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Avons-nous perdu notre latin ?

Tacite versus Sénèque

D 19 mai 2015     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



La réforme du collège est à l’ordre du jour. Comme toujours en France, alors que beaucoup partagent le même constat (l’école va mal, les inégalités s’aggravent, 140000 jeunes sont laissés sur le carreau chaque année, etc.), on s’empaille, on s’insulte, on pétitionne, on manifeste. Avec une mauvaise foi qui laisse rêveur (on confond par exemple la réforme de l’organisation du collège et le contenu des programmes). C’était mieux hier... Air connu. « Démocrates » contre « républicains », « didacticiens » contre « pédagogues » [1], « égalitaristes » contre « élitistes », gauche contre droite, un but partout, balle au centre. Quiconque a vécu d’un peu près les évolutions et les débats depuis quelques décennies est frappé par un air de déjà vu, déjà entendu. Les EPI (20% du temps pour des enseignements pratiques interdisciplinaires) sèment la panique ? Comme les « 10% » laissés à l’initiative des enseignants par le ministre René Haby en... 1975 ! Comme les TPE (travaux personnels encadrés) au lycée il y a quinze ans ! La société va mal, l’école va mal, la mémoire défaille, l’ignorance galope. Les politiques rejouent la même pièce (« Ignorantus, ignoranta, ignorantum », mais les malades ne sont pas imaginaires). Pourquoi tant de crispations ? Ecoutez ce qu’en dit Antoine Prost, historien incontesté de l’éducation qui n’est pas particulièrement réputé pour ses coups de gueule...
On parle beaucoup de l’abandon du grec, du latin, de l’enseignement des Lumières (sans, neuf fois sur dix, savoir de quoi on parle !), que sais-je encore [2]...
Pour ce qui est du latin, voici ce que j’écrivais il y a un an et demi (le 10 janvier 2014). Je persiste et signe.

*


J’ai toujours aimé le latin

Il y a l’hébreu (langue sacrée), le chinois (qu’il serait bon d’apprendre, surtout les jeunes élèves), le grec (bien oublié au moment où une Grèce saccagée s’apprête à présider l’Europe), mais le latin ? Langue morte, perdue à jamais ? « Perdre son latin », l’expression est riche de sens : sur bien des points, nous ne comprenons plus rien.

Mais qui êtes-vous, d’où parlez-vous, de quel droit, me demande-t-on parfois ? Eh bien voilà : j’ai toujours aimé le latin. Je le dois pourtant à des difficultés passagères. En classe de cinquième, le professeur est souvent malade, donc absent. En quatrième, je perds pied. Je prend quelques cours particuliers (je m’en souviens, nous étions trois). Et c’est le déclic. De la classe de troisième à la première, j’aurai tous les premiers prix. Étrange. Très vite, mon auteur préféré est Tacite (quel nom !). J’aime son style rapide, précis, concis (pas de commentaires bavards, les faits bruts). Comme je ne suis pas non plus mauvais en français, ce latin-là, en douce, m’aidera à tenir, de manière resserrée, dans les quatre pages que notre professeur nous oblige à ne pas dépasser dans les dissertations (même si, « bienheureux taciturne », très vite, je serai le seul élève autorisé à transgresser la consigne). Un seul souvenir mitigé : les quarante vers de La Pharsale de Lucain à traduire au Concours général en 1963 ! Quelle galère [3] ! Quoiqu’il en soit, j’ai, moi aussi, gardé précieusement mon gros dictionnaire latin couleur marron, le Gaffiot (prénom : Félix) [4], qui, comme mon dictionnaire Robert en 7 volumes, fourmille de citations qui sont autant d’échappées.
Je me souviens aussi de mon émotion quand, plus tard (en août 1983), je visiterai la tour de Montaigne, près de Bordeaux. Toutes ces inscriptions en latin (et en grec) sur les poutres, ces citations, ces maximes, ces phrases ! Incroyable ! Comment a-t-il fait, Montaigne, pour écrire tout ça, au plafond, là-haut ?

Montaigne : « Le langage latin m’est comme naturel, je l’entens mieux que le François... » [5]


La « librairie » de Montaigne — ZOOM, cliquer l’image.
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Le latin a sa rigueur logique, quasi mathématique, son rythme, sa musique (ses déclinaisons, son clinamen). Qui s’intéresse encore au latin aujourd’hui (ne parlons pas de l’École) ? On a complètement oublié que pendant plus de 1500 ans, les écrits majeurs, en Europe occidentale, de Lucrèce et Saint Augustin [6] à Spinoza et Leibniz en passant par Saint Thomas ou certains sermons de Maître Eckhart (pour aller vite), ont été écrits dans cette langue. Le latin est la langue de la tradition intellectuelle (métaphysique, scientifique, juridique), mais c’est aussi une langue sacrée (enfin : c’était) ! C’est la langue de l’Église catholique, bien sûr, et celle de la messe (jusqu’en 1970, suite à Vatican II [7]). Le coup d’arrêt est dû à la Réforme protestante, on l’oublie, mais Bach, les Messes du luthérien (par son baptême) Jean Sébastien Bach, seraient-elles audibles sans le latin ? Et combien d’autres « Credo » de la musique baroque catholique (de la révolution catholique) de Monteverdi à Vivaldi et à Mozart (dont je rappelle en passant qu’il composa deux « Litanies de Notre-Dame de Lorette » (en latin : Litaniae Lauretanae Beatae Virginis Mariae) [8] ?

