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Francis Ponge tel quel

D 25 novembre 2011     A par Albert Gauvin - C 10 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Philippe Sollers, Francis Ponge, 4 novembre 2012.
Suivi de la lecture de Un opéra baroque (sur Le Soleil placé en abîme).

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Qui était Francis Ponge ?

Ce pourrait être une bande-annonce pour un roman à venir, c’est une rétrospective...

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Je ne suis pas un homme de spectacle. La façon de faire des surréalistes, c’est-à-dire d’être constamment sur les tréteaux à manifester, ça ne me concerne pas. J’aime mieux faire les choses, même si ce sont des choses subversives, j’aime mieux les faire dans le calme, un peu comme un anarchiste prépare sa bombe, un petit peu à l’écart...

Francis Ponge, Entretien [1].

Du point de vue, si vous voulez, de la forme même de mes textes, c’était la forme de la bombe, et la préparation, la longue préparation de la bombe qui m’intéressait, et je me retirais pour faire cela. Je ne participais donc pas aux actions extérieures, je me renfermais et je préparais mon engin.

Entretien de Francis Ponge avec Philippe Sollers, 1970.

« Tout à coup, le Temps, l’Écoulement, le Rythme, seraient premiers ; l’espace, la lumière ne viendraient qu’ensuite comme apparence et qualités secondes ; la lumière n’étant que les yeux brillants du Temps, du Temps noué en fruits, en astres, provisions de temps futur, d’avenir, de vie. »

Francis Ponge, L’asparagus, 1963.

Le Temps (Le Temps : je veux dire la ténacité, le travail) débouchant dans l’Intemporel. Une minute de plus à vivre encore, et c’est l’éternité.

Francis Ponge, Pour un Malherbe, 1965, p. 62.

Francis Ponge ou la raison à plus haut prix


Édition de 1963 (A.G.) [2]. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

AVERTISSEMENT
Ce petit livre est un instrument de travail. Son but n’est que de proposer aux amateurs la curiosité d’une oeuvre toujours ouverte, l’une des seules justifiées de ce temps.


Exergue :
« Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. »
RIMBAUD : A une raison.

Ainsi commence le livre que Philippe Sollers consacre à Francis Ponge en 1963.

Francis Ponge est mort le samedi 6 août 1988, dans sa maison du Mas des vergers, à Bar-sur-Loup. Il était âgé de quatre-vingt-neuf ans. Philippe Sollers lui rend hommage dans Le Monde du 9 août.

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La société du génie / Ponge en abîme

par Philippe Sollers

Je revois le moment de ma première lecture de Ponge, à quinze ans, dans une étude du soir surchauffée, au hasard d’une anthologie de la poésie française. Quelque chose d’autre, de vraiment autre, se passait soudain sur la page. Poésie ? Non. Un escargot ! Prose ? Non plus, à cause de cette drôle de reptation des mots en train de devenir plus concrets que l’escargot lui-même. J’avais l’impression d’une hallucination à l’envers. Je venais de lire les surréalistes, et le retour à la pluie, au cageot, à l’orange, à l’huitre, jouait comme une passe de désenvoûtement.

Quelques années plus tard [3], autre hasard : j’habitais boulevard Raspail, en face de l’Alliance Française. Des conférences de littérature étaient annoncées : Francis Ponge. Il n’y avait qu’à traverser la rue. C’est donc là que j’ai rencontré, entendu, avec deux ou trois amis (on allait vers la fondation de Tel Quel), au milieu d’étudiants étrangers qui ne connaissaient sans doute pas leur chance, un des plus grands poètes français. Un jour, il s’est mis à lire les Hirondelles. C’était inouï.


Ponge vu par Izis. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Nous sommes vite devenus amis, je repense aux heures de conversations chez lui, rue Lhomond. Ponge, à l’époque, était très seul, pauvre, son souci était celui de la transmission, le moment des "oeuvres complètes" était loin, il craignait d’avoir travaillé pour l’ombre. Et en même temps, très sûr de lui, "tremblement de certitude". J’ai été heureux de publier certains de ses plus beaux textes, l’Asparagus, par exemple : " Ainsi l’asparagus étend-il ses tapis, ses tamis superposés, ses tapis étagés, ses palmes protectrices " [4]...

Tout lecteur intérieur des Illuminations et de Connaissance de l’Est entre dans Ponge sans difficultés et peut s’y reposer à loisir. Le Parti pris des choses est ainsi, avec la Rage de l’expression, comme un atelier de réparation de l’invention rhétorique. Pourquoi réparation ? Quelque chose avait explosé ? Sans doute. Et rien aujourd’hui ne me parait plus touchant que ces notes de Ponge, communiste et résistant, en 1941, dans le Midi, lorsqu’il prend la décision, face à l’irrationalisme nazi, de lutter pour la philosophie des Lumières. On trouve trace de cette décision dans l’exergue inattendue de Voltaire à la Nouvelle Araignée : " Au lieu de tuer tous les Caraïbes, il fallait peut-être les séduire par des spectacles, des funambules, des tours de gibecière et de la musique. "

Paralysie, aphasie : voilà comment Ponge voit la société et l’histoire. D’où la fameuse déclaration : "Le monde muet est notre seule patrie." Le dégoût, la répulsion violente au contact de l’emphase et des atrocités humaines, font de lui un humaniste pour temps de terreur. Ne pas mentir. Ne pas céder à la psychologie, à la démagogie, au sentimentalisme, au "ronron", au "manège", qui voilent la beauté évidente du moindre objet et de sa présence supérieure à tous les discours.

Il y a une imposture poético-philosophique : mais on peut toujours se dérober, repartir de plus bas, modestement, orgueilleusement ; faire entendre le silence, la corde pincée, la couleur, la saveur. Il y a du Webern chez Ponge. On creuse l’écoute, on affine l’oeil, on ouvre le dictionnaire, ce trésor. L’abricot ? " Deux cuillerées de confiture accolées." " La palourde des vergers. " " Nous mordons ici en pleine réalité accueillante et fraiche. " Difficile de manger un abricot sans penser, à un moment ou à un autre, à ces formules elles-mêmes mangeables. " Un immense pétale de violette bleue ".

Et cela est vrai aussi du mimosa, de la guêpe, de l’oeillet, ou encore du cheval et de la chèvre (une simple chèvre recommence la vie après la guerre et les camps, la sculpture de Picasso vient là en écho visible). Grâce au Carnet du bois de pins, apprenez à être seul dans le Sud vibrant. Ouvrez les yeux sur le ciel de la Mounine : " Le ciel n’est qu’un immense pétale de violette bleue. " Le sujet humain a subi une répression et une déportation sans précédents, il ne tient plus qu’à un fil - les figures de Giacometti. Chaque geste, chaque pas est problématique, héroïque. Saura-t-il même se laver les mains ? En éprouver un plaisir naïf, délicieux, comme s’il venait d’échapper au néant ? Et voici le Savon, un des ballets les plus "fous" de Ponge, petit opéra baroque en ébullition, danse gaie.


Gouache de Dubuffet pour « L’Oeillet ». Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Il n’y a pas de petits sujets, ou plutôt la moindre chose, la moindre syllabe, peuvent nous transporter, d’un coup, dans des dimensions inconnues et paradisiaques. Le Pré, le Verre d’eau... Bien entendu, Ponge a beaucoup médité sur La Fontaine, et son ambition (la plus déconcertante, la plus à contre-courant, et peut-être la plus actuelle) aura été d’arriver à des condensations simples et mémorables, dictons, proverbes, moralités. Le vrai "post-moderne", en un sens, c’est déjà lui, Lautréamont et Montesquieu mis sur le même plan, sans coupure, de même que Rimbaud et Malherbe, Picasso et Chardin. Retour en arrière ? Néo-classicisme ? Je m’en veux de l’avoir pensé lorsque nous nous sommes perdus de vue. Mais le "programme" de Ponge me paraît toujours juste : " Il faut travailler à partir de la découverte, faite par Rimbaud et Lautréamont, de la nécessité d’une nouvelle rhétorique. Et non à partir de la question que pose la première partie de leur oeuvre. " (My Creativ Method).

Cette "nouvelle rhétorique" (qui évoque souvent la tentative de Joyce) donne naissance à des catégories décalées : la réson, plus fiable que la raison (les mots d’abord, les idées ensuite), et l’objeu (l’homme encombré d’images et d’objets se met à jouer, comme automatiquement, avec eux). Proust : l’imparfait de Flaubert renouvelle davantage notre vision du monde de Kant. Le Soleil placé en abîme, dans cette visée, est un des sommets de Ponge, son "grand oeuvre" désespéré. Froidement, il n’a pas hésité à avouer ses tâtonnements, ses divagations, ses délires, ses impasses. Il est bien le seul poète à avoir démystifié l’inspiration poétique, à avoir osé montrer ses brouillons. Les esquisses de Ponge : ses croquis, ses encres, ses trouvailles de traits, ses répétitions acharnées.

Je pense que, pour son tombeau, Ponge eût aimé de la musique : celle de Rameau. Rameau : " L’artiste au monde qui m’intéresse le plus profondément. " (La Société du génie). " C’est la fronde du dix-huitième siècle français qui a lancé, dans l’éther intersidéral, ce caillou. ".

Cher Francis Ponge, j’ai été frondeur à vos côtés lorsque cela était nécessaire, nous avons écouté ensemble les attaques rythmées de Rameau, je vous laisse donc la parole, que vous me permettrez simplement, selon la tradition, de ratifier : " On allait, à travers Rameau et sa merveilleuse rigueur dans la sensualité harmoponique, — vers Fragonard, vers Sade, vers ce Mariage de Figaro où, dès les premières scènes, grâce au travesti de Chérubin, l’on se trouve porté en pleine saison paroxystique du libertin et du libertaire à la fois. "

Ainsi soit-il.

Philippe Sollers, Le Monde du 09-08-88.

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Ponge lit Le lézard

1er juin 1948.

Louis Aragon introduit Francis Ponge devant le comité national des écrivains. Puis Francis Ponge lit son texte Le lézard, extrait de Le parti pris des choses (1942).

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Ponge en abîme

par Philippe Sollers

A l’occasion de la publication des oeuvres de Francis Ponge dans la Pléiade en 1999.

Trop de bruit, de bavardage, d’agitation inutile. Trop de mots pour peu de choses, masquant une activité de censure et d’usure. Trop d’approximations, de clichés, de creux, de relâchement, de mépris, de mauvaise poésie, de délires ou de bonnes paroles couvrant des crimes. Le monde humain se résume dans une énorme prétention de subjectivité molle. Ponge, comme un médecin horrifié, part de là, c’est-à-dire d’un violent dégoût pour la littérature de son temps (celui d’après la guerre de 14). Logiquement, il sera compagnon de route des surréalistes, mais sa longue aventure, le plus souvent clandestine, n’appartient qu’à lui. L’expression qu’il répétait le plus souvent dans la conversation ? « Sortir du manège. » Ça cause, ça cause, c’est tout ce que ça sait faire, et l’envie de se taire ou de se supprimer risque donc d’apparaître comme la seule issue. Mais non, il s’agirait alors du revers de la même médaille nihiliste. En réalité, il faut fonder une résistance radicale, une affirmation répétée et sans illusions. Le monde muet fait signe, il est scandaleusement négligé par tous les discours, la vie quotidienne du moindre objet ou animal est une source de connaissances inédites. L’homme pérore, la nature suit son cours dans ses mille variétés musicales. Nous sommes sans cesse en retard par rapport à elle, à son inquiétante ou magnifique proximité. Il suffit de l’écouter, de la regarder mieux, de s’apprendre soi-même à son contact intime.

Je revois ma première lecture d’un texte de Ponge, dans une anthologie de la poésie française. Rien à voir avec les autres pages imprimées, une originalité immédiate, une sensation de relief magique. Voyez, là, tout de suite, un lézard : « Un chef-d’oeuvre de la bijouterie préhistorique, d’un métal entre le bronze vert et le vif-argent, dont le ventre seul est fluide, se renfle comme la goutte de mercure. Chic ! Un reptile à pattes ! » Un lézard sort d’un mur, un lézard s’écrit sur la page : flash. Une forme résonne dehors, un accord lui répond dedans. Même étonnement avec la pluie, l’escargot, l’abricot, le cheval, l’araignée, la crevette, le verre d’eau. Pourquoi les ignore-t-on à ce point, pourquoi nous considérons-nous sans cesse comme le centre des phénomènes ? Parce que nous parlons à plat. Sartre avait raison de dire qu’il fallait « lire Ponge avec attention, mot par mot, et puis le relire ». Et Picasso : « Ses mots sont comme des pions, de petites statues en trois dimensions. »

Il ne s’agit donc pas de descriptions, mais de sculptures passionnées. Ce monsieur impeccable, là, que je vais souvent visiter chez lui, à l’époque, n’est en rien un « poète », un « écrivain », et encore moins un philosophe universitaire. Nous n’allons pas, en parlant, échanger des idées, des opinions, des potins ou des états d’âme. Nous nous mettrons à travailler en nous amusant. Il sera question de tel passage de Démocrite ou de Lucrèce ; de tel morceau de Rameau ; du Coup de dés de Mallarmé ; des Poésies de Lautréamont ; des Illuminations de Rimbaud. La conversation est un art, souvenirs, anecdotes significatives, précisions historiques.


Gouache de Dubuffet pour « L’Oeillet ». Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Le Ponge qui m’intéresse le plus est celui de La Rage de l’expression, celui qui, dans la Résistance, en 1940, trouve le moyen de s’intéresser en détail à un bois de pins ou à un ciel de Provence. Celui qui pense qu’un tableau de Chardin laisse apparaître toute la société de son temps uniquement par ce cadrage-là, cette figure-là. Celui avec qui on n’en finirait pas de méditer encore et encore sur Cézanne. Celui qui a écrit : « La véritable poésie n’a rien à voir avec ce qu’on trouve actuellement dans les collections poétiques. Elle est ce qui ne se donne pas pour poésie. Elle est dans les brouillons acharnés de quelques maniaques de la nouvelle étreinte. » Une discussion avec Ponge peut durer trois ou quatre heures. On laisse couler, on se tait, on reprend. « Aux choses mêmes » : leçon de phénoménologie. Mais en même temps : aux mots eux-mêmes. Toute la bibliothèque est désormais convocable, concentrée, sondée. Ponge est certainement le seul qui ait eu l’ambition de défendre à la fois la pensée des Lumières et celle qui a surgi de la modernité la plus aiguë.

