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La Chine chez Sollers :
L’harmonie du Yin et du Yang dans l’univers sollersien

D 12 mars 2024     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Sollers et la Chine, la Chine de Sollers : voilà l’impensé le plus impensé de tous les impensés de l’oeuvre de Sollers. J’ai tenté il y a déjà fort longtemps de retracer l’historique de tous les écrits qui ont marqué l’histoire de Tel Quel à L’Infini et du Parc à Mouvement à ce sujet (cf. La Chine toujours). Qu’importe. Les lecteurs pressés comme ceux qui font profession de critiques littéraires ne veulent retenir qu’un épisode, celui de la période dite « maoiste » et du voyage en Chine du « groupe Tel Quel » en avril 1974, à la fin de la révolution culturelle. Pour évidemment n’en retenir qu’un des symptômes : l’aveuglement des intellectuels révolutionnaires occidentaux face à la tragédie bien réelle du communisme. Les meilleurs lecteurs de Sollers, même quand ils « relativisent » cet épisode ou le replacent dans son contexte français (rupture avec le PcF stalinien, lutte contre la sinophobie), souvent, ne cherchent pas plus loin et évitent la question, la seule qui vaille d’être posée : pourquoi la Chine ?
Après la première approche réalisée par Philippe Forest en 1992 dans son Philippe Sollers et son Histoire de Tel Quel (Seuil, 1995) et, surtout, depuis la lecture à bien des points de vue inaugurale de Stéphane Zagdanski dans Sollers en spirale publiée dans Fini de rire (Pauvert, 2003) et réédité en tiré-à-part après la mort de Sollers dont, si j’en crois son auteur, je suis le seul à avoir parlé, il a fallu attendre le livre de Jean-Michel Lou Corps d’enfance, corps chinois. Sollers et la Chine (Gallimard, coll. L’infini, 2012) pour qu’un écrivain y regarde de plus près. Jean-Michel Lou a d’ailleurs consacré à nouveau de belles pages — sur lesquelles je reviendrai — à certains romans de Sollers dans un nouvel essai, toujours publié dans la collection L’infini, L’autre lieu ; de la Chine en littérature (2021).
Pourtant, dans l’ombre, d’autres recherches on vu le jour. En décembre 2016, Yuning Liu soutint une thèse de doctorat à l’Université de Nantes (sous la direction de... Philippe Forest) : « La Chine chez Sollers. Une voie pour interroger l’Occident à travers l’Orient ». La thèse, à ma connaissance, n’a pas été éditée, mais elle est disponible sur la Toile. Elle fait 350 pages. C’est très complet. Aucune prise de position, aucun texte ne sont exlus de l’enquête. Un chapitre, choisi par Sollers, en a été publié dans le numéro 138 de la revue L’Infini (Hiver 2017) : La Chine chez Sollers : « L’harmonie du Yin et du Yang dans l’univers sollersien ». Je vous en propose la lecture. A travers deux romans de Sollers, distants de trente-cinq ans, Drame et Passion fixe, l’auteur nous plonge dans l’univers du Yi King (ou Livre des transformations) et ses prolongements dans l’univers sollersien (il faudrait d’ailleurs dire le « multivers » pour reprendre le mot de Kristeva car l’intérêt de Sollers ne se limite pas à la Chine). Seul Marcelin Pleynet avait vu très tôt (cf. son journal à la date du 24 janvier 2000) ce qui était en jeu dans Passion fixe avec un titre explicite, très chinois : Sollers et la trame des mutations. Cela n’étonnera pas ceux qui ont lu Le voyage en Chine et Le retour.
Vous lirez ensuite un entretien de Yuning Liu avec Philippe Sollers qui figure en annexe de la thèse, entretien réalisé après la publication du roman de Sollers Mouvement. Attention ! Grandes Têtes Molles s’abstenir : Sollers y parle longuement de son intérêt historique inchangé pour la figure de Mao !

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Dans la cité interdite, Pékin, 1974.

La Chine chez Sollers :

L’harmonie du Yin et du Yang dans l’univers sollersien

Tout au long de son parcours littéraire, Sollers nourrit toujours cette ambition de « faire rentrer le chinois dans le français, le français dans le chinois, l’Occident dans l’Orient, l’Orient dans l’Occident. » [1] Dans cet esprit, Sollers applique, consciemment ou inconsciemment, dans son propre processus créateur, le principe de complémentarité Yin-Yang, le fondement de la pensée et la philosophie traditionnelles chinoises.
L’emprunt de Sollers à cet aspect capital de la sagesse orientale est implicitement intégré dans l’écriture de Drame, et explicitement effectué dans Passion fixe. Nous tâcherons d’interpréter brièvement le concept du Yin et du Yang ainsi que leur application dans le Yi King, auquel Sollers fait référence dans les deux romans que nous venons de mentionner. Ensuite, nous analyserons respectivement l’analogie entre Drame et le Yi King, ainsi que l’application sollersienne du concept Yin-Yang dans Drame, tant dans l’emploi des pronoms personnels que dans Passion fixe, dans lequel l’on trouve de nombreuses citations du Yi King.

2.1 Le Yin-Yang dans le Yi King

Dans la cosmologie chinoise traditionnelle, le Yin et le Yang sont deux catégories complémentaires, retrouvables dans tous les aspects de la vie et de l’univers. L’harmonie du Yin et du Yang constitue le principe du Yi King (Livre des Mutations), dont la genèse remonte à la pensée chinoise antique qui s’appuie sur le concept de Wŭxíng (五行, les cinq phases ou les cinq agents : métal, bois, eau, feu, terre), préconisant l’unité du ciel et des hommes.

2.1.1 Le Yi King – le classique des classiques

Le Yi King (Yìjīng, 易经) est connu en France sous le nom de « Livre des Mutations », « Livre des Changements » ou « Livre des Transformations ». « Yi » signifie littéralement le changement, la transformation ou la mutation, et étymologiquement, le pictogramme « Yi » (易) est un emprunt au mot « xī yì » (蜥蜴), le caméléon, l’animal qui change de couleur en fonction de son environnement. Alors que « King » signifie au sens concret, la trame d’une étoffe et au sens figuré, l’immuable, le fixe ou le classique contenant les vérités et les valeurs de la société humaine. En quelque sorte, le Yi King représente « le changement qui ne change jamais », antithèse reflétant la métaphysique traditionnelle chinoise.
L’autre appellation, Zhou Yi (周易), d’usage plus courant en Chine, indique « le changement des Zhou ». « Zhou » vient du terme « zhōu pŭ » (周普), qui d’après certains spécialistes, veut dire « universel ». D’autres tendent à croire que « zhou » désigne la dynastie des Zhou, époque de l’élaboration de l’ouvrage. Il y aurait eu en Chine antique trois « livres des mutations » (三易 : sān yì) : le Lian Shan (连山, littéralement « Enchaînement des Montagnes ») de la dynastie des Xia (2100 – 1600 av. J.-C.), le Gui Cang (归藏 : littéralement « Retour et Contenu ») de la dynastie des Shang (1600 – 1028 av. J.-C.) et le Zhou Yi de la dynastie des Zhou (1027 – 256 av. J.-C.) [2]. Comme le Lian Shan et le Gui Cang désignent respectivement Shen Nong (神农) et Huang Di (黄帝), souverains de l’époque pendant laquelle ces deux livres sont en usage, il est logique que le Zhou Yi est doté d’un nom étiqueté par son époque. Le Yi King, en tête des Cinq Classiques chinois [3], est le plus ancien livre de philosophie existant en Chine. Son élaboration remonte au onzième siècle avant notre ère, à la fin de la dynastie des Shang et au début de la dynastie des Zhou (1046 – 256 av. J.-C.), d’après les études archéologiques montrant que les signes hermétiques sur les os, écailles et bronzes de cette époque seraient probablement des trigrammes ou des hexagrammes du Yi King sculptés sous forme de nombre.
Il est impossible de définir de nos jours l’auteur du Yi King. Par vénération pour les ancêtres et les saints, on attribue en général l’invention des trigrammes et des hexagrammes à Fu Xi. Sima Qian (145 – 90 av. J.-C.), grand historien de la dynastie des Han cité précédemment, note dans ses Mémoires historiques (Shĭjì, 史记) [4] que le roi Wen (Wén Wáng, 文王), emprisonné par un tyran [5], a rédigé les textes expliquant les hexagrammes. Son second fils, le roi Wu (Wŭ Wáng, 武王) renverse le règne du tyran et fonde la dynastie des Zhou. Cette supposition est officiellement et universellement admise par les spécialistes d’aujourd’hui.
La majorité des versions du Yi King publiées de nos jours comprend deux parties, celle du livre canonique, soit les soixante-quatre hexagrammes et celle des commentaires (le Yi Zhuan, 易传), laquelle est composée de sept titres [6] en dix volumes, qui servent à interpréter le principe du Yi King, et qu’on nomme « dix ailes ». La première version combinant le Yi King et le Yi Zhuan apparaît sous la dynastie des Han (206 av. J.-C – 220), preuve de la vénération des classiques à l’époque. Les intellectuels postérieurs ont majoritairement étudié cette version et on fit ainsi de plus en plus grand cas du Yi Zhuan, de telle façon que ce dernier est autant considéré que le livre canonique lors des études du Yi King.
Entouré d’une aura mystérieuse en lien avec son usage à des fins divinatoires, le Yi King contient la cosmologie chinoise et explique les changements constants des dix mille êtres. Les souverains de la Chine antique consultaient le Yi King avant de prendre d’importantes décisions politiques ou militaires. Bien qu’il soit longtemps pris pour un livre de divination, le Yi King ne révèle en réalité rien qui doive être l’objet d’une croyance irrationnelle. La symbolique du Yi King émet des éclats philosophiques et les principes qu’il contient servent à guider la conduite dans tous les aspects de la vie sociale. Le tao que révèle ce livre exceptionnel inspire les hommes et leur est parallèlement étranger, de sorte que « l’homme bon [...] découvre [la voie] et la dit bonne. L’homme sage la découvre et la dit sage. Le peuple se sert d’elle jour après jour et ne sait rien d’elle » [7]. Le Yi King est un ouvrage philosophique sous forme de la divination, il est la source d’inspiration intarissable du taoïsme et du confucianisme. Ce vieux classique chinois est devenu aujourd’hui un champ d’étude interdisciplinaire englobant la sociologie, l’histoire, l’esthétique et la littérature.

2.1.2 L’application du concept Yin-Yang dans le Yi King

Le concept du Yin – Yang est fréquemment mentionné dans le Yi Zhuan, à savoir dans les interprétations des penseurs ultérieurs, s’inspirant de l’interaction et de la complémentarité entre les forces naturelles antagonistes, incarnées métaphoriquement par le Yin et le Yang. À partir de l’observation des objets et des phénomènes de la vie courante, les ancêtres chinois ont déduit une opposition universelle chez les dix mille êtres : le ciel et la terre, l’homme et la femme, le jour et la nuit, le dessus et le dessous, le gagnant et le perdant, etc. Dans le tàijítú (), le Yin est représenté en noir, évoquant le principe féminin, les éléments passifs, tels que l’obscurité, la fraîcheur, la réceptivité, le vacant, la faiblesse etc. Le Yang est en blanc et représente le principe masculin, les éléments actifs tels que la luminosité, la chaleur, l’élan, le plein, la force etc. Basée sur la dualité orientale, cette notion de complémentarité sert également à interpréter les correspondances entre les dix mille êtres (autrement dit l’ensemble de tous les êtres).
Contrairement à certains philosophes de la Grèce Antique, qui recherchèrent l’origine du monde à partir d’éléments fondamentaux, tels que le feu, l’eau ou l’air, les sages chinois ont eu recours à l’opposition et à la réciprocité entre le Yin et le Yang pour expliquer la transformation et le mouvement des dix mille êtres, tout en soulignant l’ensemble que forment le ciel et l’homme ainsi que leur entente harmonieuse, ce qui constitue l’essentiel de la tradition philosophique chinoise.

2.2 La similitude entre Drame et le Yi King

Drame se compose de soixante-quatre fragments, non numérotés et séparés les uns des autres par un espace blanc. D’une part, cette matrice emprunte sa forme à l’échiquier, qui comprend soixante-quatre cases noires et blanches. D’une autre part, on peut aussi reconnaître la structure du Yi King, avec ses soixante-quatre hexagrammes. Sollers confirme cette interprétation lors de son entretien avec Jacques Henric :

Déjà Drame était construit sur la matrice structurale du Yi-King : soixante-quatre séquences alternativement impaires et paires, divisées entre il et je (entre une ligne simple et une ligne brisée s’engendrant réciproquement à la fois au niveau signifié et signifiant). [8]

Néanmoins, les séquences dans Drame et les hexagrammes du Yi King ne se correspondent pas parfaitement les unes aux autres. Selon Forest, il est difficile d’établir un lien direct entre les deux textes :

Au total, l’homologie entre Drame et le Yi-king semble être simplement de structure d’ensemble et d’inspiration générale. Le roman se contente de laisser affleurer en lui les lignes estompées et dissimulées, pleines et brisées du texte chinois, passant comme très loin de la surface de la page, trop loin pour être lues ou discernées, présentes cependant dans le lointain, du début à la fin : « D’abord (premier état, lignes, gravure – le jeu commence)... » [9]

Certes, le rôle que joue le Yi King dans la conception structurale de Drame ne paraît pas évident, cependant Forest repère tout de même quelques rapprochements entre ces deux textes :

Ainsi l’hexagramme final – 64 – est celui de l’échec, de l’inachèvement – ce que retranscrivent on ne peut plus exactement les dernières lignes du roman. De même, l’avant-dernière séquence de Drame semble être celle d’un accomplissement – texte enfin atteint – que traduit le koua 63 : « traversée achevée ». [10]

Deux séquences en correspondance avec deux koua, du point de vue quantitatif, cela ne semble pas très convaincant. Pourtant, les deux derniers hexagrammes révèlent un principe capital de la cosmologie du Yi King : le monde est toujours à l’imparfait, ouvert à toutes les possibilités. Dans la matrice du monde que constituent les 64 hexagrammes, le développement de l’univers est représenté par un état d’inachèvement au lieu d’un état d’accomplissement. En d’autres termes, tout achèvement n’est qu’un nouveau commencement, toute forme de terminaison est une phase du cycle infini ; on n’aboutit jamais à une véritable fin ; les dix mille êtres sont toujours en mouvement. C’est tout le secret du titre de ce classique : « changement (Yi) immuable (King) ».
Récemment, l’interprétation de Christophe Bardyn est venue compléter la similitude entre les deux textes. Dans son article « Drame et la chute », il met en parallèle les trois premiers et le dernier koua du Yi King et les séquences correspondantes de Drame dans le but d’établir une intertextualité plus directe entre le vieux classique chinois et le roman de Sollers.

