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Tremblement de Bataille

Dossier (avec des documents audio et video rares)

D 12 mai 2008     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Date de création : 19/01/2007.
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Bataille parle de "La littérature et le mal"

Ce document est le seul où l’on voit Georges Bataille s’exprimer sur sa conception de la littérature. C’était le 21 mai 1958 lors de l’émission Lecture pour tous présentée par Pierre Dumayet.

« Je ne sais qu’en penser, mais comme c’est le seul document, à ma connaissance, où l’on voit Bataille parler, bouger, et sourire, peut-être le donner tel quel, dans sa durée. » André S. Labarthe.

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Tremblement de Bataille

Il s’est développé, autour de Georges Bataille, toute une légende de fausses reconnaissances ou d’amitiés embarrassées qui ont pour fonction d’empêcher la lecture de ses livres.

Si on y ajoute le discours universitaire ou psychanalytique, l’obscurité s’accroît. Elle culmine enfin dans le désir de voir en lui un auteur "obscène" pour mieux détourner l’attention de l’aspect profondément religieux (et donc antiphilosophique) de sa pensée.
Nous parlons de sexualité, de pornographie, nous en ruminons pauvrement et industriellement les variantes mécaniques possibles, et, comme par hasard, le fanatisme intégriste répond par le meurtre et le terrorisme. Nous sommes donc toujours dans la même impasse qui consiste à ne pas vouloir savoir de quoi, réellement, il s’agit.

« Le sens de l’érotisme échappe à quiconque n’en voit pas le sens religieux. Réciproquement, le sens des religions échappe à quiconque néglige le lien qu’il présente avec l’érotisme. »

Un silence gêné accueille cette affirmation. Elle choque aussi bien les dévots que les pervers rationnels qui croient les combattre. La lumière nouvelle que Bataille projette violemment sur la condition humaine ne cherche d’ailleurs pas l’assentiment mais la vibration d’une expérience individuelle. Ainsi Bataille n’hésite pas à écrire dans Madame Edwarda :

« Voici donc la première théologie proposée par un homme que le rire illumine et qui daigne ne pas limiter ce qui ne sait pas ce qu’est la limite. Marquez le jour où vous lisez d’un caillou de flamme, vous qui avez pâli sur les textes des philosophes ! Comment peut s’exprimer celui qui les fait taire, sinon d’une manière qui ne leur est pas concevable ? »

Misère de la philosophie, bavardage de la morale, ennui profond, livres inertes : tout se passe, et c’est bien normal, comme si Sade et Nietzsche avaient existé et écrit pour rien. Et Bataille ? Rien.

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Bellmer

On réédite donc, ces temps-ci, ces deux grands chefs-d’oeuvre que sont Histoire de l’oeil et Madame Edwarda. L’effet de cette publication est bizarre. On se souvient d’abord que Bataille a commencé de les signer de deux pseudonymes, Lord Auch et Pierre Angélique. On tourne les pages de ces tirages limités illustrés d’autrefois, et on note aussitôt le dépérissement des images. Fautrier, Masson, Bellmer paraissent à côté du sens et de l’énergie des récits, tantôt trop éloquents (Masson [1]), tantôt trop maniérés (Bellmer [2]). Bataille, lui, est à la fois plus subtil et violent, plus cru et plus réaliste. Première phrase d’Histoire de l’oeil :

« J’ai été élevé seul et, aussi loin que je me le rappelle, j’étais anxieux des choses sexuelles. »

Première phrase de Madame Edwarda :

« Au coin d’une rue, l’angoisse, une angoisse sale et grisante, me décomposa (peut-être d’avoir vu deux filles furtives dans l’escalier d’un lavabo). »

Ces ouvertures, simples et fulgurantes, déclenchent aussitôt des rencontres de personnages féminins inoubliables, Simone, Marcelle, Edwarda, dont les crises convulsives sont partagées et comme vécues de l’intérieur par le narrateur. De telles figures de femmes sont précisément ce qu’on peut reprocher le plus à Bataille ; c’est là qu’est son expérience de dévoilement et de vérité folle. Comment "illustrer" un passage de ce genre ?

« La mer faisait déjà un bruit énorme, dominé par de longs roulements de tonnerre, et des éclairs permettaient de voir comme en plein jour les deux culs branlés des jeunes filles devenues muettes »

Emportement et précision de l’écriture, vision ironique globale, tout est là.