On ne l’écoute pas ? On le cantonne dans les marges de la société ? Peu importe. Avec une sobriété et une énergie d’alchimiste, il est à son fourneau, jour et nuit. Il est tout entier requis par un « poème bizarre, avec retournements en virevoltes aiguës, épingles à cheveux, glissades rapides sur l’aile, accélérations, reprises, nage de requin » ( Les Hirondelles). Du même mouvement, il rêve de boucler une nouvelle Encyclopédie où science et poésie seraient réconciliées ; où Montaigne, Malherbe, La Fontaine, Pascal, Stendhal, Lautréamont, Rimbaud, ne seraient plus séparés. On peut aimer à la fois Voltaire et Claudel, ce dernier vu, sans révérence, comme « une grosse tortue marine plongeant, à l’autre extrémité de l’Asie, vers sa salade de champignons noirs, à la chinoise ».

C’est entendu : le monde est absurde, mais il fonctionne, et le langage aussi. L’impasse, c’est la manie sociale et son rabaissement systématique de l’art (fascisme, stalinisme). En 1954 : « Dire un mot de ces salauds qui vous mettent en garde contre l’ambition ou contre le désir d’absolu et de grandeur, qui veulent vous réduire à leurs normes de concierges ou de vicieux de la littérature. » Et en 1941 : «  Il s’agit de militer activement (modestement mais efficacement) pour les "lumières" et contre l’obscurantisme, cet obscurantisme qui risque à nouveau de nous submerger au XXe siècle du fait du retour à la barbarie voulu par la bourgeoisie comme le seul moyen de sauver ses privilèges. » La passion esthétique est une éthique, et, tout naturellement, une politique. Orgueil (extrême), et humilité (vraie) : le contraire de la vanité vide. Et c’est ainsi que, dans une histoire humaine en folie, nous ont été rendus le mimosa, le lilas, l’oeillet, l’huître, la boue, et jusqu’au soleil lui-même. Nous vivons trop dans la mort, le désir de mort, et Ponge, lui, veut passionnément inventer une nouvelle raison de vivre heureux quand même. Ce nouveau bonheur, cette «  nouvelle étreinte » n’est plus une idée vague et fade, une fuite, un repli, mais un acte résolument sensuel. La poésie est devenue spectrale ? Mais non, la revoici vibrante, variée, armée, à la fois dramatique et critique. La poésie est révolutionnaire par définition, puisqu’elle ne transige pas avec la liberté physique. Ainsi, dès 1933, quand le totalitarisme infecte déjà l’Europe : « Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots ! »

Je revois le soir tomber, autrefois, rue Lhomond [5]. On n’entend plus les cris d’enfants de l’école toute proche. Je viens d’attirer l’attention de Ponge sur ce fragment de Rimbaud : « La main d’un maître anime le clavecin des prés. » Ce jour-là, c’est juste ce qu’il fallait dire.

Le Grand Recueil, 1961.
A faire apprendre par coeur dans toutes les écoles primaires. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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Sur le Le Soleil placé en abîme

Le Soleil lu à la radio. Le 22 juin 1949 sur la Chaîne Nationale, Francis Ponge lit un passage du Soleil placé en abîme, passage repris, modifié, dans Le Grand Recueil — « Pièces ». Après sa lecture, l’écrivain remarque que l’enregistrement de l’émission, plusieurs fois reporté, a lieu le 22 juin, date du début de l’été, « le jour où la terre est le plus proche du soleil ».

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TXT n°3/4 (printemps 1971)


TXT n°3/4 (printemps 1971), page 6.
Zoom : cliquez l’image.
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TXT n°3/4 (printemps 1971), page 7.
Zoom : cliquez l’image [6].
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Un opéra baroque

par Philippe Sollers

Le contresens à ne pas faire, à propos de Ponge, est de le prendre pour un poète « chosiste ». En réalité, son oeuvre se donne ouvertement comme métaphysique. On pourrait même dire qu’elle est tout entière une forme de réponse à Pascal. « Le silence de ces espaces infinis m’effraie. » Voyons.


1ère publication, La NNRF, 1er décembre 1954 [7].
Archives A.G.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Le Soleil placé en abîme est l’entreprise la plus ambitieuse et la plus « désespérée » de Ponge, son coup de dés, son pari. Il m’en a parlé plusieurs fois avec beaucoup d’émotion (chose très rare chez lui), comme s’il s’agissait d’une tentative folle. C’est à mon avis son chef-d’oeuvre. « Chacun sait de la Terre, et de nous par conséquent là-dessus, qu’elle tourne autour du Soleil selon une orbite elliptique dont il n’occupe qu’un des foyers. Se sera-t- on demandé qui occupe l’autre, l’on ne sera plus très éloigné de nous comprendre. »

Le Soleil, le plus évident des objets, est en même temps le plus mystérieux. Il s’agit d’une énigme en plein jour (si on peut dire). La Rochefoucauld (cité par Ponge) : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » En réalité, le plus brillant des objets du monde n’est pas un objet. Pour l’écrire, il faut donc inventer un autre mot, une autre notion : l’objeu. Ponge en donne la définition suivante : « Disparition de l’objet en abîme, fonctionnement verbal. » « Le jour est la pulpe d’un fruit dont le soleil serait le noyau. Et nous, noyés dans cette pulpe comme ses imperfections, ses taches, ses crapauds, nous sommes asymétriques par rapport à son centre. Son rayonnement nous enrobe et nous franchit, va jouer beaucoup plus loin que nous. »

Le soleil provoque le ravissement le plus intense, et, en même temps, une angoisse de mort. Ponge n’oublie pas le mot de Goethe au moment de mourir : « Plus de lumière. » Il y a aussi le vers fameux d’agonie de Hugo : « Je vois un soleil noir d’où rayonne la nuit. »

Le soleil est donc à la fois un OUI et un NON catégoriques. Il est «  la condition de tous les autres objets, la condition même du regard », mais il est aussi un « trou ». C’est l’abîme métaphysique.


Fragment manuscrit du Soleil placé en abîme
Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, Paris) [8]
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Le soleil, donneur de vie, est aussi un tyran sadique. « Les corps et la vie même ne sont qu’une dégradation de l’énergie solaire, vouée à la contemplation et au regret de celle-ci, et — presqu’aussitôt — à la mort. » La condition humaine est sous cette loi absolue : « La vie commune avec une étoile... Nous nous réveillons chaque matin avec la même étoile dans notre lit. L’été, elle va et vient dans la maison avant notre réveil. Telle est notre aventure, assez fastidieuse. »

Le Soleil placé en abîme est un grand texte baroque, une sorte d’opéra flamboyant. L’audace est ici de reprendre la forme des poèmes cosmogoniques grecs, Parménide, Empédocle, avec des raccourcis rimbaldiens. « Lion, berger d’un troupeau de moutons », « le tollé nocturne ». Personnages : le feu, les étoiles, la nuit. Et puis le délire, autour de midi : « O Soleil, monstrueuse amie, putain rousse ! »

Il fallait faire mentir la résignation courante : « Rien de nouveau sous le soleil. » Un acte héroïque, donc.

Philippe Sollers, Le Monde des livres du 05.02.99
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LIRE AUSSI : Manuscrits inédits du Soleil placé en abîme pdf

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Ponge, posant pour Fenosa, 1961. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers

Ces entretiens ont été diffusés sur France-Culture en avril 1967, puis en 1988 après la mort de l’écrivain. C’est Gérard Farasse qui rédigea la notice des Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, pour le second volume des oeuvres complètes de Ponge éditées par Bernard Beugnot dans la Bibliothèque de la Pléiade [9]. Cette étude, publiée dans le numéro 68 de L’Infini (hivers 1999), a le mérite de retracer avec précision et sans rien masquer des dissensions ce que furent les relations entre Tel Quel et Ponge pendant une quinzaine d’années.

Sur les Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers

par Gérard Farasse

Une rencontre

Lorsque Philippe Sollers interroge Francis Ponge [10], il a trente et un ans. Ponge vient d’avoir soixante-huit ans. L’un est un jeune écrivain brillant et turbulent, l’autre un poète reconnu, malgré toutes les résistances que rencontre encore son oeuvre. Ils se connaissent depuis une décennie. Philippe Joyaux, qui, adolescent, avait été frappé par la nouveauté des textes de Ponge découverts dans le Panorama de la nouvelle littérature française de Gaëtan Picon [11] l’a rencontré à l’automne 1956, à la mite d’une de ses conférences à l’Alliance française [12]. Depuis lors des liens d’amitié se sont noués à partir d’une admiration réciproque. Ponge n’a pas de mot assez fort pour exprimer celle-ci tandis que Sollers reconnaît en lui un maître [13]. L’aîné, avec la générosité active qui est la sienne, entreprend d’aider son cadet dans ses premiers pas d’écrivain et recommande à Jean Paulhan deux de ses textes, dont l’« Introduction aux lieux d’aisance ». Mais Marcel Arland s’oppose à leur publication dans la N.R.F [14]. En 1962, pour obtenir que Philippe Sollers soit réformé, il intervient également auprès de Gaëran Picon, alors chef de cabinet d’André Malraux [15]. Promu au rôle de mentor, Francis Ponge suit de très près la naissance de la revue Tel Quel, pour laquelle il apparaît comme une sorte de figure tutélaire. La « Déclaration » qui ouvre le premier numéro (mars 1960) est parfois si proche de sa conception de la littérature qu’il est bien malaisé de démêler ce qui appartient en propre à chacun. Refus de la littérature « engagée » des idéologues, privilège accordé au langage et à ses lois, attention accordée à l’objet : autant de motifs que tour lecteur de Ponge reconnaîtra aisément, jusque dans leur formulation [16]. Ce dernier est même désigné comme arbitre, avec Jean Cayrol, pour le cas où le comité de rédaction ne parviendrait pas à décider s’il convient ou non de publier tel texte [17]. De 1960 à 1968, date à laquelle s’interrompt sa collaboration à la revue, il lui confie une dizaine de textes. Il occupe la place d’honneur dans la première livraison du printemps 1960, puisqu’il l’ouvre — avec « La Figue (sèche) » — et la ferme — avec un ancien « Proême ».


17 juin 1960 : Ponge a 61 ans, Sollers... 23. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Et, en 1964, lorsque Tel Quel décide d’organiser, au 44 de la rue de Rennes, un cycle de conférences destiné à élargir son audience, c’est Francis Ponge qui l’inaugure [18]. On le voit, Philippe Sollers n’est pas en reste. Dès 1960, il a participé à l’exposition « Francis Ponge, une oeuvre en cours », organisée par l’Université de Paris à la Bibliothèque Jacques Doucet [19], en prononçant à la Sorbonne une conférence, « Francis Ponge ou la raison à plus haut prix », qui fournira l’essentiel de sa monographie, le Francis Ponge de la collection « Poètes d’aujourd’hui », premier livre à lui être entièrement consacré [20].

A l’avant-garde

On pourrait continuer ainsi longtemps à énumérer les différents signes qui manifestent qu’il y a une véritable rencontre entre les deux hommes. Philippe Sollers souligne ces affinités lorsqu’il écrit que Ponge «  est singulièrement proche d’une nouvelle génération d’écrivains, sans illusions eux non plus, peu enclins à se contenter d’idées ou à se mettre à leur service, peu susceptibles d’attitudes métaphysiques [...]. Écrivains qui tiennent à savoir ce qu’ils font. Qui souhaitent pour eux-mêmes, à l’intérieur d’une expérience formelle, se tenir à une même résolution. Qui ne veulent pas faire comme si rien ne s’était passé et qu’on pût écrire tranquillement son histoire. À ceux-là, Ponge donne le plus admirable exemple [21] ». Ce dernier a sans doute le sentiment qu’une postérité est donnée à son oeuvre et que le voeu qu’il exprimait dans Pour un Malherbe (« Nous sollicitons quelques jeunes gens et l’avenir [22] ») est enfin exaucé : une filiation se constitue. Ponge se liera avec les jeunes poètes de la revue : Marcelin Pleynet, qui lui dédie son Lautréamont [23] en 1967 ; Denis Roche, qui « sait parfaitement (car il est savant, érudit) tout ce qui été tenté, depuis la nuit des temps, pour — parlons vite — iconoclastiquer la poésie [24] », et Jean Thibaudeau, qui lui consacre une très riche monographie [25]. De cette génération poétique, Ponge dira avec enthousiasme, dans un entretien qu’il accorde en 1965 à la radio romaine : « Elle suscite chez moi la plus vive admiration. Quelle joie d’être ainsi sûr que l’esprit au plus haut niveau continue ! Quelle joie de voir le témoin, comme on dit dans les courses de relais, repris par des mains fermes, et de le voir s’éloigner si vite, vers l’avant, vers le jour, vers notre avenir ! » Et, poursuivant sa tâche de propagandiste auprès des intellectuels italiens, pour faire bonne mesure, il ajoute, catégorique : « [...) la meilleure revue, il n’y en a qu’une, c’est celle qui publient aux éditions du Seuil Sollers, Pleynet et leurs amis, et dont le nom est Tel Quel [26]. » Comme l’écrit Jean Thibaudeau, « Tel Quel longtemps devra beaucoup à Ponge et réciproquement [27] ». Il se trouve que Philippe Sollers acquiert, très vite, une certaine notoriété. Le défi (1957) reçoit le prix Fénéon ; Le parc (1961), le prix Médicis.

La revue Tel Quel rassemble les signatures les plus prestigieuses, et, dès 1964, devient un lieu privilégié de réflexion sur la théorie littéraire. La collection qui s’y adjoint alors publie, pour ne citer que quelques exemples, les Essais critiques (1964) et Critique et vérité (1966) de Roland Barthes, Théorie de la littérature, Textes des formalistes russes (1965), traduits et présentés par Tzveran Todorov, avec une préface de Roman Jakobson, L’écriture et la différence (1967) de Jacques Derrida. Les étudiants de cette décennie ont le sentiment que c’est là que quelque chose se passe. Un combat sévère a lieu entre les tenants de la tradition et cette avant-garde qui fait souiller un esprit nouveau. La revue Tel Quel, d’autre part, s’inscrit dans un mouvement de pensée plus vaste, que par commodité on appellera structuralisme, et se garde de rester à l’étroit dans le seul champ littéraire ; elle s’ouvre non seulement à la linguistique et aux principales sciences humaines qui la prennent pour modèle mais aussi à la psychanalyse et à la philosophie. Dans les deux années qui précèdent les Entretiens, des livres aussi incisifs que les Écrits de Jacques Lacan, Pour Marx de Louis Althusser ou encore Les mots et les choses de Michel Foucault voient le jour. C’est dans cette atmosphère d’effervescence intellectuelle, à laquelle contribue largement Tel Quel, que ceux-ci ont lieu.
En février 1967 Le parti pris des choses suivi de Proêmes entre dans une collection de poche, la toute récente collection « Poésie/Gallimard », et France-Culture, fin 1966, propose à Ponge de réaliser une grande série d’entretiens : signes, à l’évidence, d’un intérêt accru pour une oeuvre qui, en l’espace de sept ans, après tant d’années souterraines, s’est déployée au grand jour : les trois volumes du Grand Recueil (1961), Pour un Malherbe (1965), Le Savon (1967), sans compter Tome premier (1965) qui rassemble tous les livres publiés depuis Douze petits écrits jusqu’à La rage de l’expression. C’est tout naturellement que Ponge se tourne alors vers Philippe Sollers pour lui demander d’être son interlocuteur : qui connaît mieux son oeuvre et avec qui se sent-il davantage en accord ? Ce dernier jouit d’une telle autorité auprès de la jeunesse que son audience s’en trouvera amplifiée. Nul doute que ce ne soit à travers lui (comme à travers la monographie de Jean Thibaudeau) que toute une génération découvre alors Francis Ponge.