Prenons la première section du roman. Elle est une réminiscence du premier hexagramme, Qian 乾. Celui-ci est constitué de six traits pleins. Il manifeste donc la plénitude suprême. Le premier mot du commentaire qui accompagne Qian est yuan 元, « principe, origine, commencement. » Le premier mot de Drame est « D’abord ». Ce n’est pas une simple coïncidence. Qian est associé à la puissance productrice, à la plénitude positive, et c’est cela qui domine cette première section du roman. « D’abord (premier état, lignes, gravure – le jeu commence), c’est peut-être l’élément le plus stable qui se concentre derrière les yeux et le front. » Qian est l’élément le plus stable absolument. Dans l’extrême plénitude se tient évidemment aussitôt, dialectiquement, son contraire : « Ce premier contact paraît beaucoup trop riche, obscur. » Il s’agit de sortir de cet excès de plein : « C’est aussi d’un sommeil sans âge, massif, intermittent en apparence mais au fond continu – piège inévitable –, qu’il lui faut sortir. » Les hexagrammes, comme les sections du roman, ne sont pas clos sur eux-mêmes, ils se transforment réellement les uns dans les autres. [11]

Bardyn repère quelques éléments dans la première séquence de Drame pour les rapprocher des commentaires du premier hexagramme K’ien [12] (qián, 乾) du Yi King. En effet, l’hexagramme K’ien est représenté par six traits continus du Yang () et composé d’un redoublement du trigramme K’ien () [13]. Tous les hexagrammes ayant leur propre symbolique spécifique, les commentaires et les jugements sur chaque hexagramme expliquent également la signification de chacun des six traits composants. K’ien symbolise le ciel et la force du créateur. Au sein de l’hexagramme, les six traits représentent un processus de transformation de la puissance productrice du Yang. Ainsi, par exemple, bien qu’il soit, de nature, fort, le dragon doit se tenir dans l’obscurité et cacher ses talents pour attendre l’occasion de réaliser ses ambitions. Une fois au sommet de la réussite, il connaîtra inévitablement le déclin, selon le principe du mouvement constant.
Dans l’hexagramme K’ien, le premier trait du bas, dit « neuf au commencement » [14], est accompagné du commentaire « Dragon caché. N’agis pas » [15]. Ce trait est la métaphore d’un dragon immergé dans l’eau pour que sa force grandisse et qui attend les circonstances favorables pour émerger. Le deuxième trait du bas en haut, dit « neuf à la deuxième place » signifie : « Dragon apparaissant dans le champ. Il est avantageux de voir le grand homme. » [16] Les deux premiers traits de K’ien symbolise la phase préparatoire où l’homme remarquable (le dragon) est encore inconnu et humble, et attend sereinement son heure. Dans Drame, on lit dans le premier paragraphe : « Arrêté, il n’insiste pas, il attend. » [17] Cette phrase répond, elle aussi, à la stratégie du retrait pour accumuler ses forces.

Neuf à la troisième place signifie :
L’homme noble exerce tout le jour une activité créatrice.
Le soir il est encore rempli de soucis intérieurs.
Danger. Pas de blâme.
[...]
Neuf à la quatrième place signifie :
Vol hésitant au-dessus des profondeurs.
Pas de blâme. [18]

Du point de vue divinatoire, les troisième et quatrième traits d’un hexagramme sont les moins stables et représentent en général une situation difficile, car ils se trouvent à la transition entre les deux extrémités. À propos de la situation de chaque trait dans l’hexagramme, Le grand commentaire dit : « À la troisième [place] s’attache ordinairement l’infortune » [19], et « la quatrième [est ordinairement] avertie parce qu’elle se trouve dans le voisinage du maître. » [20] L’image que représentent ces deux traits de K’ien – se mettre à l’oeuvre et courir des risques – correspond à un passage du roman :

S’il veut vraiment soutenir l’entreprise, chaque jour, durant les courts instants où il coïncide avec son projet – jusque dans la stupeur, le vide –, il devra commencer au hasard, réduire ce hasard par la ruse. Problème : pousser la reconnaissance le plus loin possible, supprimer le malaise qui ne cesse de l’envahir. Problème : avoir vu le piège mais perdu ses limites. [21]

Un peu plus loin, on relève de plus « Avertissement ? Sans doute. Conseil et menace. » [22] Il nous semble que c’est une conclusion pertinente de la signification des troisième et quatrième traits du premier hexagramme du Yi King.

Neuf à la cinquième place signifie :
Dragon volant dans le ciel.
Il est avantageux de voir le grand homme. [23]

Le cinquième trait est d’ordinaire le plus favorable des six traits et il occupe « la place du souverain ». Puisqu’il se situe à la phase de perfection de toute chose, la cinquième place symbolise généralement la chance et la réussite. Selon Le grand commentaire, « la cinquième place est une place centrale, le maître de l’hexagramme à une place forte : ce sont autant d’éléments de force, qui promettent la victoire. » [24]

[...] se décider, avancer, contrôler à mesure ce clair-obscur dont il est le témoin à la fois durable et changeant. [...]
Alors, le rideau se lève, il retrouve la vue, s’évade, se regarde aux prises avec le spectacle qui n’est ni dedans ni dehors. Alors, il entre comme pour la première fois en scène. [25]

Voilà le passage le plus positif de la première séquence du roman : le théâtre commence et le narrateur s’échappe d’un rêve étrange. L’élément Yang de l’hexagramme bat son plein à la cinquième place et commence à se transformer en son contraire. C’est ce que montre l’analyse de Bardyn, la fin de la première séquence inaugure le cycle prochain plutôt que de clore son propre cycle.
Dans l’hexagramme K’ien, neuf en haut signifie : « Dragon trop élevé aura à se repentir » [26]. L’image est la métaphore du dragon qui vole trop haut et subit inévitablement des échecs tout en risquant de tomber, vérité que révèle très souvent le sixième trait des hexagrammes : « il n’est pas d’acquisition définitive ; tout moment est passage, l’apogée contient en germe le déclin, la défaite prépare la victoire future, la retraite est souvent la meilleure préparation du retour. » [27]
Le deuxième hexagramme du Yi King, K’ouen (坤, kūn) est composé de six traits discontinus du Yin (), soit d’un redoublement du trigramme K’ouen (). Cet hexagramme est le contraire de K’ien et il symbolise la terre et sa vertu réceptive. Bardyn signale que cet hexagramme et la deuxième séquence de Drame sont aussi comparables sur le plan de la signification :

Vérifions seulement que le mouvement est engagé. Le second hexagramme est Kun坤. Il est constitué de dix traits vides et manifeste par conséquent la réceptivité parfaite. Lui aussi correspond au principe, mais selon son versant yin, négatif si l’on veut. Ainsi la deuxième section de Drame est-elle habitée par le négatif. [28]

Le Commentaire des images indique la nature de K’ouen : « L’état de la terre est le DON DE SOI RÉCEPTIF. Ainsi l’homme noble à la vaste nature porte le monde extérieur. » [29] Selon l’esprit du Yi King, la symbolique de K’ouen est toujours louable par sa nature malléable. La terre accueille et accepte avec docilité la création du ciel et c’est sur son épaisseur que les hommes vertueux devraient prendre exemple pour supporter les êtres du monde. D’après le jugement du Commentaire sur la décision (彖传, tuànzhuàn) sur K’ouen, « si l’homme noble doit entreprendre quelque chose et veut se mettre en avant, il s’égare ; mais s’il suit, il trouve une direction. » [30] On lit justement les phrases suivantes dans la deuxième section de Drame, justifiant ce commentaire :

J’avance à tâtons (bien entendu ma démarche ne laisse rien paraître), [...]
Sorti de l’eau, j’étouffe, je veux avancer sans y parvenir. À nouveau, j’essaye de fuir loin de la mer, à nouveau une distance infranchissable m’absorbe. [...] Je n’avancerai que par rapport à cette carte, le voyage n’est possible que par elle et sur le terrain obligatoire où je suis placé. [31]

La vertu de K’ouen réside dans sa soumission aux circonstances. L’obéissance de K’ouen pourrait paraître négative, mais sa persévérance favorisera sa réussite. Le passage ci-dessus confirme que tout avancement arbitraire ne connaîtra que l’échec et que ce que l’on entreprend ne fonctionnera qu’en suivant une certaine directive.

Le troisième hexagramme est Zhun 屯, la difficulté, le début des problèmes. Ainsi commence la troisième section de Drame : « Prisonnier du jeu ? » Si nous bondissons à la dernière section, nous rencontrons le soixante-quatrième hexagramme, tout en promesses inchoatives : Wei Ji未濟, « avant l’accomplissement ». Cette fois-ci, Sollers n’écrit pas : « Il écrit », mais : « pensant qu’il devra encore écrire. » Il n’y a pas, à proprement parler, de point final, le roman est ouvert et peut recommencer sans que le nouveau départ soit tout à fait identique au premier. [32]

Étant donné que l’analyse de Bardyn sur le dernier hexagramme confirme la découverte de Forest, il ne nous reste plus qu’à ajouter quelques éléments à l’analyse de la troisième section du roman.
Le troisième hexagramme Tchouen (屯, zhūn, ) est composé dans sa partie haute par le trigramme Kan (), l’eau, et en bas par Tchen (), le tonnerre. L’idéogramme qui le présente a originairement la forme d’un germe sortant du sol. Puisque Tchouen se trouve à la suite des hexagrammes K’ien (le ciel) et K’ouen (la terre), sa symbolique est naturellement celle du nouveau-né issu de l’union entre le ciel est la terre. La nouvelle vie est susceptible d’être menacée par des dangers, par conséquent Tchouen implique aussi la difficulté. Cet hexagramme décrit la situation dans laquelle se trouve une première naissance. Au début d’une entreprise, on se heurte très souvent à des obstacles. Si on s’obstine avec prudence et droiture, il y aura certainement une perspective lumineuse.
Au début de la troisième section de Drame, on lit d’abord : « il se trouvait dans l’étendue biologique, membre larvaire d’une cellule [...] » [33], ce qui correspond à l’image du germe que représente Tchouen. Un peu plus loin, on lit aussi : « Là, toutes les paroles se perdent, sont réduites au point mort. » [34] Cette phrase révèle une impasse d’où il est difficile de sortir, métaphorisant les problèmes qui s’accumulent et qu’affronte la nouvelle vie. À la fin du passage, on lit : « Lumière sourde, quelqu’un parle, debout ; ce moment ne s’arrête pas... » [35] On voit que la situation commence à s’améliorer ici grâce à la persévérance et à la résignation du nouveau-né.
Bien que les remarques de Bardyn soient éclairantes et fines, nous pensons tout de même que la façon dont le texte de Drame et celui du Yi King sont mis en parallèle ne peut pas être généralisée dans toutes les sections du roman. Étant donné que la correspondance entre les deux textes sur le plan du contenu reste relativement faible, il nous semble impossible d’établir un rapprochement pertinent entre chaque hexagramme du Yi King et chaque séquence de Drame, en suivant strictement l’ordre du texte. D’ailleurs les six traits composant un hexagramme représentent le mouvement constant de la situation et ont respectivement une signification, ce qui fait que toute relation biunivoque créée entre les deux textes risquerait d’être forcée et partielle.
Drame est un « texte s’écrivant lui-même à l’infini, sans commencement ni fin, sans bornes ni horizon que celui de sa perpétuelle prolongation » [36]. Cet aspect imparfait de l’écriture fait écho à l’inachèvement du Yi King. Vers la fin du roman, on relève ce passage annonçant le recommencement de l’écriture :

Repris par le commencement sans histoire, l’extrémité où tout serait dit... De nouveau confronté à une sorte de large, d’avenir, loin, du côté ouest où s’étendent les terrains déserts... [37]

Par ailleurs, si l’on observe les textes de Drame, Nombres et Lois, on repère une récurrence de l’image de la feuille brûlée. Voici la fin de Drame :

« On doit pouvoir considérer que le livre échoue ici – (brûle) (s’efface) [...] » [38].

Nombres commence par « ...le papier brûlait », [39] et finit par « vous, porté, jusqu’à la pierre qui n’est pas la pierre, multitude transversale, lue, comblée, effacée, brûlée et refusant de se refermer dans son cube et sa profondeur) [...] » [40]. Quant à Lois, on lit au début de la deuxième séquence : « brûlons maintenant papyrus vieux névrosé traçant choc de la pulsion-clé » [41].
L’importance de cette image est accentuée par Sollers dans son entretien avec David Hayman : « Un tissu, donc, en train de brûler, de se consumer... Un incendie simultané des mots et des choses dans le roulement de la narration... » [42]
Le texte commence, brûle, renaît, disparaît et ainsi de suite. Il semble que Drame débute un cycle sans fin, dont les romans ultérieurs font partie. Tout comme le Yi King, qui tente d’englober l’apparition et l’évolution des dix mille êtres et d’expliquer tous les phénomènes de l’univers, Drame se veut la Genèse de la production du texte, en se transformant en une machine textuelle, racontant la naissance et la disparition du sens.

2.3 L’alternance des pronoms personnels « je » et « il » dans Drame

On trouve deux sujets de narration dans Drame : le « je » et le « il », leur alternance se déroule de telle façon que le « je » prend le relais de la narration lorsque la séquence est inaugurée par « Il écrit ». Dans Drame, poème, roman (1968), texte consacré au livre de Sollers, Roland Barthes analyse en profondeur l’énigme des pronoms personnels dans Drame :

À vrai dire, cette première personne classique est fondée sur un dédoublement : je est l’auteur de deux actions différentes, séparées dans le temps : l’une consiste à vivre (aimer, souffrir, participer à des aventures), l’autre consiste à écrire (se rappeler, raconter) […] Sollers ne fait à la lettre qu’un seul actant : son narrateur est absorbé entièrement dans une seule action, qui est de narrer […] [43]

Barthes montre avec précision que dans les romans traditionnels à la première personne, il existe un écart irréductible entre le narrateur et l’acteur, toujours inconciliables mais unis sous le pronom personnel « je », qui sert d’expédient. Le projet de Sollers consiste à estomper cet écart entre le narrateur et l’acteur, en ne créant qu’un seul narrateur-acteur, dont le mouvement unique est de narrer.

