Venise sont désertes. Ma vision de la place saint Marc est tellement extraordinaire que j’en laisse tomber mon sac et, à l’heure où je vous parle, j’entends encore le son de sa chute. Et voilà : le lieu, la formule. Evidemment, avant de trouver le lieu du lieu et la formule de la formule, il faut marcher beaucoup – ce que j’ai fait pendant des années –, et essayer de prendre contact avec le ruissellement des beautés qui sont là ; certaines ont disparu du fait des Français. Il ne faut pas oublier Bonaparte : « je serai un Attila pour Venise ». D’où lui venaient ses rêves d’Attila, à ce con ? Il ne faut pas oublier qu’il avait face à lui, ou plutôt sous sa botte, rien de moins que la sérénissime République : une République très étrange dont vous n’avez pas l’habitude avec la République française – ou avec ce qu’il en reste au sein de la propagande quotidienne que rythment les déclarations aussi creuses qu’inutiles de nos dirigeants. Peu importe.

Toujours est-il que les lieux que je considère comme dignes de cet état de choc, où vous oubliez que vous êtes dans tel pays, dans telle situation, ne sont pas, à mon avis, des villes au sens où il faudrait s’agréger à des gens qui y vivraient. Mais ce sont des villes dans la mesure où elles hébergent l’esprit absolu, entendu selon l’acception que prête à ce concept le continuateur de Goethe qui n’est autre que Hegel. Considérez un seul instant le versant palladien de Venise : bon dieu ! Ce n’était pas évident que la Renaissance surgisse de la sorte. Le grec avait disparu (ai-je besoin d’ajouter qu’il est en train de re-disparaître ? Je ne vous apprends rien : il faudrait peut-être attendre une dizaine de siècles pour observer la prochaine Renaissance). Cette Venise-là, donc, est éblouissante.

Nathan Devers : Chez Rimbaud, le lieu et la formule se pensent dans une coappartenance exclusive. Et chez vous ? Le lieu vénitien est-il scellé d’une unicité qui interdit de le comparer à d’autres endroits ?

Philippe Sollers : J’ai connu d’autres chocs, comparables à celui de Venise : le Temple du Ciel de Pékin qui suscita en moi un effet analogue, effet qu’il continuerait à susciter à l’identique si je me tenais encore aujourd’hui devant lui. Il y a aussi, quoique dans une moindre mesure, la place de la Paix céleste, intéressante en elle-même, avec, au fond, l’horizon de la Cité interdite. Et puis, parmi ces grands chocs, je dois mentionner la place du Vatican qui monte très légèrement vers Michel-Ange. A Paris, je n’ai pas le moindre choc de cette envergure. J’en connais des tas, mais d’intensité infime.

Je reviens à votre question initiale : je crois que ce n’est pas la peine de se poser la question du philosophe qui va avoir – on peut le voir avec Sartre par exemple, ou encore avec un sous-philosophe comme Debray – un sentiment extraordinairement ressentimental de jalousie par rapport au fait que son corps ne fonctionne pas au niveau de Venise. Venise existe pour les artistes, si ce mot a encore un sens dans la dégénérescence complète de l’art dit contemporain. Pourquoi ? Parce qu’elle est la convocation des cinq sens. Il y a très peu de choses, dit Lichtenberg, que nous pouvons goûter avec chacun des cinq sens. C’est une petite devinette tout à fait raisonnable dont la réponse est évidemment l’amour — ce pourquoi je me suis employé à le développer, cet amour à Venise, dans la plus parfaite clandestinité. Cela donne deux gros volumes de lettres ; le prochain paraît en octobre. Ce sont les lettres de Dominique Rolin à moi ; le premier tome rassemblait certaines des lettres que je lui ai adressées. Le point fixe, dans cette correspondance, s’identifie toujours à la perspective d’un rendez-vous à Venise. Il y a un écrivain considérable qui a ressenti cette aimantation, bien qu’il n’y soit venu qu’une seule fois, et qui fait revenir Venise tout au long de son œuvre, comme pour dire qu’il faudrait qu’il y revienne. C’est Proust bien sûr, dont vous avez une photo qui n’est pas assez célèbre d’ailleurs – il faut la republier si vous en avez l’occasion – sur le Grand Canal… Un Proust ressaisi à Venise par son organe sexuel constant qui est tout simplement la jalousie.

Puisque j’en suis aux écrivains, permettez-moi d’évoquer celui qui m’a fait la plus forte impression, parce qu’il y a aussi des êtres humains qui, soudain, peuvent représenter à eux-mêmes le lieu et la formule : c’est-à-dire que leur façon de parler, de se tenir dans l’espace – bref leur façon d’avoir vécu – signale un décalage dans l’espace qui est à la fois un considérable décalage dans le temps. Ces deux décalages les placent en position de lieu et de formule. Pour moi, l’expérience est très simple : c’est Georges Bataille qui venait au siège de la revue Tel Quel vers la fin de sa vie, et qui s’asseyait dans un fauteuil. Je ne sais pas pourquoi il venait, – était-ce parce qu’il savait qu’il y avait là des gens (moi en tout cas) qui l’admiraient ? – mais son apparition avait quelque chose d’énorme.

À Venise, quelqu’un dont on ne parle pas suffisamment à mon avis, c’est Ezra Pound, qui était là, que je revois assis comme sur une corniche du purgatoire de Dante en train d’examiner soigneusement ses mains, avec derrière lui l’énorme massif des Cantos.
Venise permet, si vous en êtes conscient, d’établir un rapport tout à fait extraordinaire entre la vue, l’audition, le toucher même : elle instaure une coagulation des sens. C’est pour cette raison qu’elle n’est pas une ville pour philosophes ; c’est une ville pour poètes, dirais-je, même si je suis conscient d’employer, dans cette phrase, des mots qui ne veulent plus rien dire, et qu’il serait raisonnable d’éviter d’employer.