« A d’autres, écrit encore Bataille, l’univers paraît honnête. Il semble honnête aux honnêtes gens parce qu’ils ont des yeux châtrés. C’est pourquoi ils craignent l’obscénité. Ils n’éprouvent aucune angoisse s’ils entendent le cri du coq ou s’il découvrent le ciel étoilé. En général, on goûte les "plaisirs de la chair" à la condition qu’ils soient fades. »

L’hystérie, la fadeur, sont une trahison permanente du tragique et du comique de l’aventure humaine. Celle-ci est à la fois rire et horreur, angoisse et extase, identité des contraires faisant coïncider douleur et jouissance.

« En moi, la mort définitive a le sens d’une étrange victoire. Elle me baigne de sa lueur, elle ouvre en moi le rire infiniment joyeux : celui de la disparition !... »

Ces phrases sont-elles aujourd’hui plus audibles que lorsqu’elles ont été écrites ? Non. Le seront-elles dans l’avenir ? Non. Ou alors seulement par quelqu’un qui, à son tour, sera contraint de prendre un pseudonyme ou de se taire devant l’énormité de sa découverte. Non pas à cause de l’obscénité, donc (qui n’est qu’un moyen), mais de la conscience de soi qu’elle comporte.

Sans doute pour se moquer de Malraux et de ses Voix du silence, Bataille, à la fin de sa vie, composa une anthologie raisonnée sous le titre Les Larmes d’Eros. La voilà rééditée à son tour. On y trouve la célèbre photo du supplicié chinois (image insoutenable [3]) insérée dans une galerie de tableaux des plus grands peintres (mais aussi des plus contestables au fur et à mesure qu’augmente la vulgarité des temps).

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Lascaux. La scène du puits

En réalité, Bataille veut insister sur les figurations les plus énigmatiques, celle de la préhistoire (il est quand même celui qui aura su parler aussi justement de Manet [4] que de la grotte de Lascaux). Ce qu’il a à dire de bouleversant est plus proche des peintures du paléolithique que de l’affadissement stéréotypé de nos jours. Ainsi de cette scène du "puits" sur laquelle il revient sans cesse : un bison blessé et rageur, un homme à tête d’oiseau s’effondrant le sexe dressé, un oiseau posé sur un bâton, un rhinocéros massif qui s’éloigne [5]... Qui est descendu là-bas une fois est marqué à jamais par ce cri de silence. Bataille, lui, dans une caverne comme dans un bordel, continuait à voir le ciel étoilé.

Philippe Sollers, L’Infini 78 (printemps 2002) [6].

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Le supplicié chinois

dans L’Expérience intérieure, Le Coupable et Les larmes d’Eros.

La photographie — « la célèbre photo » dont parle Sollers — d’un supplice chinois a eu une importance fondamentale dans la vie de Bataille. Cette photographie figure, avec quatre autres clichés, dans les dernières pages du dernier livre que Bataille a publié (un an avant sa mort en 1962) : Les larmes d’Eros (des extraits du livre parurent dans Tel Quel n° 5, printemps 1961). Est-ce là la photo qui fut en possession de Bataille ? On sait maintenant, grâce à Jérôme Bourgon, que les photographies reproduites dans le livre « proviennent toutes d’un jeu de plaques conservées au Musée de l’Homme et non des archives personnelles de Bataille. » [7]

Quoiqu’il en soit Bataille l’affirme : "cette" photographie est en sa possession depuis 1925, elle le mène à l’extase en 1938 [8].

Les interprétations qu’en donne Bataille évoluent.

Dans L’Expérience intérieure on peut lire :

« Le jeune et séduisant chinois dont j’ai parlé, livré au travail du bourreau, je l’aimais d’un amour où l’instinct sadique n’avait pas de part : il me communiquait sa douleur ou plutôt l’excès de sa douleur et c’était justement ce que je cherchais, non pour en jouir, mais pour ruiner en moi ce qui s’oppose à la ruine. »

puis, dans Le coupable, publié en 1944 mais rédigé de septembre 1939 à octobre 1943 :

« Je suis hanté par l’image du bourreau chinois de ma photographie, travaillant à couper la jambe de la victime au genou : la victime liée au poteau, les yeux révulsés, la tête en arrière, la grimace des lèvres laisse voir les dents.
La lame entrée dans la chair du genou : qui supportera qu’une horreur si grande exprime fidèlement "ce qu’il est", sa nature mise à nu. » (écrit sans doute début novembre 1939)

ou encore :