La substance qui sépare les deux personnes de la narration n’est donc nulle part d’identité, mais seulement d’antériorité : il est à chaque fois celui qui va écrire je ; je est à chaque fois celui qui, commençant à écrire, va cependant rentrer dans la précréature qui lui a donné naissance. [44]

Pour reprendre différemment l’analyse de Barthes, ces deux pronoms personnels apparemment antagonistes forment en réalité une unité harmonieuse, analogue à la dualité du Yin et du Yang, deux éléments opposés qui se font écho et se transforment l’un en l’autre. L’ « il » noir et le « je » blanc selon le modèle de l’échiquier pourraient également passer pour l’ « il » Yin et le « je » Yang, ou inversement. Nous trouvons que l’interaction Yin-Yang est une explication plus adéquate à la relation de ces deux pronoms personnels, car il s’agit en fait de la même personne à des moments différents : quand le « il » se met à narrer, il se transforme en « je », alors que « je » commence à raconter en tant qu’avatar du « il ». Selon la matrice de l’échiquier, la distinction des deux pronoms personnels séparés par les cases paraîtrait très nette, comme ce que montre le graphique ci-dessous, chacun des deux éléments est soit blanc, soit noir. En revanche, en plaçant « je » et « il » dans le symbole du Yin et du Yang – le « tàijítú », il y a une certaine tension entre les deux éléments, la séparation n’est plus brutale, sous forme d’un échiquier, la transition entre les deux pronoms personnels est réalisée dans un état de fusion, où les deux éléments sont à la fois noir et blanc, l’un dans l’autre. De cette façon, il nous semble légitime de traiter la question des pronoms personnels de Drame à travers le concept Yin-Yang, qui servirait de nouvel horizon d’interprétation.

2.4 L’amour à la chinoise dans Passion fixe

Après Nombres et Lois, dans lesquels la référence à la Chine paraît ostensible et provocante, notamment par l’emploi des sinogrammes, les emprunts à l’Empire du Milieu semblent s’estomper dans les romans sollersiens ultérieurs. Or avec H et Paradis, dont le texte se passe de ponctuation et de majuscule, les éléments chinois subsistent mais d’une façon plus implicite. Dans Passion fixe (1998), pour faire l’éloge de l’amour réussi à la chinoise, Sollers mobilise des ressources de la pensée et culture chinoises, telles que le taoïsme, le Yi King, la peinture classique et la calligraphie. Parmi touts ces emprunts, ceux faits au Yi King s’avèrent les plus nombreux et les plus importants, ainsi que Sollers le mentionne lui-même :

Maintenant nous allons aller du côté de Passion fixe où, là aussi il y a beaucoup de chinois et pas une seule mention n’en est faite dans la critique littéraire. Il faut s’y faire. Tout ça passe inaperçu, mais c’est pourtant là.
C’est même d’autant plus étonnant que ce livre utilise beaucoup le Yi King. Tout le monde connaît le Yi King, mais ici personne n’y fait attention.
Il y a pourtant dans ce livre beaucoup de signaux imprimés. Ces traits brisés et ces traits pleins, ce n’est pas de la décoration. [45]

Le narrateur, ancien militant de mai 68 qui est tenté par le suicide au commencement du roman, rencontre ensuite Dora, avocate et veuve, avec qui il entretient une relation amoureuse exceptionnelle. L’auteur résume ainsi le roman : « Un lecteur, ou une lectrice, ouvre ce livre, le feuillette, le fait traduire, comprend vaguement que l’auteur a dû faire partie d’un complot subversif difficile à identifier. Les événements dont il est question sont lointains, on n’en garde qu’un souvenir contradictoire, la plupart des historiens les classent parmi les révoltes sans lendemain » [46].
Avec Passion fixe, le projet romanesque de Sollers est subversif par rapport à la tradition littéraire occidentale :

La règle générale est de raconter des amours impossibles, des impasses, des drames, des récriminations, des échecs, et moi je fais le contraire. L’amour est possible entre les mortels. La guerre des sexes est une illusion sociale imposée. Nous sommes en guerre, oui, mais contre ce pouvoir de destruction et de haine. [47]

Le chagrin d’amour envahit non seulement la littérature occidentale depuis le mythe de Tristan et Yseult, et il demeure un thème récurrent dans toutes les littératures. Cela découle bien sûr du manque d’éléments théâtraux de l’amour réussi, dont l’histoire est sans péripétie. Dans Passion fixe, l’amour entre Dora et le narrateur est sur ce point un modèle à contre-courant. Sollers désapprouve cette obstination pour la tragédie : « La passion doit être punie ? Ah oui ? Quel est le con qui a dit ça ? » [48]
Le taoïsme présume que tout élément a son contraire et que la résonance et l’interaction entre les opposés constituent la force motrice de l’évolution du monde. Inspiré par le concept de l’interdépendance et de l’entremêlement entre le Yin et le Yang, Sollers surmonte les conventions littéraires en brisant le joug du récit de l’amour impossible et construit par le biais du taoïsme un nouveau modèle de relation hommes-femmes d’où découle une bonne entente des sexes :

Nos côtés masculins s’entendaient, nos côtés féminins aussi, on était donc quatre de la bonne façon, surtout pas deux ni un, vieux obstacles de l’illusion infantile. Quatre à la chinoise : ton yang, mon yin ; mon yang, ton yin. [49]

La guerre des sexes relève du dualisme platonicien, auquel certains reprochent sa partialité : il existerait une supériorité préconçue d’un élément par rapport à son opposé. C’est le cas du scindement entre le monde intelligible et le monde sensible ou entre le masculin et le féminin : le premier élément est censé être dominant. En revanche, dans la pensée taoïste chinoise, les deux éléments constitutifs d’une entité sont à la fois opposés et interchangeables, ce qui propose une solution au dilemme occidental de séparation ou de fusion des sexes.

En fait, quand on est deux, on est quatre. Ce qui veut dire que le masculin d’un homme ne sera jamais le masculin d’une femme, et que la féminité d’un homme ne sera jamais non plus la féminité d’une femme. Donc, dès qu’on est deux, on est quatre. [50]

Dans cette perspective taoïste, il y a chez tout être un côté Yin et un côté Yang, dont la proportion est variable selon les circonstances et la relation difficile entre les deux sexes, due au problème de la dominance, n’existe plus. Avec son masculin, une femme pourrait tout à fait l’emporter sur un homme et un homme pourrait également être parfois passif en s’abandonnant à sa féminité.
Il en va de même pour le dialogue entre la Chine et l’Occident, dont la différence sert à enrichir l’un par l’autre. Les emprunts mutuels ouvrent de nouveaux horizons à la littérature mondiale.
Revenons au titre du roman. « Passion fixe » nous paraît déjà pouvoir être entendu de deux façons : désignant d’une part la relation harmonieuse et durable entre les deux personnages principaux, et insinuant d’autre part, l’intérêt permanent que l’auteur nourrit pour la Chine. Ce titre « établit d’emblée un lien étroit entre ces deux passions que sont l’amour et le goût pour la civilisation chinoise » [51], note Hervé Couchot dans son texte consacré à ce roman. Sollers le confirme également dans son essai intitulé « Roman d’amour » : « Ce qui ne veut pas dire que la culture chinoise est complètement coupée d’elle-même, mais en tout cas, c’est une passion fixe chez moi. » [52]

2.5 Notes sur les citations du Yi King dans Passion fixe

Rédigé au tournant du troisième millénaire et paru en 2000, Passion fixe est l’oeuvre sollersienne dans laquelle la référence au Yi King chinois est la plus explicite et récursive. Avec Le Lys d’or, c’est le livre qui s’imbibe le plus manifestement de culture chinoise.
Les traits pleins et brisés du Yi King ne sont nullement décoratifs dans Passion fixe. On compte en tout une dizaine de citations directes du Yi King au long du roman. Le texte paraît d’autant plus hermétique aux lecteurs occidentaux que son origine est géographiquement et temporellement éloignée. Nous pensons qu’il serait intéressant d’annoter ces citations l’une après l’autre, en mobilisant nos connaissances de la langue et civilisation chinoises, et en tenant compte des échos que ces citations font entre elles, dans le but de mettre en lumière la valeur de cette référence à la Chine.

2.5.1 Des trigrammes aux hexagrammes

Avant de déchiffrer l’énigme de nombreuses citations du Yi King dans Passion fixe, il nous semble nécessaire d’expliquer d’abord l’élaboration et la structure des gua (trigrammes ou hexagrammes).


Une phrase dans le Grand Commentaire annonce le principe fondamental du Yi King  : « le Tai Ji (état chaotique de l’univers) engendre les deux éléments principaux () [53], ces deux éléments principaux engendrent les quatre images () [54], ces quatre images engendrent les huit trigrammes » [55], lesquels sont K’ien (), K’ouen (), Tchen (), Souen (), Kan (), Li (), Ken (), Touei () [56], symboles des huit éléments : le ciel, la terre, le tonnerre, le vent, l’eau, le feu, la montagne et le lac. Dans l’interprétation et la pratique divinatoire du Yi King, la symbolique des huit trigrammes s’est élargie aux huit catégories des objets et phénomènes. Ces huit trigrammes de base ont ultérieurement été combinés deux à deux pour obtenir les soixante-quatre hexagrammes.
Les traits qui composent les trigrammes et les hexagrammes sont nommés yao (爻). Les traits pleins représentent le Yang (clarté) et les traits brisés représentent le Yin (ombre). Au sein d’un même hexagramme, les traits continus ou discontinus sont attribués aux images correspondantes. Les jugements et les explications accompagnant chaque hexagramme ainsi que ses six traits sont doublement significatifs : premièrement, à l’aide des images de la vie quotidienne, ils transforment les traits cabalistiques des gua en figures littéraires interprétées par des phrases compréhensibles, la doctrine qu’ils connotent est ainsi rendue plus vivante et accessible. En second lieu, se correspondant entre eux, les jugements et les explications annoncent les mouvements et les transformations du monde des apparences ; les hexagrammes, agissant l’un sur l’autre, révèlent, depuis les soixante-quatre points de vue, la loi du changement des éléments sous différentes circonstances. Le Yi King est ainsi devenu un ouvrage spécifique de philosophie grâce au mariage des pictogrammes et de l’écriture, il tient une place importante dans l’héritage culturel chinois et imprègne encore la vie chinoise dans tous ses aspects quotidiens.

2.5.2 Les hexagrammes Po, Fou et Ko

La première apparition du texte du Yi King dans Passion fixe est précédée par une citation de Cyrano de Bergerac, à qui l’oeuvre rend également hommage.

Ou encore, qui m’aurait dit un mois auparavant que le vieux Yi king chinois ouvrirait là, sous mes yeux, ses merveilles de pénétration, de souplesse ? Le vingt-troisième hexagramme, par exemple, Po, « l’éclatement », faisait, ce matin-là, mon admiration, avec ses trois traits brisés en bas, K’ouen, signifiant le réceptif, la terre, et son trait plein et ses deux traits brisés du haut, Ken, l’immobilisation, la montagne. Le commentaire dit : « Un cycle prend fin, il faut préparer le cycle à venir. La montagne repose sur la terre. Ouvrez-vous à des idées nouvelles. Faites face à vos obligations... Ici se meut la voie du ciel. » Dans l’idéogramme Po, on discerne un couteau et le caractère voulant dire sculpter. C’est bien l’image de notre situation, aurait dit François, mais attention, la dernière interprétation peut être : « Il y a encore un gros fruit qui n’a pas été mangé », et « la maison de l’homme vulgaire vole en éclats ». Avis aux amateurs. L’hexagramme suivant est d’ailleurs, comme par hasard, Fou, le retour, le tournant. Rien n’est figé, la mobilité opère, les transformations sont en cours. Il n’est pas impossible, disait François, que nous ayons droit de nouveau, un jour, au signal Ko, la révolution, la mue, avec, en bas, ce qui s’attache, le feu (Li), et en haut le joyeux, le lac (Touei). « L’homme prêt au changement doit avoir confiance, les forces célestes le guideront. » Là, on devine le mouvement du temps à travers l’espace, plus rien, juste une vibration de mutant. [57]

Le texte cité ci-dessus est le début d’un long passage consacré à la culture chinoise, dans lequel après la mention des hexagrammes du Yi King, l’auteur traite de la peinture chinoise en évoquant des peintres et leurs rouleaux, ce qui fera l’objet de nos études dans un autre chapitre.

Po, le vingt-troisième hexagramme, signifie l’éclatement, la dénudation ou l’exfoliation. Le signe de l’hexagramme () est composé en bas du trigramme K’ouen () et en haut du trigramme Ken (), soit sept traits brisés en bas et un trait plein en haut. Comme le montre ce signe, le Yin se développe considérablement et envahit le Yang qui risque de s’effondrer et de changer de nature par la pénétration du Yin. Cet hexagramme décrit la situation dans laquelle les hommes vils (le Yin) triomphent alors que les hommes vertueux (le Yang) se trouvent sur le point d’être éliminés. Ainsi, il est conseillé aux hommes vertueux de suivre la loi du mouvement du ciel et de ne pas avancer en attendant son temps de résurrection.
L’hexagramme Po cité ici entre en résonance avec un passage précédent dans lequel le narrateur rencontre son ami François, personnage mystérieux qui connaît très bien la Chine et qui mène une vie quasiment clandestine. Au moment de leur rencontre, François subit les foudres de la critique et il se trouve dans l’impuissance de riposter.

D’après François, la situation était désormais nulle, et pour très longtemps. « Il faudrait recommencer depuis le début. »[...] « On verra qui connaît le temps et qui sait attendre », a-t-il dit encore [...].
Je savais ce qui préoccupait François : non seulement l’absence de toute possibilité d’action, mais aussi le mauvais rapport de forces dans l’opinion. [58]

Le narrateur et son ami font l’objet d’attaques constantes et leur situation est analogue à celle du trait plein dans l’hexagramme Po. D’après la philosophie du Yi King, la meilleure solution n’est pas la riposte, mais l’attente jusqu’à l’affaiblissement de la force de l’adversaire. Le mouvement du ciel a sa propre loi et quand le ciel se meut en faveur du Yang, il est faste d’agir pour les hommes vertueux. Le Yang ne se laisse pas anéantir par le Yin dans son inaction. Le pépin du « gros fruit qui n’a pas été mangé » contient le germe de renaissance du Yang. Tout comme dans la nature, les plantes se flétrissent en hiver mais le fruit restant bourgeonnera au retour du printemps. C’est la raison pour laquelle ce n’est pas un hasard que Po soit suivi par Fou, le retour.