J’essaie, voyez-vous, de vous parler indirectement de ce qu’est Venise, qui elle-même – ou lui-même, ce lieu – est constamment indirecte. Tout le XXe siècle a essayé d’engendrer un rapport direct à Venise, que ce soit à travers la photographie, le cinéma, la publicité ou la peinture dégradée… Avez-vous vu ces flots de touristes, avez-vous vu ces obésités américaines à n’en plus finir, ces touristes Chinois maladroits, et les vacanciers Japonais qui photographient tout, à commencer par la peinture ? J’ai vu des Japonais photographier des Titien sans leur accorder le moindre regard, alors même que, quant à moi, je suis venu observer ces mêmes tableaux, seul, de nuit, presque à la bougie, dans la volonté de saisir le geste de ce vieux Titien, au moment où il peignait avec les mains. Ils se rassemblaient tous, les Japonais, devant la télévision qui leur proposait une visite guidée d’une exposition de peintures. Cette peinture que les gens ne voient plus, cette musique qu’ils se refusent à entendre, c’est à Venise qu’elle se trouve — et, paradoxalement c’est indirectement qu’elle se manifeste : à travers l’écran, ou le filtre, des questions religieuses, notamment. Je vous parlais de Morand qui tombe dans l’orthodoxie par intérêt presque familial. Ou de Sartre qui reste à Venise un indécrottable protestant. Et de Proust… Proust qui est juif et homosexuel, Proust dont les sensations, les sentiments et les jugements sont d’une particularité insigne, ce qui lui permit d’avoir, sur la France, un regard que nul autre écrivain n’a eu de son temps.

Florent Zemmouche : Pour rebondir sur la question de Nathan, et sur votre réponse où vous dites que Venise n’est ni une ville ni un port pour le philosophe, il me semble qu’une autre binarité traverse votre rapport à Venise : non plus l’opposition entre littérature et philosophie, mais la distinction entre la vie et la mort. Quand vous évoquez notamment Thomas Mann (dans le Dictionnaire amoureux de Venise), vous opposez deux visions de Venise : celle de la décadence d’un côté (« effondrement inéluctable »), celle du paradis de l’autre. Si vous prenez parti pour la seconde, la féerique disons, les deux ne sont-elles pas complémentaires ? La Venise de Thomas Mann (et d’autres, mais de Mann en particulier), rime comme chacun sait avec la mort. Mais la mort est une notion très importante dans votre œuvre (vous dites dans Les Voyageurs du Temps que vous vous intéressez au mot « mot » qui avec une lettre de plus fait « mort »), notion importante donc, qui semble s’inscrire dans un cheminement philosophique vers la vérité qui n’est pas sans rappeler Céline (dans le Voyage : « La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort »). On trouve cela dans Femmes notamment : « Le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la mort… »

Philippe Sollers : La troisième proposition est la plus importante. « Là-dessus, tout le monde ment. »

Nathan Devers : Nous comptions vous en parler après !

Florent Zemmouche : Vous avez raison, mais pour revenir à ma question, vous dites aussi dans le prélude de votre Dictionnaire amoureux que le sujet peut faire une expérience de recherche introspective à Venise (« Etre là est un art, et Venise exige un pari sur soi »). Ainsi, la Venise de la destruction, moins dans une dimension lyrique et littéraire que dans une démarche ontologique, n’est-elle pas la première étape où la mort est moins une fin, qu’un début, une révélation de la seconde Venise : Venise justement comme résurrection, comme paradis et donc comme vérité (où Proust saisit le Temps Retrouvé) ?

Philippe Sollers : Vous avez cité Proust. Il fut un des premiers à avoir cette hantise. Vous n’imaginez pas Proust tout à fait heureux à Venise, sauf quelque chose qui va dans votre sens de mort, sauf qu’il y retrouve sa mère morte avec laquelle il s’est marié au baptistère de Saint Marc de Venise. Reprenez cette indication à mon avis cruciale : la mère de Proust. Pour aller dans la direction de votre question, la mort fait partie du concert.


Edouard Manet, Le Grand Canal, 1874.
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Il suffit, à ce sujet, de penser au fameux tableau de Manet où vous voyez un gondolier, dont la gondole est d’un noir fondamental : il ne faut pas oublier que Manet est l’introducteur – grâce à l’Espagne d’ailleurs –, il introduit un certain noir. Ce tableau représente une marche funèbre qui s’avance sur le Grand Canal. Manet, malgré les tragiques événements qui l’ont entouré, malgré son amputation finale, ce même Manet qui ne peint plus que des fleurs, restitue la mort telle qu’elle pénètre son tableau.

Vous savez, la mort c’est ce qui lie Mozart à son père, c’est « la meilleure amie de l’homme ». C’est pour cette raison qu’elle est perpétuellement défigurée par un élément puissant, toxique, féminin tout simplement. Si vous ne voulez pas voir qu’elle s’appesantit de tout son poids sur la reproduction des êtres humains saisissables désormais par la technique, vous allez oublier l’essentiel. Tout ce que peut faire la technique, elle le fera, raison pour laquelle l’obligation de cogiter dans l’ancien monde est dépassée. C’est pour ça que Proust est si intéressant : il y a une seule femme dans sa vie et elle est à Venise pour toujours. Il rentre, il la voit en train de lire, c’est un mariage — enfin une naissance puisque nous sommes dans un baptistère.


Tombes d’Igor et Vera Stravinski au cimetière San Michele.
Photo A.G., 16 juin 2016. Zoom : cliquez sur l’image.