« Le latin, pour certains, c’est comme le cul pour d’autres : un objet d’effroi, de répulsion, épouvantail garanti, infaillible », écrit, de manière provocatrice mais si juste, Jean-Paul Fargier dans « Sollers ou l’accomplissement des écritures » [9].

Il est bon de « faire retour aux Grecs » (dans le meilleur des cas, en lisant, Homère, Heidegger ou... Guerres secrètes), mais n’oublions pas le latin.

Peu d’écrivains — d’écrivains qui comptent — ont une « culture » latine. Il y a Pascal Quignard, bien sûr (« Sans cesse la langue souche, la langue protomaternelle, est celle de l’outrage, où l’obscénité se désire le plus. [...] C’est la langue latine. Ce qui est avant notre langue renvoie à ce qui est avant notre naissance. La couche la plus ancienne (le latin) dira la scène la plus ancienne. » — Le sexe et l’effroi, Gallimard, 1994, p. 260 [10]), ou Gabriel Matzneff (admirateur de Salluste et de Sénèque. — « Notre patrie, c’est la langue française, mais que serait le français, si le latin n’avait pas existé ? » — Le taureau de Phalaris, La Table ronde, 1994 [11]), mais on aurait sans doute quelques difficultés à trouver le Rimbaud d’aujourd’hui (s’il existait !) capable d’écrire à quinze ans des centaines de vers en latin [12] !

*


Sollers, sollertis... Sollertia...

Alors, qui d’autre ? Eh bien : Philippe Sollers. Car, avant de se revendiquer l’héritier du Grec Ulysse, au point de s’y identifier encore récemment [13], Sollers l’a écrit à maintes reprises : il doit son pseudonyme au latin et au dictionnaire Gaffiot.

Exemples (parmi d’autres), dans Portrait du Joueur (1984) :

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Mon Dictionnaire Gaffiot, p. 1454.
(Albert Gauvin).
Je me revois, un soir, rentrant du lycée, assis devant mon dictionnaire de latin, étudiant les implications du mot sollers. Venant de sollus (avec deux l !) et ars. « Tout entier art. » Sollus est le même radical que le grec holos, qui veut dire : « entièrement, sans reste. » D’où hologramme. Holocauste. Absolument dédié à l’art. Brûlure ! Sacrifice ! Sainteté ! Mais, en même temps, sollers veut dire : habile, intelligent, ingénieux, adroit, rusé, le terrain le plus apte à produire... « Lyrae sollers » (Horace [14]) : « qui a la science de la lyre. » « Sollers subtilisque descriptio partium » (Cicéron) : « adroite et fine distribution des parties du corps. » Sollers, sollertis... Sollertia... Voilà un nom bien suspect, n’est-ce pas, immoral en diable ! Une définition actuelle ? Voyons... « Le sollers est de la technique pure : sa combustion dans l’art ne laisse aucun résidu. » Voilà pour équilibrer Diamant. Deux noms valent mieux qu’un. Un homme deux fois nommé en vaut trois. [15]

ou dans Tout le monde est écrivain sauf moi (2003) :

À partir de 16 ou 17 ans, je commence à tenir une sorte de cahier, un peu sous l’influence de Monsieur Teste de Valéry, et j’invente un personnage imaginaire. Je tire le mot du latin. Je suis un bon latiniste. Vous allez au dictionnaire et vous trouvez sollus. C’est le grec holos et aussi le surnom d’Ulysse. Ca me plaît et je commence à prendre des notes à propos d’un certain « Sollers ». Puis, lorsque mon livre paraît, ma famille n’est pas contente, je prends ce nom qui était déjà un nom opératoire pour moi. Ce qui n’était pas plus mal parce qu’il fallait cacher « Joyaux ». C’était un peu exagéré de s’appeler comme ça. « Sollers » est plus discret, plus modeste, plus inquiétant aussi. (Fugues, 2012, p. 789)

ou encore dans Un vrai roman (2007, Folio n° 4874) :

Quand mon premier petit livre est paru, et surtout, presque simultanément, le second (Une curieuse solitude), j’étais encore mineur (moins de 21 ans, en ce temps-là), et ma famille trouvait ce roman scandaleux. Donc pseudo, Sollers, personnage imaginaire que je m’étais créé vers 15 ou 16 ans, un peu sur le modèle du Monsieur Teste de Valéry (« la bêtise n’est pas mon fort », etc.). Ce personnage était secret, voué à la pensée et à la méditation, très influencé par Stendhal, mais venu tout droit de l’Odyssée, comme son nom, traduit en latin, le laisse supposer : un type aux mille tours et détours, plein de subtilités et de ruses, et qui veut avant tout vivre sa vie libre et se retrouver chez lui. J’ai été plutôt très bon en latin, le dictionnaire m’a donné mon nom d’écrivain.
Sollers, de sollus et ars : tout à fait industrieux, habile, adroit, ingénieux. Horace : « lyrae sollers », qui a la science de la lyre. Cicéron « sollers subtilisque descriptio partium », adroite et fine distribution des parties du corps. « Agendi cogitandique sollertia », ingéniosité dans l’action et dans la pensée. Sollus (avec deux l, à ne pas confondre avec solus, seul) est le même que le holos grec, c’est-à-dire tout entier, sans reste (holocauste), et que totus, entier, intact. On entend aussi salvus, guéri ou sauvé. Tout entier art tout un art. Attention, Sollers avec deux l.