Un livre paradoxal


Entretiens, 1ère édition, 1970.

Les douze entretiens se divisent nettement en deux volets dont le premier (entretiens 1 à 6) a pour fonction d’inscrire Ponge dans un contexte historique (la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique, le Front populaire, la Résistance), mais aussi dans un paysage littéraire dominé par la N.R.F et le surréalisme. L’importance de l’« imprégnation enfantine », évoquée déjà dans Pour un Malherbe, est confirmée comme aussi celle des années de formation intellectuelle dans ce climat du symbolisme finissant et du positivisme. Avant d’entamer cette évaluation du passé, Francis Ponge, dans les deux premiers entretiens, met l’accent sur les diverses formes de résistance auxquelles se heurte encore son travail et salue celui de la revue Tel Quel parce qu’il lui permet d’espérer un changement dans la façon dont on appréhende la littérature. Le second volet (entretiens 7 à 12), quant à lui, s’ouvre sur l’expression du malaise qu’il a ressenti lors des émissions précédentes, moins en raison du caractère biographique des quelques anecdotes qu’il a pu évoquer (il y en a, somme toute, fort peu) qu’à cause des approximations à quoi conduit l’improvisation orale : « Je suis content, affirme-t-il, que nous en venions aux textes. » Le « je » va pouvoir s’effacer derrière « L’Huître », « L’Oeillet », « La Seine », « Le Soleil », « Le Volet », Pour un Malherbe, qui sont autant de points forts d’une oeuvre dont Ponge dessine la courbe, qui s’épanouit avec « Le Pré » et Le Savon, textes les plus récemment publiés. Il compose ainsi une anthologie. Les entretiens sont peu à peu envahis par la simple lecture des textes au point que le dixième est tout entier consacré à celle d’extraits de Pour un Malherbe (il est vrai que Ponge a le sentiment, à raison, que cette oeuvre importante n’a pas été lue). Aux questions de Philippe Sollers il répond par des citations : « Quelle idée de demander à un poète ce qu’il a voulu dire ? écrivait-il déjà dans « My creative method ». Et n’est-il pas évident que s’il est seul à ne pouvoir l’expliquer, c’est parce qu’il ne peut le dire autrement qu’il ne l’a dit (sinon sans doute l’aurait-il dit d’une autre façon) [28] ? » En somme, sa répugnance à l’égard du bavardage biographique qui met en avant l’homme privé se double d’une forte réticence à l’égard d’une parole interprétative qui perdrait de vue le texte lui-même dans sa matérialité langagière et prétendrait en saisir le sens sans étudier les figures qui le produisent. Ce sont ces dernières qu’il montre du doigt dans son explication de « L’Huître », explication magistrale surtout par ce dont elle s’abstient : elle n’interprète pas, mais décrit, avec une précision d’artisan, les différents rouages du texte. Philippe Bonnefis, à propos de « "L’Abricot" bien tempéré [29] », l’a bien remarqué : « Je suis extrêmement frappé par la façon dont il procède. Il en arrive presque toujours à la conclusion que c’est écrit comme c’est écrit, parce que cela devait s’écrire comme cela. Sa lecture n’est pas interprétative. Lire un texte, pour lui, c’est faire l’épreuve de ses coutures, s’assurer qu’elles tiennent, qu’elles résistent toujours à la parole [30]. » Si les larges citations de Ponge viennent conforter, en l’illustrant, le discours explicatif de Philippe Sollers, elles semblent également, dans le retour au texte à quoi elles s’obstinent, lui faire objection [31], en faisant remonter à la surface la lettre qu’il risque d’oblitérer ou d’ensevelir. Les Entretiens sont donc un livre paradoxal, parce que Ponge y est soumis à deux contraintes : parler de soi et parler autour des textes. Or ni la « confession » ni 1’« interprétation » ne trouvent grâce à ses yeux. Il lui faut bien, pourtant, satisfaire aux lois du genre, mais, comme à son habitude, en les aménageant à sa façon et sans se priver de quelques mises au point énergiques à l’égard de la critique sur la question de l’anthropomorphisme ou encore de l’illustration de ses textes.

La fêlure

Si l’on prend la peine de lire en continu les questions de Philippe Sollers, de suivre seulement sa partition en négligeant pour un temps celle de Ponge, on est frappé par leur progression et leur cohérence. Elles touchent juste et mettent l’accent sur des points essentiels. Plus que des questions, au demeurant, ce sont de véritables analyses qui poursuivent et approfondissent celles qui étaient déjà présentes dans sa monographie, et qui se proposent, comme elle [32], de fournir « des éléments d’étude, de travail », qui rendraient possible la lecture de Ponge. Telle phrase de La raison à plus haut prix pourrait ainsi, sans faire tache, venir s’insérer dans les Entretiens, comme celle-ci, qui fait conclusion : «  La vigilance, l’exigence de Ponge font partie pour nous de la véritable avant-garde, la plus révolutionnaire, la plus réaliste, la plus matérialiste (en tant que la matière est "la providence de l’esprit" et peut seule le faire progresser, l’arracher, le révéler à lui-même) et enfin, pour tout dire, le plus propre à nous construire en nous ravissant [33] » Les Entretiens, comme la monographie, déplacent la lecture de Ponge des choses vers le langage mais le font à la lumière des questions que se pose l’avant-garde comme celle de la mort de l’auteur (Roland Barthes), de la mise en abîme (Jean Ricardou) ou celle des paragrammes (Julia Kristeva) et en utilisant désormais la terminologie linguistique du structuralisme. Si Ponge ne se prive pas de reprendre parfois ces termes, ce n’est pourtant pas sans réticence parce que la « re-scolastique » nous menace [34] et que son oeuvre a sécrété, au fur et à mesure de son évolution, le vocabulaire métalogique dont elle a besoin. Cependant le changement le plus remarquable est l’apparition massive de la phraséologie marxiste : Sollers cite la onzième thèse de Marx sur Feuerbach, évoque les «  superstructures idéologiques », dénonce la «  littérature idéaliste et bourgeoise ».
Fasciné depuis longtemps par la Chine et attentif, dès l’été 1966, au développement de la Révolution culturelle, il a acquis la conviction que l’avant-garde peut jouer un rôle dans la subversion sociale [35] : Tel Quel se politise et se rapproche du Parti communiste. Ponge, quant à lui, s’en est éloigné, on le sait, dès 1947. Aussi le mot de matérialisme utilisé par l’un et l’autre désigne-t-il deux réalités différentes. Pour Ponge il renvoie à celui d’Épicure et de Lucrèce alors que pour Sollers il se rapporte au matérialisme dialectique. Grâce à cette ambiguïté, l’illusion d’un accord quasi parfait entre les deux hommes peut se maintenir alors que s’amorce un éloignement qui se manifestera d’abord, avant la rupture retentissante avec Tel Quel en 1974, par le fait que Philippe Sollers n’écrira pas une nouvelle version de sa monographie alors que Francis Ponge le souhaitait [36]. Les premiers lecteurs des Entretiens n’ont guère perçu ce désaccord car, dans l’ignorance où ils étaient de l’évolution politique de Ponge, ils pouvaient le croire encore un homme de gauche, d’autant plus que rien, que ce soit dans le livre de Sollers ou dans celui de Thibaudeau, ne peut laisser supposer son orientation vers le gaullisme. Les Entretiens maintiennent ce silence : les informations biographiques que livre Ponge se raréfient après qu’il a évoqué sa nomination en tant que professeur à l’Alliance française (1952). Les deux hommes, de façon tacite, s’accordent pour laisser cette question sous le boisseau. Outre que le genre de l’entretien n’est pas celui du débat, ils préfèrent souligner une convergence qui est en effet éclatante, si l’on excepte celle-ci. On serait victime d’une illusion rétrospective (expliquer l’avant par l’après) en plaçant ces entretiens sous le signe du malentendu, comme le souligne Jean-Marie Gleize [37]. Philippe Sollers ne se présente-t-il pas encore en héritier de Ponge lorsqu’il intitule Logiques son recueil d’essais qui paraît en 1968 ? Reconnaissance qu’une coupure historique a lieu dans les années 1870, importance de Lautréamont et de ses Poésies, rôle des sciences du langage, caractère révolutionnaire de la forme, volonté de mise à jour du corps du langage : autant de thèses qui, dans ces Entretiens, leur sont communes sans qu’on puisse dire que Sollers tente d’annexer Ponge puisque aussi bien ce dernier aura contribué pour une grande part à l’émergence de celles-ci. La littérature est leur combat et ils le mènent alors conjointement.

Gérard Farasse, L’Infini 68, hiver 1999.

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Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers (1967)

France Culture, Mémorables, août 1988
Extraits d’une série en 12 épisodes diffusée sur FC du 17 avril au 5 mai 1967 (archives A.G.).

1. Conditions de travail de quelqu’un qu’on appelle encore un « poète »

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2. Vie et travail à l’époque surréaliste

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3. Pratique et théorie :
« Le Parti pris des choses », « Proêmes », etc...

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4. Pour un Malherbe. Pour une nouvelle culture.

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5. Rupture et Révolution. Un matérialisme sémantique. « Le Pré ».
L’écriture. Fonctionnement. Objoie. « Le Savon ».

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ONZIÈME ENTRETIEN
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Rupture et Révolution culturelle.
Un matérialisme sémantique.
« Le Pré »

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PHILIPPE SOLLERS : Francis Ponge, nous avons essayé de parcourir dans vos textes un trajet qui est en même temps une constellation d’écriture : position du texte, position du scripteur, position du lecteur, le tout se déployant dans un espace que nous avons elliptiquement appelé cosmogonique. Cet espace est celui d’une mise en relation entre le fonctionnement du monde, tel qu’il est produit dans vos textes par une fiction permanente, et ces textes eux-mêmes s’écrivant de telle façon que nous avons parlé d’une dispa­rition simultanée des choses, du champ verbal et de l’organisme qui se trouve à leur intersection.
Paradoxalement, il s’agirait ici de la formule même de l’
entrée en matière : ce triple effacement étant comme la condition du réel.
Je me rappelle une de vos expressions. Vous avez dit souvent qu’au fond, l’homme était là dans une sorte d’agonie et qu’il s’ agissait simplement de surveiller celle agonie, de façon rigoureuse.
Vous avez écrit aussi que chaque chose, chaque élément du monde dit concret , représentait une sorte d’erreur dans cette cosmogonie, mais en même temps une perfection achevée de cette erreur, et je crois que ce qui a été important, cela a été de souligner comment le langage, la parole, l’écriture se présentaient à vous, comme une pratique à la fois érotique et mortelle : vous n’avez jamais essayé de passer sous silence la fonction profondément sexuelle de l’écriture. Plus précisément, dans une machinerie qui serait celle, permanente, de la mort et de la reproduction, de même que la langue se perpétue dans l’espèce humaine et passe d’un individu à l’autre, d’une société à l’autre ; de même, vous avez essayé de placer vos textes à ce croisement effervescent de la reproduction et de la mort.
Je voudrais que nous insistions, si vous le voulez bien, sur l’aspect
matérialiste d’une telle conception, parce qu’il me paraît évident que c’est cette inscription matérialiste qui vous distingue absolument du contexte culturel de la littérature idéaliste et bourgeoise, en général. C’est là un des niveaux les plus difficiles dans l’approche que nous pouvons faire de vos textes, et je voudrais savoir si vous êtes d’accord avec l’expression de « matérialisme sémantique », qui a été employée à propos de ces textes. D’un tel matérialisme sémantique, il me semble que « le Pré » apporte la plus éclatante confirmation. Pourquoi ? parce que nous y voyons, réunies dans une imbrication absolue, à la fois cette épaisseur du monde verbal, la référence à un champ concret, à une physique, qui est celle du pré, en même temps qu’une archéologie historique et culturelle qui se trouve à l’intérieur du texte et bouclée avec lui. De telle façon que le pré, c’est non seulement la syllabe « pré » au moment où vous l’écrivez sur le papier, c’est non seulement le carré d’herbe vert qu’il faut que vous suscitiez sur la page, avec des mots, avec toute l’épaisseur colorée des mots, mais c’est aussi le pré, le « préfixe des préfixes », comme vous dites, c’est-à-dire l’origine , l’antériorité, et ce qu’ il y a de plus originel, dans notre langue et notre culture.
Ce Pré vous amène à une signature différente de celle qui est inscrite dans
Le Volet, signé « à l’inté­rieur ». Ici , vous signez sous le Pré, et votre nom propre intervient dans un texte, qui se situe par consé­quent à la convergence de tout ce dont nous avons parlé.

