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Philippe Sollers : L’amour du Royaume

L’Étoile des amants

D 19 avril 2024     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Il y a dans la Postface que Julia Kristeva a écrite pour le dernier roman de Sollers La Deuxième Vie deux courts paragraphe forts, émouvants, très concentrés, où chaque mot est et doit être pesé. Je cite (p. 72) :

Le 10 mars 2023, rétabli à la maison, il trace cette maxime, en pressentant, sans le savoir encore, qu’elle serait finale : « Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir. »

*

« Son état s’aggrave. Lumineux regard qui prolonge la pensée dans les combats du corps, ultime signe du sacré : « je pars. » L’iris marron s’assombrit, presque « outrenoir », comme dans la toujours présente Étreinte. Le blanc de l’œil disparaît, rien que l’irruption d’une énergie noire, inhu­maine, étreinte absolue. Je m’entends dire : « Avec toi. » Philippe se tourne vers le cahier, sa voix frémit : « C’est tout, c’est bien. On part ? » Je confirme : « On part. » Plus tard, j’ai retrouvé cet accord déjà scellé dans L’Étoile des amants (2002). »

« — On part ?
— On part. »

Ce sont effectivement les premiers mots du roman que Sollers publiera en 2002 pour la « rentrée littéraire » : L’Étoile des amants dont le début avait été publié sous forme de nouvelle dans un tiré-à-part du Monde sous le titre Cavale, allusion évidente au début du Poème de Parménide [1].

Une saison dans l’île

En août 2002, Philippe Sollers reçoit le documentariste Pierre-André Boutang dans sa maison de l’île de Ré. Ils se connaissent depuis plus de quarante ans — la complicité est évidente. C’est un entretien, le plus bel entretien filmé jamais réalisé pour la télévision. Il s’appelle Une Saison dans l’île. Une saison au paradis en somme, pas une saison en enfer. C’est le sujet de L’Étoile des amants, roman de l’éternel retour de l’innocence, de la nature (« cette richesse inépuisable de la nature », « mer mêlée au soleil ») et du temps retrouvés, à volonté. Je viens de le revoir après avoir lu et relu La Deuxième Vie.
« Maud passe ». Qui est la Maud du roman, cette « jolie jeune brune en été au bord de l’eau » ? Une habitante de l’île de Ré ? Un double de Julia Kristeva ? Oui et non. Comme l’« Eva » d’Une Deuxième Vie, c’est sans doute « une figure composite » « de plain-pied avec [l]a Deuxième Vie, et son intensité de concentration. » Reste que Maud semble avoir le « mot de passe » et qu’il est troublant que les derniers mots qui aient été prononcés (selon un « accord déjà scellé ») par Philippe et Julia soient : « "C’est tout, c’est bien. On part ?" — "On part." », c’est-à-dire les premiers mots de la « cavale » de l’Étoile des amants, les derniers mots du roman étant, rappelons-le : « — On y va ? — On y va », c’est-à-dire une répétition du début.

« Dans la Deuxième Vie, tout est double et se répète indéfiniment. Les éléments négatifs sont éliminés et chaque moment est perçu instantanément pour la deuxième fois. Le caractère le plus inattendu de l’éternité est donc la vivacité. C’est d’un vif mouvement que la mer est mêlée au soleil. »

« La très mauvaise nouvelle, une très bonne nouvelle pour moi, la très mauvaise nouvelle que j’apporte, c’est que les mots en question et les substances qui sont derrière sont parfaitement révolutionnaires. RE-VO-LU-TIO-NNAI-RES. Je ne suis pas un révolutionnaire repenti. »

Les derniers mots sont d’André Breton :

« La lectrice excitée éteint l’électricité. »

Rappelons l’exergue de La Deuxième Vie :

« Le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir. » Sade.