Qu’on ne me dise pas que ces remarques sont anecdotiques. D’une certaine manière, tout y est.

Rimbaud :
« Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans
Tu voles selon... »
(Une Saison en enfer)

Libéré du patronyme, l’écrivain peut, à partir d’un nom commun volé au dictionnaire et au latin et devenu pseudonyme, se donner son nom, déployer son oeuvre et « voler selon » (avec deux l : où on notera que la formule rimbaldienne comporte, à peu près, l’anagramme du nom de Sollers et le principe de son écriture et de sa vie — de sa «  mytho-bio-graphie » [16]).

Résultat :

J’ai tiré mon nom du dictionnaire et il s’y retrouve. Ce n’était pas évident.
(Carnet de nuit, Plon, 1989, p. 47)
*

« Tous les chemins mènent à Rome. » — « Rome, unique objet de mon ressentiment ! » etc... On connaît ces phrases célèbres et les innombrables « peplums » cinématographiques, mais que sait-on aujourd’hui de « l’incroyable cirque romain » antique, ce « continent noir », d’où, d’une certaine manière, une grande part de notre histoire provient ?

Il y a les premiers grands penseurs latins (philosophes, écrivains ou historiens). Ils témoignent. Ils ne sont pas tous à mettre sur le même plan. Les lecteurs de Médium devraient s’y intéresser (encore un terme latin : « Médium (du latin medius, au milieu) : Personne susceptible, dans certaines circonstances, d’entrer en contact avec les esprits », nous dit on ne peut plus sobrement le 4ème de couverture [17]). Non seulement en raison du style propre de Sollers, mais aussi par ce qui y est martelé sur la religion contemporaine, et pourtant si ancienne, de la mort [18].
J’ai exhumé deux textes peu connus et jamais cités de Sollers. Ils ont été publiés au début des années 1990 dans Le Monde des livres et repris dans La Guerre du goût. L’un concerne Sénèque et, précisément, sa « religion de la mort », l’autre Tacite (en qui Sollers voit alors un ancêtre de Voltaire et de Saint-Simon, figure centrale de Médium).

Tacite versus Sénèque ? Qui a écrit :

Il y a dans la mort une nécessité égale pour tous et invincible. Qui peut se plaindre d’une obligation à laquelle personne n’échappe ?

ou alors :

C’était une nuit brillante d’étoiles, calme, sur une mer tranquille, que l’on eût dite envoyée par les dieux pour rendre le crime évident.

Relisez bien ces phrases. Vous comprendrez quelle est la préférence, logique, de Sollers.

*


La religion de la mort

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Pierre-Paul Rubens, La Mort de Sénèque (v. 1612-1613)

Il y aura bientôt deux mille ans, dans les années 60 de notre ère (ainsi calculée en fonction de la naissance, contestée par certains, de Quelqu’un qui préoccupe encore la planète) ; juste avant la destruction du deuxième temple de Jérusalem (représentée, comme un fait parmi d’autres, en haut de l’arc de Titus), la plus extrême boucherie régnait à Rome : Néron en avait décidé ainsi. On manquera toujours d’assez d’imagination (malgré des tonnes d’actualités ou de films massacrants) pour sentir la bizarrerie de la situation. Ouvrons Tacite :

Les maisons s’emplissaient de cadavres, les rues de cortèges funèbres ; ni le sexe ni l’âge n’étaient à l’abri du danger...

Parmi les victimes suicidées d’office : Sénèque, le grand Sénèque, l’ancien précepteur de l’empereur ; Sénèque dont nous pouvons lire aujourd’hui, dans une édition merveilleusement présentée et annotée, la Providence, la Constance du sage, la Tranquillité de l’âme, les Lettres à Lucilius [19].

Voici un écrivain riche, influent, célèbre. Un philosophe de la secte stoïcienne, c’est-à-dire un Sage, ou du moins quelqu’un qui tient à se présenter comme tel en faisant la leçon aux autres. Son petit élève Néron est devenu grand et s’est lancé dans une carrière criminelle sans précédent. La débauche la plus abjecte est la règle. La dérision et l’inversion des valeurs sont systématiquement exhibées. Sénèque, "le prude Sénèque", comme l’écrit Paul Veyne, "le grave sénateur romain qui aurait sûrement long à raconter sur un divan de psychanalyste", se retire pour dicter sa doctrine. Le tyran, qui a déjà assassiné son propre frère et sa propre mère, est inéducable ? Très bien, un autre moi-même fera l’affaire.