FRANCIS PONGE : Oui. Au sujet, si vous vou­lez, de mon matérialisme, j’ai déjà pu dire combien les mots, les formules verbales, me semblaient une réalité concrète, comportant toute l’évidence et l’épaisseur des choses du monde extérieur. C’est­ à-dire, reprenant, par exemple, la parole de Théophile Gautier, je suis quelqu’un pour qui le monde extérieur existe, ce qui est alors une sorte de réalisme, eh bien ! je m’en approche et je m’en éloigne à la fois, en considérant que le langage, les mots sont aussi un monde extérieur, et que je suis sensible, si vous voulez, à la réalité, à l’évidence, à l’épaisseur de ce monde verbal, au moins autant qu’à celui des objets du monde physique.
Maintenant, pour confirmer ce que je viens de dire et le rapprocher de ce que vous avez dit, il s’agit donc, en effet, d’un matérialisme sémantique, puisque l’histoire des mots, de leur étymologie, des variations de signification qu’ils ont connues depuis qu’ils sont apparus dans le langage humain, dans des langues antérieures à la nôtre, par exemple dans le latin avant d’entrer dans le français, c’est bien cela, n’est-ce pas, la Sémantique, l’histoire des significations variées qu’un mot a pu prendre au cours de son histoire ? Ainsi, comme les personnes ont des ancêtres, les mots ont aussi des ancêtres.
Ils ont, enfin, un arbre, oserai-je dire géné-analogique : celui des associations d’idées qu’ils déve­loppent chez le lecteur, et de tout cela, je tiens compte. Il m’est arrivé de dire que le comble, pour un texte, serait que chacun des mots qui le composent puisse être pris dans chacune des acceptions successives que le mot a eues au cours de son histoire. C’est évidemment un comble et on ne peut pas y atteindre, mais on peut, peut-être, se demander le plus pour obtenir le moins, c’est-à-dire obtenir justement une sorte d’épaisseur de chaque vocable, à l’intérieur du texte. Un texte ainsi composé est naturellement susceptible de plusieurs niveaux de signification.
En ce qui concerne l’Eros et la Mort, et ce que vous appelez l’agonie (c’est un mot, en effet, que j’ai employé) — eh bien j’ai dit aussi très souvent, je crois, au cours de ces entretiens, que la nécessité profonde, enfin ce qui amenait à franchir le silence, était évidemment le désir, et que ce désir était quelque chose de quasi physiologique, biologique, qui, par exemple, dans l’acte sexuel, oblige l’homme à remplir sa fonction, qui est une fonction de régénération, et tout le monde conçoit que les dépenses que fait le corps physique au moment de l’acte de reproduction, eh bien ! sont des pas vers la mort ; enfin, je crois que cela, c’est presque un lieu commun.
Le rapport de l’Eros et de Thanatos est donc évident, et la mort, en ce sens, fait partie de la vie, naturellement. A de très nombreuses reprises, j’ai dit cela, quasi en propres termes et j’ai insisté sur le fait qu’il fallait, en quelque façon, mourir pour donner naissance à quelque chose, ou à quelque personne, et je ne suis pas le premier à avoir conçu que la naissance du texte ne pouvait avoir lieu que par la mort de l’auteur.
L’acte sexuel, l’acte de reproduction exige aussi la présence d’un autre. Eh bien ! comme dans l’espèce, il faut que les deux meurent plus ou moins pour que la troisième personne, ici le texte, puisse naitre.
La deuxième personne, quant à moi, enfin, c’est évidemment, si vous voulez, pour aller très vite, la chose, l’objet qui provoque le désir et qui, lui aussi, meurt, si vous voulez, dans l’opération qui consiste à faire naitre le texte. Donc, il y a mort à la fois de l’auteur et mort de l’objet du désir, mettons de la chose, du pré-texte, du référent, pour que puisse naitre le texte.
Vous avez évoqué un de mes derniers écrits, paru sous le titre « Le Pré ». Peut-être y puis-je prendre l’exemple, un peu, de ce que nous venons de dire, en effet.
J’ai d’abord eu, une fois — et je pourrais situer cela exactement dans le temps et dans l’espace —, une émotion me venant d’un pré, au sens de prairie. J’ai commencé à vouloir rendre compte, éterniser si vous voulez, en quelque façon, par un texte, cette émotion, la garder devant et pour moi, écrire cela de peur de ne pas le retrouver. J’ai donc commencé à écrire, sans me préoccuper d’autre chose que de rendre compte de cette émotion. C’était une besogne d’expression, comme un paysagiste, mais évidemment en me servant des mots.
Très vite, je me suis aperçu que ce mot, ce mot lui-même, pré, qui revenait dans mes notes, ce mot devenait par lui-même non seulement intéressant, mais enfin devenait pour moi comme une espèce d’obsession. Ce mot. Et ce mot, je ne pouvais plus faire autrement que de le retrouver, à chaque instant, dans les paroles que je disais ou qu’on me disait. Pourquoi ? parce que cette syllabe, ce monosyllabe, pré, se trouve constamment dans la bouche des Français qui parlent. Il s’agit d’un préfixe qui est à chaque instant dans la bouche des gens. Il ne s’agit pas seulement du mot qui désigne le petit carré d’herbe, qu’on peut voir, mais il s’agit d’un phonème qui est à chaque instant dans la bouche des gens.
Alors, je suis allé au dictionnaire, pour voir un peu ce que c’était que cela, ce pré , et je me suis rendu compte rapidement que c’était, en effet, une des racines les plus importantes existant en français. Pourquoi ? eh bien ! parce que pré, le pré, la prairie, vient du latin pratum, dont les étymologistes latins disent que c’est une crase, comme on dit, pour paratum, c’est-à-dire ce qui a été préparé.
Poussant plus loin encore et regardant ce que c’était que près — p-r-è-s — ou que prêt, p-r-ê-t, etc., je me suis aperçu que tout cela venait d’une même racine védique, et que, finalement, pré était un monosyllabe qui signifiait à la fois paratum, c’est­ à-dire ce qui a été préparé (et voyez que, dans le mot « préparé », il y a encore « pré ») c’est-à-dire donc le participe passé par excellence, ce qui a été préparé pour l’homme, suppose-t-il, par la nature, pour qu’il connaisse mettons un certain repos, une certaine nourriture aussi, puisque le pré, c’est le lieu de l’herbe, et que l’herbe, c’est le végétal à l’état élémentaire, et que nous mangeons de l’herbe, du fait même que nous mangeons du bœuf ou du mouton, et que, par conséquent, c’est antérieur à l’origine, c’est vraiment le participe passé par excellence.
Mais en même temps, il se trouve que ce préfixe signifie aussi tout ce qui va venir. C’est l’avenir, ce qui précède, etc., enfin ce qui est au futur. Donc, là, je me trouve, à la racine de ce mot, dans un contradictoire admirable, qui signifie à la fois le passé, le présent et l’avenir.
A partir de là, j’ai continué à écrire mon texte, et je suis arrivé à une certaine forme, je suis arrivé à boucler mon texte, de telle façon que s’y confirment à la fois le désir, c’est-à-dire l’émotion que m’a causée ce pré, et la mort, parce qu’aussi le pré, comme je le dis dans mon texte, est à la fois le lieu de la palabre (mon texte est assez long), la palabre, vous savez ce que c’est ? c’est la parole, enfin la discussion ; les paroles ; là, évidemment, est évoqué le pré-aux-clercs, l’endroit, par exemple, où les étudiants, au Moyen Age, venaient discuter, recevaient aussi les leçons de leurs professeurs : la palabre. Mais en même temps, le pré est encore autre chose : c’est le pré du duel ; c’est le pré de l’action ; on dit appeler quelqu’un sur le pré ; c’est le pré de la décision. A ce moment-là, il arrive sur le pré deux personnages, debout, qui croisent ensuite en oblique leurs épées, et finalement, au moins l’un des deux tombe à l’horizontale. Nous avons donc d’abord deux verticales ; ensuite, un duel oblique ; et ensuite, vous avez au moins l’un et parfois les deux qui tombent horizontalement sur le pré ; et il s’agit tout simplement ensuite que l’un des deux, ou les deux, s’ils se sont enferrés mutuellement, eh bien ! soient enterrés, et alors ils sont enterrés sous le pré. Et nous avons encore le pré comme surface de la terre sous laquelle se trouvent enterrées les deux verticales, qui peuvent représenter aussi, comme je le disais tout à l’heure, à la fois l’auteur et la chose, parce qu’il est évident que le duel est un acte d’amour aussi, et que le résultat est la mort des deux ; seul, et seulement, le pré reste, le pré est là, le pré est constitué.
Je ne sais pas si j’ai le temps de lire quelques passages de ce texte. En voici un, par exemple, au début :
« Parfois, ou mettons aussi bien par endroits, parfois notre nature (j’entends dire d’un mot la nature sur notre planète (comme on l’entend d’habi­tude) et ce que chaque jour à notre réveil nous sommes (comme on dit : il a une belle nature , c’ est un beau tempérament)) enfin notre nature nous a préparé un pré. »
Et plus loin, je signifie que « ce fragment limité d’espace, guère plus grand qu’un mouchoir, etc. » nous semble très précieux. Pourquoi ? Pourquoi ce pré nous émeut-il ? nous tient-il en quelque façon « interdits » ? « Serions-nous donc déjà parvenus au Naos ? » (vous savez, le Naos, c’est le lieu le plus sacré du Temple, où, seuls, les prêtres ont accès).
« Enfin, au lieu sacré d’un petit déjeuné de raisons » (c’est-à-dire que, là, il ne s’agit plus des raisons, elles sont avalées, à proprement parler. Là est évoqué également le déjeuner sur l’herbe). « Nous voici, en tout cas, au cœur des pléonasmes et au seul niveau logique qui nous convient. »
« Crase de paratum, selon les étymologistes latins, près de la roche et du ru (du ruisseau), prêt à faucher ou à paître, préparé pour nous par la nature, pré (accent aigu) (virgule) paré (virgule), pré (encore accent aigu, et là, c’est le préfixe) (virgule) près (p-r-è-s) (virgule) prêt (p-r-ê-t), le pré gisant comme le participe passé par excellence, s’y révère aussi bien comme notre préfixe des préfixes. » (Voyez, il est toujours là.) « Préfixe déjà dans préfixe, présent déjà dans présent. Pas moyen de sortir de nos onomatopées originelles. Il faut donc y rentrer. Nul besoin d’ailleurs d’en sortir, leurs variations suffisant bien à rendre compte de la merveilleusement fastidieuse monotonie et variété du monde enfin de sa perpétuité. »
Et à la fin, j’en viens au tombeau, si vous voulez.
« Transportés tout à coup par une, sorte d’enthousiasme paisible, en faveur d’une vérité aujourd’hui qui soit verte, nous nous trouvons bientôt alités de tout notre long sur ce pré, dès longtemps préparé pour nous, par la nature, où n’avoir plus égard qu’au ciel bleu. »
(Il s’agit de l’homme qui est allonge sur le pré, mais là encore bien vivant.)
« L’oiseau qui le survole en sens inverse de l’écriture » (l’oiseau, c’est-à-dire l’accent aigu, n’est­-ce pas ? Nous écrivons de gauche à droite, et ensuite, nous revenons « contradictoirement » en sens inverse, pour poser l’accent aigu) . « L’oiseau qui le survole en sens inverse de l’écriture nous rappelle au concret, et sa « contradiction » (comme je viens de le dire), « accentuant du pré la note différentielle, quant à tels près, ou prêt, ou au prai (— p-r-a-i —), de prairie » (c’est bien l’accent, accentuant du pré la note différentielle) « sonne, brève et aiguë, comme une déchirure dans le ciel trop serein des significations ».
« C’est qu’aussi bien le lieu de la longue palabre put devenir celui de la décision. Des deux pareils (si vous voulez, ce sont les deux pairs, p-a-i-r-s enfin les deux gentilshommes, les deux pairs, pareils) arrivés debout, l’un au moins, après un assaut croisé d’armes obliques, demeurera couché, d’abord dessus, puis dessous. »
« Voici donc sur ce pré l’occasion, comme il faut prématurément, d’en finir.
« Messieurs les typographes, placez donc ici, je vous prie, le trait final. Puis dessous, sans le moindre interligne, couchez mon nom, pris dans le bas de case, naturellement, sauf les initiales, bien sûr, puisque ce sont aussi celles du fenouil et de la presle qui, demain, croîtront dessus. »
Ici, un trait horizontal, et ma signature immé­diatement là-dessous, c’est-à-dire que la signature, c’est l’auteur mort, mort et enterré, dont seulement les initiales percent la terre, comme (comme, c’est­ à-dire ni plus ni moins), comme donc percent la terre les herbes qui composent le pré.

LIRE : Francis Ponge, La fabrique du pré.

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Illustration de Jean Fautrier pour L’Asparagus, 1963

Sollers lit L’asparagus

A l’occasion de la réédition des Entretiens avec Francis Ponge, Sollers est l’invité de l’émission Carnets nomades sur France Culture le 20 avril 2001. L’émission est consacrée aux livres dont la lecture a été déterminante. Après avoir réécouté des extraits du premier entretien avec Ponge de 1967, Sollers revient sur sa rencontre avec l’écrivain. Il lit un texte de Ponge, L’Asparagus (publié dans Tel Quel n° 4, hiver 1961), le commente, en appelle « à une nouvelle raison », évoque Le Soleil placé en abîme, parle des Lumières (26’30).

« Tout à coup, le Temps, l’Écoulement, le Rythme, seraient premiers ; l’espace, la lumière ne viendraient qu’ensuite comme apparence et qualités secondes ; la lumière n’étant que les yeux brillants du Temps, du Temps noué en fruits, en astres, provisions de temps futur, d’avenir, de vie. » [38]

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Le Grand Recueil, 1961. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Le dispositif Ponge

par Marcelin Pleynet

A l’occasion de la publication du deuxième tome des Oeuvres complètes de Francis Ponge dans la Pléiade.

Dans « Pour un Malherbe » qui ouvre le second tome des « Oeuvres complètes », l’écrivain oppose rationalisme rigoureux et pathos mélancolique.

C’était son ambition déclarée et, plus encore que le premier, le second tome des Oeuvres complètes, dans la « Pléiade », le confirme : l’oeuvre de Ponge impose, comme aucune autre, un classicisme moderne susceptible, en effet, de retourner « comme un parapluie » toute l’histoire de la littérature.

Du tome premier au tome deux, ce retournement classique et son application s’illustrent du « Dispositif Maldoror-Poésies » («  Ouvrez Lautréamont ! Et voilà toute la littérature retournée comme un parapluie ! Fermez Lautréamont ! Et tout, aussitôt, se remet en place... ») de 1946, à Pour un Malherbe, (1951-1965), qui entend illustrer ce double mouvement. Ponge le souligne : « Un des points importants de mon Malherbe est celui-ci. On ne peut commencer à saisir l’importance relative et absolue de cet auteur que depuis Lautréamont, c’est-à-dire depuis que nous pouvons considérer une certaine littérature française comme chose close terminée... » C’est aussi en fonction d’un tel « dispositif » que s’explique le partage de l’oeuvre. Et, de 1960 à 1974, la régulière collaboration de Ponge avec la revue Tel Quel, où il publie un certain nombre des grandes proses qui composent ce second volume : entre autres Le Savon, Le Pré « Ardens organum », extrait de Pour un Malherbe [39].

