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Manet et Degas : un face-à-face entre le dialogue et la confrontation

Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher - Philippe Lançon

D 4 avril 2023     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Manet / Degas, portrait d’une amitié tumultueuse

RFI, Vous m’en direz des nouvelles

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Manet et Degas, c’est l’histoire, d’un chassé-croisé artistique, en plein XIXème siècle. La relation tumultueuse de deux peintres, nés à deux ans d’écart, dont l’amitié, teintée de rivalité, n’a pas duré. Pour autant, les regarder ensemble c’est plonger dans une histoire de correspondances artistiques, de parallélismes en peinture.

Une histoire de l’art. Une histoire de vie aussi, contrastée et profondément exaltante. Manet était dans un réalisme saisissant, Degas sera considéré comme l’un des pères de l’impressionnisme. Qu’est-ce qui les rapproche ? Qu’est-ce qui les oppose ? Le musée d’Orsay organise une rencontre artistique intitulée : « Manet/Degas ». Une exposition inédite, qui fait dialoguer ces deux maîtres comme jamais. Des peintures inédites, des toiles restaurées et des correspondances insoupçonnées.

Isolde Pludermacher, conservatrice générale peinture au musée d’Orsay, l’une des commissaires de cette exposition somptueuse, est l’invitée de VMDN. L’exposition « Manet/Degas » est à visiter au musée d’Orsay jusqu’au 23 juillet.

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Manet et Degas au musée d’Orsay : « Jamais autant de chefs-d’œuvre de l’un et de l’autre n’ont été réunis ». Entretien avec les commissaires de l’exposition

Par Guillaume Morel


Edgar Degas, Femme sur une terrasse [dit aussi Jeune femme et ibis], 1857–58
(retravaillé vers 1866-1868 ?), Huile sur toile, 100 x 74,9 cm.

The Metropolitan Museum of Art, New York, Etats-Unis
© The Metropolitan Museum of Art. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le musée d’Orsay accueille une rétrospective inédite qui réunit et confronte les deux maîtres sacrés de la peinture française : Édouard Manet et Edgar Degas. Découvrez les dessous de ce savoureux dialogue avec les commissaires de l’exposition.

Le musée d’Orsay présente, en collaboration avec le musée de l’Orangerie et le Metropolitan Museum of Art de New York, un dialogue inédit entre Edouard Manet (1832-1883) et Edgar Degas (1834-1917), peintres majeurs de la « Nouvelle peinture » des années 1860-1880. L’exposition met en lumière les éléments biographiques qui opposent des deux artistes mais également la modernité picturale de leurs œuvres dans un « face-à-face [qui] se situe à mi-chemin entre le dialogue et la confrontation ». Isolde Pludermacher, conservatrice en chef peinture au musée d’Orsay et Stéphane Guégan, conseiller scientifique auprès de la présidente des musées d’Orsay et de l’Orangerie, reviennent sur la relation qu’entretenaient ces deux géants de la peinture et la manière dont leurs œuvres ont coexisté.

Connaissance des Arts : Comment caractériser ce face à-face entre deux immenses artistes ? S’agit-il d’un dialogue, d’une confrontation ?

Stéphane Guégan : L’idée de cette exposition vient de loin. Laurence des Cars, ancienne présidente des musées d’Orsay et de l’Orangerie, y songeait depuis de longues années. Je dirais que ce face-à-face se situe à mi-chemin entre le dialogue et la confrontation. Manet et Degas sont amis, ils se voient, s’observent, s’écrivent… Ils ont des amitiés et des ambitions communes. Ils sont tous les deux des acteurs majeurs de la « nouvelle peinture » des années 1860-1880, même s’ils ne réagissent pas toujours de la même manière au contexte général. Cette exposition, sur le mode du comparatisme, met aussi en évidence leurs singularités et leurs différences.


Edouard Manet, Nana, 1877, huile sur toile.
Musée d’Orsay. Photo A.G., 15 septembre 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Isolde Pludermacher : Nous n’avons jamais vu autant de chefs-d’oeuvre de l’un et de l’autre rassemblés en un même lieu. L’exposition offre l’occasion unique de voir comment ils se répondent, ce qui les rassemble et ce qui les sépare. En leur temps déjà, ces peintres sont considérés comme deux géants et leurs admirateurs les décrivent en des termes qui relèvent de la mythologie artistique. Ils ne peuvent évidemment être résumés à ce dialogue, mais celui-ci met en évidence une émulation réciproque, avec une proximité dans les sujets et le caractère expérimental de leurs recherches formelles respectives.

Quel type d’homme étaient-ils, quelle était la nature de leur relation ?

I. P. : Il est difficile de qualifier la nature de leurs rapports, faits à la fois d’admiration et d’irritation. L’écrivain George Moore, qui les a bien connus tous les deux, évoque une amitié ébranlée par une «  rivalité inévitable  ». On ne connaît pas précisément les circonstances de leur première rencontre, qui a sans doute eu lieu au début des années 1860. La légende, rapportée bien plus tard par Degas, la situe au Louvre devant un tableau de Velázquez. D’après les témoignages de leurs proches, presque tout les opposait du point de vue du caractère. Manet est un être rayonnant, qui aime exposer et s’exposer. Il ouvre volontiers son atelier à son entourage, où il aime discuter et montrer son travail. À l’inverse, l’atelier de Degas n’a rien d’un espace de sociabilité. C’est un lieu réservé à ses recherches et à sa pratique artistique. Il se montre plutôt méfiant, voire hostile vis-à-vis de la presse, des journalistes, des critiques. Un autre point qui distingue les deux hommes est leur rapport aux femmes. Manet est décrit comme un séducteur, particulièrement à son aise au milieu d’une société féminine. Degas apparaît comme plus réservé, plus secret dans ses relations sentimentales.