La philosophie est une formation de maître à disciple, et Sénèque est un maître déçu par son élève devenu son maître. Le thème fondamental de sa prédication ? La mort, la mort, la mort sans fin recommencée, dont il faut vaincre l’omniprésence démocratique et la peur qu’elle inspire. Qu’est-ce qu’un vrai maître, sinon une sorte de mort-vivant qui contemple déjà l’immortalité à laquelle son disciple aspire ? Le disciple ? Il est interpellé rudement :

J’estime qu’il te faut quitter ou ton genre de vie ou la vie.

D’ailleurs,

il y a dans la mort une nécessité égale pour tous et invincible. Qui peut se plaindre d’une obligation à laquelle personne n’échappe ?

Il est en somme interdit d’emblée de douter de la toute-puissance de la mort.

Le corps du Sage



C’est plus qu’une évidence : un dogme. On a beaucoup insisté sur le cosmopolitisme stoïcien ("l’univers entier est ma patrie"), sans se demander si cette patrie n’était pas avant tout celle de la mort universelle. Un dévot, dit La Bruyère, est quelqu’un qui serait athée sous un prince athée. Il serait de même un fonctionnaire zélé de la mort sous un prince dont ce serait l’obsession majeure. Sénèque, au fond, est ce dévot.

Pense à la mort toujours pour ne la craindre jamais.

Oui, mais comment ne pas voir que la pensée, à partir de ce point fixe, se transforme en restriction de pensée ? Comment ne pas constater qu’un beau style se met aussi à être ennuyeux, compassé ? La joie elle-même devient "une chose sérieuse".

Le Sage est en sécurité ("Loin de redouter la mort, nous lui devons de n’avoir plus rien à redouter."), mais il lui est interdit de s’écarter de la mort, elle est son soleil noir qu’il transmute en lumière harmonieuse, la preuve étant que son disciple le croit. Le pouvoir tyrannique de la terreur pense la même chose ? Peut-être, mais le Sage est son contre-miroir abstrait supérieur. Sénèque écrit des tragédies et des traités de morale philosophique : c’est la logique même. Pas d’histoire, des exemples. Pas de roman, des exhortations. L’histoire et le roman sont impurs, suspects, incrédules. Ici, au contraire, la vérité se fait jour sous le joug de la destruction, l’âme s’élève comme un feu, l’homme occupe tout le terrain (pas de femmes), un homme doit en rejoindre un autre dans le sacrement du "moment ultime". Un Dieu des vivants seuls, et non pas des morts (biblique, donc) est absurde, de même que toute représentation de résurrection personnelle. Notre âme, délivrée du corps-prison, subsistera jusqu’à la remise en chaos du monde par le Dieu dont nous ne sommes qu’une parcelle. Le corps du Sage est un animal sacrificiel qu’on égorgera s’il le faut. Voilà ce que Paul Veyne a raison d’appeler un "masochisme du grandiose", sublime, certes, mais à condition que le jeu de la mort ne soit pas truqué, et ses dés pipés.

Tacite nous raconte la fin digne et calme, conforme à ses principes, de Sénèque : elle ne cessera pas d’inspirer les penseurs, les artistes. L’historien n’en formule pas moins le jugement suivant sur un autre figurant :

Un personnage acheté pour provoquer la perte de son ami se parait du crédit dont jouissait la secte stoïcienne, entraîné à donner, par son attitude et son visage, l’image de la rectitude morale, mais, dans son coeur perfide, traître, dissimulant son avidité et son goût du plaisir.

On pouvait donc contrefaire le stoïcien, comme un dévot de Molière ? Sénèque avait eu à réfuter des attaques sur les contradictions de la vie du Sage. Les propos qu’il a dictés en mourant ne nous sont pas parvenus. C’est dommage.

Pétrone l’épicurien



Tacite parle aussi d’un autre acteur important qui "à la différence de tous ceux qui périssaient ne flatta aucun des puissants". Celui-là, en se tuant, refuse de parler de questions sérieuses de manière "à se faire une glorieuse réputation de fermeté". Pire : toute son attitude consiste à dévaloriser la mort, comme pour mieux insulter le pouvoir.

Il ne se pressa pas d’abandonner la vie, il se fit ouvrir les veines et, selon son caprice, se les fit bander, puis de nouveau ouvrir. Il écoutait non des propos sur l’immortalité de l’âme et les théories des philosophes, mais des poèmes légers et des vers faciles.

Plus grave encore : il passe ses derniers instants à mettre par écrit toutes les abominations du prince, "en indiquant le caractère inédit de chaque accouplement". Qui est ce blasphémateur ? Cet athée de la mort si peu romain, si évidemment grec ?

Il se mit à table, se laissa dormir pour que, bien qu’elle lui fût imposée, sa mort eût l’air d’être l’effet du sort.

Refuser au tyran (mort lui-même en 68) de se glorifier dans votre mort, voilà peut-être l’acte d’accusation et de liberté suprême. Oui, qui est cet "expert en voluptés" et qui ne cachait pas de l’être ? Ce metteur de points sur les i ? Un romancier, lui, un épicurien, Pétrone, dont le Satiricon est sans doute, avec Candide, le plus utile des livres en nos temps troublés.

Philippe Sollers, Le Monde des livres du 21.05.93.