Les Vénitiens ont compris cette place de la mort à la fois très vite et très tôt, puisque pour voir des morts dans leur cité, il faut ou que vous alliez voir les cimetières juifs du Lido, qui sont soigneusement séparés comme on pouvait s’en douter, ou que vous alliez carrément les visiter au cimetière San Michele, où vous tombez sur des tombes célèbres, notamment celle de Stravinsky, pour lequel il y a eu un consensus œcuménique, à la fois orthodoxe et catholique. Le cas de Stravinsky est très intéressant. L’URSS voulait absolument récupérer le cadavre, mais, heureusement, ce n’était pas possible.

La mort est donc exclue de Venise ; pas du tout niée : exclue. Exclue pour faire valoir une affirmation très singulière – celle du corps, pour peu que celui-ci accepte qu’il soit offert, ce qui n’est presque jamais le cas, et qu’il consente à écouter, sentir et voir. C’est une chance que certains individus – je ne suis pas le seul – peuvent ressentir et ensuite pratiquer n’importe où. C’est le corps qui importe. A-t-il été fabriqué par la technique ? Peut-être. Est-ce qu’il est apparu dans des conditions particulières ? Sans doute. Le fait d’être né à Bordeaux et d’avoir vécu beaucoup sur l’Atlantique m’a beaucoup servi aussi comme conseil maritime. Les philosophes sont de redoutables terriens la plupart du temps. On les voit peiner ; on ne les voit pas sur mer, c’est bizarre. Le philosophe est perdu avec Moby Dick.

Nathan Devers : Il y a une photo de Derrida à la plage !

Philippe Sollers : Eh bien, la plage ne l’a pas remarqué !

Avery Colobert : Précisément par rapport à ce que vous dites sur le lien entre la mort et la naissance, et sur le fait d’avoir un corps à Venise, j’aimerais interroger votre rapport « existentiel » avec Venise, puisque dans Portrait du Joueur, le narrateur suit une forme de quête mémorielle quasi ontologique où il passe par des lieux où il essaie de se ressouvenir de ce qu’il a vécu. Et puis on le suit à travers Bordeaux, Paris, Genève… Venise est l’aboutissement de cette traversée, comme une forme de mort. Il s’imagine mourir là-bas avec une épitaphe qui dirait : « Vénitien de Bordeaux », ce qui renverrait à une origine. Venise est-elle terminus ad quem ou terminus a quo ? Mort ou origine ? Epitaphe ou stèle ? Horizon crépusculaire ou point du jour ?

Philippe Sollers : Venise comme origine ? Pour le cadavre, oui. Soyons précis : pour le squelette, parce qu’en ce qui me concerne, il n’y aura pas d’incinération. Et je précise : mon squelette a le droit de penser. Je tiens beaucoup à ce qu’on puisse retrouver mon ADN de façon à couper court à toutes les naissances imaginaires ! Voyez-vous comme je suis précis ?

Avery Colobert : Renouez-vous, dans votre écriture de Venise, avec une forme d’aspect cyclique ? Je m’explique : à la fin de Portrait du Joueur, vous vous attardez sur l’adverbe solito, qui veut dire « habituellement », vous analysez aussi les rosaires qu’ils refont neuf fois, et le narrateur s’identifie presque à Apollon avec ses coursiers. Venise n’est pas, ici, une forme de mort, mais un éternel retour. D’où ma question : plutôt qu’une mort, plutôt qu’une origine, ne vous inscrivez-vous pas dans un rapport à Venise qui serait cyclique ?

Philippe Sollers : Non. C’est un mouvement permanent. Je vous ai dit : prenez un bateau. C’est un mouvement que tout le monde essaie de stopper par le biais de l’art contemporain, du cinéma… C’est comme Casanova que Fellini haïssait. Il déchirait des pages des Mémoires. C’était une vraie haine physiologique. Vous avez parlé, dans vos questions précédentes, de philosophie, puis d’ontologie – pourquoi ne pas parler de métaphysique tout simplement ? Qu’est-ce que la métaphysique ?

Avery Colobert : Je n’aurais peut-être pas dû, dans ma question, parler de cycles, mais de résurrection systématique. Cette expression vous paraît-elle plus adéquate pour parler de votre conception de Venise ?

Philippe Sollers : Oui. Systématique mais surtout instantanée. Il y a quelque chose qui m’est arrivé souvent : vous savez j’ai une intimité particulière avec les dieux grecs, et les dieux grecs vont de pair avec les déesses. Les dieux grecs ont disparu, mais les déesses encore plus. Vous savez que mon livre de chevet est L’Odyssée. Je ne peux pas voir les mouettes passer sans penser à Athéna. Et, à Venise, très souvent devant les couchers de soleil, à l’écart, la formule qui me venait spontanément et qui me reviendrait – vous parlez de résurrection instantanée, c’est-à-dire du contact direct avec les immortels bienheureux, comme le dit Hölderlin –, c’est : « les dieux sont là », ou alors : « le dieu est là ». Sentiment étrange de l’être-le-là. Je prends la formule parce que c’est la définition de la résurrection instantanée à Venise : voici que, soudain, vous êtes vous-même sommé d’être le « là ». C’est de vous qu’il s’agit, mais d’un vous bizarre, d’un vous étrangement décalé.

Nathan Devers : J’ai une autre question à vous poser, mais juste avant : avons-nous, aussi, le droit de fumer ?

Philippe Sollers : Oui, bien sûr, puisque je fume. Par conséquent, démocratiquement, vous avez le droit de fumer. C’est très gentil de me demander la permission de ce que je fais moi-même. Allez-y, le cendrier est là. Ces histoires de résurrection valaient bien une pause cigarette.

Tiepolo, La Gloire de saint Dominique. Venise, les Gesuati.
Photo A.G., 17 juin 2022. Zoom : cliquez l’image.