« Je n’ai pas choisi Dieu comme objet, mais humainement, le jeune condamné chinois que des photographies me représentent ruisselant de sang, pendant que le bourreau le supplicie (la lame entrée dans les os du genou). A ce malheureux, j’étais lié par les liens de l’horreur et de l’amitié. Mais si je regardais l’image jusqu’à l’accord, elle supprimait en moi la nécessité de n’être que moi seul : en même temps cet objet que j’avais choisi se défaisait dans une immensité, se perdait dans l’orage de la douleur. » (écrit sans doute fin février 1940)

Il y revient encore, « obligé », en 1961.
Bataille est alors malade, très fatigué, il a du mal à terminer son livre Les larmes d’Eros. Mais il tient à l’achever sur une « séquence "sacrifice vaudou — supplice chinois — illustrations finales" ». Dans une lettre à Lo Duca du 22 mai 1961, il insiste même pour que cette séquence « d’horreurs, de supplices » ne soit pas interrompue par d’autres photos. « Cela interromprait la logique de ces illustrations » écrit-il, pour conclure de manière ferme : « Je suis ennuyé d’avoir à exiger quelque chose aussi nettement, je ne le fais, croyez-moi, qu’obligé, absolument. » Il écrit à Jean-Jacques Pauvert, l’éditeur, mais, hélas, le livre est déjà sous presse.

Voici la conclusion, « l’inévitable conclusion », des Larmes d’Eros :

« Le monde lié à l’image du supplicié photographié, dans le temps du supplice, à plusieurs reprises, à Pékin, est, à ma connaissance, le plus angoissant de ceux qui nous sont accessibles par des images que fixa la lumière. Le supplice figuré est celui des Cent morceaux, réservé aux crimes les plus lourds (...)
Je possède depuis 1925 un de ces clichés. Il m’a été donné par le Docteur Borel, l’un des premiers psychanalystes français. Ce cliché eut un rôle décisif dans ma vie. Je n’ai pas cessé d’être obsédé par cette image de la douleur, à la fois extatique (?) et intolérable. J’imagine le parti que, sans assister au supplice réel, dont il rêva, mais qui lui fut inaccessible, le marquis de Sade aurait tiré de cette image : cette image, d’une manière ou de l’autre, il l’eût incessamment devant les yeux. Mais Sade aurait voulu la voir dans la solitude, au moins dans la solitude relative, sans laquelle l’issue extatique et voluptueuse est inconcevable.
Bien plus tard, en 1938, un ami m’initia à la pratique du yoga. Ce fut à cette occasion que je discernai, dans la violence de cette image, une valeur infinie de renversement. A partir de cette violence — je ne puis, encore aujourd’hui, m’en proposer une autre, plus folle, plus affreuse — je fus si renversé que j’accédai à l’extase. Mon propos est ici d’illustrer un lien fondamental : celui de l’extase religieuse et de l’érotisme — en particulier du sadisme. Du plus inavouable au plus élevé. Ce livre n’est pas donné dans l’expérience limitée qu’est celle de tous les hommes.
Je ne pouvais le mettre en doute...
Ce que soudainement je voyais et qui m’enfermait dans l’angoisse — mais qui dans le même temps m’en délivrait — était l’identité de ces parfaits contraires, opposant à l’extase divine une horreur extrême.

Telle est, selon moi, l’inévitable conclusion d’une histoire de l’érotisme. Mais je dois l’ajouter : limité à son domaine propre, l’érotisme n’aurait pu accéder à cette vérité fondamentale, donnée dans l’érotisme religieux, l’identité de l’horreur et du religieux. La religion dans son ensemble se fonda sur le sacrifice. Mais seul un détour interminable a permis d’accéder à l’instant où, visiblement, les contraires paraissent liés, où l’horreur religieuse, donnée, nous le savions, dans le sacrifice, se lie à l’abîme de l’érotisme, aux derniers sanglots que seul l’érotisme illumine. » [9]

A.G.

—oOo—


DOCUMENTS RADIOPHONIQUES

Qui êtes-vous Georges Bataille ?