Sénèque dans l’encyclopédie Larousse

Comme je n’aurais peut-être pas repensé à cet article de Sollers sans avoir écouté France Culture, je signale la série d’émissions consacrées cette semaine à Sénèque. La première portait sur les Lettres à Lucilius.

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Splendeur de Tacite

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Nicolas Poussin, La Mort de Germanicus 1628.
D’après Tacite, Annales, II, 71-72.
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Un événement : l’écrivain latin en Pléiade dans une édition claire et élégante de Pierre Grimal [20].

Qui, à part les spécialistes, se souvient du bienheureux Gaffiot ? Félix Gaffiot, l’auteur du dictionnaire latin-français, dont j’ai gardé jusqu’à aujourd’hui un exemplaire plein de soulignages bleus et rouges ? Je lui dois un carrousel de phrases rythmées toutes mieux choisies les unes que les autres, chez Lucrèce, Virgile, Cicéron, Salluste, Tite-Live, Horace, Quintilien, Pline l’Ancien...

Mais quel est le prosateur qui se détache, là, entre tous ? Le plus cru, le plus net, le plus coupant ? L’aristocrate provincial maître de rhétorique, sénateur, préteur, consul, proconsul d’Asie et, en même temps, membre du collège des quindécemvirs chargé des sacrifices, gardien des livres sibyllins et des rites ? Nous sommes à la fin du premier siècle de notre ère, et celui-là, enfin, va nous révéler le fond des choses : Tacite.

Au commencement de l’art de la condensation historique, il y a les Grecs et Thucydide, bien entendu, mais Rome est un continent noir d’une autre nature. On comprend qu’Hollywood n’ait pas cessé d’y puiser des mise en scène : foules, guerres, orgies censurées, exécutions simulées en tous genres. En réalité, toute notre histoire est hantée par l’incroyable cirque romain.

A nous Vespasien, Titus, Domitien, Trajan, Nerva, Claude, Hadrien ! A nous, surtout, Messaline, Poppée, Néron ! Voyons tout de suite la mort d’Octavie, femme de ce dernier, à côté duquel les monstres modernes font figure d’amateurs vulgaires :

On l’attache, on lui ouvre les veines de tous les membres et parce que, retenu par la violence de son effroi, le sang ne coulait que lentement, on la porte dans un bain bouillant, dont la chaleur la tue.

Ah, ce présent de Tacite ! Cette puissance de silence, tout à coup, au fond de la tragédie ! Comme il fait voir les lieux, les gestes, les sentiments mêlés, les dissimulations, les derniers moments fatidiques !

C’était une nuit brillante d’étoiles, calme, sur une mer tranquille, que l’on eût dite envoyée par les dieux pour rendre le crime évident.

Néron est en train d’assassiner sa mère incestueuse, Agrippine (voilà qui change de la fastidieuse affaire Oedipe).

Tacite a, en effet, cette énormité unique à nous raconter. Il a attendu longtemps : les Histoires décrivent la période d’après Néron, alors que les Annales, composées plus tard, reviennent à lui, c’est-à-dire au coeur du dérèglement. Va-t-il se décider à dire l’essentiel ? Oui.

Néron a-t-il regardé sa mère après sa mort et fait l’éloge de sa beauté ? Il en est qui l’assurent, d’autres qui le nient.

A vous de choisir.

Le décor est à la mesure de l’Empire. Légions en Germanie, en Bretagne, en Espagne, en Syrie. Présages, comètes, tremblements de terre, naissances anormales, entrailles chiffrées. Et puis la ville des villes : temples, villas, jardins, Forum. Là-dedans, ils s’amusent, s’espionnent, se corrompent, se volent, se dénoncent, s’exilent les uns les autres, s’empoisonnent, se poignardent, se coupent la tête (si l’on veut se faire ensevelir en entier, il faut parfois racheter la tête à ceux qui veulent la vendre). La servilité et la délation sont récompensées, les gens de bien par définition persécutés :

Ils haïssaient en lui son énergie et son intégrité, comme si c’étaient des crimes.

(voilà qui n’arriverait plus de nos jours, n’est-ce pas ?).

Oui, oui, le christianisme va être une bouffée d’air, mais Tacite n’en sait rien, cela l’étonnerait beaucoup de connaître la suite (qui ne saurait venir, croit-il, de ce Jérusalem où un temple ne comportant pas d’images n’était donc rien). Pour l’instant, c’est comme au cinéma, les chrétiens sont en croix, avalés par les lions, ou enduits de poix pour servir de torches et éclairer les banquets (imaginez la scène dans les jardins du Vatican, par exemple).

Fixées à des perches (tiens, nous reverrons cela plus tard), les têtes étaient portées en l’air, parmi les étendards des cohortes.

Ou encore :

Finalement, ceux qui n’avaient pas d’ennemis étaient abattus par leurs amis.

Encore mieux :

Les dernières volontés de Pison furent respectées parce qu’il était pauvre.


Tout fut donné à voir...



Pourquoi ne pas commencer une histoire du vingtième siècle sur ce ton :

J’aborde un ouvrage empli de malheurs, ensanglanté de batailles, déchiré de révoltes et, au sein même de la paix, féroce.