Après la publication de l’Étoile des amants, Sollers répondait aux questions de Jacques Henric.
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L’Infini n°81

(Rires) Ah l’amour ! Oh l’amour ! l’amour !… Et puis il y a aussi la nature, la poésie… Mais dites-moi, c’est dégueulasse tout ça, l’amour, la nature, la poésie, mais ça va me faire vomir, vite aux chiottes ! Ah oui, vraiment dégueulasse ce bouquin, à gerber !…

Restons sérieux. Pour moi, ce n’est pas de temps en temps le roman, c’est constamment le roman. La vie à mener doit être romanesque. J’ai une vie romanesque. De temps en temps, je l’expose, en effet, dans ce qu’on appelle des romans. Par ailleurs, cette expérience du roman continuel de l’existence fait que je peux, à cause de cette expérience même, regarder des ensembles historiques, plastiques, musicaux, verbaux, que j’ai envie de faire ressortir sous forme d’essais. Mais l’expérience constante est romanesque. Je ne dis ce que je dis dans mes essais que parce que j’ai cette existence-là. Dans l’Étoile des amants, j’arrive au plus près de la fonction que j’ai déjà donnée du roman pour aujourd’hui, qui doit être selon moi le réveil, par tous les côtés à la fois, de la poésie. La misère dans laquelle la production dite poétique est entrée depuis longtemps, avec son envers qui est le roman fabriqué réaliste ou naturaliste, c’est-à-dire finalement social, implique que dans un récit, alors tout à fait scandaleux, on se mette en situation d’exposer le surgissement constant de l’élément poétique. Cet élément poétique ne se dit pas sous forme de pohème, il se dit par rapport à la perception et à la sensation qui montreraient aujourd’hui que tout est fait pour vous priver de votre corps, ou pour l’assigner à une place qui serait instrumentalisable, y compris sous son aspect sexuel. Ce qui est très nouveau, car le poids de toute l’histoire antérieure aurait consisté à refouler, à restreindre, à censurer ce point. Aujourd’hui qu’il fait irruption dans le social lui-même, on peut considérer que l’être humain assigné à ce point d’autrefois est enfin saisi dans une intoxication qui doit absolument le préoccuper sans cesse. Cela n’arriverait pas sans que la souveraineté de la Technique, au point où elle en est, et elle ira plus loin encore, ce n’est qu’un début, ait trouvé le moyen de fabriquer des corps humains, c’est-à-dire de les rendre reproductibles de façon industrielle, ce qui a pour corollaire évident l’irréalisation de la mort de ces corps. C’est-à-dire que tout ce qui était considéré jusqu’à présent comme un affrontement entre le bien et le mal est dépassé, et nous sommes pour le coup par-delà le bien et le mal, par-delà le conformisme ou le crime, dont le couple apparaît dans toute sa splendeur. C’est pour cela qu’il se passe quelque chose dans ce qu’on aura appelé la modernité, terme désormais très vieilli, comme celui de postmodernité. Il se trouve tout simplement que nous changeons d’ère à une vitesse accélérée. Ce changement d’ère, qui n’a rien à voir avec une fin de l’histoire, se montre sous la forme d’une tyrannie possible, impliquant que l’individu, voué au collectif, soit privé le plus possible de toutes ses ressources intimes. Il y a deux opérations pour que ça aille vraiment jusqu’au bout, c’est, 1) le priver de son corps autant que possible, empêcher que chaque sens puisse provoquer une interrogation ; 2) appauvrir, sous forme de publicité ou de pornographie, le langage. On peut voir là le nœud nouveau où la servitude volontaire, comme d’habitude, s’engouffre.