Elle tire le vingt-quatrième hexagramme du Yi king, Fou, le retour, le tournant. En haut, K’ouen, le réceptif, la terre ; en bas Tchen, l’éveilleur, le tonnerre.
Commentaire : « Le retour décrit la situation en termes de renaissance permettant de se tourner vers des énergies oubliées et de tout recommencer de zéro. Il s’agit de rebrousser chemin, de remonter à la source, ou de se réengager sur la bonne voie. Le retour évoque aussi l’idée de retrouver la ferveur des premiers temps, la pureté des premiers sentiments. Ici, certaines choses doivent refaire surface. Il ne faut pas leur faire obstacle. » [59]

Composé de Tchen () en bas et K’ouen () en haut, Fou () est ainsi représenté par un trait plein en dessous de six traits brisés, symbolisant le retour du Yang et le tournant du Yin au Yang. Le Yang a été à peine ruiné par le Yin dans l’hexagramme Po, et voilà que le Yang surgit au sein du Yin et gagnera peu à peu du terrain. Un cycle prend fin, un nouveau cycle commence, et ainsi de suite. Fou représente le début du printemps pendant lequel la force positive revient et les êtres reprennent vie. Les interprétations des traits montrent le retour du Yang et l’inéluctabilité de la renaissance.
L’hexagramme Fou est introduit au sein d’un passage consacré à Clara, pianiste qui est l’un des trois personnages féminins du roman. En savourant la musique classique et l’oubli de soi à la taoïste, l’auteur fait l’éloge de Bach et de Tchouang-tseu :

À qui appartiennent les années 2000, 3000, 7000, 9000 ? À Tchouang-tseu, à Bach. Aimez-vous le changement incessant, la nouveauté ? Vos modèles sont Tchouang-tseu et Bach. Voulez-vous au contraire maintenir les traditions les plus anciennes, celles qui répètent la même chose depuis des millénaires comme si elles n’allaient nulle part et dataient d’hier ? Toujours Tchouang-tseu, toujours Bach. [60]

Les oeuvres de Tchouang-tseu et de Bach restent des passions fixes pour Sollers, et elles sont, aux yeux du narrateur, toujours très actuelles quelque soit l’époque dans laquelle vit son public. Il y a toujours de nouvelles dimensions à découvrir quand nous relisons Tchouang-tseu ou réécoutons Bach, puisque leurs oeuvres revêtent une modernité incessamment renouvelable. Reprenons les propos argumentatifs de Barthes au sujet de la lecture de H :

Le texte s’offre à des lecteurs qui ne vivent pas dans le même temps de lecture (même s’ils sont biographiquement contemporains).[...]ils tentent de lire H comme un texte de demain (même si, demain, ce ne sera pas ce texte-là), en sachant que cet avenir n’est pas seulement progressif et qu’il comporte dialectiquement des retours, des contretemps : un lecteur de Dante ou de Rabelais est sans doute plus proche de H qu’un lecteur de Malraux [...] [61]

La remontée à l’âge d’or ou le retour à la source n’est en aucun cas une régression ou une simple répétition du classique. Tout comme la symbolique de l’hexagramme Fou, il s’agit ici d’une renaissance, d’une innovation sur la base de ce qui précède. Cela met en valeur une vision importante du Yi King : le mouvement des dix milles êtres n’est pas tout simplement cyclique, mais plutôt en spirale, accompagné du développement, de la progression.
De plus, il est à noter que la succession de Fou à Po justifie le principe de la transformation permanente qui est omniprésent dans le Yi King : tout est fugitif, le ciel et la terre se meuvent sans cesse en suivant une trajectoire hélicoïdale. Quelle que soit la situation, favorable ou défavorable, à son extrémité s’en présentera le contraire ; à l’image de la lune, que lorsqu’on contemple pleine la nuit, est déjà au commencement du décours, et vice versa.
L’hexagramme Ko que François mentionne dans le roman se trouve loin des deux premiers, à la quarante-neuvième place. Différent de Po et de Fou dont les traits sont inversés, Ko () est composé de deux éléments contradictoires : en haut Touei (), le lac et en bas Li (), le feu. L’eau (le lac) et le feu ne peuvent jamais coexister, ils se combattent et se détruisent réciproquement. L’image de la révolution est ainsi révélée.
La valeur de l’hexagramme Ko nous rappelle à l’expérience avant-gardiste qu’ont vécu Sollers et le groupe Tel Quel dans les années 1960-70. Le travail littéraire de Sollers s’inscrit à l’époque dans une perspective marxiste, à savoir le matérialisme dialectique. La revue subit de nombreuses attaques médiatiques et sociologiques puisqu’elle annonce une « dévaluation », en tendant à « substitue[r...] à un symbolisme expressif la forme d’un procès, d’un montage, d’un déchiffrement. Par rapport à la culture, c’est aussitôt une transgression, une révolution. » [62]
Si on retrace le parcours de la revue Tel Quel, on peut établir un lien entre les phases de son fonctionnement et les hexagrammes Ko, Po et Fou. Marquée par les mouvements d’idées linguistique, poétique et politique, la revue constitue le front des avant-gardistes qui s’adonnent à la remise en question des classiques. Une « révolution culturelle » est ainsi déclenchée par les membres du comité de rédaction, visant « à ne pas mourir de désespoir dans un monde d’ignorance et de perversion » [63]. C’est ce que révèle l’hexagramme Ko. Dans un même temps, la position de la revue lui a valu des pamphlets et des dénigrements sous toutes les formes. Ceci fait allusion à l’image de l’hexagramme Po  : le Yang est envahi peu à peu par le Yin. Vingt-deux ans après son apparition sur la scène littéraire, au tournant d’une nouvelle ère de la littérature, la publication de la revue a pris fin en 1982 pour renaître sous le titre L’Infini, une revue qui continue à suivre de très près les courants littéraires de son temps, tout en étant fidèle à ses valeurs. Cette situation correspond parfaitement à ce qu’implique l’hexagramme Fou : la renaissance après l’éclatement, grâce au retour de la force positive du Yang.

2.5.3 Le trigramme Touei

Le passage que nous venons d’examiner est immédiatement suivi d’un commentaire sur le trigramme Touei () :

Le trigramme Touei est formé d’un trait brisé sur deux traits pleins. C’est mon préféré. « C’est l’esprit de l’eau qui s’accumule et s’étend. Ce sont, montant des lacs, des étangs et des marais, les vapeurs qui stimulent, fertilisent, enrichissent. C’est le plus amical et le plus plaisant des esprits. Le joyeux permet de trouver les mots justes, ceux qui inspirent, donnent confiance et envie d’agir. » L’idéogramme Touei évoque en effet quelqu’un qui parle, et si vous ne l’entendez pas, c’est que vous ne savez pas l’écouter. [64]

Parmi les soixante-quatre hexagrammes, huit sont composés d’un redoublement du même trigramme et portent toujours le nom de ce trigramme. C’est le cas de l’hexagramme Touei () qui se trouve à la cinquante-huitième place. Le commentaire que le narrateur cite plus haut relève en effet de celui concernant cet hexagramme dans le Yi King.
Le lac (l’eau) est plaisant par sa nature douce et tendre, c’est le symbole de la joie. Touei est le seul hexagramme dans le Yi King, ayant pour sujet la joie, tout en mettant en relief la force extérieure et la douceur intérieur dans une relation bilatérale. Voici les commentaires de Wilhelm :

La vraie joie provient donc de la fermeté et de la force qui se trouvent à l’intérieur et qui s’extériorisent sous une forme tendre et douce.
[...]
L’humeur joyeuse est communicative, c’est pourquoi elle entraîne le succès. Mais la joie a besoin d’être fondée sur la fermeté pour ne pas dégénérer en gaîté incontrôlée. La vérité et la force doivent habiter le coeur, tandis qu’au-dehors la douceur se manifeste dans les rapports avec les autres. [65]

La symbolique de l’hexagramme Touei s’avère parfaitement conforme au modèle amoureux qu’entretiennent le narrateur du roman et Dora, le personnage féminin. Ils mènent tous les deux une vie professionnelle ou privée indépendante, tout en maintenant une bonne entente entre eux, comme ce que le narrateur affirme dans le roman :

Dora, évidemment, était parfois « en mission ». Elle partait, elle m’appelait tous les deux ou trois jours. Je ne devais pas chercher à savoir où elle était, ni avec qui, c’était la règle. Je m’y pliais facilement, la jalousie n’a jamais été mon fort, et, contrairement à la croyance commune, le libertinage et l’amour peuvent très bien aller ensemble, une fois sur cent millions, mettons. [66]

Le secret de la fixité passionnelle entre le narrateur et Dora réside dans ce qu’ils se contentent du plaisir de leur rencontre, sans être entravés par des obligations. Dans le long passage qui suit, le narrateur évoque une autre rencontre plaisante, celle avec la peinture chinoise. On y repère les peintres chinois de différentes époques, du XIIe au XVIIIe siècle, parmi lesquels on peut citer Bada Shanren (八大山人, 1626-1705), Wu Zhen (吴镇, 1280-1354), Xu Wei (徐渭, 1521-1593) et Gong Xian (龚贤, 1618-1689). En tant que composante principale de la culture chinoise, et très liée à la calligraphie et à l’art des sceaux, la peinture chinoise constitue une passion fixe de l’auteur, de sorte que l’on peut lire dans certains écrits de Sollers des commentaires sur les rouleaux chinois :

Comprenne qui veut, mais l’évidence est là : on ne peut pas mettre la peinture chinoise à l’imparfait puisqu’elle ne se donne jamais comme présente. Présente, elle le devient sans cesse à nouveau, depuis un passé transmis au futur. [67]

D’un côté, l’amour constant pour Dora, de l’autre, l’intérêt permanent pour la peinture chinoise, les deux rencontres joyeuses se superposent pour former l’image de l’hexagramme Touei. De plus, l’idéogramme de Touei (兑), constitue non seulement la clé du sinogramme « 悦 » (joyeux), mais aussi celle du sinogramme « 说 » (parler ). Au sens plus large, l’écriture (le texte) et la peinture (les tableaux) sont également une manière de parler, de s’exprimer. Il s’agit donc d’un deuxième redoublement du trigramme Touei, désignant les deux autres dimensions du « parler ».
Puisque le trigramme Touei est le préféré du narrateur, on trouve dans le roman les deux autres hexagrammes Liu et Kouai, qui ont tous deux Touei comme composant.

Dans le Yi king, la marche figure à la dixième place, hexagramme Liu. Partie supérieure, le Ciel ; partie inférieure, le joyeux, le lac. « La marche » signifie d’abord la bonne façon de se conduire : le petit prend appui sur le grand, et si le faible se place, avec sérénité et sans arrogance, contre le fort, ce n’est pas dangereux. En revanche, si Touei se retrouve au-dessus de K’ien, on obtient Kouai, la percée, la résolution. Ici, précise le commentaire classique, nous avons une « sortie après une longue tension accumulée, comme la brèche qu’un fleuve fait à travers ses digues, ou comme un nuage qui crève. Sur le plan humain, c’est l’époque où les hommes vulgaires sont en voie de disparition. Leur influence décroît, la situation change, une action résolue amène la percée ».
« Attention à Kouai », disait de temps en temps François avec un sourire. [68]

Ce passage est introduit après une lettre de Dora, dans laquelle elle évoque la joie de marcher seule. Par conséquent, la transition vers la citation des commentaires de cet hexagramme paraît tout à fait naturelle.
L’essentiel de Liu (), comme le montre la citation ci-dessus, repose sur la bonne façon de se conduire. L’insertion des commentaires de cet hexagramme dans le roman permet d’illustrer les comportements du narrateur dans la relation amoureuse avec son amante.

Elle mentait comme elle voulait, rien de grave, petit décalage dans la voix, qu’est-ce que ça peut faire que tu mentes, chérie, je t’aime aussi comme menteuse, trompeuse, dissimuleuse, tricheuse ou truqueuse, pas plus de trente pour cent, allez, puisque je sais comment tu t’ennuies, à un moment ou à un autre, comme moi, de toute façon. [69]

Le modèle de l’amour entre le narrateur et Dora est basé sur une idéologie libertaire, selon laquelle l’homme et la femme au sein d’un couple pourrait vivre plusieurs passions à la fois, tout en gardant une harmonie entre eux. Lors d’un entretien réalisé par Le Nouvel Observateur en 1996, Sollers et Kristeva ont expliqué la compatibilité entre la fidélité et les aventures extra-conjugales :

Dans l’amour, il y a deux composantes inséparables : le besoin de complicité et de constance, et la nécessité dramatique du désir, qui peut conduire à l’infidélité. La relation amoureuse est ce mélange subtil de fidélité et d’infidélité. [70]

Ainsi le couple d’écrivains éclaire que la fidélité n’est plus le synonyme de la chasteté dans le contexte de nos jours, et que « c’est désormais la sincérité qui devient le garant des liens amoureux ». Par contre, obsédés par la conception classique de la fidélité, les amoureux deviennent prisonniers de l’amour.

La véritable infidélité est dans le durcissement de la relation du couple, dans la pesanteur, l’esprit de sérieux devenu ressentiment. C’est avant tout une trahison intellectuelle. À ce propos, je tiens d’ailleurs à dire que je suis contre toute transparence. Je suis opposé, par exemple, au genre de contrat passé entre Sartre et Beauvoir. Je suis pour le secret. [71]

En disposant à l’inverse les trigrammes qui composent Liu, on forme un autre hexagramme nommé Kouai (), situé à la quarante-troisième place, qui symbolise une situation sur le point d’éclater. Sur le plan de la relation homme-femme, cela implique le désaccord et même la rupture. La lecture de deux hexagrammes s’opposant laisse entendre que l’amour-passion ne résiste pas à la tension accumulée et que les deux entités de la relation amoureuse doivent trouver
« l’harmonie dans la différence » [72].

2.5.4 Une citation du Yi Zhuan

Nous nous permettons de rappeler que le Yi Zhuan constitue une composante capitale du Yi King, et a été rédigé dans l’Antiquité pendant de nombreuses années, en vue d’interpréter et de déchiffrer la signification des soixante-quatre hexagrammes. On attribue d’ordinaire l’élaboration du Yi Zhuan à Confucius (551-479 av. J.-C.), puisque la formule « le maître dit » (zĭ yuē, 子曰) apparaît à maintes reprises dans le texte. « Le maître » désigne Confucius et le Yi Zhuan est imprégné de pensées confucéennes sur le plan moral et philosophique. Nous relevons également une citation du Yi Zhuan dans Passion fixe :

Je me revois, dans Central Park, en train de lire Le Grand Commentaire de Ta Tchouan :
« Le Créateur connaît par ce qui est aisé. Le Réceptif est capable d’agir par ce qui est simple. Le Créateur, par sa nature, est le mouvement. À travers le mouvement, il parvient avec la plus grande facilité à voir ce qui est séparé. De cette façon, il demeure sans fatigue, il conduit des mouvements infinitésimaux quand les choses sont atomiques. Parce que la dimension du mouvement est déterminée par le germe le plus infime du devenir, tout le reste se développe de façon spontanée et libre. Le Réceptif, lui, par sa nature, est repos. Au moyen du repos, ce qu’il y a de plus simple est rendu possible dans l’existence spatiale. Cette simplicité-là, qui naît d’une pure réceptivité, est alors le germe de toute multiplicité. » [73]

Le « Ta Tchouan », appelé aussi « Hi Tsi Tchouan » et signifiant « grand commentaire » en français, commente le Yi King sous tous ses aspects et constitue une partie importante des « dix ailes » mentionnées plus haut [74]. Divisé en deux parties qui comprennent chacune douze chapitres, ce commentaire a pour principaux sujets l’explication du principe du Yi King, la recherche de son origine, l’introduction de la méthode de divination et l’interprétation de certains des hexagrammes.