C’est pourtant un homme que l’on sent heureux qui écrit ces lignes. Le formidable artiste qu’est Tacite ne souffre pas, ne juge que rarement ("sans colère ni faveur, sentiments dont les raisons sont bien loin de moi"), et son roman (bien préférable à tout romanesque) est le développement d’une fermeté inébranlable à travers la science du discours. Texte d’attaque et de siège, patient, serré ligne à ligne, compact et rapide, fouillé, retranché, impérieux, et frappant, quand il le faut, comme l’éclair. Exemple :

Cette action abominable fut osée par un petit nombre, souhaitée par un plus grand, et soufferte par tous.

(une telle perfection ne se retrouvera, comme par hasard, qu’en français : Saint-Simon).

Dans les Annales, il est difficile de ne pas avoir envie d’apprendre par coeur les passages à juste titre célèbres (l’incendie de Rome, la mort de Sénèque), dans le sillage destructeur de Néron "désirant toujours l’incroyable". Voici :

Les embarcations furent ornées d’or et d’ivoire, les rameurs, des mignons, rangés selon leur âge et leur spécificité dans l’érotisme... Sur les rives de l’étang, il y avait des lupanars remplis de dames de la noblesse, et, en face, on voyait des prostituées nues... Tout fut donné à voir, et même quand il s’agit d’une femme, ce que recouvre la nuit...

L’envers de cette féerie, visant à tout dégrader, ce sont les litanies de supplices et de suicides qui, Tacite le note, pourraient conduire au dégoût. Mais non : il est important que tout soit décrit en détails (Sade, lecteur ébloui de Tacite). Les figures sortent de la nuit et s’imposent, avant d’être noyées par le flot de la narration concurrente de ce fleuve de sang. Un hommage particulier à Epicharis, une femme, une affranchie, disloquée par la torture, mais qui se comporte mieux, en s’étranglant elle-même avec son soutien-gorge, que des chevaliers et des sénateurs, lesquels, sans avoir été torturés, "trahissaient chacun ceux qui lui étaient les plus chers et les plus précieux". Ou encore Thrasea, stoïcien, offrant, selon la coutume, son sang coulant à terre comme une libation à Jupiter libérateur :

Regarde, jeune homme, tu es né pour vivre à une époque où il est utile d’affermir son âme par des exemples de fermeté.

Allons, notre préférence ira aux écrivains : ils meurent en exerçant jusqu’au bout leur art, comme s’il était plus réel que la réalité où ils sont forcés de disparaître. La parole répond de tout et traverse tout. Tacite semble nous dire que l’enfer du tyran (et c’est bien le cas de Néron) sera toujours de n’être pas un bon écrivain ; que seul l’écrit se dresse, souverain, contre le maître local, fût-il empereur (Chateaubriand et Napoléon).

Sénèque dicte à ses secrétaires tant qu’il en a la force ; Lucain, par un geste inouï, reprend à haute voix, pour définir son agonie, les vers qu’il a écrits autrefois sur la mort d’un soldat, style : j’avais raison, c’est bien ça, je persiste, je signe. Pétrone, enfin, l’auteur du Satiricon, l’"expert en voluptés", a une conduite plus effarante encore : faisant durer son saignement, et tout en écoutant des poèmes légers,

il mit par écrit les abominations du prince, en les attribuant à des débauchés et à des femmes, et en indiquant le caractère inédit de chaque accouplement ; puis il scella le livre et l’envoya à Néron.

A la tienne !

Philippe Sollers, Le Monde des livres du 26.01.90.

Oeuvres complètes de Tacite
Tacite dans l’encyclopédie Larousse

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Pompéi, Priape (peinture apotropaïque), Casa dei Vettii (découverte seulement en 1894).
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Portfolio


[1Comme on voit mal en quoi on pourrait s’opposer aux pédagogues, on stigmatise maintenant les « pédagogistes » !

[3La même année, toujours au Concours général, mais en français, c’est le gag : le sujet est : « Voltaire vient de mourir, Rousseau doit faire son éloge funèbre ». Voltaire est mort le 30 mai 1778, Rousseau le 2 juillet. J’ai toujours regretté que ça ne soit pas l’inverse ! Voltaire faisant l’éloge funèbre de Rousseau, on imagine l’ironie. Enfin, à trois ans de distance, Voltaire et Rousseau se sont retrouvés face à face au Panthéon, unis par la mort (en 1791 et 1794). Vive la Révolution !
(Entre parenthèse, si « La République des professeurs » (on doit le nom au livre d’Albert Thibaudet, 1927) a aujourd’hui piètre réputation, j’ai eu la chance de rencontrer quelques excellents professeurs de l’école de la République. C’était au lycée Henri Wallon de Valenciennes. Pourquoi ne le dirais-je pas ? Fin de la parenthèse).

[4Comme on n’arrête pas le progrès, le Gaffiot est maintenant numérisé, avec sa graphie d’origine.

[5Cf. Montaigne, Essais, Livre III, ch. 2. Voir aussi : Montaigne, lecteur des auteurs latin.
Pour connaître les sentences figurant sur les poutres de la librairie de Montaigne, voir ce site et, pour plus de détails encore, lire : Alain Legros Sentences peintes au plafond de la bibliothèque de Montaigne - pdf .