En introduction à cette édition qui est un modèle du genre, Bernard Beugnot marque, dans la carrière de Ponge, le passage « d’une réputation de cénacle » à « un public plus large », notamment à partir de la conférence, « Francis Ponge ou la raison à plus haut prix », faite par Philippe Sollers à la Sorbonne en juin 1960, et par la monographie que Sollers consacre, en 1963, à Ponge, dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ».

Lisant ces deux volumes, on est frappé par l’énergie, la résistance et le mouvement décisif d’une oeuvre qui s’impose, en effet, et n’hésite jamais à assumer les contradictions qui apparemment la constituent : « Voyez les conditions de votre vie intellectuelle comme elles sont, et ne sous-estimez pas le danger » « Bien rares sont aujourd’hui les spécialistes capables, sans y perdre toute raison, de fabriquer pour se les fournir à eux-mêmes les livres qu’ils ont envie de lire, les paroles dont ils ont besoin. » Une semblable pensée, qui tient compte de « l’ère du soupçon », sans s’y complaire, marque, c’est un fait, ce qui s’initie à Tel Quel dans les années 1960.

Il est clair que dans le mouvement qui constitue chez Ponge le passage du Parti pris de choses à Pour un Malherbe, et quelles que soient les réserves qu’il manifeste à ce propos, poésie et pensée sont étroitement liées. C’est un débat interne à l’histoire de la pensée, et où Ponge oppose un rationalisme rigoureux au pathos mélancolique et aux inutilités psychologiques qui dominent l’époque, qui donne à ses grandes proses la singularité et la clarté d’une tension, en effet, toute classique.


Édition originale, 1971. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Il faut relire Le Savon, l’admirable Fabrique du pré, il faut faire l’expérience, en tout point unique, des dispositions de l’énoncé dans la logique de l’entretien qui le confronte aux choses « compte tenu des mots », pour comprendre ce qui est radicalement en jeu dans « la poésie désaffublée » de Francis Ponge.

« Pourquoi, par exemple, le traitement et l’explication des poètes, dans nos écoles supérieures sont-ils depuis des dizaines d’années si désolantes ? Réponse : parce que les enseignants ne savent rien de la distinction entre une chose et un poème, parce qu’ils n’ont jamais été intimement saisi par la question : qu’est-ce qu’une chose ? », écrit Heidegger dans Qu’est-ce qu’une chose ?, pour souligner ensuite : « Déterminer la position fondamentale en train de se transformer à l’intérieur du rapport à l’étant, c’est la tâche d’un siècle entier. »

On dirait autrement que c’est un souci qui occupe et traverse aussi bien le XIXe que le XXe siècle, et que Ponge, qui n’a vraisemblablement pas lu Heidegger, entre tous, saisit.

Le Pour un Malherbe, en tête du tome 2 des Oeuvres complètes, manifeste et ne cherche pas à dissimuler les embarras et les ambiguïtés de cette saisie : «  Je ne sais pas quelles sont les sources de Descartes, et ne me donnerai pas, ayant autre chose à faire, beaucoup de peine maintenant pour m’en instruire, mais il me paraît assez remarquable que Malherbe, de trente ans ou quarante ans antérieur à notre philosophe, ait pu écrire : "Qu’en dis-tu, ma raison ? crois-tu possible/D’avoir du jugement, et ne pas l’adorer ? » et bien d’autres formules du même esprit." C’est justement ce que l’éditeur de ces Oeuvres complètes écrit : « L’oeuvre pongien ne se donne pas comme le lieu de résolution des contradictions et tensions dont il sert au contraire très souvent à prendre conscience : il accueille des tentations antagonistes dont le conflit toujours ouvert lui donne sa marque et son dynamisme. » Que ces embarras conduisent, comme l’écrit Bernard Beugnot, à ce que Pour un Malherbe vienne « sanctionner un glissement politique qui s’amorce autour des thèmes de la francité et de la langue, défense et illustration qui se prolongeront jusqu’à L’Écrit Beaubourg (1977) et Nous mots français », rien là qui ne soit effectivement en germe dans l’époque et dans la langue des affabulations. Et dans la langue même de l’auteur des textes qui n’en sont pas moins restés pour moi, parmi ceux que l’époque a produits, de plus admirables. Des textes, par quoi la langue pourtant se gardait le plus farouchement de toutes illusions, tels que je les avais initialement lus.

Marcelin Pleynet, Le Monde du 20.12.02.

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Quarante ans après les entretiens radiophoniques...

Francis Ponge dans Un vrai roman


Il suffit de traverser le boulevard Raspail, en face de ma chambre d’époque, pour tomber sur l’Alliance française avec cette affiche : chaque jeudi à 18 heures, Francis Ponge, cours gratuit. Ponge, je l’ai un peu lu, je connais Le Parti pris des choses, je viens d’acheter le numéro de la NRF qui lui est consacré, avec un magnifique inédit, Les Hirondelles. Je lis donc la NRF ? Mais oui, pour les chroniques de Blanchot, et certains textes, comme les extraordinaires récits d’expériences mescaliniennes de Michaux. Les Hirondelles, donc, et c’est le printemps.
Je me retrouve dans une salle de classe sinistre, avec à peine dix auditeurs, devant ce type étrange (il a 60 ans), qui, pour gagner sa vie, improvise selon sa fantaisie. Qu’est-ce que parler ? Qu’est-ce qui se pense en parlant ? La question m’intéresse, d’autant plus qu’elle prend un aspect totalement inédit et concret. Ponge lit très bien tel ou tel texte du Parti pris ou de La Rage de l’expression, c’est très beau, net, concentré, ça résonne. Je reviendrai, j’amènerai plus tard deux amis, on ira bavarder ensemble. À la fin de ce qui n’est pas un « cours » mais une mini-conférence, je décide de lui montrer quelques papiers. Il réagit positivement très vite, prévient Paulhan, une grande amitié s’ensuit.

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L’immeuble de la rue Lhomond, Paris Ve

Je vais voir Ponge chez lui, rue Lhomond, près du Panthéon, au moins une fois par semaine. Sa solitude est alors terrible, sa pauvreté matérielle visible. Là-dessus, une fierté et une ténacité radieuse, quelque chose de radical et d’aristocratique, dans le genre « tout le monde a tort sauf moi, on s’en rendra compte un jour ». J’arrivais, je m’asseyais en face de lui dans son petit bureau décoré par Dubuffet, j’avais des questions, il parlait, je le relançais. J’ai fait ce que j’ai pu pour lui par la suite : invitation d’un mois à l’île de Ré, conférence à la Sorbonne, envoi de caisses de vin de Bordeaux, obtention d’un maigre salaire dans le budget de la revue « Tel Quel » (il figure en tête du premier numéro), livre d’entretiens d’abord diffusés à la radio, etc. J’apporte un électrophone et on écoute du Rameau, et encore du Rameau (c’est son musicien préféré). Ponge, à ce moment-là, est très isolé : mal vu par Aragon en tant qu’ancien communiste non stalinien, tenu en lisière par Paulhan (malgré leur grande proximité), laissé de côté par Sartre, après son essai retentissant sur lui dans « Situations I ». Il est donc encore loin de l’édition de ses Oeuvres complètes et de la Pléiade, mais le temps fait tout, on le sait. Jusqu’en 1968, idylle. Ensuite, on s’énerve, moi surtout. Raisons apparemment politiques, mais en réalité littéraires (Malherbe, sans doute, mais n’exagérons rien) et métaphysiques (le matérialisme de Lucrèce, pourquoi pas, mais pas sur fond de puritanisme protestant). De façon pénible et cocasse, la rupture se produit apparemment sur Braque (texte critique de Marcelin Pleynet, privilégiant Freud) [40], mais aussi (rebonjour Freud) à cause de mon mariage (sa propre fille est alors à remarier). Il y a, de part et d’autre, des insultes idiotes. A mon avis, à oublier.

J’ai beaucoup aimé et admiré Ponge, et la réciproque aura été vraie. Je ne vais pas citer ici les dédicaces super-élogieuses de ses livres. Les historiens le feront un jour, c’est leur métier.

Philippe Sollers, Un vrai roman. Mémoires, 2007, folio 4874, p. 80-81.

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DÉDICACES

Pour agrandir, cliquer sur la 1ère image.




L’Infini n° 71, Automne 2000.

Dans La Fortune, la Chance, Marcelin Pleynet écrit à la date du 26 juillet 2000 :

« L’Infini

Préparation du n°71 de la revue... Sollers à l’île de Ré. Je publie plus de trente pages sur l’arrivée de Picasso à Paris... En annexe, dédicaces de Ponge sur les livres qu’il adressa à Sollers et qu’il m’adressa.
J’ai envie de reprendre ce que Bernard-Henri Lévy écrit à propos de Sartre : "Il y a un cas d’apostasie philosophique" entre le Ponge qui m’envoie Le Savon, avec la dédicace [voir ci-dessus]...
Le Ponge qui écrit sur la page de garde du Pré, dans la collection "Les chemins de la création" aux éditions Skira :
"A Marcelin Pleynet bien qu’il doive penser de ce livre à peu près ce que j’en pense (prostitution) — mais comment ne pas le donner au premier fabricateur de ce Pré et à l’ami que j’admire et respecte."
Certes, il y a plus qu’un pas, des exigences propres au langage, dont témoigne alors Ponge, et telles qu’elles autoriseraient à nouveau à parler de poésie, et son tardif activisme objectivement politique.
Oui, il y a une sorte d’apostasie éthique entre ce que Ponge de toute évidence pense alors, et, ce qu’il a cru devoir écrire, quelques années plus tard, dans un pamphlet ("Mais pour qui donc se prennent ces gens-là ?") où il m’injurie, rendant un explicite service aux nains de jardin du Parti communiste français [41]... et à leur action "poétique" [42]. Curieux tout de même, cet écrivain virant à droite pour mieux servir les communistes, qu’il avait, il est vrai, cultivés dans sa jeunesse ? [43]
Quant à son mépris tardif pour ce qu’il venait de célébrer très élogieusement... cette remarque de Stendhal me semble appropriée : "La société a besoin de mépriser l’homme à qui, à tort ou à raison, elle accorde de l’esprit dans ses livres. Elle a peur..." »

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Francis Ponge.
© OZKOK/SIMON SVEN/SIPA. Zoom : cliquez sur l’image.
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Le bon plaisir - Francis Ponge

Par Jean Daive - Avec André Du Bouchet, Jacques Dupin et Jacques Derrida.
Réalisation Pamela Doussaud.

France culture, le 6 juillet 1985.

Chez Ponge, au Bar-sur-Loup.
Pour un Malherbe.

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Sur Braque et Picasso...
Francis Ponge décrit La femme qui pleure de Picasso.

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Aucune différence entre vers et prose. Le Pré.
Jacques Derrida et la dissémination du nom dans l’oeuvre : Signéponge.

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A nouveau sur le Pré. L’émotion retenue. « J’assume tout ce que j’ai écrit. »

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La Mounine, sur les pas de Francis Ponge
Hommage à Francis Ponge

Lucien Bertolina et Gilbert Racina, avec la collaboration de Françoise Brès, 1998

La Mounine.

Durant l’hivers 87, Francis Ponge nous accordait un entretien à propos d’un texte écrit entre Mai et Août 1941 à Roanne.

« La Mounine, ou Notes après coup sur un ciel de Provence sera publié dans la Rage de l’expression en 1952. La facture de ce texte si particulier de Ponge, l’intérêt de son propos en réponse à nos questions, nous ont convaincu qu’une création radiophonique originale, sous la forme d’une enquête à l’intention d’un public élargi au-delà de ses lecteurs habituels pouvait être entreprise en hommage au poète aujourd’hui disparu. » (Radio Grenouille)

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Jacques Derrida, Contresignatures

Entretien avec Jean Daive paru dans FIG. 5, Paris, 1991. C’est en vérité le fragment d’un entretien radiophonique diffusé auparavant.

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Derrida à Cerisy, en 1975, au côté de Ponge.

Quelle a été pour vous, Jacques Derrida, la force révélatrice du poème pongien, lorsque vous l’avez découvert, quelle en a été la nouveauté ? D’où êtes-vous parti quand vous avez écrit votre texte : « Signé Ponge » ? Vous aviez des repères...

Jacques Derrida : Les premiers repères, les premiers fils conducteurs, plutôt, allaient vers la dissémination de tous les éléments de son nom propre dans son œuvre. Je partais du prénom, du F.R., la francité, la fresque, la valeur de franchise très affirmée dans son œuvre. Et Ponge : tout le jeu avec « éponge ». D’ailleurs un texte de Ponge s’appelle : « La Serviette éponge ». Toutes les éponges, donc, tout ce qu’on fait avec la chose éponge, la chose et le mot, le jeu entre la chose (l’éponge comme chose) et le mot (« éponge »). Ce filet du prénom et du nom de famille prend un grand nombre de textes de Ponge. Souvent d’une manière délibérée. C’est une manière d’inscrire sa signature à même le texte. Et cela développe une logique de la signature qui m’intéresse beaucoup. Quand un nom propre est inscrit à même le texte, à l’intérieur du texte, évidemment, ce n’est pas une signature : c’est une manière de faire du nom une œuvre, de faire œuvre du nom, mais sans que l’inscription du nom propre ait valeur de droit de propriété en quelque sorte. D’où le double rapport au nom et à la perte du nom : en inscrivant le nom dans la chose même, qu’il s’agisse du poème ou du poème devenu chose ou de la chose devenue poème, en inscrivant le nom dans la chose, d’un côté je perds la signature, mais, d’un autre côté, je monumentalise le nom, je transforme le nom en chose : comme une pierre, comme un monument. Vous savez à quel point Ponge s’est intéressé aux gravures, aux lithographies, aux sculptures et aux inscriptions des noms à même la pierre. Il faut perdre le nom pour le faire devenir chose, pour lui gagner en quelque sorte une valeur de chose, c’est-à-dire aussi une survie. Et cette double contrainte est lisible dans tous les textes de Ponge. Explication avec la langue : explication entre le nom propre et la langue. Entre la francité de la langue (vous pensez au « Malherbe » naturellement) et la francité de son nom propre ou la latinité de son nom propre, il y a toute la généalogie inscrite dans ces deux noms. A partir de quoi la chose elle-même devient l’enjeu, la chose comme lieu où le nom propre doit s’inscrire, doit d’une certaine manière contresigner le poème. La chose n’est plus, comme on le disait du point de vue phénoménologique, ce qui doit se laisser dévoiler, qui doit être, qu’on doit laisser être ce qu’elle est. La chose est l’Autre qu’il faut forcer à contresigner en quelque sorte le poème. Et à partir de ce fil conducteur, on reconnaît un certain nombre de textes où cette scène de la signature est un jeu et où il s’agit de forcer l’Autre, qui peut être un animal, qui peut être une « chose », qui peut être une hirondelle, qui peut être le pré, à contresigner le poème. Je pense à ce passage du Pour un Malherbe [44] où Ponge écrit ceci : « À tort ou à raison et je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours considéré depuis mon enfance que les seuls textes valables étaient ceux qui pourraient être inscrits dans la pierre. Les seuls textes que je puisse dignement accepter de signer (ou contresigner). » Les textes sont déjà signés dans la pierre, et lui, il les contresigne, mais en même temps il veut faire contresigner son texte par la nature, « les seuls textes que je puisse dignement accepter de signer (ou contresigner), sont ceux qui pourraient ne pas être signés du tout ». Ainsi ils sont tellement signés qu’ils se passent à la limite de signature. Ils sont tellement ce qu’ils sont, indépendants d’une initiative, de l’accompagnement du poète vivant, qu’ils se passent de signature.