Le passage cité ci-dessus se trouve au premier chapitre du Ta Tchouan, qui explicite les principes fondamentaux des deux premiers hexagrammes K’ien et K’ouen : la détermination de leur positionnement, la loi de leurs changements et l’accessibilité de leur vertu.
Les deux premières phrases citées par Sollers indiquent que la nature de K’ien et K’ouen est pure et simple de sorte qu’il est facile de la connaître et de la suivre. [75] Voici la traduction littérale du texte original [76] : « K’ien par aisé connaître, K’ouen par simple fonctionner », ce qui signifie que l’activité créatrice de K’ien est spontanée et donc n’a aucune difficulté tandis que K’ouen donne jour aux dix mille êtres en recevant silencieusement K’ien.
Le mouvement du Créateur K’ien et le repos du Réceptif K’ouen font nettement écho au passage qui précède, dans lequel le narrateur décrit l’immensité et le dynamisme de la ville de New York :

Au coeur du mouvement, le repos. Au coeur du repos, le mouvement. Éclair du calme. Zeus dans les tours. C’est beau de se jeter sur un lit, là, au trente-troisième étage, près de l’océan, au-dessus de l’agitation démente. Deux corps perdus dans cette ville, parmi des millions d’autres, voilà le vertige aigu, la fraîcheur. [77]

Le narrateur mène une vie presque cachée dans la métropole nord-américaine bouillonnante. En comparaison de l’activité dite « créatrice » qu’il exerce en Europe, il se trouve en repos à New York, ayant l’impression de se perdre dans le désert ou de se noyer dans la foule. Sollers joue avec l’antithèse K’ien (mouvement) - K’ouen (repos) pour mettre en valeur le calme que le narrateur trouve au sein du tumulte mondain. Cet état d’esprit fait également allusion à un poème de T’ao Yuan-ming que Sollers cite dans Le Lys d’or  :

« J’ai bâti mon refuge dans la sphère des humains,
La ville est pour moi sans tumulte.
Cela vous semble impossible ?
Pour l’esprit détaché, tous les lieux sont lointains… » [78]

Dans le passage suivant la citation du Grand Commentaire, l’auteur de Passion fixe fait l’éloge de K’ouen, qui engendre les dix mille êtres par le simple geste de recevoir K’ien.

Pincée de temps, grands carrés d’espace. Bonjour, coeur, cellules, veines, tissus, os, tendons, cartilages. Bonjour les arbres, les écureuils, les fleurs. Bonjour, cataracte : bateaux, voitures, foule, lumières, ondes. [79]

L’énumération des termes englobant des organes du corps humain, la flore et la faune dans la nature et les objets emblématiques de la société moderne, illustre le pouvoir du repos qui engendre la multiplicité par la simplicité. L’intrigue qui suit, qui raconte que Dora a trouvé, après une nuit de repos, une solution pour régler un problème au travail, sert aussi à mettre en relief la vertu du Réceptif.

2.5.5 Les hexagrammes Souen, Kouei Mei, Keou et Hong

Nous pensons qu’il est logique de commenter intégralement les emprunts à ces quatre hexagrammes, dont la symbolique porte sur la relation homme-femme, objet de l’attention de l’auteur de Passion fixe.

Tchouang-tseu : « La vie d’un homme entre le ciel et la terre est comme un poulain blanc qui franchit une faille : un éclair, et c’est fini. »
C’est fini, et ça recommence. La vie est un éclair très lent. Donne-moi la main, jolie, avançons dans la nuit.
L’hexagramme cinquante-sept du Yi king est Souen, le doux, le pénétrant, le vent.
Son sens global est : s’immerger doucement jusqu’au coeur du problème.
Commentaire : « Le doux (le pénétrant, le vent) évoque une influence qui pénètre en douceur, à la manière du vent, ou comme des racines dans la terre. Celui qui veut pénétrer au coeur du problème qui l’occupe doit faire preuve de souplesse, s’adapter, entrer par la petite porte, se laisser façonner par la situation. Cela suppose une certaine humilité, de la lucidité et un jugement sûr. Encore faut-il qu’il sache où diriger ses pas et qu’il maintienne le cap. » [Ibid., p. 252.]]

L’un des huit hexagrammes doubles, l’image de Souen () est le vent, qui est sans forme et qui est capable de pénétrer de façon continue par la moindre fente minuscule. Plus c’est flexible, plus c’est pénétrant. Souen symbolise la docilité : le Yin obéit au Yang, ce qui fait écho à la proposition d’avancer ensemble du narrateur à sa bien aimée.
Le narrateur révèle, à travers le commentaire cité, la vision dialectique du Yi King, qui consiste à ce que tout élément contienne en soi le germe de son contraire. La douceur ne doit pas conduire à l’aveuglement ou à l’indécision. D’une part, l’hexagramme conseille aux gens d’être doux, modeste et docile, pour réussir en toute entreprise. D’autre part, il est aussi important de maintenir sa droiture et d’être capable d’agir.
Souen est bien placé pour expliquer l’ambivalence traditionnellement attribuée aux femmes. Voici ce que dit le narrateur au sujet du rôle que jouent les femmes dans la révolution :

Je me trompais : la plupart haïssaient la liberté libre, et rêvaient en fait d’une dictature fondée sur leur propre ressentiment. Les filles, souvent, étaient en avance, plus fines, plus attentives. Dans les phases subversives ou régressives, les femmes sont en première ligne. Quand ça bouge, elles sont souvent les premières (elles reviennent de loin) ; quand ça se tasse, elles en rajoutent (elles ont peur). Plus radicales en tout, en explosion comme en convention. Elles peuvent passer sans transition de la bergerie gnangnan au désir de meurtre. Petite fille éblouie, jeune fille en furie. Mignonne mutine, tricoteuse de guillotine. Tourment obstétrique, virulence de trique. Douceur, douleur. Elles réussissent bien les romans policiers, c’est connu, les cadavres ne leur font pas peur. [80]

La flexibilité des femmes implique une capacité à réagir rapidement au changement de situations et à se plier très facilement aux circonstances. Ayant les mêmes caractéristiques que le vent, elles paraissent tantôt douces et tantôt cruelles. Sur le plan de leur relation avec les hommes, bien que les femmes soient censées être obéissantes, elles sont capables de gagner face aux hommes. C’est un des constats que le groupe Tel Quel fait lors de son voyage en Chine en 1974. Dans un entretien, Julia Kristeva évoque la situation des femmes chinoises à l’époque de Mao en affirmant qu’ « un immense effort est fait pour donner aux femmes un rôle de premier plan non seulement dans la vie familiale, mais à tous les niveaux de la vie politique et sociale » [81]
L’hexagramme Kouei Mei () symbolise le mariage traditionnel, l’union de l’homme et de la femme. C’est l’un des trois signes qui figurent dans le texte du roman, les deux autres sont Touei et Hong. Les deux sinogrammes qui le représentent (归妹) signifient littéralement « marier la soeur cadette ».

Nous sommes maintenant dans le numéro cinquante-quatre du Yi king, Kouei Mei, qu’on peut traduire par « l’épousée ». L’idéogramme qui l’accompagne représente une jeune femme tenant la maison, et une autre femme avec le caractère signifiant « pas encore ». En haut de l’hexagramme, on reconnaît Tchen, l’éveilleur, le tonnerre ; et en bas, Touei, le joyeux, le lac.
Le commentaire dit ceci : « Une inclination personnelle s’engage joyeusement à la suite d’une énergie nouvelle. Au-dessus du lac est le tonnerre. La situation est en train de changer. Pour avancer, il vous faut trouver un moyen de mettre au jour les ressources qui sont en vous. Et c’est par la femme et le yin que vous y parviendrez. Ne cherchez pas à dominer la situation. Adaptez-vous, et faites ce qui est demandé. En réalisant votre potentiel, vous verrez ce qui est à rejeter. L’épousée reflète l’union du Ciel et de la Terre. Si le Ciel et la Terre ne s’accordaient pas, que deviendraient les myriades d’êtres ? Pour l’épousée, c’est à la fois une fin et un commencement. Mêlez plaisir et inclination, c’est ainsi qu’on gagne la jeune fille. N’imposez pas votre volonté. Ne faites aucun projet, ne donnez pas de directives à qui que ce soit. Soyez souple, pliez-vous aux circonstances. » [82]

Cet hexagramme interprète le Tao constant de l’univers : l’union harmonieuse du Ciel (le Yang) et de la Terre (le Yin) fait s’épanouir les dix mille êtres. Il en est de même pour la relation homme-femme : l’amour les unit et le respect réciproque garantit leur bonne entente. Il ne faut pas que l’un ait une supériorité sur l’autre. Ni l’homme ni la femme au sein d’un couple ne cherche à prédominer ou à dicter les comportements de l’autre.
À la lumière du modèle d’amour que le Yi King préconise, Sollers annonce dans le passage qui suit cet extrait, son projet romanesque subversif qui consiste à faire l’éloge de l’amour réussi, projet aux antipodes de la tradition littéraire occidentale qui tend à condamner les amoureux à la misère. L’écrivain a recours à la pensée et à la littérature chinoises en vue de justifier son expérience littéraire.
Néanmoins, la littérature chinoise classique ne fait pas figure d’exception à l’égard de l’amour malheureux. L’histoire d’amour est d’autant plus valorisée qu’elle est tragique et imparfaite. Comme pour le drame de Jiao Zhongqing et Liu Lanzhi [83] et la légende de Liang Shanbo et Zhu Yingtai [84], lesquels racontent l’histoire d’amants préférant mourir qu’être séparés, à l’instar de Roméo et Juliette.
En revanche, il en est bien d’autres, surtout les opéras des Yuan du XIVe siècle et les romans populaires du XVe au XIXe siècle, dans lesquels l’amour a souvent, malgré des complications, une fin heureuse. Les personnages de ces oeuvres désirent s’arracher du joug des rites et des préjugés sociaux et aspirent à l’amour pur et libre. Les amoureux doivent surmonter des obstacles causés par la famille ou la société pour finir par s’unir.
L’hexagramme Keou (), avec un trait brisé en bas et cinq traits pleins en haut, symbolise la rencontre.

Le quarante-quatrième hexagramme du Yi king, Keou, peut se traduire par Aller à la rencontre. L’idéogramme représente la relation sexuelle. En haut, le créateur, le ciel ; en bas, le doux, le vent.
Le commentaire précise que l’instant de la rencontre, son intensité sont reliés aux principes premiers. Il n’est pas question de s’en rendre maître. « Même si elle semble fortuite, la rencontre a déjà eu lieu. L’élément féminin, le yin, est ici en pleine activité. Vouloir tout contrôler serait une erreur. Ce qui apparaît comme une brève rencontre peut servir de lien avec la force créatrice. » [85]

Selon Le commentaire sur la décision, Keou signifie la rencontre du ciel et de la terre, du yin et du yang, ce qui est indispensable au développement et à la prospérité des êtres. Par exemple quand la douceur rencontre la force, elles s’entendent parfaitement.
La littérature érotique chinoise est objet d’admiration pour Sollers, de sorte qu’elle est intégrée par le narrateur comme un essai au sein du roman [86]. La présence de nombreux passages érotiques dans les romans d’amour classiques chinois peut être expliquée par deux raisons : premièrement, les sources d’inspiration de ces romans sont pour la plupart issues des milieux populaires, et l’érotisme constitue naturellement une partie importante de leurs popularités. En second lieu, les romans d’amour ne peuvent nullement exclure la description de l’amour physique et les auteurs décrivent sur un ton exquis de sorte que la sensualité est couramment présentée de manière métaphorique et poétique, ce qui donne un sens esthétique à la sexualité. De plus, ceci permet aux auteurs de montrer l’étendu de leur talent littéraire.
Les emprunts aux hexagrammes Kouei Mei et Keou servent à mettre en valeur l’harmonie entre les hommes et les femmes, que prône le Yi King, contredisant l’idée de la séparation radicale entre les sexes, postulat de la littérature occidentale depuis des siècles. Or l’amour réussi décrit dans la littérature chinoise classique et les relations réelles entre les deux sexes de l’époque sont antinomiques. Les femmes étaient particulièrement contraintes sur le plan de la recherche de l’amour libre, puisque la docilité et la chasteté étaient considérées comme les plus importantes vertus féminines. Elles devaient se plier aux arrangements des hommes, obéir au père avant le mariage, au mari après le mariage et au fils après la mort du mari. En tant que reflet des aspirations et qu’échappatoire au désespoir, la fiction est devenu le seul champ dans lequel il était possible de réinventer la vie. La révolte était d’autant plus présente dans la littérature qu’il était difficile de briser les entraves des rites féodaux dans la réalité.
L’hexagramme Hong signifie l’union durable des sexes, constituant ainsi une référence qui fait écho au titre du roman : passion fixe.

Ici, nous célébrons le numéro trente-deux, Hong, la durée, dont l’idéogramme montre un coeur et un bateau entre deux rives, c’est-à-dire l’endurance nécessaire au voyage de la vie. En haut, Tchen, l’éveilleur, le tonnerre ; en bas, Souen, le doux, le vent :
Le commentaire dit ceci : « Une énergie s’éveille, associée à une imprégnation intérieure. Le tonnerre roule, le vent souffle. Le temps est à l’action. Il en est ainsi des relations entre homme et femme. Elles doivent être durables. La persévérance accueille et rassemble les choses sans les réprimer, stabilise le pouvoir de réaliser le tao en actes. Le solide est au-dessus, le souple au-dessous. Le tonnerre et le vent s’associent pour faire bouger la situation et produire un renouveau. Que la fin d’une chose soit pour vous le commencement d’une autre. C’est le cycle des saisons, les changements qu’elles opèrent, qui rendent possible l’accomplissement de toutes choses dans la durée. » [87]

L’hexagramme met l’accent sur l’importance de la persévérance avec laquelle l’homme et la femme entretiennent l’harmonie conjugale. Tout comme Kouei Mei et Keou, qui portent aussi sur les relations entre homme et femme, la morale de Hong est marquée par la supériorité de l’homme et l’infériorité de la femme. Cette idée se lit à travers la position des signes dans l’hexagramme : le tonnerre () en haut et le vent () en bas, soit le fort en haut et le faible en bas. Voyons le commentaire de Wilhelm : « l’homme est à l’extérieur fournissant direction et impulsion, tandis que la femme demeure à l’intérieur, douce et obéissante. » [88]
Du point de vue de la succession des hexagrammes, Hong est placé à la deuxième place de la seconde partie du livre canonique du Yi King. Selon certains confucianistes, la première partie du livre canonique traite principalement de la loi du mouvement du Ciel alors que la deuxième partie met l’accent sur la règle des relations humaines. Hien, le trente et unième hexagramme, en tête de la deuxième partie, symbolise la correspondance entre le Ciel et la Terre, entre l’homme et la femme. L’hexagramme explique le protocole à respecter au cours du mariage, lequel constitue la base des relations humaines. Le lien entre l’époux et l’épouse doit absolument être durable, d’où la symbolique de l’hexagramme Hong, la durée.
On comprend que selon les valeurs du Yi King, la durée des relations entre homme et femme réside dans la fidélité et la docilité des femmes. Dans une société machiste, les vertus féminines sont conçues par les hommes en vue de fortifier leur contrôle sur le deuxième sexe sur le plan physique et psychologique. La notion chinoise de durée est en fait liée aux rites féodaux, désignant la constance et la chasteté alors que la durée au sens sollersien signifie la fixité, le figé et l’immuable de l’amour passionnel par rapport au temps.
Le narrateur de Passion fixe entretient, tout en gardant sa passion pour Dora, des liaisons occasionnelles avec d’autres personnages féminins, tels que la pianiste Clara, le professeur en littérature Mme Chiang, la charcutière Marguerite, etc. Contrairement au modèle conventionnel de relation amoureuse, selon lequel l’infidélité occasionne la jalousie et la rupture, l’amour entre le narrateur et Dora ne semble pas, grâce à l’éclairage du concept chinois d’être quatre à deux, subir la moindre atteinte. Ceci constitue un point d’appui pour Sollers afin de remettre en cause l’écriture sur l’amour en Occident :

Les passions amoureuses sont décrites négativement parce que précisément on croit être toujours deux qui devraient faire un, et chacun se retrouve le bec dans l’eau, dans son unicité supposée, avec l’autre qui a une autre idée de l’unicité. [89]

L’amour à la chinoise que propose le narrateur consiste dans ce que ni l’homme ni la femme ne cherche à dominer dans la relation amoureuse. On se plie aux circonstances et on s’adapte aux changements pour maintenir la fixité de la passion.