Je vous lis un passage d’un livre écrit en 1924, sans vous donner le nom de l’auteur. Désormais il va être intéressant de tirer des livres, sans dire de qui il s’agit, des formulations. Et cela en les faisant surgir sur une scène où on imaginera que dans la salle se trouvent des gens de tous les âges et des contemporains, prêts à huer toutes les propositions positives qui ont été émises au cours des temps. L’ambition est de montrer que, dans l’achèvement du nihilisme où nous sommes, toute proposition formellement positive déclenche des ricanements, des murmures, des protestations. Ce qui a l’avantage, selon moi, de montrer où en est l’état d’esprit de la souveraineté de la Technique s’exprimant à son stade terminal à travers des têtes humaines qui réagissent de façon embarrassée, aigre, voire violente, devant toute proposition de beauté, de jouissance et de vérité.
Donc, 1924 : « Il n’y a pour moi pas une idée que l’amour n’éclipse, tout ce qui s’oppose à l’amour sera anéanti s’il ne tient qu’à moi. C’est ce que j’exprime grossièrement quand je me prétends anarchiste. » C’est une phrase tirée du Libertinage de Louis Aragon. Là, ce qui m’intéresse tout de suite, c’est le conflit proclamé entre toute idée, quelle qu’elle soit, et l’amour. Qu’est-ce que c’est que ça, l’amour ? Et si l’amour pouvait être justement le lieu où une certaine vérité récusée se tiendrait ? Car si je vous dis dans le même mouvement que l’amour est « mesure parfaite et réinventée », et « raison merveilleuse et imprévue », si je rapproche le mot amour du mot raison, si tout à coup je me demande pourquoi il pourrait y avoir une nouvelle raison en fonction d’un nouvel amour – Rimbaud vient de passer sous vos yeux. Mais je n’ai pas besoin de dire « Rimbaud », ou « Aragon », parce que si je dis Aragon, tout de suite on me balance : celui-là ce qu’il a pu nous mentir avec ses histoires d’amour, Moscou, Triolet, les pohèmes… Quant à Rimbaud, nous avons trente téléfilms, deux cents livres sur le mythe de Rimbaud… Mais je le fais passer avec simplement ces mots-là : « Le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations. » Il n’y a plus qu’à rester devant ça. « Le charme des lieux fuyants »… ; le « délice surhumain des stations » … Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi surhumain ?

Je pensais, par ailleurs, à Robinson Crusoé. Un naufrage, une île déserte où il faut réinventer les gestes les plus simples, et puis des cannibales, et un Vendredi… Roman merveilleux. Tout de suite, cette histoire d’île vous en appelle une autre, celle du vieux Shakespeare, avec sa Tempête… Or dès que vous tirez cette histoire d’île où il faudrait réinventer les conditions d’être au monde, les choses prennent une ampleur considérable. Il s’agit, rien de moins, que de mettre en situation ce qui serait un réapprentissage du sentir, du percevoir, que j’estime les cibles de l’anéantissement programmé du social. Dans un premier temps, c’est embarras, dévastation, et évidemment séparation des sexes chassés du Paradis et vivant ainsi des épisodes de plus en plus contraints, sauf exceptions, sauf modulations heureuses du temps, vite sanctionnées. Le Paradis, c’est une chose qui me travaille depuis longtemps. Après tout, pourquoi Adam et Ève n’y sont-ils pas restés tranquilles ? Était-ce fatal qu’ils inaugurent cette serpentation ? Alors, je me suis décidé, moi, à mettre une jeune femme sur une île, pas une île déserte puisqu’on y trouve les commodités de la technique, et puis je lui ai ajouté un autre personnage, masculin, et je me suis demandé s’il était possible de mettre ensemble deux personnes que tout devrait conduire au fameux malentendu métaphysique, bien connu, bien rebattu. Pouvait-on les mettre en situation paradisiaque ? Vous allez me dire : mais qu’est-ce qui se passe dans votre livre ? Rien ? Pas de scènes, pas de cris, de hurlements, de revendications, de meurtre final ? Eh non ! Mais est-ce possible ? C’est possible, à condition de se mettre dans une certaine position du dire. Et, en effet, soudain, par cette exclusion du social, quelque chose à quoi on ne s’attendait pas surgit comme une nouvelle raison, que l’on peut appeler un nouvel amour. Et en même temps, comme c’est étrange, la nature se présente, et pourtant elle était là depuis la nuit des temps. Une hypothèse me vient donc : et si la substance féminine en tant que telle était du même ordre que la nature, que les fleurs, les arbres, l’eau… Oh, mais qu’est-ce que vous me racontez là ? Vous rêvez, vous êtes dans une féerie. Mais oui ! Féerie…, pas pour une autre fois, comme a dit un très grand écrivain français, mais pour tout de suite ! Céline dédiait, comme vous le savez, ses livres finaux à Pline l’Ancien et aux animaux. C’est une indication, on peut aller plus loin. Il y a peu d’animaux dans mon roman, mais beaucoup d’oiseaux, sans doute parce que je pense que c’est le signe d’une position que j’appellerai anti-mammifératoire. Le mammifère, d’après moi, a fait son temps expérimental, on n’en tirera pas grand-chose d’autre qu’une réitération de la mammif. Cette mammifestation, qui peut être encore touillée, n’a plus à nous réserver, thème abordé dans Paradis ô combien !, qu’une pénible sensation de répétition manipulable, notamment par les voies nouvelles de ce que j’ai appelé la sexinite.