Nathan Devers : Merci beaucoup ! Pour rebondir sur la question de la résurrection, il y a un passage passionnant dans Femmes où vous définissez les Vénitiens comme des Incurables. C’est le moment où le narrateur s’attarde sur Giambattista Tiepolo. Vous dites que c’était le dernier Vénitien avant l’arrivée de Napoléon, avant le moment où l’on a imposé à Venise le double joug du cogito et de l’égalité, où on a fait subir à Venise ce que vous appelez une castration rétrograde, et vous remarquez que Tiepolo peignait des « déesses branleuses » : tout en représentant la sainteté des scènes religieuses, il faisait vivre des corps sensuels, lubriques, sexuels – et des anges. Vous remarquez de fait que la singularité de la Venise du XVIIIe siècle réside dans cette coappartenance, cette cohabitation, du sacré et du sexuel, du corporel et du saint. Et vous utilisez une métaphore intéressante, c’est la métaphore du corps glorieux : vous parlez du corps vénitien, et des corps de Tiepolo, comme des corps glorieux. Le corps glorieux désigne, en théologie, aussi bien le corps du Christ ressuscité que celui des bienheureux, et dispose de certaines propriétés (agilité, impassibilité, clarté, subtilité).

A la lecture de ce passage, je me suis demandé si Venise, et particulièrement la Venise des Incurables, la Venise de Tiepolo, la Venise du corps glorieux –si Venise, donc, n’était pas, somme toute, le point nodal, le point central de Femmes.

Je m’explique : la thèse de Femmes, c’est donc aussi la troisième phrase, « là-dessus, tout le monde ment » : à savoir que l’appartenance du monde aux femmes, et l’identité du monde et de la mort doivent être l’objet d’une révélation, car ils sont celui d’un mensonge. Or, dans Femmes, quand vous décrivez la société des années 1970 et du début des années 1980, les femmes dont vous faites le portrait ont conscience que le monde leur appartient : elles veulent, pour certaines, la suppression de la paternité, elles aspirent à biopolitiser le corps, avortement, fécondation in vitro, etc… Donc, nous serions tentés de croire que les femmes de 1983 vivent dans la révélation des deux premiers aphorismes de Femmes. Et pourtant, elles sont habitées par une sorte de contradiction, par un déchirement interne, par une espèce de grand oubli historial : à savoir qu’elles rejettent en masse l’héritage religieux, l’héritage chrétien, l’héritage biblique qui a constitué l’Occident. Pourquoi ? Parce qu’elles imaginent, dites-vous, que Dieu est une « maman hippopotame ». Que Dieu, et particulièrement le Dieu chrétien, est une manière d’asservir les femmes, d’étouffer les corps. Or, vous démontrez dans Femmes que le christianisme n’a rien à voir avec cet étouffement supposé des corps. Mais vous remarquez surtout que la religion à Venise est une religion des corps.

Existerait-il, en dehors de l’Occident des années 1970, un modèle de société où les deux premiers aphorismes de Femmes ne font pas l’objet d’un mensonge généralisé, mais où le sacré chrétien n’est pas rejeté pour autant ? Peut-être ai-je mal lu votre œuvre, mais il m’a semblé que Venise pouvait être perçue dans cette optique. Il y a un passage du Dictionnaire amoureux de Venise où vous dites qu’à Venise, les hommes peuvent partouzer toute la nuit et, au matin, aller à la messe. Et, dans Femmes, quand le narrateur marche dans Venise, il médite : « Bénédiction dans les reins, coup de joie au foie… Dieu, c’est d’abord ça, le reste est bavardage. » Vous remarquez, de même, que Tiepolo ne s’intéresse qu’au corps féminin (« il n’y a pas d’homme chez Tiepolo »). La Venise du XVIIIe n’est-elle pas un moment de révélation sur les femmes ? Plus encore : n’est-elle pas une sorte d’épiphanie, qui manifeste très bien l’appartenance du monde aux femmes, mais qui établit également une esthétique du corps glorieux – et donc un alliage entre le corps, entre le sexe et même le sexy (comme vous en parlez dans Femmes) d’une part, et le religieux de l’autre ?

Titien, L’Assomption de la Vierge, Santa Maria dei Frari, Venise. Détails. 20 juin 2016. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Philippe Sollers : Je regardais à Venise une exposition de Titien que j’ai revue la nuit sans qu’il n’y ait personne. Le jour, je me retrouve devant un Titien ; c’est du même pinceau que Titien peint l’Assomption de l’église Dei Frari, devant qui tout Venise s’est rassemblée, éblouie, et qu’il représente Vénus dans une sorte de somptuosité sensuelle. J’ai vu trois jeunes moines s’attarder bizarrement devant une Vénus de Titien et j’ai fini par leur demander s’ils n’étaient pas gênés par ce tableau. « Non », m’ont-ils répondu. Voyez-vous, ce Titien, qui utilise le même pinceau pour Vénus et l’Assomption, est un type absolument révolutionnaire. Il a compris qu’il fallait travailler pour son propre compte, faire des portraits de gens très importants – il comprend comment il doit se comporter face à l’argent. En musique, le premier à comprendre la nécessité de travailler pour son propre compte, ce fut Mozart. C’était très risqué comme la suite l’a prouvé.

Le profane et le sacré vénitiens sont étroitement interdépendants : triomphe de l’individu qui se trouve être là (ou « le là ») pour prendre les dispositions qui conviennent. Cette idée de coappartenance est si vraie qu’elle nous mène, une nouvelle fois, à la découverte éblouie de Freud en Italie : il tombe un jour sur ce tableau merveilleux de Titien qui s’appelle L’amour sacré et l’amour profane. À gauche, vous avez une femme nue, bien sûr ; à droite, la même femme figure habillée. Freud dit : « Je ne comprends pas pourquoi on appelle ce tableau comme ça, mais il suffit qu’il soit très beau. » Voilà qui est amusant : c’est la même, mais ce n’est pas la même. C’est la même mais présentée dans une autre dimension – ou dans la même dimension, mais légèrement retournée. Le titre de Titien est d’une justesse qui dépasse de loin l’opposition que proposaient Sartre et Beauvoir entre les « amours nécessaires » et les « amours contingentes ».