« Ceux qui tiendraient encore comme des objets de la nature, en plein air, au soleil, sous la pluie, dans le vent, c’est exactement le propre des inscriptions. »

Un peu plus loin : « En somme, j’approuve la nature », j’approuve la nature, je contresigne l’œuvre du temps.

Cette approbation de la nature a un sens philosophique général que Ponge lui-même définit souvent comme un épicurisme, une grande sagesse. Mais en même temps cette approbation de la nature est une manière de contresigner : je prouve et je signe, n’est-ce pas, je contresigne, je dis : oui, je dis oui à la nature, et mon œuvre consiste en ce oui qui contresigne l’œuvre, l’œuvre du temps ou l’œuvre de la nature.

Cet effet de contresignature on le retrouve partout. Il décrit souvent la chose, qui peut être un animal, une scène humaine, une forme anthropomorphe quand il les décrit elles-mêmes comme des scènes d’écriture ou de signature. Par exemple, dans les hirondelles ou dans le style des hirondelles, c’est-à-dire dans l’écriture des hirondelles, c’est un vol de signatures qu’il décrit. Je cite : « Chaque hirondelle, inlassablement se précipite, infailliblement elle s’exerce, à la signature, selon son espèce, des cieux. Plume acérée, trempée dans l’encre bleunoir, tu /’écris vite si trace n’en demeure. » Et le « tu /’écris » (le t apostrophe est en italique) est donc la marque d’une réflexion, d’une auto-référence qui signale qu’il s’agit d’une écriture signante, qui en écrivant renvoie à elle-même ; et pourtant la référence s’est envolée dans le trafic aérien, dans cette mise en orbite de la chose, « chacune » dit Ponge, « chacune à corps perdu lancée parmi l’espace, passe signer l’espace, passe à signer l’espace le plus clair de son temps. Elles partent de nous et ne partent pas de nous. Pas d’illusions ». « Elles partent de nous » : c’est-à-dire qu’elles s’éloignent de nous mais en même temps elles procèdent de nous dans ce moment de signature. Et elles ne partent pas de nous : c’est-à-dire qu’elles ne procèdent pas de nous mais en même temps elles ne nous quittent pas et il y a là de nouveau la double contrainte. C’est quand elles procèdent de nous, quand elles partent de nous qu’elles nous quittent sans retour, et c’est quand elles ne partent pas de nous, ne procédant pas de nous, qu’elles nous restent le mieux attachées.

Cette scène, on la retrouve avec la Guêpe, dans l’Avant-Printemps avec les Poiriers, on la retrouve avec les Mimosas, c’est toujours mais toujours de façon singulière, chaque fois de façon irréductiblement originale, la même scène de signature. Je dirais que je pars du nom propre de Ponge : c’est pourquoi tout n’y revient pas, c’est pourquoi je ne voudrais pas laisser croire que, en m’intéressant à son nom propre d’état civil, j’ai voulu tout en déduire. D’ailleurs, dans ce texte je prends des précautions à ce sujet : il ne s’agit pas de tout déduire du nom propre patronymique, ni même de tout déduire de la signature du nom propre. Tout part de son nom propre, c’est-àdire en procède, et en même temps s’en éloigne, s’en détache. Et c’est ce détachement-là qui fait œuvre en quelque sorte.

Vous vous préoccupez de l’inscription oraculaire, définitive. Or est poète celui qui a vécu l’envers de la parole, avec l’ébauche, le balbutiement, la « tentative orale », l’aphasie.

Jacques Derrida : Oui vous avez raison, « l’envers de la parole ». Tous les très grands écrivains sont aphasiques d’une certaine manière. Je me trompe peut-être mais j’imagine mal quelqu’un vivant, dans l’intensité qui est celle de Ponge, une explication avec sa propre langue, et qui soit en même temps un parleur, un orateur, un causeur. C’est dans une certaine difficulté d’élocution que l’écriture travaille. Et Ponge a tenu le registre de ce travail. Il nous en a laissé avec la Table, le Pré, la Fabrique du Pré toutes les traces d’une explication, d’un corps à corps avec la langue. C’est quelque chose de lent, de laborieux, de difficultueux et qui compose avec une extraordinaire grâce. Il y a les deux, n’est-ce pas. Quand on lit les esquisses, les projets, les brouillons, nous voyons la lenteur, la précaution, la circonspection, la difficulté à avancer et puis en même temps, dans le rapport à la langue, une agilité, une souplesse, un savoir-bondir en quelque sorte qui en sont inséparables. Oui, c’est ce que j’admire le plus chez Ponge et puis cette préparation de l’œuvre, ce « pré » de l’œuvre en quelque sorte, il en a fait une œuvre. Nous ne savons plus maintenant séparer, si nous devons pouvoir séparer un poème comme le Pré de la Fabrique du Pré, la Table d’une certaine fabrique de la Table. Nous devons pouvoir les séparer et pourtant la fabrique est une œuvre à elle seule. Il a réussi à incorporer le « pré » du travail, la préparation du travail dans l’œuvre.

Mais vous ne trouvez pas que la fabrique dévore le Pré ?

Jacques Derrida : Non. Le Pré tient tout seul, si je peux dire. Le poème est d’une économie admirable, il n’a pas besoin de la Fabrique. Néanmoins lire la Fabrique, qui elle-même, d’une certaine manière, pourrait se passer du poème, a une vertu d’élucidation extraordinaire pour le poème lui-même. Et pourtant ils se passent très bien l’un de l’autre. Enfin ils partent l’un de l’autre. Ce sont deux départs et deux partitions : dissociables et inséparables. Je dirai pour re-citer ce passage « ils partent l’un de l’autre », c’est-à-dire qu’ils en procèdent et en même temps ils s’en séparent très bien. Ils s’aiment, ils se séparent absolument sans se séparer jamais. Parmi les choses que j’admire le plus de Ponge il y a le Pré, il y a le Soleil. Évidemment il y a beaucoup d’autres choses.

A travers l’Histoire, souvent le philosophe vient en complément du poète : Hegel et Hölderlin, Jacques Derrida et Francis Ponge.

Jacques Derrida : Je crois que votre...

Il y a d’autres exemples : Heidegger et Trakl.

Jacques Derrida :...votre série... là, est impertinente... à tant d’égards.

Il y a quand même un indispensable rapprochement comme celui du poète et du peintre.

Jacques Derrida : Dans tous les cas que vous avez cités, ceux de Hölderlin et Hegel et de Trakl et Heidegger, les rapports sont très différents. Il n’y a pas chez Hegel, me semble-t-il, de prise en compte de cette relation-là, entre le philosophe et le poète. Il y en a une évidemment chez Heidegger, et dans les textes sur Trakl, justement, dans ce qu’il dit du Dichter et du Denker, Il insiste sur la différence entre les deux, sur le fait que la lecture du penseur ne peut pas se substituer à la lecture poétique du poète. Seul un poète peut parler d’un poète. Heidegger l’affirme dans un texte sur Trakl. Seul un poète peut parler proprement d’un poète. Mais, et voilà ce qui m’intéresse ici, que je rapprocherais de Ponge, de ce qui nous arrive avec Ponge, ils ne partagent rien de commun, mais ils se partagent sur des parallèles, n’est-ce pas (quelque part Heidegger dit que le penseur et le poète sont sur des parallèles, l’un à côté de l’autre, mais ce sont des parallèles qui se croisent quelque part, ce sont des parallèles qui se croisent pour se blesser, se faire une espèce d’entame, d’entaille) ; ce qu’ils ont en parallèle justement, sinon en commun, c’est que, pour tous les deux (il ne dit pas le philosophe, il dit : le penseur et le poète), tous les deux, leur affaire c’est : l’essence de la langue. Alors pour moi Ponge est un poète-penseur de l’essence de la langue. Et de la langue française, car l’essence de la langue s’inscrit toujours dans une langue unique. Comme la langue ne se pense pas en général, nous ne pouvons pas séparer la langue dont il est question et la langue française. Cette pensée n’est pas une pensée théorique, c’est une pensée poétique ou une explication poétique avec la langue française. Et ce n’est pas seulement un dévoilement de la langue française, c’est un événement : quelque chose arrive à la langue française, qui à la fois en révèle un pouvoir, des pouvoirs, des possibles, dans son lexique, sa syntaxe, son histoire, etc., et en même temps lui fait quelque chose... et je pense à la scène dans le Soleil placé en abîme où il arrive quelque chose de sexuel, où quelque chose arrive au corps de la langue, par la signature du poète. Faire quelque chose à la langue et au nom de la langue : faire l’amour, faire la vérité.

La question vous a blessé ?

Jacques Derrida : Pardon ? Blessé ?

Oui. Vous avez parlé d’impertinence.

Jacques Derrida : Ah ! Non, c’était d’abord une clause de... une expression de modestie. Vous me mettez en série avec Hegel, Heidegger... J’étais obligé de vous dire : non. Et parce que je pense : non.

Vous êtes quoi par rapport à Ponge si Ponge est le poète-penseur ?

Jacques Derrida : Je ne sais pas. Ces schèmes-là, bien qu’ils m’intéressent beaucoup, du poète et du penseur chez Heidegger, ils ne peuvent se dire qu’une fois et en allemand. Il aurait fallu dire : il y a derrière l’histoire de Ponge non seulement la phénoménologie, il y a Heidegger aussi, il en parle. Alors ça se complique, ça s’accumule, ça se surdétermine. Je ne sais pas ce que je suis... probablement, ce que je fais dans ce texte-là, c’est essayer de signer à mon tour quelque chose à même le texte de Ponge et lui faire contresigner mon texte. Sans doute... (Ils rient)... Je suis très mécontent... Je suis très inquiet de ce que je viens de vous dire. Je ne me résignerai jamais à la radiophonie. On ne devrait jamais signer des aveux sous la torture d’un mieux.

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Cerisy, 1975.
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La pierre Ponge

par Jacques Drillon

A l’occasion de la publication du deuxième volume des Oeuvres complètes de Francis Ponge dans la Pléiade.

Son oeuvre paraît un véritable pavé jeté dans la mare du psychologisme et du poétiquement correct d’aujourd’hui. Une fracture à jamais irréductible.

Avec Francis Ponge, rien n’est simple. Tout change, avec lui comme avec tous ceux qui sont transportés par la « rage de l’expression ». Il a ses époques, ses lignes de force, ses « projets », au sens sartrien du terme. Il a des ennemis, toujours les mêmes (la mollesse, la confusion, la pourriture), et veut les faire exploser : cela est constant ; l’arme d’élection est unique : la langue. Mais les tactiques changent, et les techniques.
Ponge a rompu avec la psychologie, les sentiments, le destin, l’amour, la mort, la métaphysique, et toutes les grandes choses. Pour pouvoir faire plus grand, il s’est abaissé jusqu’aux petites : les objets, ou les choses, comme on voudra. « On ne fait pas plus chrétien ! », écrit-il. Dire ce qu’est exactement un cageot ou un galet, faire des choses le « dictionnaire sensible », demande une autre sorte de noblesse que l’héroïsme hugolien. Une autre langue, car « tout n’a lieu que dans la parole ». Le lecteur perçoit, dans les tours et détours de « Pour un Malherbe », l’humble orgueil de celui qui a le courage de se faire le sujet de la langue. La langue, c’est l’autorité absolue. Il s’agit de corriger l’usage que nous en faisons, « car c’est le meilleur service que nous puissions rendre à la République » : lui seul est tordu, vicié, « gauchi ». C’est d’ailleurs pourquoi Kraus et Ponge sont aussi grammairiens l’un que l’autre. Le langage est « en ordre », comme l’a dit Wittgenstein, mais il est source de confusion, tant son fonctionnement est complexe.

Ponge est d’abord un subversif, un révolutionnaire qui veut changer le monde, à commencer par ce pays-ci. Il est même notre seul vrai poète « civique ». « Nous, mots français », écrit-il. Pierre Oster : « Ne dégradez pas le lot commun, nous dit Francis ; ne gauchissez pas la phrase à jamais élémentaire qui nous lie à l’être dans notre rapport à la société, à l’histoire ; n’innovez pas non plus sans tenir compte de la rhétorique du corps jubilant, sans vous soucier de l’adhésion au cosmos que le corps réclame. » Pour Ponge, « le seul moyen d’agir, et non d’être agi, est justement l’écriture ». Il dénonce le « langage commun », justement le « lot commun » dégradé : c’est dire qu’il frappe au coeur du malentendu. Chez Gallimard, où il est employé à la fabrication, il rencontre « des tas d’écrivains, de poètes » : « Ils me répugnaient plutôt ». Comme disait Céline : « J’aime beaucoup les poètes. Ça au moins, c’est beau, c’est fin. C’est pas pour les gens. » Il remonte aux sources : le latin, sa langue « grand-maternelle », et le Littré, parce que ce dictionnaire retrace l’histoire d’un mot, sa vie (il a dit un jour rêver d’un texte dont les mots seraient employés avec la totalité des sens qu’ils ont pu acquérir au long des siècles). Voilà sa bombe prête. Ne reste plus qu’à l’armer — à écrire.
Son antilyrisme n’est que de surface, ou du moins ne s’applique-t-il qu’au ton « poétique », et au sujet habituellement traité dans les poèmes. Ponge ne manque pas de lyrisme, d’enthousiasme, mais il exalte les mots, et non point l’être aimé ou la cruauté du destin. « Je tends plutôt à la conviction qu’aux charmes. » Un seul sujet : le réel, qui est un mot. Ecrire, pour lui, est « une activité, un travail », « un travail de l’ordre scientifique ». Il note que les figures de rhétoriques, ellipse, parabole, hyperbole, sont aussi des figures de géométrie... Il écrit sur la ponctuation, l’imparfait, les accents, l’italique, la forme des lettres. Le gymnaste lui inspire ceci : « Moulé dans un maillot qui fait deux plis sur l’aine il porte aussi, comme son y, la queue à gauche. » Dans son cabinet de travail, il a, face à lui, épinglé par ses soins, « un alphabet en gros caractères » : son credo, autant que sa patente. Ses lettres de créance.