Récusation du social, ça veut dire invention d’un lieu et d’une formule où viendrait, en même temps que la nature et la substance féminine qui est du même ordre, se présenter tout ce qui a pu se formuler comme propos dits poétiques. Mythiques ou poétiques. Ici, je salue en passant le livre de Roberto Calasso, la Littérature et les dieux, qui montre de façon très convaincante qu’il y a bien longtemps que les dieux se sont absentés du monde terrestre et qu’ils se sont réfugiés dans le langage. C’est là qu’il faut aller les trouver. Pas dans le Cosmos, pas dans la génétique, pas dans la biologie, mais éventuellement, ruse suprême, dans la formule, dans l’art de formuler. Ce qui implique un sens du rythme, de la métrique, une attention aux voyelles, aux consonnes, aux syllabes, et cela dans toutes les langues. C’est pourquoi vous voyez, dès le début de ce roman, un jeune homme et une jeune femme qui ont décidé d’interrompre leurs contacts sociaux et de se mettre dans une situation de grande concentration sur l’immédiat.

L’âge d’or, comme vous savez, ça vient d’Hésiode, des Travaux et les jours. Ces Grecs, parce qu’il y a eu des Grecs, ils ont dit beaucoup de choses, des choses qu’on peut faire huer par une salle. Par exemple si je dis : « L’être est, le non-être n’est pas », puis que je reste immobile, silencieux, aussitôt voix éraillées dans la salle « Et alors ! et alors ! »… Je pense à ce mot merveilleux de Karl Kraus : « Si quelqu’un a quelque chose à dire, qu’il se lève, et qu’il se taise ! ». La fonction du roman est la même : il introduit soudain un silence. On peut le dire de façon plus héroïque : le premier qui s’arrête montre le débordement de tous les autres, à supposer qu’ils courent tous, comme des moutons de Panurge, ou comme les porcs de l’Évangile, vers un même destin. Il suffit donc de s’arrêter. Pas un arrêt sur image, un arrêt sur des sons. Au fond, le fait de pouvoir utiliser son corps dans toutes les dimensions se tiendrait dans le son. C’est étrange que du son puissent vous venir les couleurs, les parfums, la saveur… Ainsi le son serait à traiter comme une donation, qui ne serait pas humaine, et encore moins sociale. Oh qu’est-ce que je dis là ! C’est à énoncer de tels blasphèmes que je suis si souvent dénoncé, et de façon diverse, comme mauvais Français. Parce que notamment j’aurais parlé de France moisie… alors que cette Étoile des amants comporte maints passages où on ne peut pas dire que le français, en tant que langue, y soit particulièrement maltraité, au contraire, puisque toute sa mémoire ne demande qu’à s’épanouir, y compris dans des choses très modestes, comme des chansonnettes, et bien sûr avec quelques bouquets dont Rimbaud montre le sens. J’aime assez être considéré comme le mauvais Français, ça m’enchante.


Antoine Watteau [2], Diane au bain, 1715-1716.
Reproduit dans L’Infini 81. ZOOM : cliquer sur l’image.