C’est un jeu de distance et d’identité, donc de différenciation continuelle, que propose Titien : le profane peut se transformer, s’il est bien traité, en sacré. Vous savez, L’Assomption de la Vierge, c’était la boulangère du coin qui posait. Là voilà en assomption. Mère de Dieu, cela ne se refuse pas. Songez aussi à Manet qui traînait sur le boulevard ou au café et qui, de temps à autre, lui qui savait comment parler aux femmes et les séduire, il les menait dans son atelier. Un jour, savez-vous, sa femme le surprend suivant une fille dans la rue, sur le boulevard. Elle l’arrête, prête à lui faire une scène – et que lui dit-il ? « Je croyais que c’était toi ! » C’est charmant.

Nathan Devers : Charmant, assurément, mais efficace ?

Philippe Sollers : Certes, mais toujours est-il que quand Manet peint L’Olympia, le monde entier s’acharne pour lui cracher dessus. La police va jusqu’à s’en mêler. Et la presse, pour sa part, n’en finit pas de l’attaquer. Situation pénible, pour Manet, de médiocrité et de censure – d’incompréhension, surtout. Il rêvait, et on cherchait à l’accuser d’avoir fait de « l’art moderne ». De l’histoire, répondait-il, voilà tout ce qu’il avait fait ! J’ai été absolument ravi du cours de l’Histoire qui, par un de ces zigzags invraisemblables qu’elle sait nous réserver, a réuni, devant le Palais des Doges, deux grandes reproductions – l’une de Titien, l’autre de Manet. Des siècles ont été nécessaires pour qu’on s’aperçoive de leur continuité.

« Manet ou la naissance de l’art moderne », dit-on. Ainsi s’intitule l’éblouissant livre de Bataille, paru en 1955 – vous voyez d’où on sort –, presque en même temps que Lascaux. Imaginez un bonhomme qui prend soudain en considération ce temps, cet énorme temps, pour montrer que l’homme de Lascaux est un artiste considérable. Lascaux, autre lieu sacré – et c’était ma première expérience. J’ai été à Lascaux tout de suite après avoir lu le livre de Bataille, j’ai pris une voiture, je suis allé voir Lascaux avant qu’on le transforme, parce que l’être humain a tendance à dégrader par sa moisissure congénitale le lieu. Mais éblouissante révélation ! Et bizarrement, éblouissante révélation sonore, comme si la peinture résonnait. Je vous cite cette expérience parce qu’il est rare que le corps soit en position de ressentir tous ses sens à la fois. Les mains négatives sur les parois, j’avais l’impression de les toucher.

Nathan Devers : Est-ce précisément cette dimension de sacré qui, selon vous, manquait à la société des années 1970 et aux femmes que vous décriviez dans Femmes ? A chaque fois que le narrateur dit qu’il est catholique, qu’il lit la Bible, ses amies, pour la plupart, le tournent en dérision : le personnage de Deb se moque, par exemple, de sa volonté de faire réciter à Stephen ses prières. Est-ce cette dimension-là (qu’il serait simpliste de qualifier, caricaturalement, de nihiliste) qui fait défaut et qui se retourne vraiment contre la condition des femmes ?

Philippe Sollers : Les femmes ne manquent jamais de rien. C’est une idée d’homme de penser qu’elles manquent de quelque chose. Mais en effet, au début des années 1970, commence l’arraisonnement du corps féminin par la technique. Arraisonnement encore inchoatif, qui se manifeste par des revendications au demeurant tout à fait légitimes ; il n’en reste pas moins que c’est à ce moment que la technique s’empare des corps. La gestion du corps féminin a été religieuse pendant des siècles, je ne vous apprends rien. Tout ce qui s’est fait d’intéressant comme expérimentation ou imagination du corps féminin s’est généralement dressé contre l’ordre religieux établi. La technique a un impact absolument considérable ; elle a commencé par des expérimentations animales, et puis après, voyez où nous en sommes : des dizaines de millions, des centaines de milliers d’enfants sont nés de l’in vitro, et le processus continue.

Ce processus est à peu près sans importance, sauf si nous le considérons comme ce qu’il est vraiment : comme un phénomène antihistorique (à condition de comprendre strico sensu le terme « historique »), ce qui conduirait éventuellement à l’historial, comme dit l’autre. Je vous citais Bataille : aller de Lascaux à Manet, ce n’est pas évident. C’est ce que dit Heidegger quelque part : le commencement, depuis deux mille ans, se tient à venir (künftig) [2].

Penser l’ampleur de cette temporalité, le philosophe local n’est pas à la hauteur, lui qui écrit dans les magazines ou fait de la télé : ce dernier ne pourra être que chroniqueur, publicitaire de la philosophie. Cette question m’intéresse parce que je suis perçu comme quelqu’un qui, en quelque sorte, ne penserait pas. Cela m’arrange. Sollers, il a compris le spectacle. Il apparaît, il disparaît, fait des marionnettes, ça suit. Le reste du temps, personne ne sait ce qu’il fait. Je suis l’individu le plus libre en tant que j’ai compris, pleinement, à fond, dans ses profondeurs et ses surfaces, le spectacle, et ce dès que celui-ci est apparu, sous sa forme cuirassée et indépassable, c’est-à-dire dans les années 1980-1981. Voilà qui est parfaitement jouable. Il importe néanmoins de savoir se dédoubler ou se détripler, avoir plusieurs identités, entretenir des IRM (identités rapprochées multiples).