Edouard Manet, Le Balcon, entre 1868 et 1869, huile sur toile.
Paris, musée d’Orsay © A.G., 29 novembre 2018.
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S. G. : L’un et l’autre témoignent d’un patriotisme fervent. Ils font l’expérience de la guerre de 1870 sous l’uniforme, ce qui les distingue de la plupart des acteurs du mouvement impressionniste. Manet, il est vrai, est socialement plus ouvert. Mais ils se retrouvent lors de réunions musicales, au café et sans doute sur les champs de courses… Ils auront beaucoup de relations communes (le cercle Morisot, des écrivains, des poètes, des courtiers…). On oublie souvent que Manet est un grand neurasthénique qui soigne ses coups de cafard en travaillant et en s’ouvrant au monde. Degas est plus économe dans ses enthousiasmes et introduit, de temps à autre, de la noirceur dans ses tableaux. Ce sont des psychologies assurément différentes mais qui, finalement, présentent nombre de points communs.


Édouard Manet, Portrait de Berthe Morisot étendue, 1873, huile sur toile, 26 × 34 cm.
Legs Annie Rouart, 1993. Inv. 6086 Paris, musée Marmottan Monet © musée Marmottan Monet, Paris.
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Quelles sont leurs positions respectives vis-à-vis du réalisme ?

S. G. : Ils ne partent pas tout à fait du même endroit. Degas relève d’un ingrisme élargi, il fait son apprentissage dans l’atelier d’un élève de Flandrin, fréquente un temps l’École des beaux-arts. Il se nourrit de l’Italie, de Delacroix, de Velázquez et situera son réalisme, en 1873, au regard des frères Le Nain… Manet, lui, s’est patiemment formé auprès de Thomas Couture, dans la tradition de Gros et de Géricault, dans l’héritage du romantisme et même de l’esthétique rocaille du XVIIIe siècle. Ils cultivent l’un et l’autre un certain éclectisme. Mais tous deux témoignent d’un même point de vue sur le réalisme : qui dit peinture réaliste ne dit pas peinture non subjective. La peinture est une écriture personnelle du réel, un dialogue avec les maîtres, anciens et modernes. Manet et Degas, par la modernité de leurs recherches, sont les premiers à élargir les limites mêmes de la peinture réaliste. On parle ici d’un réalisme qui n’est plus celui de 1848- 1850. Il prend ses libertés par rapport à la révolution portée par Gustave Courbet. Manet et Degas en redéfinissent les contours. Ils sont des héritiers, sans être des disciples. Ils sont plus urbains, plus caustiques et elliptiques aussi, saisissent autrement notre regard et notre imagination.


Edgar Degas, Madame Théodore Gobillard, 1869, huile sur toile, 55,2 x 65,1 cm.
The Metropolitan Museum of Art, New York, Etats-Unis © The Metropolitan Museum of Art.
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Quels sujets rapprochent Manet et Degas ?

S. G. : Si on se tourne d’abord vers les nouveaux thèmes, notons qu’ils s’intéressent aux courses de chevaux. Degas est plus familier de ce monde que Manet. Il est cavalier, compte des éleveurs parmi ses amis. En Italie, il a croqué les fameuses courses de chevaux libres. Bref, il pose un regard d’expert. Il est obsédé par les races chevalines. Il présente les jockeys se préparant, jamais le feu de la course. Manet montre lui le tumulte, la furie, le mouvement. Pour certains tableaux de courses, je pense notamment à la scène de steeple-chase du Salon de 1866, Degas réagit à Manet. Pour les nus féminins, c’est plutôt l’inverse. Les Tubs de Degas, exposés dès les années 1870, ont bouleversé Manet. Ces deux thèmes constituent deux moments forts de l’exposition où se joue un véritable dialogue.


Edouard Manet, Le tub, 1878, pastel sur toile, 54 x 45 cm.
Paris, musée d’Orsay © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.
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I. P. : Ils sont tous les deux Parisiens de naissance et le Paris moderne irrigue leurs œuvres. Dès les années 1860, Manet prend pour modèle Victorine Meurent pour incarner l’image mobile de la Parisienne. Dans les années 1870, les deux artistes représentent des sujets très proches : les cafés-concerts, le Paris nocturne, les spectacles… Degas capte des poses, des gestuelles, ose des cadrages singuliers. Son art revêt une dimension plus sociale quand il peint des blanchisseuses, des repasseuses… Il y a davantage, chez Manet, une recherche pour l’individualisation des personnages, laquelle va de pair avec son goût pour la mode.

Qu’est-ce qui fait, selon vous, la modernité de l’un et de l’autre ?