2.5.6 Les hexagrammes Fong, Tchoung Fou et Wei Tsi

Ces trois hexagrammes se trouvent cités à la fin du roman et portent sur les principes fondamentaux du Yi King : les comportements des hommes vertueux et la vision du monde qu’implique le Livre des changements.

Illuminer toutes choses ? Donner sans compter ?
C’est ici le cinquante-cinquième hexagramme, Fong, l’abondance, la plénitude.
En haut, l’éveilleur, le tonnerre. En bas, ce qui s’attache, le feu.
L’idéogramme représente un navire chargé de grain ou une corne d’abondance.
Le commentaire : il s’agit maintenant d’être expansif, et même exubérant. Il faut être comme le soleil de midi qui éclaire toutes choses et chasse l’ombre de la terre.
Pourquoi pas ? [90]

L’hexagramme Fong est représenté par l’image du tonnerre sur le feu, symbolisant la clarté majestueuse, sur laquelle est basé le mouvement. La grandeur de la vertu est comme le soleil à midi, illuminant le monde par ses rayons de droiture.
Le passage cité ci-dessus est précédée d’un commentaire sur Chu Ta (Bada Shanren), l’un des Quatre Moines Peintres des Qing (XVIIe siècle), que Sollers évoque à plusieurs reprises dans Passion fixe. Descendant de la famille impériale de la dynastie des Ming, il trouve refuge dans un temple bouddhiste à la chute de l’ancien régime. Sa vie malheureuse donne lieu à un style étrange et bouleversant fait d’objets déformés et de sujets attristants. Pour fuir le nouveau régime, il feint d’être muet ou fou. Il peint des rocs abrupts et des animaux à l’air indompté. Il compte parmi les artistes de la peinture chinoise classique les plus originaux et inimitables.
L’hexagramme Fong fait donc son apparition immédiatement après la description d’un rouleau de Chu Ta, intitulé Le voyageur solitaire, sur lequel le personnage semble « pressé de quitter l’empire des ombres » [91], pour la recherche de la clarté. Le commentaire sur Fong semble être un intertexte de ce passage du roman.
Les hexagrammes Tchoung Fou et Wei Tsi sont introduits de façon intégrale dans un long passage racontant la correspondance entre le narrateur et François, son mystérieux ami et fin connaisseur de la Chine.

Je rejoins ma chambre de quartier, j’ai un message de François. Il est à Canton, sans problèmes. Il a dessiné le soixante et unième hexagramme du Yi king, celui qui signifie la vérité intérieure, l’accord. En haut, le doux, le vent. En bas, le joyeux, le lac. L’idéogramme est une flèche plantée au centre d’une cible. Protection, bonne chasse. Centralité, stabilité.
[...]
Au point où j’en suis, je vais répondre à François par le soixante-quatrième hexagramme, Wei Tsi, Avant l’accomplissement. En haut, ce qui s’attache, le feu. En bas, l’insondable, l’eau. L’idéogramme fait allusion à un arbre dont les branches ne sont pas encore développées, et à un cours d’eau peu profond. Ce n’est qu’un début. La situation implique un changement imminent. Commentaire : « Un nouveau pas va être franchi, décisif, en vue duquel il faut rassembler toutes vos énergies. C’est le moment de traverser le grand fleuve de la vie. » [92]

Le sinogramme « 中 » qui se trouve dans « 中孚 » (Tchoung Fou), a un trait vertical traversant la forme rectangulaire et signifie le centre, le milieu ou la droiture. Le terme « centralité » est ici entendu dans le sens du juste milieu. Chez Confucius, le juste milieu constitue le principe qui instaure les normes morales, selon lesquelles on doit se comporter sans excès ni insuffisance mais avec modération. La vertu qu’illustre cet hexagramme est considérée comme l’une des plus importantes dans les valeurs traditionnelles chinoises.
Quant à l’hexagramme Wei Tsi, qui signifie « avant l’accomplissement », il est représenté par l’image du feu (Li ) sur l’eau (Kan ), deux éléments qui ne peuvent jamais s’accorder. D’ailleurs puisque le feu se trouve au-dessus de l’eau, cela signifie aussi qu’il est impossible de cuire la nourriture, ce qui implique que l’acte n’est pas encore terminé. Paradoxalement, l’avant dernier hexagramme du Yi King, Ki Tsi (既济) signifie « après l’accomplissement », tandis que le livre se termine par un hexagramme de l’inachèvement, qui redémarre un nouveau cycle sans fin. Ceci dit, la morale de cet hexagramme est d’avertir les hommes sur le fait que la perfection et la réussite sont relatives et fugitives et qu’elles sont toujours accompagnées de l’imperfection et de l’inachèvement.
D’après le Commentaire sur l’ordre des hexagrammes, les choses ne peuvent pas être épuisées, c’est la raison pour laquelle le Yi King se termine par l’inachèvement et laisse la situation ouverte à de nouveaux commencements et à de nouvelles évolutions. L’antagonisme et l’intertransformation des dix mille êtres sont interminables. Le positionnement de Wei Tsi à la fin du livre constitue la conclusion pertinente du principe du changement éternel.
À la lumière de la symbolique du dernier hexagramme du Yi King, Passion fixe prend fin sur une scène au restaurant où le narrateur et Dora fêtent l’anniversaire de leur rencontre. Les deux bagues anciennes de jade chinoises que le narrateur achète pour célébrer leur passion fixe renforcent l’image d’un nouveau cycle qui débute en succédant au précédent.

2.5.7 La valeur du Yi King dans Passion fixe

Après Nombres et Lois, Passion fixe est le troisième roman sollersien dans lequel apparaît des signes chinois (trigrammes et hexagrammes). Du fait que l’on compte une dizaine de citations du Yi King dans ce roman de quelque trois cents pages, il ne s’agit nullement d’un simple décor. Que ce soit par sa forme ou par son contenu, le Yi King semble pourtant être totalement étranger aux oeuvres occidentales, puisqu’il est composé de signes aux traits pleins ou brisés, de commentaires ésotériques ou bien de métaphores hermétiques. Pays lointain et longtemps silencieux, écriture figurative indéchiffrable, métaphysique étrange : tout intrigue les lecteurs.
La sagesse que contient le Yi King rayonne dans tous les domaines de la vie humaine, puisqu’elle propose une règle générale des transformations de la nature et des savoir-vivre élémentaires de bonne entente. Son usage divinatoire est également fondé sur les connaissances de la loi de la nature acquises par les Chinois, qui ne croient ni en Dieu, ni en la loi, mais qui se soumettant volontiers au mouvement du ciel. Le Livre des changements guide les Chinois dans la formation de leur caractère et les aide à avoir des comportements adaptés aux événements qu’ils vivent au quotidien.
De plus, le Yi King constitue aussi un livre de philosophie qui reflète la dualité chinoise. Les oppositions des hexagrammes commentent des hexagrammes deux à deux en tenant compte de leurs traits opposés ou inversés. Par exemple K’ien et K’ouen (), dont on connaît la symbolique, sont composés de traits opposés alors qu’en inversant le signe qui présente Kia Jen, on obtient le signe de Kouei (). Grâce au Yi King et aux écrits confucianistes ou taoïstes qui s’en inspirent, les Chinois nourrissent une conception du monde qui conduit à croire que tous les êtres sont engendrés par deux éléments contradictoires qui s’opposent et se transforment mutuellement : le Yang, céleste, lumineux, masculin, actif et créateur et le Yin, terrestre, obscur, féminin, passif et réceptif.
Le disque tournant (), qui est le graphisme du Taiji (faîte suprême ) illustre bien l’essentiel de la dualité Yin – Yang. La partie sombre (Yin) et la partie claire (Yang) ne divisent pas le cercle (l’univers) de façon nette et brutale. La frontière qui les sépare constitue une courbe en forme de « S ». Chacun de ces deux éléments est tantôt plus fort, tantôt plus faible que l’autre, ce qui fait qu’ils prédominent et se soumettent alternativement. Ainsi l’univers maintient son équilibre et les deux forces antagoniques vivent en harmonie. D’ailleurs, on peut voir un point blanc dans la zone sombre et un point noir dans la zone claire, ce qui signifie que chacun contient en soi le germe de son contraire, qu’un pas fait à l’apogée conduit inévitablement au déclin. Rien n’est figé, tout est changeant. Ceci constitue l’idée principale du Yi King, source d’inspiration du taoïsme et du confucianisme.
Les emprunts au Yi King dans Passion fixe peuvent être considérés, dans la plupart des cas, comme les intertextes des passages romanesques. Les citations des hexagrammes et de leur commentaire font écho aux intrigues du roman ou à l’état d’esprit des personnages. La symbolique des hexagrammes est directement liée au contexte, ce qui fait de chacun de ces commentaires un connecteur au sein du récit, à la fois mystique, puisqu’il est issu d’un vieux classique hermétique, et éclairant, puisqu’il constitue une manière particulière d’interpréter l’idée de l’auteur.
D’après les analyses que nous venons de faire sur ces citations, nous constatons que les hexagrammes n’entrent pas seulement en résonance avec le récit, mais que l’évolution, l’interaction et même l’opposition de certains hexagrammes (par exemple Po et Fou) sont également mises en valeur.
Du point de vue du contenu des hexagrammes cités, Sollers saisit l’essentiel des principes qu’implique le Yi King : l’interchangeabilité entre le Yin et le Yang, la transformation constante des dix mille êtres, l’harmonie entre le masculin et le féminin, etc. Ce mode de pensée dialectique à la chinoise exerce une influence profonde sur l’écriture sollersienne.
Il est à noter tout de même que dans les citations des hexagrammes traitant de la concordance entre les sexes (Kouei Mei, Keou et Hong), les commentaires sélectionnés ou réécrits par l’auteur mettent l’accent sur l’égalité et l’harmonie dans la relation amoureuse. Est négligé soit consciemment, soit inconsciemment, le concept de l’infériorité du féminin par rapport à la supériorité du masculin, concept qui est omniprésent et très explicite tout au long du Yi King, livre qui est le reflet des valeurs traditionnelles féodales de la Chine antique.

Pour conclure

D’après le concept taoïste, l’opposition et l’harmonie entre le Yin et le Yang est la force motrice qui stimule le mouvement des dix mille êtres dans l’univers. Ainsi, le Yi King est élaboré selon le principe de l’interaction et de la complémentarité entre ces deux éléments primordiaux et vise à déchiffrer tous les phénomènes en fonction de la voie du ciel.
Drame et Passion fixe sont les deux romans sollersiens explicitement inspirés du Yi King, que ce soit sur le plan de la forme ou du contenu. Drame cherche à raconter la naissance et la disparition du sens tandis que le Yi King explique l’origine du monde ainsi que son mouvement. Comme le Yi King, Drame est également composé des soixante-quatre séquences. On relève aussi l’intertextualité entre certains hexagrammes du Yi King et quelques séquences de Drame, ce qui explique l’influence de la symbolique chinoise sur l’écriture sollersienne. Passion fixe propose une relecture du Yi King dans la société occidentale de nos jours. Ce roman tâche d’inventer un nouveau modèle de relation entre les deux sexes et pour ce faire, ce classique chinois est sans doute la meilleure encyclopédie à consulter.

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Calligraphie de Mao : La nage, 1956.

Entretien avec Philippe Sollers

Le 27 mai 2016
dans le bureau des Éditions Gallimard

Yuning Liu : Dans votre dernier livre Mouvement, vous évoquez les poètes chinois des années 1970-1980, Bei Dao, Gu Cheng, Haizi. C’est la première fois que les auteurs contemporains chinois figurent dans votre roman. Il me semble que vous faites référence à presque tous les aspects de la culture chinoise, antique, moderne, contemporain...

Philippe Sollers : Ce qui m’intéresse, c’est d’une part, le contexte historique de tous ces poètes, dont la plupart ont eu des fins tragiques. Et parce qu’il y a des contemporains, il y a un thème très fréquent de la poésie chinoise, c’est la mélancolie. C’est : « Mon dieu, vieillir ! Mon dieu, s’effacer ! » Les poètes, voilà. Et plus on s’approche des poètes contemporains de la révolution culturelle, plus on sent qu’ils sont dans un état de dépression grave. L’un finit par tuer sa femme d’ailleurs, vous retrouverez la référence. Qu’est-ce qui échappe à ce fond dépressif et mélancolique d’une grande partie de la poésie chinoise ? Voilà ce qui m’intéresse de voir si ça a existé. Bien sûr, quand vous avez cette lueur des séries d’idées, d’affirmations dans la poésie chinoise, ça m’intéresse particulièrement parce que ça correspond exactement avec la leçon philosophique de ce qu’il y a de plus important dans la poésie chinoise, c’est-à-dire le côté réfractaire, le côté éloigné de tout souci social que vous trouvez évidemment chez Laozi, Zhuangzi. C’est-à-dire comment on peut inventer des solitudes enchantées. Or ce qui me paraît paradoxal, c’est que l’un des poètes les plus affirmatif de l’histoire de la Chine tout entière, c’est Mao Zedong dont j’ai retravaillé certaines traductions, je vais traduire des poèmes de Mao Zedong. Vous voyez, je suis complètement à contre-courant, parce qu’évidemment, ça va de soi, Mao a été grand criminel catastrophique etc. Vous pouvez critiquer Mao tant que vous voulez, il n’empêche que moi je vais jusqu’au bout d’un raisonnement qui va vous paraître étrange, c’est que grâce à Hegel, mon philosophe préféré, je crois que Mao est beaucoup plus étonnant qu’on ne veut le dire. C’est-à-dire qu’en fait, en faisant cette révolution très très très violente et culturelle – c’est extraordinaire, bon – si vous la menez jusqu’au bout, elle débouche précisément sur son contraire, et donc la Chine hypercapitaliste d’aujourd’hui est une création de Mao Zedong.