De ces enjeux, je me suis très bien arrangé. La preuve : quarante ans de Venise sont là pour en témoigner. Lisez la correspondance avec Dominique Rolin, vous verrez comme il n’est question que de travail. Je ne passe pas mon temps à voir des gens au Harry’s Bar où allait le cher Hemingway, dont d’ailleurs le livre, Au-delà du fleuve et sous les arbres, est un hommage considérable à Venise. C’est l’art de la guerre dont l’effet doit être proportionnel à la distinction entre apparition et disparition. J’ai une existence posthume depuis fort longtemps, et c’est très agréable. C’est un mort vivant qui vous parle.

Florent Zemmouche : J’avais une question – pour revenir à Venise justement – vous avez évoqué tout à l’heure la notion de « mouvement ». Toute votre œuvre est marquée et traversée par le mouvement. D’ailleurs, Philippe Forest trouve que votre œuvre est toute entière marquée et traversée par le mouvement (il écrit même « L’œuvre de Sollers est mouvement »), un mouvement qui correspond aussi à Venise, qui la caractérise, dans la mesure où vous la comparez à un être vivant et où vous dites qu’elle est vivante (« création constante »). Dans La Fête à Venise vous dites que Venise peut aussi s’écrire « Vienes », ce qui en espagnol, proche de l’italien, veut dire « tu viens » : idée d’invitation. Invitation à venir à la source quand on sait, que, geste très symbolique par ailleurs, c’est seulement et précisément à Venise que vous achetez votre encre. Mais à la source, on n’y reste pas. Venise du mouvement, où les aventures sont certes infinies, mais, semble-t-il, ponctuelles. Peut-on donc vivre, dans le sens de se fixer, à Venise ?

Philippe Sollers : Se fixer à Venise serait une erreur totale, bien entendu. Il faut apprendre à durer dans un temps choisi où vous allez déployer un maximum de temps. Dans la dernière vidéo que j’ai faite, j’ai fait filmer un paquet de cigarettes où apparaissait la mention : « Fumer diminue votre fertilité ». J’ai dit tout de suite : ce slogan me plaît, et je vais allumer tout de suite une cigarette. Après quoi, j’ai ouvert un cahier, et alors j’ai dit à celui qui filmait : « Voilà ma fertilité. » C’est une petite leçon de choses héraclitéenne. Ici aussi les dieux sont présents. Où les dieux se présentent-ils ? Dans un temps infiniment condensé que vous atteignez à force de concentration en mouvement.

Avery Colobert : À propos de mouvement, Venise n’est-elle pas aussi la ville de la démultiplication ? Dans Casanova l’admirable, vous analysez le fait que Casanova s’est attribué l’adjectif de kerdaléophron qui renvoie, en grec, à l’intelligence du renard. Vous proposez un équivalent latin de ce qualificatif avec la « sollertia ». La référence et l’assimilation à Casanova est donc assez patente. De même, Philippe Diamant (Philippe Diamant : allusion à Joyaux, dit Sollers), dans Portrait du Joueur, veut être enterré en tant que « vénitien de Bordeaux ». Venise n’est-elle pas précisément, dans votre œuvre, le moyen absolu de mettre en place des jeux de multiplication de soi-même ?

Philippe Sollers : Oui, bien sûr. Telle est la question des identités rapprochées multiples : j’ai au moins deux identités que j’ai minutieusement voulu garder et maintenir dans leur dualité. Cela devrait intéresser un jour un biographe. Un jour, dans très longtemps. Du moins, cette dualité m’aide beaucoup dans mes relations avec les humains.

Avery Colobert : Si, dans ce cas, Venise vous permet de vivre dans une telle démultiplication, n’est-elle pas la véritable instance auctorielle ? Je m’explique : dans Casanova, vous dites : « Ce n’est pas Casanova qui écrit, c’est Venise qui parle. » Dans Le Cœur Absolu de la même façon, la société secrète est fondée à Venise, qui rassemble les cinq membres.

Venise n’est-elle pas, plus qu’une muse, qu’un objet d’étude ou qu’un motif privilégié, l’origine même de la littérature, l’instance auctorielle ? D’où il suivrait que les différents narrateurs de vos romans sont les supports de Venise, et non l’inverse. De fait, les personnages de vos œuvres (et vous-même, peut-être) sont façonnés dans le papier : ce sont des êtres de papier, écrits par Venise – Venise qui, dans cette affaire, est le véritable auteur.

Philippe Sollers : D’après tout ce que je viens de vous dire, il est clair que pour moi le papier et l’air que je respire sont une seule et même chose. Si vous m’empêchez d’écrire, je ne respire plus – ce qui serait, et c’est le moins que l’on puisse dire, une solution étouffante !

Remarquez cependant que vu le nombre d’années que j’ai accumulées, le fait que je puisse rester totalement libre, non seulement de mes faits et gestes, mais de ce que je vais écrire, là, dans quelques instants – libre, personne ne me regarde par-dessus l’épaule –, voilà qui constitue une belle petite prouesse, notamment parce que, franchement, cela ne demande pas des sommes d’argent considérables.