S. G. : Si l’on s’en tient, par exemple, à ce qu’en dit le poète Théodore de Banville, Manet apparaît comme une sorte de Baudelaire en peinture : Paul Valéry le confirmera au XXe siècle. Baudelaire et Manet seraient donc les seuls à avoir saisi la vie moderne, ses sujets, son climat psychologique, son univers mental. Si l’on parle maintenant de modernité plastique, de cadrages, de principes de composition, Degas semble plus audacieux. Mais ce n’est qu’une impression, qui tient à l’apparent traditionalisme de Manet et à sa passion pour les constructions frontales, voire centrées. Il est l’homme des incongruités, de l’hétérogène, plus que du tapage visuel. Du reste, sa capacité à dominer plastiquement la scène rendait Degas très jaloux. Mais la modernité est aussi faite de ce qu’elle voit disparaître. Manet et Degas ont été particulièrement soucieux de perpétuer une tradition de la peinture d’histoire, de la peinture d’idée, dans un contexte de banalisation marchande de l’image.


Edgar Degas, Femmes à la terrasse d’un café le soir, 1877, pastel sur monotype, 41 x 60 cm.
Paris, musée d’Orsay © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.
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I. P. : La modernité réside également dans les audaces techniques, la liberté de la facture. De son vivant, Manet est perçu comme un « peintre-né » qui peut produire un tableau d’un seul jet. Or, il peignait le plus souvent avec difficulté, s’y reprenant parfois à de multiples reprises pour achever une composition. Sa modernité réside en grande partie dans le pouvoir qu’il a d’actualiser des modèles anciens (Titien, Raphaël, Velázquez…), qu’il cite souvent de manière littérale sans que ses contemporains s’en aperçoivent. Degas est quant à lui un inlassable expérimentateur, doué d’un grand savoir technique, qui peine également à achever ses peintures. Ce non finito se retrouve aussi chez Manet. Il s’agit d’un état plus ou moins volontaire, mais en prenant le parti d’exposer leurs œuvres comme telles, les deux artistes revendiquent cet inachèvement et en font un facteur de modernité.

L’exposition se referme avec une section consacrée à « l’après- Manet » et à cette admiration que Degas continuera de lui porter après sa mort en 1883…

I. P. : La présence de Manet dans la vie de Degas perdure bien après son décès, sur une durée encore plus longue que celle de leur relation. Degas rend hommage à son ami à travers différentes initiatives, dont un grand banquet organisé en l’honneur de l’artiste en 1885. Il participe ensuite à la souscription lancée par Claude Monet en 1890 pour qu’Olympia entre au musée du Louvre. Mais son admiration se manifeste surtout à travers la collection d’œuvres de Manet, quatre-vingts gravures, pastels et peintures, qu’il rassemble entre le début des années 1880 et 1897, dans l’idée de créer un musée où son camarade occuperait la plus grande place.

« Manet/Degas »
Musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris
Du 28 mars au 23 juillet
Puis The Metropolitan Museum of Art de New York
Du 18 septembre 2023 au 27 janvier 2024

Connaissance des arts, 3 avril 2023.

LIRE AUSSI : Manet et Degas, vers l’impressionnisme et au-delà au musée d’Orsay
Degas and Manet’s ‘mix of friendship and rivalry’ chronicled in major new show

Manet, Degas - Une femme peut en cacher une autre
par Stéphane Guégan, Louis-Antoine Prat

Au Louvre, le 20 juillet 1859, il y fait très chaud. Quelques visiteurs, des pioupious rentrés d’Italie, des dames en crinoline, allant deux par deux, regardent les tableaux et s’amusent discrètement des jeunes peintres, si appliqués, venus travailler dans le sanctuaire de l’art. Devant L’Infante Marguerite de Velasquez, un jeune homme est assis et copie directement l’œuvre à la pointe sèche, une plaque à graver sur les genoux ; c’est Edgar Degas, 26 ans, l’œil sombre, le vêtement sobre, mal installé sur un tabouret, son chapeau à ses pieds. Manet, son aîné de deux ans, l’œil vif, très dandy, progresse à pas lents derrière l’inconnu, afin de mieux le surprendre en flagrant-délit… éditions Samsa

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Manet/Degas : le miroir des rivalités

Le musée d’Orsay propose un subtil et spectaculaire face-à-face entre les deux grands peintres du XIXe siècle. Tempéraments opposés, motifs partagés… Leurs œuvres se répondent et éclairent leur relation, oscillant entre amitié, admiration et querelles intimes.


Sur la plage de Boulogne, d’Edouard Manet (1868).
(Virginia Museum of Fine Arts (VM). ZOOM : cliquer sur l’image.
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par Philippe Lançon

Dans la corrida, coutume dont Manet fait un art magnifiquement sous vide avant et après son unique voyage espagnol de 1865, on voit parfois un mano a mano : deux toreros de styles différents, chacun face à trois taureaux. Il s’agit moins de les opposer que de les distinguer, de faire sentir ce qui les rapproche et ce qui les éloigne. Un bon mano a mano exige, dans le style et l’audace, autant de rivalité que d’admiration et de distance que de proximité. Il exige aussi, naturellement, du suspense : le rapport de forces et d’élégances doit évoluer, perturber, s’inverser parfois. Quand ces conditions sont réunies, c’est coup double (sauf pour les taureaux). Le musée d’Orsay propose un mano a mano spectaculaire et subtil entre les deux plus grands artistes français de leur époque : Edouard Manet, Edgar Degas. Encore eux ? se dit-on en s’installant sur les gradins. Eh oui, toujours eux. La qualité des œuvres réunies, l’intelligence de l’accrochage, ses effets-miroirs édifiants sans être appuyés, la façon dont la confrontation des tableaux lève le rideau sur la biographie, la psychologie, la sociologie, la politique de ces hommes et de leur temps, pour aussitôt le faire retomber sous le poids de leur ambiguïté princière, tout alimente l’œil en les éclairant l’un par l’autre.
Deux autoportraits accueillent le visiteur. Celui de Degas, peint à 20 ans au printemps 1855, est sa première œuvre remarquable. Bien qu’il soit influencé par un autoportrait du jeune Ingres en peintre, lui se présente en bourgeois, sanglé de noir, et en bourgeois dessinateur. Une grosse main lourde est posée sur un carton à dessin comme la patte d’un fauve sur sa proie : c’est ainsi qu’il saisira la fatigue, le travail et la laideur de certains corps féminins. Sa moue habituelle révèle un caractère distant, hautain. Ses lèvres épaisses semblent prêtes à laisser passer l’un de ses mots sévères, à rappeler qu’il ne se mélange pas. Degas s’est beaucoup peint ; ses autoportraits sont les signes d’un défi ouvert.