Émission de l’ORTF dans laquelle Bataille s’entretient avec différents intellectuels : Emmanuel Berl, Maurice Clavel, Catherine Gris, Jean Guyot, le Dr. Martin et Jean-Pierre Morphé. Émission d’André Gillois (20 mai 1951, 15 juillet 1951, novembre 1956 ?).
Bataille est alors un écrivain connu mais... prudent. Quand un intervenant (Partie 8) fait un rapprochement entre son père aveugle et Histoire de l’oeil (publié en 1928 sous le pseudonyme de Lord Auch), Bataille hésite et répond : « Cet ouvrage est un ouvrage anonyme. » Son interlocuteur — qui comprend — enchaîne : « Oui. Mais je crois me souvenir que c’est par vous que je l’ai connu. », Bataille : « C’est cela. »... Dans les années 50, à la radio (la RTF), Bataille peut donc parler de lui, de son enfance, de sa philosophie (« Je suis philosophe... jusqu’à un certain point. » ), mais Lord Auch, l’auteur de l’Histoire de l’oeil, c’est une autre affaire... [10]

Le texte de cette émission se trouve dans le livre présenté par Michel Surya, Bataille et la liberté souveraine, Farrago, 2000 (p.89).

L’entretien complet.

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Partie 1 : Les excès du langage.

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Partie 2 : Que peut-on lire sur le visage de G. Bataille ?

« Sur le visage de Georges Bataille, deux signes m’apparaissent comme dangereux, mais je m’efforcerai de racheter dans l’esquisse de son portrait ce que ce préambule pourrait avoir de désobligeant. Au fond des orbites creuses, deux yeux brillants à l’éclat glacé de mercure, sans paupières apparentes, semblent dépouiller l’interlocuteur, et la mâchoire vorace semble prête à le déchirer. Cette envie de cannibale, intellectualisée, cérébralisée, ne laisse pas d’être inquiétante, et elle donne à l’ensemble des traits, volontairement figés, un pouvoir hypnotique qui frappe de stupeur ceux qui regardent monsieur Georges Bataille. L’on remarque moins la légère asymétrie de son visage carré, comme projeté hors de lui-même, son front haut, ses cheveux bleutés, son nez fouisseur, sa longue bouche qui seule s’anime dans cette force anxieuse comme privée de chaleur affective. La moitié supérieure révèle l’émotion profonde, intense, que son possesseur doit tirer d’un mot, d’une idée, d’une vision ; le bas en traduit le plaisir cruel et la délectation douloureuse. Monsieur Georges Bataille doit exercer sur ceux qui l’écoutent une séduction puissante. » (sic)

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Partie 3 : Bataille répond aux questions d’un "test" (style questionnaire de Proust) [11]

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Partie 4 : Début de l’entretien : "il faut éviter d’avoir un but", "Dieu ou rien c’est la porte ouverte", "le désordre de la pensée"

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Partie 5 : "l’intensité des sensations", "écrire se rapproche le plus de la suppression du but", "le travail de l’esprit"

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Partie 6 : "je n’aspire qu’à une chose, c’est de me supprimer", "je suis assez proche de Kirilov", "le paradis c’est la suppression de soi"

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Partie 7 : "une éducation de délaissement"

Je voulais vous demander, quand vous étiez petit, et même tout petit, quand vous commenciez à essayer de lutter contre l’ennui, si vous n’étiez pas en présence d’un but qu’on vous proposait, ou qu’on voulait vous imposer, et que vous aviez déjà essayé de détruire en vous réfugiant dans ce gribouillage, si j’emploie votre expression, dans un gribouillage infantile destiné en apparence uniquement à combattre l’ennui, à lutter contre l’ennui, mais qui correspondait peut-être déjà à cette négation d’un but ?

L’ennui est pourtant déjà une absence de but.

Tous les enfants en bas-âge ne s’ennuient pas à ce point là… On peut donc établir une liaison entre la question de ce but et la question de lutte contre l’ennui, et vous demandez si vos éducateurs n’ont pas exercé sur vous une pression particulière qui vous a amené déjà à cette époque à entamer les premières luttes contre l’ennui et en vue de détruire tout but en vous ?