Je reviens à Hésiode. Dans ce mythe, il évoque plusieurs races d’hommes et plusieurs âges qui se sont succédé au cours du temps. Il y a eu un âge d’or, puis ça se gâte en argent, encore plus en bronze, et ça va se gâter encore plus en fer. Hésiode dit qu’il est né trop tôt ou trop tard, il vit hélas, lui, à l’âge de fer, et il fait une prophétie pour l’avenir. Je viens d’énoncer l’existence de quatre âges, or en réalité il y en a cinq. En effet, dans le quatrième, il y a une humanité qui est mise à l’écart. Dans des îles, tiens, comme c’est bizarre. Mais c’est au cours du fer que se produit l’invivable. Je vous lis et vous verrez que c’est tout simplement une description de notre actualité. « C’est à l’artisan de crimes, à l’homme tout démesure qu’iront leurs respects ; le seul droit sera la force, la conscience n’existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des mots tortueux, qu’il appuiera d’un faux serment. Aux pas de tous les misérables humains s’attachera la jalousie, au langage et au front haineux, qui se plaît au mal. Alors, quittant pour l’Olympe la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des voiles blancs, Conscience et Honte, délaissant les hommes, monteront vers les Éternels. De tristes souffrances resteront seules aux mortels : contre le mal il ne sera pas de recours. » Je lis ça dans la salle, comme il arrive souvent au cours du roman, et immédiatement montent les « Hou ! hou ! » Et pourtant, c’est bien selon Hésiode ce qui va arriver aux humains. Ils vont naître avec des tempes blanches, ils vont naître vieux, au lieu, comme c’est souhaitable, de rester dans une jeunesse éternelle. Pourtant, on a mis des gens à l’écart. Ce sont des héros, des demi-dieux (huées dans la salle), qui seraient en quelque sorte mis en réserve. Où ça ? Dans des îles. Écoutez-moi ça : « Zeus leur donne une existence et une demeure éloignée des hommes (c’est-y donc des milliardaires habitant dans des îlots ? S’agit-il de Jean-Marie Messier ? encore lui ! Hé non ! C’est plus compliqué que ça) en les établissant aux confins de la terre (c’est un lieu qui n’est plus tout à fait la terre mais auquel on n’accède pas comme ça, ce n’est pas un lieu touristique), c’est là qu’ils habitent, le cœur libre de soucis (mais qu’est-ce que vous me racontez là, ce n’est pas possible : pas de soucis, pas d’angoisse ?) dans les îles des bienheureux, au bord des tourbillons puissants de l’océan. Héros fortunés (encore une fois, je ne parle pas de la bourse qui n’est qu’une contrefaçon de la fortune, si vite partie en fumée) pour qui le sol fécond porte trois fois l’an une florissante et douce récolte ». Devant cette proposition – encore une fois que je me fais fort de faire huer par mes contemporains, comme s’il s’agissait d’élitisme, face à la condition du mortel démocratique qui attend tout de Dieu, c’est-à-dire du social – je me suis dit qu’il fallait mettre une touche de fantaisie alchimique. D’où ce personnage qui traverse le livre, et s’appelle Nicolas Flamel, du nom d’un Parisien d’autrefois qui, avec ses histoires de poudre qui pourrait devenir lingots, a fait beaucoup rêver.