Portrait d’Edgar Degas, 1855 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.
Edouard Manet, 1879, Autoportrait à la palette © Getty - Hulton Archive.

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Manet, lui, ne s’est peint en pied, seul, que deux fois. L’Autoportrait à la palette date de 1879. L’artiste a 47 ans et il ne lui en reste que quatre à vivre. Maigre, d’un chic automnal, il se représente en peintre, ou plutôt en fantôme de la peinture. Le long pinceau semble posé sur sa main gauche. Il est fin comme une baguette de chef d’orchestre. Coiffé d’un chapeau noir à bord large et revêtu d’une veste brune renvoyant à sa barbe rousse, il nous regarde comme Degas, mais son regard installe une distance sans agressivité : la distance aussi ferme qu’accueillante, aussi courtoise qu’insolente, du dandy flottant dans la couleur. Manet peint entre deux mondes, celui du salon et celui de l’atelier, celui des usages et celui de la transgression. Son autoportrait est le signe d’un défi masqué.

Le plus insoumis des deux n’est pas celui qu’on pense
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Face à ces tableaux, un peu de psychologie sociale n’est pas inutile. Un jour qu’un peintre secondaire reçoit une médaille du salon et la Légion d’honneur, Degas multiplie les injures envers le système devant Manet, qui n’a encore rien reçu mais qui, d’après un témoin, lui dit : « Mon cher, s’il n’y avait pas de récompenses, je ne les inventerais pas, mais elles y sont. Et il faut avoir de tout ce qui vous sort du nombre… quand on peut. C’est une étape franchie. Je ne suis pas décoré ? Mais ce n’est pas de ma faute et je vous assure que je le serai si je peux et que je ferai tout ce qu’il faut pour ça. » Degas, furieux : « Naturellement. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais à quel point vous êtes bourgeois. » Et Manet, tranquille : « Ouais ! Bourgeois tant qu’il vous plaira. J’ai fait mes preuves au reste. Mon petit, vous aurez de tout, allez, si peu bourgeois que vous soyez, et j’en serai content, comme je le serai pour moi-même. » Degas est hostile et sarcastique. Manet est civil et ironique. Mais celui qui traduira dans l’œuvre son indignation politique, contre le Second Empire, face à l’exécution de l’empereur Maximilien, pour la Commune, c’est Manet. Le plus insoumis des deux n’est pas celui qu’on pense.
Les deux amis armés n’ont que trois ans d’écart, mais la notoriété et la plénitude de l’aîné, sa révolution envoûtante et circonspecte devancent d’une bonne dizaine d’années l’apothéose du cadet, sa pénétration acide des corps par le trait et la couleur. Dans les premières salles du mano a mano, il n’y a donc pas photo : Manet le « Vénitien » terrasse Degas le « Romain ». Rien ne résiste à la profondeur de ses couleurs au moment où Degas expérimente, dans toutes les directions, son génie du dessin.


Manet, Femme au perroquet — Degas, Jeune Femme à l’ibis.
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Prenons la Femme au perroquet, peint en 1866 par le premier, et Jeune Femme à l’ibis, peint en 1857-1858 par le second. Les œuvres sont posées l’une à côté de l’autre, un monde les sépare. La jeune femme de Degas, couverte d’un voile bleu, a une pose pensive, vaguement religieuse, devant une ville orientale, pleine de clochers et de fins minarets. Le ciel est entre rose et brun. Deux grands ibis rouges, peut-être suggérés au peintre par Gustave Moreau, sont posés sur elle, l’un sur l’épaule gauche, l’autre sur le bras droit. Leur présence, extravagante d’un point de vue réaliste, donne une grande partie de sa valeur au tableau : deux longues courbes rouges caressent la simili-vierge plongée dans une rêverie à la Salammbô (publié quatre ans plus tard) dont elles sont le cœur double. A droite, des taches de peinture roses ébauchées : des fantômes de fleurs, qui ne poussent que sur le fond sombre du bas de la toile, semblables aux empreintes qu’un chat ou un enfant aurait pu laisser, après avoir marché sur la palette du peintre. L’avenir de la peinture est là, dans ces taches qui périment le symbolisme et le naturalisme.