Ce que vous dites m’intéresse beaucoup, et il y a là pour moi une voie de réflexion que je n’ai pas encore suivie, cependant au premier abord je suis frappé par ceci : c’est que mon éducation n’était pas une éducation de contrainte, au contraire, c’était plutôt une éducation de délaissement. Mes parents ne s’occupaient pas beaucoup de moi, et dans cet ennui, je souffrais d’être seul. Je me rappelle très bien des heures passées dans la pénombre, qui étaient vraiment parmi les plus pénibles de ma vie.

Vous n’aviez pas de frère et de sœur, n’est-ce pas ?

J’avais un frère qui avait sept ans de plus que moi. Mon père était aveugle, ma mère n’en était pas réjoui. La maison est très triste.

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Partie 8 : "mon père était aveugle", "il était aussi paralytique". Fin de l’entretien.

Vous avez toujours connu votre père aveugle ?

Oui. Toujours.

Est-ce que vous vous rappelez les premières impressions, quand vous étiez tout enfant, en découvrant que votre père ne voyait pas ?

Je crois que cela a été si sérieux, si grave pour moi, que je ne peux pas me rappeler les premières impressions. Elles sont si multiples, et si ancrées en moi, elles ont pris une valeur si profonde, que je ne peux pas me rappeler quand cela a commencé.

Est-ce que vous avez établi un rapport qui s’impose à moi, maintenant que je le sais, car je ne le savais pas, entre le fait que votre père était aveugle, et que le premier ouvrage que j’ai connu de vous s’appelait Histoire de l’œil ?

Cet ouvrage est un ouvrage anonyme.

Oui, mais enfin je crois me rappeler que c’est par vous que je l’ai connu.

C’est cela.

[silence]

Je ne crois que pas ce que ce soit…

C’est tout de même assez troublant…

Faut-il mettre cela en rapport — c’est peut-être une association seulement verbale — avec les heures que vous passiez dans la pénombre (vous avez prononcé ce mot deux fois)

Oui, en effet. Il arrivait que mon père reste dans la pénombre, puisque allumer une lumière n’avait pas de sens pour lui. Si personne d’autre n’était là que moi, personne n’allumait de lampe, et je restais là, je me rappelle, dans un état de prostration, et de dégoût même, très profond.

N’est-il pas vrai de dire alors que vous avez renoncé très vite à combattre l’ennui ?

Je ne voyais qu’un moyen de combattre l’ennui, qui était de jouer.

Mais est-ce qu’il n’y aurait pas dans votre formation plus récente, une sorte d’adhésion, de soit, d’acceptation, à cette espèce d’ennui, à cette espèce de rien persistante sur vous, à cette espèce de voile de néant…

En somme, ce que vous dites à un sens très net pour moi.

C’est tellement évident, je trouve la remarque de Clavel extrêmement subtile : il est évident que l’état où était votre père nous parait très important, parce que vous deviez, c’est une hypothèse que je fais, vous deviez étant petit avoir l’impression que votre père ne pouvait pas se proposer, lui, un but défini dans la vie, car un aveugle, c’est quelqu’un qui est séparé du monde extérieur, qui est obligé de marcher à tâtons, et il est possible que inconsciemment vous ayez déjà en vous un certain sentiment d’inanité de diriger, de centraliser ces efforts vers un but défini parce que le père lui n’était pas capable de le faire…

Ceci est peut-être d’autant plus vrai que vous avez dit une chose qui m’a frappé, vous avez parlé de mon père comme marchant à tâtons : mon père ne marchait pas à tâtons pour la bonne raison qu’il était aussi paralytique. Et évidemment, ceci charge les choses dans le sens que vous dites, encore que lui faisait beaucoup de projets, il croyait toujours guérir, mais enfin…

Mais vous sentiez l’inanité de ces projets…

C’était assez sensible…

C’est peut-être cela qui vous a résolu à tuer et l’espoir et le but. Enfin, qui vous a résolu : qui vous a infléchi, incliné…

Pour me rendre aussi paralytique et aussi aveugle que mon père ?