[6Augustin et «  son latin électrique ». Cf. Saint Augustin ou le Style de Dieu.

[7Le pape Benoît XVI a cependant autorisé le retour au latin liturgique dans son Motu proprio du 7 juillet 2007.

[8Je le signale en passant car Sollers parle du voyage de Montaigne à Notre-Dame de Lorette dans Médium, roman dont l’une des héroïnes s’appelle Loretta. Voir aussi : Montaigne, Un voyageur secret.

[9Cf. Sollers ou l’accomplissement des écritures. Synonyme de l’expression « perdre son latin » : ne rien biter, nous disent certains dictionnaires.

[10Inter aerias fagos est le titre d’un poème écrit en latin par Pascal Quignard en 1976.

[11Le hasard fait que Matzneff et Sollers parlent... latin ICI (cf. partie 5).

[12Cf. A. Rimbaud, Compositions latines.

[13Voir la vidéo du 8 janvier dans La révolution selon et avec Philippe Sollers.

[14Horace, Art poétique, 407.

[15Réflexion-variation présente dans pratiquement tous les romans de Sollers. Autres exemples :
« sollers écho du surnom d’ulysse de sollus tout entier art intact ars ingénieux terrain travailleur fertile lyrae sollers science de la lyre... » (H, Seuil, Coll. Tel Quel, 1973, p. 11)
ou : « il prépare sa monumentale encyclopédie de natura diabolica sollertia je suis le joyau de sa collection spécialisée dans les grands criminels les héros tués au combat » (Paradis, 1981, coll. Points, p. 101)
ou encore : « le soleil est fou cette année toutes les informations le confirment de labore solis sollertis sollertissimus flammantis et moi aussi je suis beaucoup plus fou cette année » (Paradis II, Gallimard, 1986, p. 26).

[16Tout le monde est écrivain sauf moi, dans Fugues, p. 789.

[17Le Robert précise : « Terme de spiritisme (mot créé par Swedenborg). Être un bon médium. Fluide du médium. Émanation visible du corps du médium. »
Ajoutons : « Mus. (1762). Étendue de la voix, registre des sons entre le grave et l’aigu. Chanteuse qui a un beau médium. Le timbre de la flûte devient expressif dans le médium. » Le Robert en sept volumes (édition de 1974).

[18« Non seulement, mais aussi » : non solum, sed etiam. La tournure, courante en latin, s’est imposée d’elle-même à moi ! Exemple : Saint Augustin, Commentaire du Psaume 74.1 : Qui enim cantat laudem, non solum laudat, sed etiam hilariter laudat (« Celui qui chante des louanges non seulement loue mais loue joyeusement. »)

[19Sénèque, Oeuvres choisies : Entretiens. Lettres à Lucilius, édition établie (avant-propos, préface, bibliographie, chronologie, introductions, notes) et traduction revue par Paul Veyne, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993 ; rééd. 1998.

[20C’est l’accroche du Monde. Cf. Tacite, Oeuvres complètes.

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3 Messages

  • A.G. | 21 mars 2017 - 10:47 1

    Un ami me signale cette très intéressante vidéo du Professeur Umberto Todini.

    Umberto Todini : les attraits immortels de la culture latine

    Dans cet entretien, Umberto Todini – professeur de Littérature latine à l’Université de Salerne – nous parle de l’actualité de la culture latine, de sa valeur pour la formation des jeunes d’aujourd’hui, et des « circuli latini » (cercles de conversation latine opérant à travers le monde, surtout en Europe et aux Etats-Unis, mais aussi au Japon et en Chine).
    Il nous parle également de ses études consacrées à la littérature latine archaïque, c’est-à-dire remontant à une époque où la présence du grec était encore très importante à Rome, et de celles consacrées à l’influence de la culture latine sur certains grands intellectuels italiens du 20ème siècle, comme Pier Paolo Pasolini et Federico Fellini.

    PS : Umberto Todini fut l’époux de la regrettée Jacqueline Risset, traductrice de Dante, décédée en 2014.


  • A.G. | 5 décembre 2016 - 12:26 2

    10 bonnes raisons d’apprendre le latin

    par Jacques Drillon

    Avec la réforme du collège 2016, le latin et le grec disparaissent comme disciplines à part entière. Mais que vont y perdre les élèves ? Revue de détail.


  • Albert Gauvin | 3 juin 2015 - 12:48 3

    Deux points de vue extraits du numéro de L’OBS du 28 mai 2015.

    Sus au pédantisme égalitaire !

    par Marc Fumaroli

    Quel collectif de pédagogues a pu concevoir et écrire un "Emile" aussi dépourvu de substance et recru de prétention que le texte de cette réforme ? Dans "les Voyages de Gulliver", Swift fait débarquer son héros sur un satellite de la Terre, Laputa, du haut de laquelle une compagnie d’abstracteurs de quintessence, pourvue de télescopes et de drones, impose à la pauvre Terre et à ses habitants asservis un nivellement contre-nature qui les condamne rapidement au désert. La révolution au collège, voulue d’en haut, accomplit "la promesse républicaine d’égalité" en brisant "le collège trop uniforme, pas adapté à la diversité et spécificité des élèves". Dans la refonte des programmes en cours, "réfléchir sur sa langue, la comparer à d’autres langues, y compris les langues anciennes" est la seule mention du latin et du grec.