Rayonnantes et libres chez Manet, accablées et soumises chez Degas
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La femme de Manet, maintenant. Zola écrit, le 1er janvier 1867, qu’il trouve « nettement caractérisée dans Une jeune dame en 1866 [il s’agit de la Femme au perroquet, ndlr] cette élégance native qu’Edouard Manet, homme du monde, a au fond de lui. Une jeune femme, vêtue d’un long peignoir rose, est debout, la tête gracieusement penchée, et respirant le parfum d’un bouquet de violettes qu’elle tient dans sa main droite ; à sa gauche, un perroquet se courbe sur son perchoir. Le peignoir est d’une grâce infinie, doux à l’œil, très ample et très riche ; le mouvement de la jeune femme a un charme indicible. Cela serait trop joli, si le tempérament du peintre ne venait mettre sur l’ensemble l’empreinte de son austérité. » Cette empreinte est due au fond d’un gris sombre, comme celui d’une perle rejoignant le fond, à la pâleur et au regard direct, peut-être joueur, peut-être blasé, de la jeune femme rousse. Théophile Gautier la trouvait « flattée en laid », et voilà un pont avec son cadet : la grâce des habits et de la composition enlumine l’ingratitude du visage ; mais, chez Manet, la joie efface presque toujours la souffrance.


« La Prune » d’Edouard Manet (vers 1877).
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Zola n’évoque pas les trois détails qui donnent à la toile ce mélange insolite et insolent de réalisme et d’indétermination propre à l’artiste : le bout d’un soulier noir qui dépasse de la robe, le monocle suspendu dont la main gauche tient le fil, le citron grignoté par le perroquet gris, en partie défait, qui traîne au pied du perchoir comme un soulier de princesse abandonné. Manet a peint en magicien, vers la fin de sa vie, un simple citron, restituant la matière à travers l’épaisseur, la couleur et l’absence de tout environnement. Le citron du perroquet, au pied du perchoir dont l’eau multiplie les reflets jaunes, rappelle Gérard de Nerval s’adressant à Dafné : « Reconnais-tu le temple au péristyle immense /et les citrons amers où s’imprimaient tes dents ? » Le temple est cette pièce nue, l’atelier où pose le modèle, loin du bruit du monde. Le bec de l’oiseau a remplacé les dents de Dafné. Sensuel et contondant, avec ce charme que Degas évitera pour mettre à nu les corps déchus. Les femmes de Manet semblent presque toujours rayonnantes et libres ; celles de Degas sont presque toujours accablées et soumises. Il suffit de comparer la Prune du premier et l’Absinthe du second pour voir comment chacun traite la même situation, avec peut-être le même modèle : une femme seule, dans un café, face à un verre d’alcool. L’une est fraîche, mélancolique, clope non allumée à la main, le museau rose d’un petit chat ; l’autre est une momie ravagée, repoussante. On ne dira pas que Degas voit le monde tel qu’il est et Manet, tel qu’il devrait être, mais plutôt que l’un voit le verre à moitié vide, et l’autre, le verre à moitié plein.

Chacun voit le génie de l’autre, mais leurs tempéraments s’opposent
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Le monocle de la femme au perroquet a fait couler de l’encre : que fait là cet attribut masculin ? Que signifie-t-il ? Confère-t-il un pouvoir de gentleman à la jeune femme ? Est-ce un trophée ? Une médaille ? Une revendication ? L’indice d’une transformation (Manet, avec son Amazone, a peint mieux que personne le trouble dans le genre) ? Une surprise destinée à attirer l’œil qu’il est censé corriger et enjoliver, et qui signifie simplement : « Regardez ! Regardez, bon sang ! » ? On n’en sait rien. Et on ne saurait dire si Manet habille les pulsions qu’il révèle, ou s’il révèle les pulsions qu’il habille.


« L’Absinthe » d’Edgar Degas (1875-1876).  (Patrice Schmidt).
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A la corrida, il y a six taureaux. A Orsay, il y a treize stations. Elles témoignent, par les œuvres, des relations entre les deux hommes, de leurs familles (des grands bourgeois), de leurs rapports aux maîtres anciens et aux institutions artistiques, de leur cercle amical autour de Berthe Morisot, de leur goût pour les courses de chevaux, de leur vision de la guerre, de leur position par rapport à l’impressionnisme, de leurs réseaux, de leurs regards sur les femmes. Ce qui les unit et désunit est documenté, mais pas directement : on ne connaît que quelques lettres du second au premier. Le reste vient de témoignages postérieurs des entourages, recomposés par les intérêts et les souvenirs. Ils se seraient rencontrés au Louvre, en 1862. Manet aurait surpris Degas recopiant sur le cuivre une gravure de l’Infante Marguerite de Velázquez. Dans les années 1860-1870, ils fréquentent plus ou moins les mêmes cercles. Manet est une star contre-culturelle, Degas n’est pas encore « Degas ». Chacun voit le génie de l’autre, mais leurs tempéraments s’opposent, et ils se sont plusieurs fois brouillés. Dès la première salle, deux tableaux rappellent la pomme de discorde la plus concrète. Madame Manet au piano, peint par Manet et Monsieur et Madame Manet, peint par Degas [1].
Ils ont été faits vers 1867-1868. Degas offre le sien à Manet, sans doute peu après l’avoir peint, mais, assez vite, Manet est exaspéré. Sa femme, Suzanne, on le voit sur son propre tableau, a un profil assez ingrat, avec un gros nez rond, rouge et bosselé. Degas a-t-il insisté, comme à son habitude, sur sa laideur apparente ? Ou Manet n’a-t-il pas supporté de voir sa femme peinte par un autre que lui-même, surtout cet autre-là ? Toujours est-il qu’il découpe le profil de sa femme, le jette probablement, et recadre la toile. Degas, découvrant le forfait dans l’atelier de son auteur, est outré. Il repart avec la toile mutilée et renvoie à Manet une nature morte que celui-ci lui avait offerte. Non pas « vos prunes », comme il l’écrit à Manet, une erreur volontairement vexante, mais Noix dans un saladier. Manet les aurait offertes à Degas après avoir cassé un saladier dans un dîner. Offrir en dédommagement un tableau dont l’image double la réalité qu’il enchante, c’était une discrète leçon artistique et c’était bien son genre.