Non, parce que vous avez vu par la même la formidable stérilité de l’espoir…

Peut-être pour vous rendre aussi existant que votre père, que justement la vraie vie n’est ni dan l’espoir, ni dans le but, dans les yeux, ni dans les mouvements… mais qu’elle est dans un ailleurs que vous cherchez, peut-être en rompant vos habitudes et par le désordre des sensations…

Peut-être parce qu’on retrouve quelque chose d’irréductible sur quoi ni l’immobilité ni la nuit n’ont de prise…

Et c’est cela le rien…

Et d’irréversible…

Rien, je proteste toujours parce que…

Bien sûr, moi aussi…

Il faudrait que je connaisse ce que c’est pour dire que ce n’est rien…

Il me semble qu’il n’y a plus à conclure, les conclusions ayant comme jailli d’elles-mêmes à la fin de notre entretien…

*

Partie 9 : analyse des réponses aux questions du "test"

A. GILLOIS : Monsieur Georges Bataille, je vais vous demander selon notre petite tradition de bien vouloir répondre aux questions du test, que voici : Qu’aimiez-vous faire, étant petit ?

G. BATAILLE : Mon Dieu, je me rappelle surtout d’avoir été très paresseux, et je ne peux pas dire que j’aimais m’ennuyer, mais, enfin, l’ennui profond dans lequel j’ai vécu indique suffisamment que ce que j’aimais faire c’était n’importe quoi qui puisse me distraire ; je crois que j’étais un peu comme tous les enfants.

Quel rôle remplissiez-vous dans vos jeux d’enfants ?

Je crois que j’étais très bagarreur. Je me rappelle cela. J’ai cessé de l’être complètement depuis, mais j’étais le plus petit de ma classe, je me bagarrais tour le temps, et j’étais très souvent battu.

Vous rappelez-vous ce que vous auriez voulu être, quand vous étiez écolier ?

Oh, cela changeait tout le temps. Mais je me rappelle que je lisais beaucoup Buffalo Bill, et que j’aurais voulu être Sioux ou quelque chose de ce genre...

Estimez-vous avoir réalisé l’essentiel de vos rêves de jeunesse ?

Je ne suis pas devenu Sioux quand même...

Non, mais il y en a eu d’autres...

Cela dépend de quelle jeunesse il s’agit. En général je ne suis pas mécontent de mon sort.

Pensez-vous être actuellement meilleur et plus pur que vous ne vous trouviez dans votre jeunesse ?

Oui, je crois cela. J’étais très embarrassé avec moi-même et cet embarras était en partie moral. Actuellement, il me semble avoir un peu dominé la situation.

Vous avez pris l’habitude de vivre avec vous ?

C’est cela. C’est-à-dire que j’ai pris l’habitude en effet du malaise que je ressentais étant enfant.

Quelle est l’action ou la chose qui vous rend particulièrement heureux ?

Diable !...

Les hésitations en disent long sur le nombre de choses qui vous rendent heureux, en tout cas.

La première chose que je pourrais dire c’est que je dois être à peu près comme tout le monde, et que, tout de même, enfin, il est certain que tout le monde sait que ce qui rend l’homme le plus heureux, ce sont les sensations les plus intenses... Mais j’ajouterais ceci de personnel, c’est que, ce qui me paraît le plus intéressant dans le sens du bonheur ou du ravissement se rapproche davantage de ce à quoi l’on songe lorsqu’il s’agit de quelqu’un comme sainte Thérèse ou saint Jean de La Croix, que de la première chose à laquelle j’ai assez visiblement fait allusion.

Pouvez-vous facilement refuser audience aux pensées et aux sentiments déprimants, à la mauvaise humeur et aux inévitables contrariétés ?

Je les surmonte généralement assez vite, mais tout d’abord ils me font sombrer.

Avez-vous l’habitude chaque soir de foire l’inspection de votre journée entière et de revenir sur vos pensées comme sur vos actes pour les peser ?

Ah, ça, non ! Sauf si j’en suis malade. Ça, c’est une autre affaire. Mais en temps normal je m’endors, et c’est tout.

Avez-vous tendance à voir la vie sous un angle favorable ou défavorable ?

Favorable, nettement. Encore que tout ce que j’ai écrit semble aller dans le sens contraire.

Quel est, à votre avis, le but le plus important que nous devons nous proposer dans la vie ?

Évidemment, je suis philosophe, au moins jusqu’à un certain point, et toute ma philosophie consiste à dire que le principal but que l’on puisse avoir est de détruire en soi l’habitude d’avoir un but.

Si, pour une raison donnée, vous deviez abandonner votre profession, vers quelle sphère d’activité vous orienteriez-vous ?

Je ne vois pas très bien ce que je pourrais faire d’autre que ce que je fais. Je suis bibliothécaire de profession, j’écris des livres. [...]