Florent Zemmouche : Toute votre œuvre offre une diversité particulière de styles. On pourrait presque dire : à chaque livre, un style. La différence est nette par exemple entre Une curieuse solitude, Nombres, Femmes et La Fête à Venise. Est-ce le résultat d’une recherche perpétuelle ; ce processus cherche-t-il un style, le style ou est-il, au contraire, la proposition d’une expérimentation stylistique sans cesse renouvelée ? Cette question m’amène à vous poser cette autre : vos romans semblent chercher simultanément à raconter une histoire, à avoir un style et à réfléchir : à exercer l’esprit critique. D’ailleurs on peut souvent voir qu’il y a beaucoup d’aspects semblables aux Essais de Montaigne, avec cette intertextualité, les références, ce mouvement d’ailleurs que j’évoquais tout à l’heure, c’est-à-dire le mouvement des références entre elles qui se répondent, et celui du jeu narrateur et pensant qui se met en mouvement avec elles. Y a-t-il une finalité qui se dégage en particulier ? La conclusion du travail de Philippe Forest sur votre œuvre finit sur cette citation tirée de La Fête à Venise, citation elle-même empruntée à Lautréamont : « L’homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres… ». Que doit-il donc créer ?

Philippe Sollers : Vous avez cité mon compatriote Montaigne, maire de Bordeaux par ailleurs – ce n’était pas rien à l’époque, et d’ailleurs Bordeaux en porte la trace, qui reste un des endroits civilisés de la planète.

On m’adresse souvent le reproche suivant : « Ah Sollers, il fait des citations, il fait des citations. » Cela m’amuse. Mais Montaigne rédige ses Essais pour surmonter quotidiennement la mutation qu’il a sous les yeux – on s’égorgeait sous ses fenêtres. Il va à Rome, donne à lire ses Essais, est approuvé là-bas, parce que personne ne prend la peine de le lire vraiment. Et pour cause : il est, en somme, le recordman de la citation. Angoisse profonde, chez cet homme, à l’idée que certaines choses, certains livres, certaines langues, sont en train de disparaître. Toutes proportions gardées, c’est exactement du même phénomène qu’il s’agit aujourd’hui : on bazarde au nom des mutations. Lui aussi, pensait qu’il n’y aurait plus jamais de grec et de latin. Quand j’étais lycéen et qu’on m’amenait dans la tour de Montaigne, j’aurais dit que ce type était complètement cinglé, qui avait écrit sur ses poutres, comme enfermé sous leur protection. La tour de Montaigne, et le château de La Brède : Stendhal est admirable, lorsqu’il est pris d’émotion en voyant le bord de cheminée usée par la pantoufle de Montesquieu. Regardez ce qu’il écrit, dans Mémoires d’un touriste, sur Bordeaux et la région : la plus belle ville de France, dit-il en substance. Ville qui a attendu longtemps avant d’être dépoussiérée (Juppé) !

Montaigne, Montesquieu, Stendhal. Librairie, poutres parsemées de citations, cheminée usée, émotion de Stendhal : voilà une autre façon d’être le là. Moralité : il n’y a qu’un seul écrivain à travers les siècles. Hypothèse de Proust, reprise par Borges. Picasso était également de cet avis : il n’y a qu’un seul sculpteur depuis les Grecs.

Il n’y a qu’un seul écrivain, parfois contradictoire, parfois en lutte avec lui-même, qui agit au rythme du défilé des siècles, et écrit à travers les écrivains contingents, ponctuels. Écrire, ce n’est pas raconter sa petite vie, ajouter un livre de plus au marché des marchandises culturelles, livrer ses souffrances, mais c’est s’inscrire dans le flux de parole de l’unique écrivain, à la fois identique et différent (c’est le même, et ce n’est pas du tout le même), qui traverse le temps. Il faudrait peut-être écrire cet écrivain archi-originel avec une majuscule : l’Écrivain. Bien sûr, l’Écrivain varie, si l’on se réfère aux fluctuations des opinions, aux situations historiques – mais le souffle et la parole sont les mêmes. Voilà le mystère fondamental de la littérature. En tenant ces propos, je rends volontiers hommage à la langue française qui, comme l’a très bien dit Debord est en train de devenir une langue morte.

Voulez-vous un signe de ce constat ? Tout au long de mon existence, j’ai subi des kyrielles de procès, autant d’accusations – personne n’a jamais dit, en revanche, que j’écrivais mal. Pourquoi donc ? Tout simplement parce qu’aujourd’hui, on ne vous dirait pas que l’Olympia est scandaleuse, mais qu’elle est mal peinte. Nous sommes dans l’époque de la destruction ou, pour le dire mieux avec Heidegger, de la dévastation. La dévastation est pire que la destruction, et Dieu sait qu’il en a vu, des destructions, mais il est allé quand même très au-delà de ces visions : il n’est pas le seul, d’ailleurs, parmi les maudits. Les maudits m’intéressent.

Je vous signale un livre que je viens de publier – il y a aussi Les cahiers noirs que j’ai publié pour accroître ma très bonne réputation –, c’est La couleur et la parole de Hadrien France-Lanord, sur Cézanne et Heidegger. C’est très bien. Et, pendant que j’y suis, je vous montre un livre dans la collection « L’Infini », que je recommande vivement : Instantanés, de Stéphane Mosès, suivi d’une correspondance passionnante. Ce sont les souvenirs d’un petit garçon juif né à Berlin. Ce qu’il dit est très curieux. Il a quatre ans, cinq ans, lorsque sa mère lui dit : « Non, ce n’est pas pour toi. » Il y a du bruit dans la rue, en plein nazisme. Tout ça se tient. Mais il faut être un tout petit peu – je ne sais pas quel mot employer – dialectique. Enfin, Hegel m’aide beaucoup comme philosophe. Voulez-vous ma définition de Venise ? C’est la capitale du savoir absolu.

Nathan Devers : J’aimerais vous poser une dernière question. On vous a parfois, voire souvent, présenté comme un écrivain de posture médiatique. Je pense que c’est se tromper et sur la signification du mot « médiatique », et sur la signification du mot « Sollers ». Qu’est-ce qu’un écrivain médiatique ? Ce n’est pas quelqu’un qui passe à la télévision, mais quelqu’un dont les livres sont faits pour être pitchés, pour être mis en promotion ou en télévision.