Querelle intime de l’histoire de l’art
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De Monsieur et Madame Manet, il reste avant tout Manet dans une position baudelairienne, vautré nonchalamment et pensivement sur son canapé, comme il aimait le faire et comme il a peint tant d’autres. Dans son atelier, Degas remet une bande de papier brun à la place du profil de la femme de Manet (non seulement le bout du visage a disparu, mais aussi les avant-bras, les mains, la poitrine et le piano, tout ce qu’on voit dans le tableau voisin). Il voulait repeindre par-dessus, mais on ne refait pas l’histoire et il ne le fera pas : reste ce tableau mutilé, venu du Japon d’où il sort rarement, et qui porte témoignage de l’une des plus formidables querelles intimes de l’histoire de l’art.
Le mano a mano ne s’arrête pas là. Sautant par-dessus les splendeurs exposées et la progressive affirmation de Degas, on trouve dans la dernière salle certains des tableaux de Manet acquis, après sa mort, par Degas : Gitane à la cigarette (1862), Polichinelle (1874), le Jambon (1875-1880), la copie d’Olympia par Gauguin (1891). Le Portrait de Madame Edouard Manet sur un canapé bleu (1874) est peut-être le premier pastel de Manet, une réussite à laquelle dut être sensible ce maître du pastel qu’était devenu Degas. La femme du peintre y est vautrée comme lui l’était dans l’œuvre qu’il a mutilée.
Il y a, enfin, un dernier tableau mutilé : la deuxième des quatre versions de l’Exécution de Maximilien (1867-1868), aujourd’hui à la National Gallery de Londres. Ce n’est pas Manet, cette fois, le coupable : c’est le fils de sa femme, Léon. Après la mort du peintre, il détruit certaines parties et découpe le reste. Il vend ensuite à Degas un morceau qui lui paraît négociable : le sergent armant son fusil. Le reste, il le trouve trop moche et trop grand. Il coupe, en particulier, les jambes d’un soldat. Quand Degas découvre le peloton d’exécution entier chez le marchand Ambroise Vollard qui l’a rentoilé, il explose : « La famille ! Méfiez-vous de la famille ! » Il achète le peloton à Vollard, d’autres parties survivantes à Léon, puis reconstitue ce qu’il peut, exaspéré par ce qui a été détruit. Léon, qui, enfant, avait servi de modèle à Manet pour des tableaux aussi inoubliables que le Fifre et les Bulles de savon, dira plus tard : « Si j’avais pu penser que ces bouts de toile tout rongés par le salpêtre du mur pouvaient encore avoir de la valeur, je ne m’en serais pas servi pour allumer le feu ! »

Libération, 2 avril 2023.


Edouard Manet, Le Fifre, 1866.
Musée d’Orsay. Photo A.G., 29 novembre 2018. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Edouard Manet, Bulles de savon, 1867.
Musée Calouste-Gulbenkian. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Degas, L’Absinthe, Manet, La Prune.
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La Prune de Manet et L’Absinthe de Degas ont souvent été présentées côte à côte. Ce fut déjà le cas, en 2015, au musée d’Orsay lors de l’exposition Splendeurs et misères dont Isolde Pludermacher était la commissaire. Le rapprochement s’impose d’autant plus que le modèle est dans les deux cas Ellen Andrée, mais...

Ellen Andrée par Degas et Manet

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Exposition de 2015
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Exposition de 2023

Ellen Andrée (1857-1933) n’est pas une prostituée, mais une comédienne qui servit de modèle pour de nombreux peintres : Manet, Degas, Renoir, entre autres. Elle est présente dans plusieurs toiles de l’exposition d’Orsay. La voici dans Dans un café (L’Absinthe) de Degas et dans La Prune de Manet. Deux portraits sensiblement différents. Telle comédienne, aujourd’hui, commentant l’exposition voit dans le tableau de Degas la fatigue et la lente dégradation d’une prostituée encore jeune et aguichante dans le tableau de Manet. La disposition des deux toiles peut inviter à cette lecture. Mais Degas a peint Dans un café en 1873, l’a exposé en 1876. Manet qui avait déjà peint Ellen Andrée en élégante Parisienne en 1876, a peint La Prune en 1878. Il peindra à nouveau Ellen Andrée Au café la même année. Manet a-t-il voulu répliqué à la vision "naturaliste" de Degas (ou de Zola qui dira à Degas en 1876 : « J’ai tout bonnement décrit, en plus d’un endroit dans mes pages, quelques-uns de vos tableaux. ») ? Dans un café, Au café, Degas, Manet : un même lieu (à Paris, dans le même quartier (Montmartre), mais pas le même café : on passe de « la Nouvelle Athènes », place Pigalle, au « Café-concert Reichshoffen », 1 boulevard de Clichy [2]), la même modèle (pas le même rôle), deux mondes, deux couleurs du monde.