Donc, il y a la nature, elle-même, pour peu qu’on aille la chercher là où elle se dit. Je n’ai pas dit qu’il fallait rester dans la nature, écologiquement, et s’imaginer vert ; ni Bourse, ni social, ni vert, ni collectif ! Alors là, vous sortez sur la pointe des pieds, ça a fini par s’endormir, vous levez la tête et vous voyez, vous l’avez vue souvent, en bateau c’est encore plus sensible, l’Étoile des amants, qui va se présenter soir et matin. Elle ne vous indiquera pas le nord, elle n’est pas là pour ça. L’Étoile des amants, c’est Vénus, appelons-la Aphrodite pour faire grec, c’est l’Étoile des bergers. Des bergers ? (Hou ! hou ! les moutons grognent, faudrait pas qu’il y ait du berger et encore moins de la bergère !…). Je vous fais remarquer en passant que, dans mes romans, il y a chaque fois un épisode d’amour physique un peu décalé. Dans Passion fixe apparaissait brusquement une charcutière ; et cette fois, c’est une poissonnière. Il y a bien d’autres femmes ; notamment le personnage principal qui s’appelle Maud, parce que ce prénom se prête à beaucoup de modulations ; il y a une chanteuse italienne qui n’est pas nommée, et aussi une bizarre Cléopâtre avec qui on ne sait trop ce que fabrique Flamel. Donc vous regardez cette étoile, vous chantonnez Il pleut il pleut bergère, rentre tes blancs moutons… Pourquoi pas, c’est charmant. Il ne faut pas s’en priver, moi, je ne m’en prive pas. Tout ce qui apparaît comme pseudo-naïf, populaire, presque niais, clair, tout ce qui coule de source, me paraît bienvenu. Il pleut, il pleut… (Hou ! hou !, c’est tout ce que vous avez à dire ? Dites-moi ça en charabia. Dites-moi ça en moins clair, sans quoi je ne vous respecterai pas. Mais alors cette fleur ne serait pas l’absente de tout bouquet ? Non ! Et vous entrez dans un square et vous n’avez pas la nausée ? Non plus ! C’est effrayant, vous êtes malade !). Pourquoi dit-on l’heure du berger ? L’heure du berger, c’est l’heure de la rencontre amoureuse, entre chien et loup, au crépuscule, dans les granges probablement, à une époque où on n’avait pas encore accès aux magazines publicitaires. Fallait s’étreindre vite, et avec passion, parmi les grognements des moutons, et en regardant l’étoile qui était là pour eux, les amants, pas pour les dévots, à quelque parti qu’ils appartiennent.

Je cherche un terme pour ce que j’appelle le fait de donner des preuves. Les preuves de l’expérience menée constamment. On me dira : mais il y a des citations dans votre roman. Ce ne sont pas des citations, ce sont des preuves. Certes Debord a eu raison de dire que les citations étaient nécessaires dans les époques obscurantistes, et Dieu sait si la nôtre l’est ! et qu’aucun ordinateur ne pourrait lui en fournir d’aussi pertinentes. L’ordinateur ne pourra pas faire ce que je vous ai fait tout à l’heure en vous proposant une passerelle où il n’est pas besoin de dire les noms. Parce que moi, le nommé Sollers je n’en ai rien à faire ! Je laisse ça aux autres. Moi, je ne vis pas avec Sollers. (Hou ! hou ! c’est pas vrai ! Menteur !). Collage, montage, compression, prélèvement…, ça ne convient pas. Précipité peut-être, comme en chimie ? Le mot est beau. Tout ça est très technique, ça suppose un travail fou qu’il ne faut pas montrer. On est dans un roman, il faut que ça s’enchaîne très vite. D’où les : encore, encore, encore… pour montrer l’inépuisable. L’inépuisable de la nature. On a alors tous les Cantos de Pound en quelques pages, en transversale tous les poèmes d’Hölderlin, sans vous embarrasser des poèmes, Rimbaud à chaque tournant, des peintres qui viennent vous dire ce qu’ils ont à vous dire, des plus grands ou moins grands. Des gens sont venus me dire récemment qu’ils n’aimaient pas Renoir. Eh bien, tant pis ! Je me suis quand même demandé pourquoi. Pourquoi Picasso, pourquoi Matisse, aimaient Renoir, eux ? À cause des baigneuses, sans doute. Trop grosses, pas utilisables pour les produits de beauté. Les personnages féminins se baignent souvent dans mon livre. Je ne fais pas tout à fait n’importe quoi.