Y. L. : C’est étonnant...

Ph. S. : C’est original. Personne ne saurait dire ça. Il faut bien que quelqu’un se dévoue. Alors je vais vous dire. Le 20e siècle, thèse, antithèse, synthèse, trois grands criminels attirent votre attention tout de suite. D’abord, citons-les par les dates précises : Staline, Hitler, Mao : thèse, antithèse, synthèse. La synthèse fait disparaître la thèse et l’antithèse, et passe à un phénomène tout à fait nouveau, en cours, très très difficile à déchiffrer mais qui est venu de Chine. La plupart des intellectuels européens, français ou américains, restent complètement prisonniers de l’empire ancien qui était américano-russe, c’est-à-dire avec évidemment des épisodes tout à fait hallucinant, comme le pacte germano-soviétique en 1939, qu’on ne devrait pas appeler « germano-soviétique », on devrait l’appeler « stalino-nazi ». Il faut revoir l’histoire. Pourquoi ? Parce que ce qui est en train de se développer à toute allure, c’est un aplatissement général de l’histoire, mais aussi par conséquent de la pensée, et par conséquent de la poésie. Donc les poèmes de Staline n’existent pas, les vociférations de Hitler passent en boucle sur toutes les télévisions qui réécrivent l’histoire en colorisant les documents. C’est pour ça qu’il faut regarder la télévision allemande qui déclassifie des tas de documents que vous n’avez jamais vus. Donc, l’histoire est en plein mouvement, comme j’essaie de le dire, c’est la raison de la présence de tous ces éléments chinois avec d’autres choses qui sont là pour signaler les moments extrêmement importants d’histoire. Voilà ce que j’ai tenté de faire avec ce passage très émouvant sur la poésie chinoise, c’est-à-dire un sens de la nature très développé : par exemple, qu’est-ce que c’est que le « mei » ? Pourquoi cette fleur-là qui est en général considérée comme une fleur mélancolique se retrouve au contraire comme une fleur positive chez Mao ? Et donc tout ça c’est très intéressant parce que c’est là que se passent les choses les plus intimes.

Y. L. : Vous avez toujours cette admiration pour les talents poétique, calligraphique et militaire de Mao ?

Ph. S. : Vous les lisez dans le livre. Ça bouge pas. Parce que je trouve ça très beau. Quand vous lisez les poèmes, il faut les ressortir. Il est toujours question des paysages en surplomb, la montagne, l’espace, la grotte des immortels. Ça m’intéresse parce que ça vient de très très loin, c’est une vieille tortue qui continue son chemin. Quand j’étais à Luoyang, j’étais devant la rivière Luo, dont je parle 50 mille fois dans mes livres. J’avais l’impression d’une toute petite rivière sous une passerelle, les écailles de tortue qui vous font comprendre la façon dont l’écriture a pu se développer. C’est pour moi tout à fait fascinant, magique. La Chine est magique et elle peut devenir ultra-occidentale dans le flux d’argent et de technique. Elle conserve à mes yeux, ce qui n’est pas le cas des États-Unis, ni de la Russie engluée dans sa vieille religion orthodoxe, ce qui ne m’intéresse pas. En revanche la Chine conserve une part magique très importante qui m’intéresse parce que n’oubliez pas que je suis catholique, comme Claudel. Il y a la rencontre ratée entre la Chine et le Vatican, ce qu’on appelait « la querelle des rites » est tout à fait impressionnante, c’est quelque chose qui a été différée.

Une des premières choses que je suis allé voir à Pékin c’est la tombe de Matteo Ricci et l’observatoire jésuite qui avait été conservé. Il y a eu Père Verbiest, qui était jésuite. Il n’a pas cherché à convertir les Chinois, il leur a parlé des mathématiques. Il a fait un calendrier et il a été nommé aussitôt. C’est là où la connaissance et l’intuition deviennent des choses essentielles. C’est un art que vous pouvez retrouver sous une forme très dégradée en affaires. Par exemple pour savoir à peu près où on est, il faut lire Sunzi, Les Treize Articles ou Les Trente-six Stratagèmes, admirables.

Y. L. : Cela vient tous de la pensée taoïste, qui est basée sur la notion de vide alors qu’en Occident, c’est le logos...

Ph. S : Ce n’est pas le même socle, métaphysique. Tout à fait autre chose. C’est pour ça que la vraie conclusion du 20e siècle s’est passée en Chine et continue à se passer. Il y a eu des événements épouvantables et puis il y a eu autre chose. C’est comme vous avez eu la Révolution française avec la Terreur, ça n’a pas été très joyeux, et après vous avez un siècle énorme, le 19e siècle.

Y. L. : Vous avez commenté Hegel dans Mouvement...

Ph. S : Deux événements capitaux pour Hegel, le christianisme et la Révolution française. Il a plein d’admiration pour les philosophes français qui ont surmonté tous les préjugés millénaires. Par exemple Voltaire, qui d’ailleurs s’intéresse beaucoup à la Chine. Les Français sont étonnants et ils ont fait quelque chose d’extravagant. Mais ils ne sont pas capables de penser ce qu’ils ont fait. Le problème maintenant est de savoir qui est capable par rapport à la Chine, à part citer les journaux, les journalistes, les clichés, de penser vraiment ce qui a eu lieu.

Y. L. : Est-ce que la Révolution française attire Hegel de la même façon que la révolution culturelle vous attire ?

Ph. S. : La Révolution française s’est développée partout. C’est le modèle universel, le droit de l’homme la laïcité, la parité, etc. C’est la Révolution française qui change la planète de l’époque et qui a produit tout à coup un nouveau calendrier. L’idée est tout à fait folle. Napoléon a mis fin à ça assez vite. Hegel voit passer Napoléon à Iéna : « âme du monde ». Puis après... Quelle tragédie ! La première chose que dit Mao Zedong à Malraux en 1964 – on n’insiste jamais assez sur le fait que le premier pays à avoir reconnu la Chine est la France – c’est : « Parlez-moi de Napoléon. » Tout le monde en reparle, il y a des films sur le Général de Gaulle, mais jamais cet épisode n’est signalé. C’est curieux. C’est étrange. C’est Malraux qui a raconté ça.

Y. L. : Mao a de l’admiration pour les grands empereurs...

VOIR SUR PILEFACE

Ph. S : Qinshihuangdi. Quand j’étais en Chine il y a la campagne à propos des légistes, c’était aussi Pi Ling Pi Kong. Maintenant Confucius a été rétabli dans tout ce qui peut servir les intérêts du pouvoir. Mao emprunte sa calligraphie à un moine taoïste, il ne faut pas oublier.

Y. L. : Vous aimez la calligraphie de Mao ?

Ph. S. : Pas mal. C’est quand même étonnant. Homme d’état, stratège militaire, la Longue Marche, ce n’est quand même pas rien.

Y. L. : À propos de votre voyage en Chine, à part la campagne Pi Ling Pi Kong, qu’est-ce que vous voyez toujours ?

Ph. S : Les corps. Les Chinoises, les enfants. L’anecdote est la suivante : il y a un grand match de volley-ball entre l’Iran et la Chine. Je suis là. L’équipe masculine iranienne bat l’équipe chinoise. Ensuite les femmes iraniennes sont confrontées aux femmes chinoises. Les femmes iraniennes s’agitent beaucoup, les cris, etc. Les femmes chinoises sont très silencieuses. Elles écrasent les femmes iraniennes. La question c’est ça, c’est comment cette différence des sexes est tout à fait différente. Elle peut être contaminée par toutes les saloperies occidentales classiques, mais en fait, il y a toujours dans le socle métaphysique occidental l’idée que deux doit faire un. Or Mao disait : « Un se divise en deux ». C’est la raison pour laquelle quand on est deux entre homme et femme, en fait on est quatre, parce que votre féminin ne sera mon féminin, et mon masculin ne sera jamais votre masculin. Donc si on est deux on est quatre. Avec ça, on peut quand même commencer à jouer de la musique. Voilà encore une fois ce que la Chine peut nous apprendre si elle n’est pas intoxiquée par les modèles du cinéma mondial. C’est une autre façon de se comporter entre homme et femme.

Y. L. : « Quand on est deux, on est quatre », c’est une vision chinoise.

Ph. S : Moi, j’attends beaucoup des Chinoises dans le monde futur. Le même méchant Mao a dit : « c’est la moitié du ciel. » Or toute la métaphysique est absolument infectée, c’est prouvable par une perspective d’homosexualité masculine. C’est en train de se déliter, ça ne tient plus. Il y aura plein d’homosexuels chinois, de lesbiennes chinoises. Ça n’a aucune importance. Pourquoi ? Parce qu’il y a une division de l’être humain qui ne correspond pas à la division multiséculaire occidentale. D’où les personnages chinois de mes romans, c’est quand même très clair, il me semble.

Y. L. : Dans vos livres des années 1960-70, les éléments chinois sont très explicites puisqu’on y repère les idéogrammes (Nombres, Lois), des textes en pinyin (Lois) et l’absence de ponctuation (Paradis). Depuis les années 80, la Chine ne se présente plus de la même façon dans vos romans. Il semble qu’elle soit moins visible mais plus en harmonie avec le contexte. « Tout ça passe inaperçu, mais c’est pourtant là. » (Déroulement du Dao) Est-ce qu’on peut dire qu’il s’agit d’une intériorisation de la référence chinoise dans votre écriture ?

Ph. S : Dans Improvisations il y a un texte ancien « Pourquoi j’ai été chinois ». Pourquoi je me sens chinois ?

Y. L. : Vous êtes devenu chinois et toute votre écriture est chinoise ?

Ph. S : Voilà.

Y. L. : Le taoïsme est une source d’inspiration importante dans vos romans et vos essais. Les deux notions importantes que vous évoquez souvent sont « le vide » chez Laozi et « l’oubli » chez Zhuangzi. En quoi ces deux notions sont importantes pour les Européens d’aujourd’hui et pour votre écriture ?

Ph. S : Les Européens pensent que la nature a horreur du vide. Moi je pense le contraire, la nature aime le vide. Il y a le plein partout, du coup, on ne peut plus respirer.

Y. L. : Le vide est plus utile que le plein.

Ph. S : Vous citez Laozi. C’est du Laozi pur sucre. C’est le vide qui fait valoir le plein. Cela dit, vouloir chercher le vide est une erreur parce qu’on le trouve pas sur la chair, il faut qu’il se manifeste spontanément. C’est l’idée de spontanéité qui est intéressante. Parce que là on tomberait dans la tradition monastique tibétaine qui est à mon avis une erreur complète. Les taoïstes détestaient les monastères qui sont les écoles d’abrutissement et d’asservissement. La polémique dure. Le Dalaï Lama me paraît toujours aussi ridicule. Ça ne marche pas dans ses histoires. Ça n’est pas un spiritualisme. C’est le fait de savoir qu’on est partie intégrante de la nature en mouvement. Qui va vous dire ça ? Héraclite par exemple, il ôte du monde tout ce qui est repos et immobile, parce qu’il pense que ça ne touche que des cadavres. En revanche, il confère le mouvement à toute chose. Le mouvement éternel pour les choses éternelles et le mouvement de la corruption pour les choses corruptibles. Voilà pourquoi j’écris un livre qui s’appelle Mouvement. Hegel a dit : « Tout ce que j’ai fait, tout est dans Héraclite. » C’est là où il faut citer à Heidegger qui est très mal vu, à qui on reproche toujours ses opinions. Ce n’est pas une question d’opinions. C’est une question d’accès à la poésie : Hölderlin. Le dialogue avec l’asiatique, le premier c’était le Japon, il ne voit pas la Chine. C’est normal. Leur ravissement, c’est dans Cheminement vers la parole que vous avez ça. Mais c’est très intéressant à lire. Tout ce qu’il y a de la consistance comme pensée, dans le monde où nous vivons a tendance être écrasé. Et moi je suis d’un avis contraire. Je m’intéresse à tout ce que les gens veulent oublier et écraser. Alors il y a beaucoup de choses : Lascaux, Bataille, la poésie chinoise, Hegel, etc. Je prends le contre-pied, d’où ma mauvaise réputation, dont je suis très très fier, irrécupérable. C’est-à-dire que je reste parfaitement libre. Personne ne peut dire ce que je dois écrire.

Y. L. : Les poissons et le papillon constituent des images représentatives dans les allégories de Zhuangzi. Vous y avez fait aussi des emprunts dans vos romans. Comment voyez-vous la symbolique de ces deux images ?

Ph. S : Et puis les oiseaux. Je suis au bord d’une réserve d’oiseaux dans l’île de Ré, les mouettes me font signe. Là nous sommes en Grèce, les dieux grecs notamment Athéna – vous savez qui elle protège – c’est Ulysse. Il a une thèse qu’il protège : faire un long voyage. L’Odyssée, un des plus grands livres. La Bible et l’Odyssée, et puis Zhuangzi. Les oiseaux sont très importants. Il y un poète qui fait l’élevage des grues sur le lac de l’Ouest dans mon livre. Il leur chante les poèmes. Poissons, tortue, et puis le dragon. La Chine se laisse deviner tout ça.

Y. L. : Quelle est la symbolique de ces deux images pour vous ?

Ph. S : C’est la liberté dans la légèreté et le mouvement. Je vous assure que quand je suis dans mon jardin, je vois des centaines de papillons blancs qui viennent butiner les fleurs. Les poissons c’est une merveille, c’est le mouvement silencieux dans la mer, et l’océan. Combien de tableaux, de rouleaux chinois sont avec un pêcheur sur l’eau. L’être humain est une partie du paysage. Vous trouvez ça dans la couverture de Studio. Il est là, mais c’est lui qui fait le rouleau que vous êtes en train de voir. Il est complètement compris et hébergé dans la nature. C’est quelque chose d’extraordinairement émouvant, pour moi. Immédiatement ça me parle de ma situation dans le monde. La marée monte et descend, les mouettes sans arrêt, les aigrettes, les hérons. Les hérons cendrés, une population extraordinaire. Le soir, ils se lèvent et je peux rêver que c’est moi qu’ils viennent saluer, comme si j’étais l’éleveur des grues du lac de l’Ouest. Comme si j’étais un poète chinois.