Vous dirigez aussi une revue...

Je dirige une revue...

Alors, est-ce que, si vous n’étiez pas écrivain vous-même, vous aimeriez diriger les autres ?

Oh, sûrement pas, sûrement pas, sûrement pas ! J’ai eu des velléités du côté de la politique, mais ces velléités me sont toujours assez vite apparues presque ridicules. [...]

oOo


Où en est la critique littéraire ? (20 octobre 1948)

« La Tribune de Paris », émission du journal parlé de la radiodiffusion française.
Avec Georges Bataille, André Maurois, Maurice Nadeau, Armand Hogg (19’42).

« La brutalité est l’idéal, une bonne critique devrait fonctionner comme une guillotine, et il devrait plutôt en sortir du sang qu’autre chose. Mais, en fait, je crois, avec une certaine expérience, que cela n’est pas à la portée des hommes et que, ne pouvant pas aller jusqu’au bout, et ne pouvant pas tuer les gens que l’on n’aime pas ni vraiment élever au ciel ceux que l’on aime, il n’y a qu’à rester dans une sorte de modestie. » (Georges Bataille).

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Entretien sur l’art et ses rapports avec l’angoisse (17 septembre 1953)

"Des Idées et des hommes", une émission de Jean Amrouche, avec Georges Bataille, Jean Lescure, Georges Poulet, Claude Roy. Enregistrée à Genève en marge des VIIIe Rencontres internationales.

L’angoisse du temps présent et les devoirs de l’esprit

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Nietzsche (1959)

Extrait d’une émission de Georges Charbonnier sur Nietzsche.
Avec Georges Bataille, Marthe Robert, Jean Wahl et André Masson.
Après la lecture d’un passage de Ainsi parlait Zarathoustra par le comédien Michel Bouquet, Bataille évoque la guerre, le jeu, Nietzsche et la philosophie, et le rire (« un rire majeur » dira Sollers).

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Autres documents sonores

Bataille et le surréalisme : l’exigence révolutionnaire.

Le 24 juin 2005 France Culture réunissait Alain Jouffroy, Denis Hollier (éditeur des Oeuvres complètes de Bataille), Jean Christophe Bailly, Jean Schuster, Jean-Pierre Faye, Bernard Noel et Gérard Legrand pour un débat sur les rapports entre Georges Bataille et le surréalisme.

Alain Jouffroy : "Pas plus que les vivants, les morts n’appartiennent à personne" (sur Bataille et Breton).

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Débat.

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Jean Pierre Faye : André Breton, le groupe surréaliste et Bataille.

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Bataille, Nietzsche et Hegel.

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Bataille et... Trotsky.

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Bataille, la déchirure et la "culture poétique".

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Bataille et le sacré.

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Georges Bataille : la vérité de la nuit

16 juin 2012.

"J’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait plus" déclara Georges Bataille à propos de son ouvrage "L’expérience intérieure". Il souhaitera aussi être vomi par ses lecteurs. En effet, la lecture de Bataille est pour certains une expérience commotionnante. Cette oeuvre prolifique, hautement transgressive et profanatrice, qui renverse toutes les valeurs, provoque l’horreur par bien des aspects. Masquée par des pseudonymes multiples, elle fut longtemps classée dans l’enfer des bibliothèques. "Tout voir, tout penser, ne rien éluder" tel était le propos de Bataille. Mais l’auteur des récits sulfureux "Histoire de l’oeil", "Madame Edwarda", "Ma mère"... fut aussi un savant, un esprit encyclopédique qui écrivit d’innombrables articles et essais dans des registres aussi divers que l’anthropologie, l’histoire, la politique, l’art... Révolutionnaire sans révolution, mystique sans Dieu, Georges Bataille prôna une philosophie paradoxale qui revendiquait l’excès, l’égarement, le désordre paroxystique, la liberté sans limites afin d’acquérir dans la transe la souveraine disposition de soi qui confine à la folie. Et ne rien penser que l’on n’expérimente. Bataille cherchait l’extase ultime, le point de bascule vers l’impossible. Se disant durablement "détraqué" par l’horreur vécue dans son enfance, il restera toute sa vie tenté par la folie et les expériences extrêmes comme la société secrète d’Acéphale et ses rites incertains dans les nuits de la forêt de Marly. Celui qui voulait mettre la vie à la hauteur de l’impossible ne demeura pas un esprit solitaire. Il dialogua avec les plus grands intellectuels de son temps, prit part aux débats majeurs de son époque, créant, entre osmose amicale et ruptures, des revues et des communautés de pensée. Il pourfendit avec constance le Surréalisme, trop idéaliste à ses yeux, ainsi que le Communisme et le Fascisme, qu’il fut un des premiers à dénoncer et à penser. Anarchiste militant sans conviction pour une révolution incertaine qu’il dénonçait par avance comme inopérante, il suscita par ses attitudes paradoxales des détracteurs dans tous les camps politiques. Son oeuvre ne finit pas de dévoiler ses potentialités mais reste énigmatique, sans conclusion possible. Qui peut prétendre connaitre la "vérité de la nuit" de Georges Bataille ?