Le Pré (du découragement et de la résurrection)
24 février 1963, 5 heures du matin
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Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Il raconte que Van Gogh ne disait pas « un champ de blé », mais « un champ de jaune de cadmium de chez tel marchand de couleurs ». Chez lui le mot et la chose se mordent la queue, font une boucle : le soleil « se levant sur la littérature », le volet « rabattu contre cette page blanche », les oeillets, « qui défient le langage », les huîtres, où « parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner », le fondant savon, qui parle de lui-même « jusqu’à disparition complète du sujet »... Sollers voit dans ces textes « la description de l’objet auquel ils se rapportent, mais aussi l’inscription du mot qui les signe, qui les couvre comme titre, et qui se démultiplie incessamment à travers le texte lui-même ». Ecrivant sur la Seine, Ponge se demande même s’il ne doit pas plier son papier en deux, et écrire dans le sens de la largeur. C’est ce qu’il appelle la mise en abyme. Le texte se décrit en se faisant. « Par le mot par commence cette phrase ». De Malherbe, il écrit « Il ne connaît qu’un seul thème, la parole comme telle, sonnant à la louange de la beauté comme telle. Il réalise à chaque instant la transmutation de la raison en réson. C’est la résonance, dans le vide conceptuel, de la lyre elle-même comme instrument de la raison au plus haut prix. Il réalise un concert varié de vocables. » Autoportrait manifeste, ou même manifeste en forme d’autoportrait. Deux choses, toujours, pour en obtenir une troisième. De là ces mots-valises, l’objeu, l’objoie, le proême. Deux choses ? Le sujet et l’auteur. La troisième ? Le texte. Dans ses entretiens avec Sollers, il disait : « L’acte sexuel, l’acte de reproduction exige aussi la présence d’un autre. Eh bien ! comme dans l’espèce, il faut que les deux meurent plus ou moins pour que la troisième personne, ici le texte, puisse naître. La deuxième personne, quant à moi, enfin, c’est évidemment, si vous voulez, pour aller vite, la chose, l’objet qui provoque le désir, et qui, lui aussi, meurt dans l’opération qui consiste à faire naître le texte. »

Parfois les textes ne sont pas clos du tout, très ouverts au contraire, comme on dit « forme ouverte ». Il tient « une espèce de journal de [son] appréhension textuelle de quelque objet ou de quelque notion ». Un texte qui parle d’un texte. Et c’est ce qu’il appelle l’« inachèvement perpétuel ». « Pour un Malherbe », « le Savon », « la Fabrique du pré », sont ainsi des livres en train de se faire : non point inachevés, au sens d’une symphonie interrompue, mais plutôt inachevables, perpétuellement recommencés. « Chaque matin briser son écuelle. » Des livres écrits tout haut, comme un vêtement qu’on porterait avec, encore enfoncées dans les piqûres, les aiguilles qui l’ont bâti, les traits de craie, les surfils, les repentirs, et dont la fonction serait moins d’habiller celui qui le porte que de montrer un couturier aux prises avec le drap de laine, les ciseaux qui l’ont taillé, et jusqu’au mouton que l’on tondit pour le tisser. Mallarmé non plus, qui fut un de ses maîtres, n’écrivit jamais tout à fait « Tombeau d’Anatole », car la mort de son enfant n’est point pour lui un sujet clos, mais un sujet qui se clôt lentement. « Mon Malherbe longtemps me parut ne devoir s’achever qu’avec moi-même », écrit Ponge.
Ce second volume de la Pléiade contient principalement ces trois textes : Malherbe, savon, pré. Il ne saurait se lire sans ceux du premier. On y trouvera aussi le « Nouveau recueil », le « Nouveau nouveau recueil », la « Table », etc. De toute façon, les titres ne veulent rien dire, on s’y perd toujours. Les livres de Ponge sont un dédale. Le mieux est de tout avoir, de tout lire. Pour faire le voyage total. A la fin de « Pour un Malherbe » : « Pourquoi achète-t-on un livre ? Sinon pour procurer à son âme un moyen de transport. »

Jacques Drillon, Le Nouvel Observateur du 05 Décembre 2002.

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Documentaires sur Francis Ponge

Quatre courts extraits d’entretiens

Avec Jacques Chancel (Radioscopie, 18-12-80)
Sur sa jeunesse

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Avec Pierre Dumayet (Le temps de lire, 15-04-71)

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Avec Pivot sur les surréalistes (Apostrophes, 08-04-77)

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Sur Cézanne (16-09-77)

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Francis Ponge (1899-1988)

par Jean Thibaudeau et Pierre Beuchot.

Un siècle d’écrivains, numéro 203, diffusée sur France 3, le 25 septembre 1999.

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Francis Ponge : La fureur d’écrire

Documentaire, 1999.

Auteur-Réalisateur : Michel Pamart
Producteur délégué : Boyard productions
Diffuseur coprod. : Sept ARTE
Distributeur : Boyard productions, On line productions
Diffuseur : Sept ARTE

Première partie (48’14")

avec Francis Ponge (archives audiovisuelles), Jean-Marie Gleize, Philippe Sollers, Denis Roche, Dominique Desanti, Philippe de Saint Robert, etc...

Musique : Rameau.

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Deuxième partie (44’09")

La partie la plus biographique
avec Francis Ponge (archives audiovisuelles) et Armande Ponge, la fille de l’écrivain.

Musique : Rameau, Couperin.

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Hommage à Francis Ponge, le film, débarrassé de toute narration, rend aux objets leur autonomie – sur un texte de l’écrivain lu par Michael Lonsdale, et accompagné par une musique d’Antoine Duhamel.

« "Ce monde muet est notre seule patrie", cette courte phrase peut être considérée comme l’emblème de l’ensemble de l’œuvre de Francis Ponge, dont je me suis nourri pendant le travail que j’ai fait autour de cette œuvre. Les textes de Francis Ponge jouent dans le film une partition presque à part, comme la musique d’Antoine Duhamel. Je considère ce film comme "naturel", et il me déplairait qu’on le fasse entrer dans quelque catégorie que ce soit. Je pense qu’il n’a pas de véritable ascendant et qu’il est inutile qu’il ait un successeur. » Jean-Daniel Pollet

Dieu sait quoi, le film (1994)

Scénario : Jean-Daniel Pollet, d’après l’oeuvre de Francis Ponge. Image : Pascal Poucet. Musique : Antoine Duhamel. Montage : Françoise Geissler. Son : Antoine Ouvrier. Voix : Michael Lonsdale. Production : Ilios Films, Speedster, Les Films 18, Raoul Roeloffs.

Sollers lit Litanies de Satan de Charles Baudelaire (mentionné dès le générique).

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Le DVD comporte en bonus des entretiens avec Pierre-André Boutang, Jean Douchet, Antoine Duhamel, Gérard Leblanc, Michael Lonsdale et Philippe Sollers. Diaporama autour du film. Bio-biblio-filmographie complète de Jean-Daniel Pollet.

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Pour en savoir (un peu) plus sur Francis Ponge

Biographie de Francis Ponge

Jean-Paul Sartre, L’homme et les choses (1944), dans Situations I, Gallimard, 1947.

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Jean Thibaudeau, Ponge
Édition de 1967.

Philippe Sollers, La poésie oui ou non, Mercure de France n° 344, 1965. Repris dans Logiques, éd. du Seuil, coll. Tel Quel, 1968.

Jean Thibaudeau, Ponge, Gallimard, La Bibliothèque idéale, 1967.

Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, éd. du Seuil, coll. « Les contemporains », 1988.

Marie Doga, Le don comme mode ambivalent d’interaction littéraire dans les correspondances du poète Francis Ponge (analyse les rapports de Francis Ponge avec Sollers et Tel Quel). Cf. Extraits sur pileface.

Déplier Ponge, Entretiens de Jacques Derrida avec Gérard Farasse

Jacques Derrida sur Ponge, 3 courts extraits d’une émission de radio à France Culture, en Juin 90, à propos des effets de miroir dans le poème de F. Ponge.

Gérard Farasse, Francis Ponge, Vies parallèles (paru en octobre 2011) et Francis Ponge, Profession : artiste en prose.

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[1Cf. Francis Ponge, La passion d’écrire 2.

[2Sauf mention contraire, toutes les photos en noir et blanc sont extraites de ce livre.

[31956. Sollers a vingt ans. NDLR

[4Tel Quel n°4, hiver 1961.

[5Rue Lhomond, Un immeuble de Ponge.

[7Dans le même numéro la 3ème partie des Entretiens avec le Professeur Y de Céline.

[8Jean Thibaudeau, Ponge, Gallimard, 1967.

[9Grand connaisseur de l’oeuvre de Ponge, Gérard Farasse soutiendra sa thèse en 1977 après avoir fait une première intervention remarquée sur Francis Ponge lors du séminaire de Roland Barthes en 1971. J’y étais. Ce qui me vaudra cette dédicace amicale dont, 40 ans après, je mesure encore, non sans amusement, toute la... portée.

Sur un fac-similé d’un texte publié dans Communications 19, 1972. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

[10Ces entretiens, enregistrés rue Lhomond en février et mars 1967 et diffusés sur France-Culture entre le 18 avril et le 12 mai 1967, seront publiés en 1970 sous le titre Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, conjointement par les Éditions Gallimard et les Éditions du Seuil.

[11Coll. « Le point du jour », éd. Gallimard, 1949.

[12Philippe Sollers relate leur rencontre dans Vision à New York, Entretiens avec David Hayman, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1998, p. 79-80 (éd. Grasset et Fasquelle, 1981).

[13« Cet homme est un maître » : c’est ainsi que s’achève, on s’en souvient, son étude, « Francis Ponge ou la raison à plus haut prix », qui ouvre la monographie qu’il lui consacre, Francis Ponge, éd. Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », n° 95, 1963, p. 80.

[14Francis Ponge écrit alors à Marcel Arland pour tenter de le persuader : « Nous nous trouvons en présence, cher Marcel, j’en ai la conviction, d’un garçon tel qu’il n’en apparaît pas souvent dans les Lettres (il me faut me souvenir d’Aragon, de Malraux jeunes, pour en trouver l’équivalent). » Cette lettre à Marcel Arland est reproduite dans J. Paulhan, F. Ponge, Correspondance (1923-1968), Gallimard, coll. « Blanche », 1986, t. II, lettre 569, n°2. Ces deux textes, « Bras de Seine près de Giverny » et « Introduction aux lieux d’aisance » sont recueillis dans Philippe Sollers, L’Intermédiaire, éd. du Seuil, coll. « Tel Quel », 1963, respectivement p. 21 et 31.

[15Philippe Forest, Histoire de Tel Quel (1960-1982, Éd. du Seuil, coll. Fiction & Co., 1995, p.118.

[16« La "Déclaration" qui ouvre le premier numéro de Tel Quel peut être légitimement lue comme un véritable "art poétique" pongien. Sollers en fut le rédacteur mais, dans les jardins du Luxembourg où il avait alors l’habitude de le retrouver, il en discuta longuement le contenu avec Sollers. » (ibid., p, 58). Voici, à titres d’exemples, quelques phrases issues de cette déclaration :
— « Les idéologues ont suffisamment régné sur l’expression pour que celle-ci se permette enfin de leur fausser compagnie, de ne plus s’occuper que d’elle-même, de sa fatalité et de ses règles particulières. » ;
— « Ce qu’il faut dire aujourd’hui, c’est que l’écriture n’est plus concevable sans une claire prévision de ses pouvoirs, un sang-froid à la mesure du chaos où elle s’éveille, une détermination qui mettra la poésie à la plus haute place » ;
— « Il serait peut-être temps, poussés par le sentiment que les choses les plus simples ne sont jamais dites, qu’elles attendent sans fin d’être prises en considération, éprouvées par un regard nouveau, sans préjugés et sans autre intention que de mieux nous accorder avec elles, de mieux définir nos limites, d’être enfin la résultante de toutes les forces que nous pouvons reconnaître et mesurer. » (Le texte de la « Déclaration » est reproduit dans le livre de Jean Thibaudeau, Mes années Tel Quel, éd. Écriture, 1994, p.229-231.)

[17Voir Jean Thibaudeau, op, cit. p. 63.

[18« Remarquable conférence de Ponge » écrit Jean Follain, qui la résume dans son agenda à la date du vendredi 13 mars. Jean Follain, Agendas (1926-1971), éd. Seghers, coll. « Pour mémoire », 1993, p. 387-388.

[20Philippe Sollers, Francis Ponge, op. cit. La mention de cet ouvrage disparaît de la liste des oeuvres "du même auteur", après la publication de Nombres et de Logiques, en 1968.

[21Ibid., p. 58.

[22Francis Ponge, Pour un Malherbe, Éd. Gallimard, coll. "Blanche", p. 24.

[23Marcelin Pleynet, Lautréamont par lui-même, Éd. du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1967. Cette dédicace, "A Francis Ponge", disparaîtra des rééditions, après la rupture de 1974.

[24Francis Ponge, « Voici déjà quelques hâtifs croquis pour un "portrait complet" de Denis Roche », Nouveau nouveau recueil, Éd. Gallimard, coll. "Blanche", t. III, p. 48. Le texte s’ouvre par ce paragraphe : « Quand Sollers, vers 1962, m’apportant des textes de Denis Roche (et de M. Pleynet), me demanda ce que j’en pensais, j’admirai une fois de plus le génie tactique de mon jeune ami d’alors. L’opportunité de ce sang frais, infusé à l’improviste dans son groupe, m’apparut à l’évidence et je l’en approuvai aussitôt » (p. 45).

[25Jean Thibaudeau, Ponge, éd. Gallimard, coll. « La Bibliothèque idéale », 1967.

[26« Entretien de Francis Ponge avec Carla Marzi. Réponses à la radio romaine », (1965), in Francis Ponge, Cahiers de l’Herne, 1986, p. 518-519.

[27Jean Thibaudeau, Mes années Tel Quel, op. cit., p. 61.

[28Francis Ponge, " My crearive method ", Méthodes, Le Grand Recueil, éd. Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 528-529.

[29Initiation à la littérature contemporaine, film pour la télévision scolaire (durée : 30 minutes), réalisé par Sylvain Roumette. Première diffusion : a) 29 mars 1968 (Francis Ponge ou un nouveau matin — entretien sur la poétique) ; b) 19 avril 1968 (« L’Abricot » bien tempéré — explication du texte par l’auteur).