Y. L. : Au sujet de l’art chinois, vous avez commenté la peinture de Shitao, Chu Ta, Xu Wei, Gong Xian etc. Quelle est votre compréhension sur la spatialité et la temporalité de la peinture chinoise ?

Ph. S. : La spatialité est toujours libre de telle façon que jamais l’être humain n’en occupe la priorité. C’est une leçon qui est donnée par le fait que savoir se situer dans l’espace comme chose minuscule peut être une vision la plus étendue possible qu’on peut penser sur l’espace. Toute la pensée chinoise me dit ça. Je suis tout à fait minuscule par rapport à la lune et l’étoile, par rapport à l’océan, par rapport aux montagnes. Je suis là dans le coin. Je suis capable de penser à la fois tout ce qui est immense, c’est très paradoxal. Je n’occupe pas le premier plan avec mes décorations. Je n’aime pas être ensemble. Je n’aime pas les foules. C’est ça l’espace. À part ça, si vous avez cet espace-là, vous avez le temps qui se manifeste. Vous êtes dans un espace libre pour le jeu du temps. À partir de là, vous pouvez faire des rencontres intéressantes, sans quoi vous ne rencontrez personne, surtout pas dans les foules, dans les foules rock, c’est-à-dire les foules passives. Vous entrez dans le mouvement de l’espace et du temps, c’est-à-dire la liberté même. La publicité envahit tout. Les massacres, les manifestations, les casseurs, les produits de beauté, les discours, c’est ça la société mondiale, mondialisée. Alors je cherche ce qui peut résister à cet aplatissement général. Je trouve tout de suite, les poèmes chinois, Zhuangzi, Lascaux, Bataille, Hegel, tous me parlent.

Y. L. : Vous avez étudié à fond les ouvrages philosophiques de Mao Zedong et vous y avez consacré des textes tels que Sur la contradiction. Croyez-vous que la pensée Mao Zedong est toujours d’actualité de nos jours ?

Ph. S : Si on doit parler des pensées de Mao Zedong qui ne soient pas transformées en clichés – le goût de la pensée de Mao Zedong a été de la propagande –, ce que j’essaie de faire, ce n’est pas ce que c’est la pensée de Mao Zedong. Mais en quoi est-il révélateur d’un fond chinois millénaire ? C’est ça qui m’intéresse. Mao Zedong a électrisé la Chine. Ce qui est arrivé à son point le plus terrible, c’est la momification. Dès que j’ai vu l’embaumement de Mao, c’est terminé, voilà. J’ai écrit un texte qui s’appelle « La notion de mausolée dans le marxisme ». Épouvantable, c’est le contraire de la pensée chinoise. Ou alors il faut faire le truc genre Qinshihuangdi, 3000 guerriers en-dessous. Ce pauvre Mao a été puni. Je ne pense pas qu’il demandait à être momifié. Il faut se demander ce qui a été pensé à travers lui. La seule chose qui est intéressante est d’où il a trouvé l’énergie pour faire la fameuse baignade dans le Yangtsé. La ruse de Mao : je suis fatigué, je vais décrocher, je vais abandonner le pouvoir, à 72 ans. Ils l’ont cru et tout à coup, il est dans l’eau... très taoïste. Qu’est-ce que ça veut dire ? Oh là là, quel bordel ! Feu sur le quartier général. Donc Mao a détruit le communisme, il est allé jusqu’au bout de la destruction. Si vous allez jusqu’au bout de la destruction, il y a de fortes chances que vous débouchiez de l’autre côté. Voilà ce que je crois. De ce point de vue, je reste comme vous voyez, fondamentalement chinois.

La thèse complète de Yuning Liu :
La Chine chez Sollers : L’harmonie du Yin et du Yang dans l’univers sollersien

Les 64 hexagrammes

LIRE AUSSI :

Jean-Michel Lou : L’emprise des signes

Jean-Michel Lou : Le papillon de Zhuangzi

Le temps chinois et le temps français

Sollers, Lu Xun, même combat

L’autre lieu. De la Chine en littérature

Mot-clé : Chine


[1Philippe Sollers, « Déroulement du Dao », op. cit., p.160.

[2Les deux premiers disparurent mais seul le Zhou Yi fut conservé.

[3Ces Cinq Classiques sont les Livres des Odes (《诗经》), Livre des Documents (《尚书》), Livre des Mutations (《周易》), Livre des Rites (《礼记》) et les Annales des Printemps et Automnes (《春秋》). Cette appellation a été donnée au cours de la dynastie des Han (202 av.J.-C.-220 ) à des documents, des textes ou des ouvrages datant du Xe au VIIe siècle avant notre ère et qui étaient constamment cités par Confucius ( 551-479 av.J.-C.).

[4Cet ouvrage couvre l’histoire chinoise de l’époque mythique de l’Empereur Jaune ( Huang Di) jusqu’à l’époque où a vécu son auteur. Première somme systématique de l’histoire de la Chine, il a exercé une influence importante sur l’historiographie chinoise postérieure.

[5Di Xin (帝辛), dit Zhou Wang (1075-1046 av. J.-C.), dernier empereur de la dynastie des Shang(1600 -1027 av. J.-C.).

[6Ce sont, d’après la traduction française de la version de Wilhelm :
— Deux volumes de Grand Commentaire (系辞传), appelé aussi Hi Tsi Tchouan ou Commentaire sur les jugements annexés, qui embrassent tout l’ouvrage d’ un point de vue général en résumant la doctrine de Confucius à cet égard ;
— Deux volumes de Commentaire sur la décision (彖传) ;
— Deux volumes de Commentaire sur les images (象传) ;
— Commentaire sur les paroles du texte (文言), commentaire spécial consacré aux deux premiers hexagrammes ;
— L’ordre de succession des hexagrammes (序卦传), expliquant l’ordre de classification des hexagrammes ;
— Discussion des trigrammes (说卦传) ;
— Les oppositions des hexagrammes (杂卦传), l’autre vue sur leur ordre de classification.

[7Yi King, le livre des transformations, version allemande de Richard Wilhelm, préfacée et traduite en français par Étienne Perrot, Paris, Librairie de Médicis, 1973, p. 337.

[8Philippe Sollers, Écriture et révolution, entretien avec Jacques Henric, in Théorie d’ensemble, Paris, Seuil, 1968, p. 72.

[9Philippe Forest, Philippe Sollers, op. cit., p.126.

[10Ibid., p. 126.

[11Christophe Bardyn, « Drame et la chute », L’Infini, n° 135, printemps 2016, p. 21.

[12Puisque les citations du Yi King dans notre travail proviennent toutes de la traduction française de la version de R. Wilhelm, quand il s’agit des noms des hexagrammes, nous utilisons la transcription phonétique du texte de Wilhelm plutôt que le pinyin pour éviter toute confusion possible.

[13Concernant la formation des 64 hexagrammes par les 8 trigrammes, voir aussi p. 229 du présent travail.

[14Les traits pleins signifiant le Yang sont nommés « neuf » et les brisés signifiant le Yin sont nommés « six » ; les traits d’un hexagramme sont disposés du bas en haut, chacun a une appellation spécifique : « chū » (初), le commencement, « èr » (二) deux, « sān » (三) trois, « sì » (四) quatre, « wŭ » (五) cinq et « shàng » (上), en haut. Prenons comme exemple la traduction de R. Wilhelm, les six traits de l’hexagramme K’ien sont nommés : neuf au commencement, neuf à la deuxième place, neuf à la troisième place, neuf à la quatrième place, neuf à la cinquième place et neuf en haut.

[15Yi King, le livre des transformations, version allemande de Richard Wilhelm, préfacée et traduite en français par Étienne Perrot, Paris, Librairie de Médicis, 1973, p. 23.

[16Ibid., p. 24.

[17Philippe Sollers, Drame, op. cit., p. 11.

[18Yi King, le livre des transformations, op. cit., p. 24-25.

[19Ibid., p. 387.

[20Ibid. La cinquième place est considérée comme place du souverain. C’est pourquoi la quatrième place qui est à côté est souvent menacée.

[21Philippe Sollers, Drame, op. cit., p. 12.

[22Ibid., p. 14.

[23Yi King, le livre des transformations, op. cit., p. 25.

[24Ibid., p. 388.

[25Après avoir comparé les deux traductions de R. Wilhelm (Dragon orgueilleux aura à se repentir) et de Daniel Giraud (Le dragon trop élevé. Regrets.) et à partir de notre compréhension du texte original en chinois, nous proposons une telle traduction éclectique et qui nous semble plus juste.

[26Philippe Sollers, Drame, op. cit., p. 14.

[27Étienne Perrot, « Préface du traducteur français », Yi King, le livre des transformations, op. cit., p. XII.

[28Christophe Bardyn, « Drame et la chute », L’Infini, n° 135, printemps 2016, p. 21.

[29Yi King, le livre des transformations, op. cit., p. 29.

[30Yi King, le livre des transformations, op. cit., p. 28.

[31Philippe Sollers, Drame, op. cit., p. 18-20.

[32Christophe Bardyn, « Drame et la chute », L’Infini, n° 135, printemps 2016, p. 21-22.

[33Philippe Sollers, Drame, op. cit., p. 21.

[34Ibid., p. 22.

[35Philippe Sollers, Drame, op. cit., p. 23.

[36Philippe Forest, Philippe Sollers, Paris, Seuil, 1992, p.95.

[37Philippe Sollers, Drame, op. cit., p. 158.

[38Ibid., p. 159.

[39Philippe Sollers, Nombres, Paris, Seuil, 1968, p. 11.

[40Ibid., p. 124.

[41Philippe Sollers, Lois, Paris, Seuil, 1972, p. 7.

[42Philippe Sollers, Vision à New York, Paris, Grasset, 1981, p. 101.

[43Roland Barthes, Sollers écrivain, p.934-935.

[44Ibid., p.936.

[45Philippe Sollers, « Déroulement du Dao », op. cit., p. 166.

[46Philippe Sollers, Passion fixe, p. 372.

[47Ibid., p. 322.

[48Ibid., p.79.

[49Ibid., p.82.

[50Vebret, Joseph. « Philippe Sollers, l’amour comme trésor », Le magazine des livres, 2011, no 28, p.14.

[51Hervé Couchot, « Passion fixe, roman d’amour chinois », L’Infini, n° 113, hiver 2011, p.61

[52Philippe Sollers, « Roman d’amour », in Éloge de l’infini, Paris, Gallimard, 2001, p.1087.

[53Signes représentant le Yang et le Yin et symboles du ciel et de la terre.

[54Les quatre images sont en fait quatre combinaisons de deux traits plein ou brisé, lesquelles indiquent respectivement le vieux Yang (été), le vieux Yin (hiver), le jeune Yang (printemps)et le jeune Yin (automne).

[55Notre traduction.

[56En sinogramme : 乾、坤、震、巽、坎、离、艮、兑。

[57Philippe Sollers, Passion fixe, op.cit., p. 52.

[58Ibid., p. 44.

[59Ibid., p. 232.

[60Ibid., p. 231.

[61Roland Barthes, Sollers écrivain, op.cit., p. 959.

[62Philippe Sollers, Écriture et révolution, entretien avec Jacques Henric, in Théorie d’ensemble, Paris, Seuil, 1968, p. 68-69.

[63Philippe Forest, Histoire de Tel Quel : 1960-1982, op. cit., p. 596.

[64Philippe Sollers, Passion fixe, op. cit., p. 53.

[65Yi King, le livre des transformations, version allemande de Richard Wilhelm, préfacée et traduite en français par Étienne Perrot, Paris, Librairie de Médicis, 1973, p. 263.

[66Philippe Sollers, Passion fixe, op. cit., p. 160.

[67Ibid., p. 55.

[68Passion fixe, op. cit., p. 159-160.

[69Ibid., p. 160.

[70Philippe Sollers et Julia Kristeva, Du mariage considéré comme un des Beaux-Arts, L’Infini, n° 131, printemps 2015, p. 20.

[71Ibid., p. 23.

[72Ibid., p. 20.

[73Philippe Sollers, Passion fixe, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2000, p. 157.

[74Voir à ce sujet J. – M. Lou, Corps d’enfance corps chinois (2012), Gallimard, coll. « L’Infini », p. 140.

[75Seulement les deux premières phrases sont traduites du texte chinois et la suite de la citation relève de l’interprétation de Wilhelm. L’une des importantes particularités de la traduction de Wilhelm consiste à ce qu’à chaque passage de traduction s’ajoute le commentaire du pasteur.

[76Texte original en chinois : “乾以易知,坤以简能” ( Qián yĭ yì zhī, kūn yĭ jiăn néng )。

[77Philippe Sollers, Passion fixe, op. cit., p. 156.

[78Philippe Sollers, Le Lys d’or, op. cit., p. 26.

[79Philippe Sollers, Passion fixe, op. cit., p. 158.

[80Ibid., p. 166-167.

[81Julia Kristeva, « La femme, ce n’est jamais ça », Tel Quel n° 59, automne 1974, p. 20.

[82Philippe Sollers, Passion fixe, op. cit., p. 320-321.

[83Histoire d’amour tragique racontée dans le poème narratif La paonne volant vers le sud-est, datant du deuxième siècle de notre ère. Liu Lanzhi, épouse du fonctionnaire Jiao Zhongqing, fut détestée de sa belle-mère et renvoyée à sa famille d’origine. Fidèle à son mari, elle se noya pour refuser un mariage arrangé par son frère aîné. En apprenant la mort de sa femme, Jiao se pendit à un arbre dans la cour.

[84Appelée autrement Les Amoureux Papillons, c’est l’histoire d’amour chinoise la plus répandue dans le monde. L’histoire eut lieu il y a plus de 1 600 ans. Une jeune fille nommée Zhu Yingtai, déguisée en garçon pour suivre les cours d’une école où elle rencontra le jeune lettré Liang Shanbo. Le secret de Zhu dévoilé, ils tombèrent amoureux l’une de l’autre. Refusé par la famille Zhu, Liang mourut de chagrin. Désespérée, Zhu pleura devant la tombe de Liang et se jeta dans la tombe déchirée par le tonnerre. Les corps des amoureux se transformèrent en deux papillons s’envolant de la tombe.

[85Philippe Sollers, Passion fixe, op. cit., p. 347.

[86Voir Passion fixe, op. cit., p. 363-369.

[87Philippe Sollers, Passion fixe, op. cit., p. 328-329.

[88Yi King, le livre des transformations, op. cit., p. 156.

[89Philippe Sollers, « Roman d’amour », in Éloge de l’infini, Paris, Gallimard, 2001, p.1084.

[90Philippe Sollers, Passion fixe, op. cit., p. 390.

[91Ibid.

[92Ibid., p. 395-396.

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