    Les petits Benveniste de la réforme savent tout sans avoir rien appris. Même si, en deux ans, on se promet de remplir des têtes bien pleines, outre des siècles de l’histoire nationale, d’un ou deux millénaires d’histoire des arts, la priorité dans le Peac (parcours d’éducation artistique et culturelle) est de "comprendre ce que certaines œuvres d’art, en particulier contemporaines, disent du vivant". On a nettement l’impression que les contenus encyclopédiques que détaille longuement le programme, démesurés en soi, seront rabotés à l’expérience par les 20% du temps scolaire consacrés à la "transversalité" et par la place considérable que ces classes "égalitaires" se doivent de consacrer à la compétence numérique et à l’inventivité technologique, la voie royale, semble-t-il, de la réussite aujourd’hui. Le collège mini-Silicon Valley ?

    Fanatisme égalitariste

    Ni pour les élèves que leur "spécificité" porterait du côté des humanités, anciennes et modernes, ni pour leurs professeurs formés à une autre école, il ne fera bon s’attarder dans les équipes et dans la transversalité de ces collectivités pédagogiques. L’égalité telle que l’entend cette réforme radicale est une autre forme d’oppression et d’expulsion des minorités, et l’expression d’un fanatisme égalitariste dans le panneau duquel l’opinion publique et la classe politique française sont tombées. Dans les pays étrangers que j’ai fréquentés, jamais je n’ai rencontré à ce degré le pédantisme égalitaire, légitimé en France par la sociologie de Bourdieu. On a osé faire du latin et du grec les symptômes les plus scandaleux d’un enseignement de classe qui afficherait et reproduirait la distinction d’héritiers privilégiés et insolents, idéologie qui veut ignorer le rôle que peut jouer une culture classique acquise gratuitement au collège et au lycée laïque, le luxe français des pauvres, dans l’ascension sociale de jeunes gens nés défavorisés.

    L’apprentissage et la maîtrise du latin et du grec ouvrent aux jeunes esprits des perspectives dont les prive la culture exclusive de l’immédiat et de l’utile. L’étude du sanscrit ou du mandarin en ferait autant. Messagères d’un monde lointain et qui n’en était pas moins humain et reconnaissable pour tel, ces langues pas si mortes que cela ouvrent l’esprit à la différence et à la ressemblance avec d’autres mondes que le nôtre. Nous voilà dotés, à partir de là, de l’expérience nécessaire pour prendre du recul sur notre propre actualité. Et pour aborder, avec sympathie de principe et distance critique, l’humanité d’aujourd’hui. En somme, les conditions préalables à l’exercice de la liberté d’esprit commencent à être réunies. Délivrons-nous de la pathologie égalitariste, elle brise les élans ambitieux de notre République méritocratique.

    Marc Fumaroli
    De l’Académie Française, agrégé de Lettres classiques, professeur au Collège de France. Dernier livre paru : "La République des Lettres" (Gallimard).

    *

    Pour une grande école des langues anciennes

    par Paul Veyne

    L’idée que l’on supprime le latin et le grec au collège ne me gêne pas. A quoi bon les apprendre quand on ne les sait pas assez pour lire dans le texte les auteurs anciens ? Il faut faire comme au temps des jésuites : vingt heures par semaine ou rien ! Deux choses me semblent essentielles pour la réforme en cours : que l’on continue d’apprendre la littérature au fil des siècles, comme avec le "Lagarde et Michard", et que l’on étudie en profondeur les grands textes anciens. Je propose qu’on inscrive au programme des écoliers les deux premiers chants de "l’Enéide" [Paul Veyne est l’auteur d’une nouvelle traduction de ’l’Enéide’, NDLR], les récits d’Ulysse, les "Annales" de Tacite, "les Métamorphoses" d’Ovide, qui est le livre latin le plus amusant. On remplacerait ainsi les bribes d’enseignement par des lectures solides.

    Fins spécialistes

    Il est scandaleux qu’un bachelier n’ait jamais lu "Britannicus" et "Phèdre", scandaleux que l’"Antigone" de Sophocle ne soit plus donné aux fils du peuple. Je propose la création d’un institut spécialisé, sur le modèle de l’Inalco (Institut national des Langues orientales). Cette école est peuplée de gens qui n’ont jamais su un mot de touareg ni de russe et qui en deviennent pourtant les plus fins spécialistes. On sait qu’il faut trois ans pour parler couramment et lire le touareg, le russe tout comme le latin ou le grec. Cinquante latinistes et hellénistes par génération suffiraient. Ils seraient chargés de réaliser les traductions modernes des grands textes.

    Paul Veyne
    Professeur honoraire au Collège de France, spécialiste de la Rome antique, ancien professeur de latin à la Faculté d’Aix-en-Provence. Dernier livre paru : "Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas" (Albin-Michel).

    Crédit : L’OBS

    *