— A.G., 3 octobre 2015.

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Exposition « Manet-Degas » : 4 tableaux à ne pas manquer

ENTRETIEN. Stéphane Guégan, l’un des commissaires de l’exposition-événement du musée d’Orsay, décrypte en exclusivité quelques œuvres clés. Un éclairage passionnant.

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Le Point, Florence Colombani

Publié le 04/04/2023 à 19h30

« Il y a du mystère dans cette histoire ! » s’exclame Stéphane Guégan à l’entrée de la splendide exposition Manet-Degas du musée d’Orsay dont il est, avec Isolde Pludermacher, le conservateur – en partenariat avec le Metropolitan Museum de New York. Le mystère tient bien sûr à la vraie nature de la relation entre les deux génies, chacun pouvant prétendre au titre de père de l’art moderne.

Amitié, rivalité, jalousie, émulation ? Un seul mot n’y suffira pas ! Mais l’on aura quelques clés de lecture en s’arrêtant devant quatre tableaux essentiels du parcours, qui sont aussi quatre œuvres d’une beauté à couper le souffle.

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Édouard Manet et sa femme, par Edgar Degas, Kitakyushu Municipal Museum of Art, Japon
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Édouard Manet et sa femme.
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« Ce tableau date de 1868-1869, époque où les deux peintres sont proches : Manet invite même Degas à l’accompagner à Londres pour tâter le terrain du marché anglais. La musique est un élément important. L’amitié des artistes s’est tissée au fil de soirées musicales chez les Morisot, chez les Stevens… Suzanne, l’épouse de Manet, a d’abord été le professeur de piano des frères Manet avant d’épouser Édouard en 1863. C’est en gage d’amitié que Degas peint ce tableau où l’on voit Suzanne à son clavier et Manet se délectant de la musique. La référence à l’iconographie hollandaise est claire, comme une harmonie des chœurs autour d’un clavier. Suzanne est originaire des Pays-Bas, Degas a dû penser que cette iconographie lui conviendrait. Pourtant, l’apparence physique qu’il donne à Suzanne déplaît fortement à Manet, qui décide de mutiler le tableau. Degas entre alors dans une de ces colères noires dont il était coutumier, il récupère le tableau et restitue à Manet une nature morte, peut-être ce panier de noix que nous exposons juste à côté. Voici donc une toile qui nous laisse devant l’énigme d’un premier conflit ouvert. Degas, déjà réaliste, était peut-être allé très loin dans l’exactitude de la représentation de Suzanne. Manet, au contraire, dans son propre tableau de son épouse au piano, est plus poétique, il suggère le charme, la beauté particulière de Suzanne. Au regard des règles de l’époque, ce mariage est presque un déclassement, Manet a dû surmonter bien des conventions. D’où sans doute sa susceptibilité – que Baudelaire évoque dans sa correspondance. Cela dit deux choses : que Manet est très attaché à Suzanne et à l’image publique que l’on peut donner d’elle, et que Degas est déjà capable d’aller très loin dans le réalisme du portrait. »

Madame Manet au piano, par Édouard Manet, Musée d’Orsay
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Édouard Manet, Madame Manet au piano, 1867-1868.
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Le Repos, par Édouard Manet. Bequest of Mrs. Edith Stuyvesant Vanderbilt Gerry, Rhode Island School of Design Museum, Providence, États-Unis
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Manet, Le Repos, 1870.
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« Quelle œuvre exceptionnelle ! Ce tableau date de 1870. Il fait écho au célèbre Balcon où Manet représentait sa future belle-sœur, une femme dont il était très proche, une grande peintre, Berthe Morisot. Ici, le visage est moins dur, moins tendu que dans Le Balcon où Berthe était – le mot est d’elle – « une femme fatale ». Nous sommes dans un intérieur avec en arrière-plan comme une estampe japonaise. Manet, sans abandonner les critères de la peinture réaliste, nous fait entrer dans la rêverie de cette jeune femme. C’est aussi l’occasion de montrer comment les femmes de son cercle ont pu à la faveur du Second Empire définir une existence qui n’est pas tout à fait celle que prescrit le code de la vie bourgeoise. Une existence plus libre, plus affirmée… à tel point que ce tableau a été perçu à l’époque, au Salon de 1873 où il est exposé, comme légèrement indécent. Ce thème du repos est lesté de soupçon. Et puis la jeune femme glisse vers nous au lieu d’être calée dans le divan. Regardez ces mains presque inachevées, très effilées. Ici, l’éventail n’est pas justifié par la scène, mais c’est un accessoire poétique. C’est une ode à la jeune femme moderne, profonde et poétique. »