[30Ponge inventeur et classique, colloque de Cerisy-la-Salle, U.G.E., coll. « 10/18 », p. 35.

[31Telle est l’interprétation de Cécile Hayez-Melckenbeeck dans sa thèse Effets de signature dans l’oeuvre de Francis Ponge, Université de Louvain-la-Neuve, 1999, t. I, p. 38-47.

[32L’étude est précédée de cet avertissement : « Ce petit livre est un instrument de travail. Son but n’est que de proposer aux amateurs la curiosité d’une oeuvre toujours ouverte, l’une des seules justifiées de notre temps » (p. 9).

[33Ibid. p. 60.

[34Francis Ponge, « Pour Marcel Spada », Nouveau nouveau recueil, op. cit., t. III, p. 19.

[35Voir Philippe Forest, chap. 8, « Engagements », Histoire de Tel Quel (1960-1982, op. cit., p. 270-276 notamment.

[36Il confiera ce soin à Marcel Spada. Son étude, « Francis Ponge au corps des lettres », paraît en 1974 (Francis Ponge, éd. Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », n° 220).

[37Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, éd. du Seuil, coll. « Les contemporains », 1988, p. 222-226.

[38L’asparagus figurait parmi les inédits publiés dans le Francis Ponge de 1963.

[39Lire également L’avant-printemps dans le numéro 33 de Tel Quel (printemps 1968).

[41

Explications


Le coup de sang de Francis Ponge a pour origine un long article paru dans le numéro 8 d’art press (décembre 1973), intitulé Braque et les écrans truqués, dans lequel Pleynet s’attache essentiellement à démontrer en quoi le cubisme, et singulièrement celui de Braque, s’emploie à « refouler » l’apport de Cézanne. Pleynet y analyse aussi les différences entre Picasso et Braque (« la femme qui m’a le mieux aimé », aurait dit un jour Picasso, cité par Paulhan) :

« La méthode des deux artistes reste marquée des mêmes déterminations, plus « passionnée » chez Picasso, plus « laborieuse » (faite de précaution et de censure comme dit si justement Ponge) chez Braque [...] ».

« Braque le patron » (Paulhan), « Braque le réconciliateur » (Ponge) dont Ponge était l’ami, sur lequel il a beaucoup écrit (cf. Braque, le maître de l’Atelier contemporain) et qui illustra certains de ses livres, se voit ainsi suspecté d’être « l’artisan conservateur d’une certaine idéologie de la peinture ».
Ponge se « braque » ; il exige un droit de réponse qu’art press lui refuse, estimant la lettre de Ponge « grossière, insultante, diffamatoire » (art press n° 11, mai 1974, p. 2). Différents journaux refusant également de le publier, Ponge diffuse un « tract » Mais pour qui donc se prennent ces gens-là ?, sans l’envoyer ni à art press ni... à Pleynet.

La réponse de Pleynet à ce « pamphlet » sera cinglante. Publiée dans Tel Quel n° 58 (été 1974), dans un Éditorial et sous le titre "Sur la morale politique", elle engage à l’évidence la totalité du Comité de rédaction de la revue comme le précise une « note de la rédaction » (vraisemblablement de Sollers) :

Francis Ponge, Mais pour qui donc se prennent maintenant ces gens-là ? tract imprimé public à propos d’un article de Marcelin Pleynet sur Braque paru dans Art Press. Dans ce tract, Ponge accuse notamment Pleynet, qu’il traite de "pâle voyou", de "fasciste" et de "jdanoviste", tout en bafouillant une apologie du mariage et de la famille. Ancien membre du parti communiste, Ponge, surtout depuis Mai 68, ne cache plus ses positions réactionnaires et ses opinions antisémites. Longtemps, nous avons pensé préférable de ne pas prendre au sérieux ces propos, d’autant plus qu’ils ne semblaient pas avoir la moindre influence. Indulgence coupable. La situation est évidemment tout autre quand on assiste à une complicité entre Ponge et certains membres du pcf, certains salons se disant "de gauche", le tout illustrant parfaitement sur quelles bases idéologiques se constitue l’opposition à notre travail. Indulgence coupable, avons-nous dit : coupons (NDLR).

SUR LA MORALE POLITIQUE

Que le vieux " père " Ponge me gratifie aujourd’hui, dans un petit tract public, de son mépris, alors qu’en diverses dédicaces, pas si anciennes, il m’assurait de son estime et de son amitié, cela, j’ai pu m’en convaincre avec curiosité et dégoût, relève de pratiques sociales qui ont davantage à faire avec l’illusion de pouvoir que s’octroie tel ou tel milieu parisien, qu’avec la vérité.
Et puisqu’en ouverture ces milieux se demandent : "Mais pourquoi donc se prennent ces gens-là ?" si j’entends bien : ces étrangers, ces pédés, ces métèques ? Eh bien, je vais vous le dire. Pour ce qui me concerne, de vos officines d’édition, de vos petits appartements, de vos manies et de vos manières de vieilles filles, bref de votre code social je n’y serai jamais. "Ces gens-là", ces gens auxquels vous n’avez aujourd’hui même plus la force de donner un nom, ce sont vos visiteurs, ils prennent déjà des notes avec curiosité et dégoût sur vos moeurs de petit-bourgeois d’avant-guerre, et sur le honteux secret d’existences partagées entre ce qu’elles n’osent pas faire de ce qu’elles disent et ce qu’elles n’osent pas dire de ce qu’elles font. Existence d’enfants gâteux et de vieillards séniles peureusement enlacés et jactant, dans des éblouissements de Restauration, contre la montée de la science et de l’histoire : lorsque les grenouilles de bénitier poétique réclament un Malherbe, les Malherbes réclament un père et un roi. Quel tableau ! Si c’est bien de tableau qu’il s’agit.

Elle vous fait donc si peur cette science freudienne, que vous y démêliez immédiatement un danger politique, et que vous y voyiez, refoulement contre-refoulement, le poison que seule votre anachronique honte sexuelle porte : jdanovisme ou fascisme ? Vous avez voulu en parler, parlons-en. Pour moi, la terreur psychiatrique, le fascisme et le jdanovisme, ce n’est pas dans les tentatives d’analyse freudiennes que j’irai la chercher, mais dans le pays où justement l’oeuvre de Freud n’a pas de place, où la loi dénie les lois de la science pour n’être que celle de l’étranglement du désir paternellement religieux.


Marcelin Pleynet, Lautréamont, Seuil, 1967.
Dédicaces (voulues) sur la 1ère édition.
La « dédicace, "A Francis Ponge", disparaîtra des
rééditions, après la rupture de 1974 » A.G.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

J’ai, contrairement à ce que feint de croire le vieux "père" Ponge, pour habitude de laisser les morts pourrir et se décomposer en paix. C’est ainsi que devant la levée hargneuse et la recrudescence, l’âge venant, de propos antisémites (sur Schoenberg notamment) tenu en ma présence par Francis Ponge, j’ai cru devoir, sans plus me soucier de mise en scène, ou d’appel du pied à la puérilité de l’invective surréalisante, rompre avec lui, dès avril 1970, en retirant simplement son nom de dédicataire de la réédition de mon livre sur Lautréamont. Je n’ai pas plus que cela de prétention à la science freudienne, il en faut au demeurant très peu pour interpréter les tenants et les aboutissants de l’antisémitisme, et pour classer la figure de rhétorique, qui a nom prétérition, par laquelle le vieux "père" Ponge me reproche de n’être pas "marié" (et avec qui, je vous le demande ?) dans l’ordre d’un combat mené par Bernard Muldworf de l’intérieur du parti révisionniste (ô famille !), parti lié aujourd’hui à l’antisémitisme et à la terreur psychiatrique qui règne en URSS, comme hier à la terreur jdanovienne. Quelle rencontre ! Mais n’est-ce pas là ce que Jean Thibaudeau, membre du comité de rédaction de La Nouvelle Critique, désigne, dans le dernier numéro de cette revue, comme le "Hasard « objectif »" de son amitié avec Ponge ? Je ne manquerai pas d’y regarder quelque jour de plus près.
En attendant, il est clair pour moi que, dans son fond comme dans sa forme, le symptôme de la plaquette dénonciatrice relève justement "d’alliances" et de "mariages" politiques qui en disent long de la liberté qui sera laissée aux intellectuels obligé de penser dans les formes du régime "matrimonial". Que ce soit la spéculation fascinée du chuchoti-chuchota des particularités sexuelles ou, ce qui revient au même, la mystification d’un travail à travers la connivence enfantine de la mythification d’un écrivain en individu (style, à propos de Philippe Sollers :" Les métamorphoses du cancre", cf. la Quinzaine littéraire du 1er mars), il s’agit toujours du même type d’alliance (au fond très honteux) qui tente de dénier le savoir qui dirait sa vérité sous la forme de clins d’yeux complices à l’entre-soi de la misère sexuelle. La morale de cette politique, c’est que ces "familles" appellent "fascisme" la science qui dit leurs vérités. Et qu’elles sont alors, ces familles, prêtes à employer toutes les répressions et tous les moyens (et la projection de leur fantasme terrorisé dit bien quels moyens) pour brouiller, refouler et empêcher la vérité et la morale de l’histoire qui, inéluctablement, passe.
C’est bien vrai, je dois le reconnaître, je le reconnais, je ne suis guère intéressé qu’à ce passage et au souffle d’air frais qui balaie cette odeur de vieux caleçons usés près des veuves, des duègnes et des "marieuses" de la littérature parisienne. Et ce ne sont assurément pas ces ---minces éclats de voix (fussent-elles chevrotantes) ni les contrats qui les portent, qui me convaincront de quitter les tempêtes de la science et de l’histoire, pour les frémissements parisiens qui s’achèvent misérablement dans un verre d’eau.

Dommage que le vieux "père" Ponge n’ait pas eu la curiosité avant de déposer sa plaquette-cadeau sur mon paillasson de s’inquiéter de l’interprétation qu’on pourrait en donner selon, pourquoi pas, la deuxième topique freudienne de l’appareil psychique. Elle me dit, quant à moi, cette deuxième topique, que marcher là-dessus ça empeste évidemment un peu l’atmosphère, mais que, si je le fais du pied gauche, eh bien, ça me portera bonheur.

Marcelin Pleynet, le 11 mars 1974.

La rupture, évidemment, sera définitive.

«  Il y a, de part et d’autre, des insultes idiotes. A mon avis, à oublier » écrit Sollers dans ses Mémoires...

[42« Action poétique » : c’était aussi le nom d’une revue proche du Parti communiste.

[43Voir Francis Ponge, L’avant-printemps dans mon article sur Les styles de Mai.

[44Paris, Gallimard, 1965.

10 Messages

  • Albert Gauvin | 10 octobre 2020 - 23:52 1

    L’Atelier contemporain vient de publier Une relation enragée. Correspondance croisée 1969-1986. Francis Ponge , Christian Prigent. Jean-Paul Gavard en rend compte dans Ponge et Prigent, une amitié tourmentée.

    Par ailleurs, le numéro 3 des Cahiers Francis Ponge est sorti. Voici le sommaire pdf et l’Introduction de Benoît Auclerc et Pauline Flepp pdf .


  • Albert Gauvin | 16 janvier 2020 - 02:08 2

    Le bon plaisir - Francis Ponge

    Par Jean Daive - Avec André Du Bouchet, Jacques Dupin et Jacques Derrida.
    France culture, le 6 juillet 1985. A écouter ici.


  • Albert Gauvin | 19 septembre 2015 - 00:17 3

    Jean-Daniel Pollet : Raccords (sur « Dieu sait quoi »)
    France Culture, Atelier de Création Radiophonique,
    René Farabet, 8 juin 1997. Ecoutez l’émission.


  • Albert Gauvin | 23 avril 2015 - 11:52 4

    Jean-Daniel Pollet sur son film Dieu sait quoi (1994). Lire l’entretien.


  • A.G. | 25 janvier 2012 - 13:50 5

    Gérard Farasse parle de Francis Ponge avec Alain Veinstein le 25 janvier. Cf. Du jour au lendemain.

    Voir : Gérard Farasse, Francis Ponge, Vies parallèles et Francis Ponge - Profession : artiste en prose.


  • A.G. | 27 novembre 2011 - 10:53 6

    Serveur surchargé ? Les mystères de la technique sont pour moi insondables ! J’ai eu aussi ce problème avec les enregistrements des Entretiens de 1967 (1 et 2 inaccessibles) et n’ai pu y trouver de réponse encore ce matin. Sans doute faudra-t-il qu’un ingénieur apporte les lumières qu’un modeste bricoleur comme moi ne peut apporter... En patientant, merci de vos encouragements !


  • Alma | 27 novembre 2011 - 00:28 7

    Dans la section DOCUMENTAIRE de ce formidable dossier, j’ai éprouvé un problème de réception dans la première partie de La fureur d’écrire : le documentaire s’est arrêté pour moi à la minute 31:55... J’ai voulu y revenir plus tard et, cette fois, le même phénomène s’est produit en plein milieu d’une phrase de Sollers, soit à la minute 13:00. J’ai cependant pu profiter de la deuxième partie du documentaire sans aucune interruption. Comme je ne suis vraiment pas une experte quand il s’agit d’identifier l’origine de ce type de problèmes, je viens vérifier auprès de vous si c’est de mon côté de l’océan ou du vôtre qu’il faut ajuster les choses... Et merci d’offrir aussi généreusement vos archives personnelles à la lecture, c’est précieux, croyez-le bien...


  • A.G. | 23 juin 2010 - 03:20 8

    Le 4ème entretien est indisponible. Désolé.


  • Alma | 23 juin 2010 - 02:28 9

    Entretiens de Francis Ponge et Sollers : où est passé le quatrième ? J’ai bien apprécié le premier, le deuxième, le troisième et... le cinquième !


  • A.G. | 17 février 2010 - 18:36 10

    Ajouté ce jour.

    Sollers lit L’Asparagus

    A l’occasion de la réédition des Entretiens avec Francis Ponge, Sollers est l’invité de l’émission Carnets nomades sur France Culture le 20 avril 2001. L’émission est consacrée aux livres dont la lecture a été déterminante. Après avoir réécouté des extraits du premier entretien avec Ponge de 1967, Sollers revient sur sa rencontre avec l’écrivain. Il Iit un texte de Ponge, L’Asparagus, le commente, en appelle " à une nouvelle Raison ", évoque Le Soleil placé en abîme, parle des Lumières (27’30).

    Voir ici, dans ce dossier.