Philippe Sollers : Ce qui s’appelle le marketing.

Nathan Devers : Oui, exactement, le marketing. Il y a un texte de Roland Barthes sur vous qui est passionnant, et qui s’appelle « Le refus d’hériter ». Barthes écrit : « Sollers refuse d’hériter, sinon de l’inhéritable. » Et il explique que vous inventez une nouvelle grammaire de la lecture, une grammaire qui remet en cause l’histoire, l’intrigue. Qui remet en cause, surtout, le concept de réel, puisque le monde s’écrit déjà. Écrire sur le monde, c’est donc toujours réécrire et citer – un peu comme ce que tu disais, Florent, sur Montaigne. Pour cette raison, le roman est inévitablement ancré dans l’intertextualité, même et surtout quand il veut ou prétend en sortir.

Venise, dont Morand disait qu’elle était une « lagune d’encre », dans cette affaire, n’est-elle pas l’incarnation même de votre conception de la littérature ? D’une littérature qui parvienne à être du côté de la vie tout en aménageant une certaine distance à l’égard du monde ? D’une littérature de la réécriture des corps ? D’une littérature du corps glorieux, consistant à fuir l’immédiat pour atteindre les choses dans leur intimité même ? Diriez-vous, en ce sens, que vous êtes un mécontemporain, ou un antimoderne ?

Philippe Sollers : Antimoderne, cela supposerait qu’il y a une position du moderne. Je ne le crois absolument pas. Ce mot n’a pour moi aucun sens, pas plus que de dire – si vous voulez, on peut le dire, ça ne sera pas faux – que l’homme de Lascaux était formidablement moderne. Il l’est. Mais enfin, qu’apporte ce constat ? Considérez, tout de même, l’histoire de ce concept, dérivant sur le postmoderne : quelle sera la suite ? Post-post, et post-post-post à l’infini ? Je m’occupe précisément du post-post à « L’Infini », sans quoi je n’aurais jamais appelé ma revue et la collection ainsi – malgré, d’ailleurs, l’avalanche (que dis-je, l’avalanche ? Les avalanches) de moqueries.

Refus du face à face du moderne et de l’antimoderne, donc. En revanche, comprendre – parce que c’est un problème et un équilibre nerveux –, comprendre ce qu’il en est réellement du médiatique est tout simplement exigible. Je connais beaucoup de gens très jeunes qui sont débordés par l’utilisation incessante de ce qu’on appelle « le médiatique » : télévision, radio, propagande publicitaire. Vous remarquerez que la presse écrite occupe un lieu différent : vous avez bien du courage de vous occuper d’une revue estimable, comme moi j’ai bien le mérite d’en faire une aussi encore. Mais enfin, ne rêvons pas ; nous sommes engouffrés dans le fait suivant, très précis, que – et je suis bien placé pour l’observer de près – nous vivons dans un siècle où plus personne ne lit. C’est une anecdote que je rapporte souvent de ma femme qui est psychanalyste, qui, il y a un an ou deux – elle ne me parle pas des épouvantables cochonneries qui lui sont infligées par ses patients névrosés ou psychotiques –, m’a dit : « C’est curieux, j’ai de plus en plus de patients et de patientes qui se plaignent – ils se plaignent, ça veut dire quelque chose – de ne pas pouvoir mémoriser le paragraphe qu’ils viennent de lire. » Voilà une baleine sous gravillon ! Ce n’est même plus une anguille sous roche, car le problème est beaucoup plus vaste. C’est l’acte de mémoire lui-même qui est décomposé, pour revenir aux interrogations du pauvre Montaigne : « Qu’est-ce que je vais faire avec tous ces égorgeurs ? », se demandait-il. Égorgeurs qui n’étaient même pas coraniques ! La guerre des religions, vous savez. On s’est égorgé sur des trucs étonnants, tout de même : filioque ou pas filioque ?

Pour en revenir à notre sujet, je travaille dans cet endroit qui est un laboratoire intégral. Et j’aimerais vous donner un conseil : ne faites attention qu’à l’imprévu, qu’à l’inattendu, qu’à l’insolite, autrement dit qu’à l’unique. Tout ce qui m’arrive, désormais, est inattendu, imprévu. Tout ce qui serait prévu ne marche pas, ou peut faire semblant de marcher. Alors soyez sûrs que ce qui est prévu et attendu, c’est le marketing. Voilà un partenaire gigantesque, incessant et qui vous attendra à tous les tournants.

Le dernier numéro de La Règle du jeu donnait d’ailleurs des signes de vivacité particuliers. J’ai eu l’impression que, justement, ce numéro était imprévu. Ça pensait plus que d’habitude. Je ne sais pas, est-ce à cause de vous ? Y aurait-il un espoir ? Preghiamo !

La Règle du jeu

Je m’interroge toujours sur ces étranges graffiti que j’ai vus à deux pas du petit appartement du quartier populaire où je logeais, en juin 2014, près du Rio dell’Avogaria... Ouvrez vos fenêtres : on n’enferme pas l’infini !


Venise, près du Rio dell’Avogaria.
Photo A.G., juin 2014. ZOOM : cliquer sur l’image.

[1Au sujet des écrits de Sollers à propos de « Vagabonds » de Rimbaud, consulter : Prélude du Dictionnaire amoureux de Venise, « Le lieu et la formule » (La Guerre du Goût) et l’entretien avec Vincent Roy intitulé « Venise, Le lieu et la formule » (La Revue littéraire n°11).

[2Références ici : http://www.actu-philosophia.com/Martin-Heidegger-Le-commencement et aussi : conférence de Jean-Claude Milner sur « Heidegger et les Juifs » parue au sein de La Règle du jeu N° 58/59.

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