Bains de mer, petite fille peignée par sa bonne, par Edgar Degas. The National Gallery (Royaume-Uni, Londres)
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Bains de mer. Petite fille peignée par sa bonne, d’Edgar Degas (1869-1870).
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« Ce tableau permet à l’exposition de se pencher sur le destin impressionniste des deux artistes. Manet semble – par sa peinture, ses sujets, sa clarté – annoncer l’évolution des cadets – Monet, Renoir, Pissarro. Degas, lui, devient un des acteurs centraux de l’impressionnisme, mais en modifiant à peine son langage formel, alors même qu’il expose ses pastels et ses peintures au milieu de l’œuvre des impressionnistes. À la fin des années 1860, Manet et Degas se voient beaucoup, y compris dans le nord de la France, sur les lieux de la villégiature bourgeoise. Ils envisagent même d’écouler leurs « produits » sur le marché londonien où on s’intéresse à ces vues de cités balnéaires. Degas s’est laissé inviter par les Morisot pour aller produire ce type d’images dans le sillage des plages de Boudin, mais en montrant autrement les mœurs balnéaires. C’est un vrai chef-d’œuvre que ce tableau venu de la National Gallery, avec ce beau thème de la longue chevelure (un thème qui reviendra beaucoup dans les pastels tardifs de Degas), exprimé avec une grande douceur dans la scène centrale. On observe tout autour des notes plus incongrues, dissonantes : ces enfants à qui on vient d’imposer le bain de mer (à l’époque, on recommandait le bain très froid car on le croyait bon pour la santé), la rencontre d’une femme à parapluie et d’un monsieur avec son chien… C’est ce que Duranty appelle «  le clair-obscur social  ». Chez Degas, il y a toujours une note qui trouble la narration, le climat psychologique, un rappel du fait que la vie moderne est du côté de l’imprévu, de l’hétérogénéité. »

Nana, par Édouard Manet. Hamburger Kunsthalle, Hambourg, Allemagne
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Edouard Manet, Nana, 1877, huile sur toile.
Musée d’Orsay. Photo A.G., 15 septembre 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.
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« C’est à partir de L’Assommoir que Manet invente cette figure de Nana qui n’est qu’en puissance dans le roman de Zola. Manet insistera auprès des journalistes pour dire qu’il n’est pas à la remorque du texte, au contraire. Il se projette déjà dans ce que Nana va devenir, quand finalement Zola lui consacrera un roman. Ce tableau fait apparaître la dette de l’artiste envers toute une imagerie du XVIIIe siècle. Ça commence par les accessoires dont certains lui appartenaient (comme certains collectionneurs de l’impressionnisme, il est allé jusqu’à acheter du mobilier rocaille). Ces courbes et contre-courbes s’associent plastiquement à la figure centrale. On retrouve cette allure féminine souveraine, impudique, qu’il avait su magnifiquement exploiter dans Olympia en 1865. Nana n’est vêtue que de ses sous-vêtements, elle est montrée à sa toilette à la manière d’un portrait de la Pompadour. Le paravent japonais avec cet étrange volatile, et puis les bougies éteintes signalent que nous sommes chez une courtisane. Le regard est magnifique, il fait du spectateur son complice aux dépens du personnage masculin qui est coupé par la toile, placé dans une situation inconfortable et humoristique. Ce n’est pas le mâle dominant cher à notre époque, mais une figure dominée par la beauté de Nana. Le rapport de force s’inverse, c’est la femme qui dicte la circulation du désir. »

LIRE AUSSI : Expositions croisées : "Les nouvelles générations de visiteurs se sont adaptées à ces nouvelles lectures"


[1Voir les tableaux plus bas.

[2Le tableau de Manet Au café faisait partie d’un même tableau, Coin de café-concert, que Manet a découpé en deux.

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3 Messages

  • Albert Gauvin | 17 juin 2023 - 11:15 1

    Autour de l’exposition Manet/Degas, au Musée d’Orsay,
    avec Philippe Lançon et Stéphane Guégan

    Répliques, 17 juin 2023.

    Alain Finkielkraut s’entretient avec le journaliste et écrivain, Philippe Lançon, et Stéphane Guégan, co-commissaire de l’exposition Manet/Degas au Musée d’Orsay, à Paris. Édouard Manet (1832-1883) et Edgar Degas (1834-1917), deux des acteurs essentiels de la nouvelle peinture des années 1860-80, face à face, côte à côte, amis et rivaux, tels "deux silex qu’on frotterait l’un contre l’autre". Saisir, dans l’exposition qui les rapproche, combien "la présence de l’un permet de mieux voir l’autre" ; avec nos deux invités, comprendre l’un à partir de l’autre dans leurs ressemblances, leurs différences, voire leurs divergences, évoquer aussi le regard qu’ils portent sur les femmes.

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    France Culture

    PS : L’exposition Manet/Degas couvre la période pendant laquelle Manet et Degas "dialoguèrent". Or Manet meurt en 1983 et Degas en 1917. L’oeuvre de ce dernier s’étend donc encore sur plusieurs décennies. Pour apprécier l’oeuvre de Degas dans sa singularité sans nécessairement la comparer, il faut voir l’admirable exposition de la BnF Degas en noir et blanc sur laquelle je reviendrai. A.G.


  • D.B. | 5 juin 2023 - 18:37 2

    En somme, le musée offre une immersion totale dans le XIX ème siècle. Avec les œuvres d’art, on a les commentaires d’époque !


  • Albert Gauvin | 5 juin 2023 - 12:07 3

    Phrases entendues lors de l’exposition Manet/Degas le 3 juin (ce sont des femmes qui parlent, pas les mêmes, je n’invente rien).
    Devant le Portrait de Jeanne Duval : "Qu’est-ce que c’est moche !"
    Devant Nana : "Qu’elle reste à Hambourg !"


    Manet, Portrait de Jeanne Duval ou La maîtresse de Baudelaire, 1862 (musée de Budapest).
    Photo A.G., 3 juin 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.
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    Manet, Nana, 1877 (musée de Hambourg).
    Photo A.G., 3 juin 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.
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