Avec Bruno Mathon, peintre
Odile Felgine, écrivain, biographe de Roger Caillois
Jean-François Louette, Professeur de littérature française à la Sorbonne, responsable de l’édition des Récits de Bataille dans la Pléiade
Diego Masson, qui évoquera des souvenirs concernant Bataille
Francis Marmande, écrivain, critique, musicien, auteur de l’ouvrage Le pur bonheur Georges Bataille, Ed. Lignes
Michel Surya, écrivain, philosophe, éditeur, auteur de Georges Bataille La mort à l’oeuvre, Ed. Gallimard.

Crédit France Culture.

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Georges Bataille sur Pileface

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Bataille a l’oeil
Il y a 40 ans le colloque de Cerisy : « Artaud/Bataille »
Bataille en Dieu
Bataille à propos de Genet
Bataille lecteur de Hegel (et de Kojève)

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[2Cf. Bellmer.

[3Voir plus bas « Le supplicié chinois ».

[4Exemples : Manet et Mallarmé ou Olympia.

[6Le Monde des livres, 30.11.2001.

[7Supplices chinois », p.144. La maison d’à côté, 2007

[8Rappelons le : Laure (Colette Peignot) est morte le 7 novembre de cette année-là

[9Jérôme Bourgon dans son livre « Supplices chinois » (p.140 et suivantes) revient sur cette histoire. Il relève les contradictions de Bataille. Bataille possède-t-il bien cette photo depuis 1925 ? Il ne mentionne cette date que dans Les larmes d’Eros et pas dans ses écrits précédents ni, surtout, dans la revue Documents où, à l’évidence, la photo aurait eu sa place. J. Bourgon relève par ailleurs que l’interprétation qu’en donne Bataille dans son dernier livre diffère des interprétations qu’il en donnait vingt ans auparavant et que... la légende de la photo, choisie par Lo Duca, n’est pas la bonne ! C’est celle d’un autre supplice, celui de Fu-Zhu-li dont vous trouverez une photographie ci-dessous. Cf. Jérôme Bourgon : « Bataille et le supplicié chinois : erreurs sur la personne »

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Le supplice de Fu-Zhu-li
JPEG - 11.8 ko
Le supplice de Wang Weiqin (précision de J. Bourgon)

[10On comprend évidemment pourquoi si l’on écoute l’extrait suivant lu par Jérome Attal Histoire de l’oeil.

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1 Messages

  • Jérôme Bourgon | 25 août 2008 - 07:16 1

    Félicitations pour votre intéressant dossier, tout particulièrement les documents audiovisuels rares et émouvants. Merci d’avoir cité mes travaux, objectivement, en dépit de quelques désaccords manifestes sur l’auteur véritable des Larmes d’Eros. Notez que la communication du dossier des Larmes d’Eros, qui a été vendu par Christies (par Lo Duca, très certainement) il y a quelques années, permettrait de prouver une bonne fois ce qu’il en est de l’authenticité de ce texte.
    Attention toutefois : les photos que vous publiez en toute fin de votre page montrent "le supplice de Fu-zhu-li" en effet, pour la première ; mais la seconde n’est évidemment pas le même condamné. C’est un certain Wang Weiqin, sur le cas duquel je travaille en ce moment, et qui est résumé dans le premier chapitre d’un iivre que j’ai publié chez Harvard Univ. Press avec deux collègues canadiens ( (voir http://www.hup.harvard.edu/catalog/BRODEA.html)

    Bien sincèrement,

    Jérôme Bourgon

    Voir en ligne : Death by a Thousand Cuts