En même temps que l’action a lieu, des mots se présentent. Pourquoi viennent-ils ? Ce n’est pas vous qui allez les chercher ; ils vous sont donnés. Peut-être que l’existence elle-même serait une sorte de don ? (Hou ! hou ! dans la salle). Une donation pour laquelle il y aurait lieu de remercier, une grâce… (Hou ! hou ! mais vous allez me faire vomir !). Tout le vocabulaire ancien utilisé théologiquement, interprété comme la preuve même de l’obscurantisme, voire de la domination de classe, voire comme l’opium du peuple, en fonction de ce changement d’ère, demande à être réentendu mais de façon tout autre. Il faut que ça arrive à s’écrire tout seul, que la langue associe d’elle-même. L’autre jour, dans un demi-sommeil m’arrive le mot brocart… Pourquoi brocart ? Je donne bien d’autres exemples dans l’Étoile des amants. Des noms de fleurs, par exemple… Voilà ce qui est scandaleux aujourd’hui, cette richesse inépuisable de la nature et de la langue. Un livre scandaleux fait état du fait que la nature dite, où les dieux se sont réfugiés dans un certain feu rythmique, clair, est inépuisable sans efforts. Il est possible, dit quelque part Heidegger, que la vie soit quelque chose de tellement riche que le monde humain n’en soit même pas averti. Ce qui va avec : la langue est plus pensante que nous. Je ne vais donc pas l’empêcher de penser. Pas la simplifier, lui assigner un but, la contraindre, la bâillonner, lui faire faire du bruit, lui promettre de l’éloquence d’au-delà. Je ne suis pas un ennemi de la pensée, de l’érotisme. Un ennemi comme l’est le social. Mais il me faudrait, là, redéfinir l’érotisme, qui a peu à voir avec ce que j’ai appelé la sexinite, et avec ce qui, sauf exception, est un embarras de langage.
Dans la substance féminine elle-même, toujours beaucoup plus réservée qu’on ne croit, beaucoup plus en retrait qu’on ne l’imagine, et pour cette raison même poursuivie par la Technique, quelque chose est là pour humainement signifier le passage du langage à la chair, et de la matrice à la rose (Hou ! hou !). Dire cela semble le comble de la connerie. Ou de la provocation, mais provocation par laquelle je sais que j’atteins le système en son cœur, car il veille à ce que ce ne soit pas découvert, à ce que l’illusion merdique persiste.

Qu’est-ce qu’être romanesque au point de dire, quel que soit le brouillage, qu’on est aujourd’hui au 8e siècle en Chine, ou quelque part en Inde il y a plus de deux mille ans, ou en avion, ou en bateau, ou ici en pleine ville, en train de faire un entretien avec un ami, qui lui-même ne date pas d’hier ? Le temps qui vient de cet espace-là se trouve dans une drôle de situation : passé, présent, avenir ont soudain un quatrième terme qui les précède. Le roman raconte ce qui se passe entre l’existence et la pensée au nom de la poésie. Poésie entraîne, je n’ai pas besoin de vous le dire, amour et liberté (Hou ! hou !). Voilà pourquoi, à part moi, notre époque est muette. Ce qui n’est pas étonnant, puisqu’anarchiste comme je le suis, je fais signe vers un vrai royaume. Sur l’emploi merveilleux et imprévu de ce mot aujourd’hui, grosse affaire à suivre.

Réponses à des questions de Jacques Henric
art press 283 (octobre 2002), L’Infini 81 (hiver 2002),
Discours Parfait (2010, folio 5344, p. 789)
Les grands entretiens d’art press (imec éditeur, artpress, décembre 2013)


[1« Les cavales qui m’emportent m’ont entraîné
Aussi loin que mon coeur en formait le désir,
Quand, en me conduisant, elles m’ont dirigé
Sur la voie très parlante de la Divinité
Qui, à travers les cités, porte l’homme qui sait. »

Cf. La Porte de l’Enfer.

[2Antoine Watteau, né le 10 octobre 1684 à Valenciennes et mort le 18 juillet 1721 à Nogent-sur-Marne.

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