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Navigation vénitienne par Jean-Hugues Larché

suivi de « Sur les pas de Sollers à Venise »

D 19 février 2022     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


L’éternel retour d’une ville rêvée, façonnée par mille ans d’une histoire exceptionnelle. Jean-Hugues Larché nous dit sa passion de Venise.
En écho, nous vous présentons l’exposition
immersive « Venise, La Sérénissime »
qui se tient actuellement dans sa ville de Bordeaux.
Le tout, suivi d’une évocation de la Venise de Sollers, lui aussi Bordelais.

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PARTIE 1. - En guise de prologue

« Qui la voit une fois s’en énamoure pour la vie et ne la quitte jamais plus,

ou s’il la quitte c’est pour bientôt la retrouver,

et s’il ne la retrouve, il se désole de ne point la revoir.

De ce désir d’y retourner qui pèse sur tous ceux qui la quittèrent

elle prit le nom de « Venetia »,

comme pour dire à ceux qui la quittent, dans une douce prière :

« Veni etiam », « reviens encore. »

Extrait du discours du Doge Alvise Ier Mocenigo dit aussi Luigi Mocenigo, lors de sa intronisation le 23 août 1570

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Tintoret, Doge Alvise Ier Mocenigot, 1570

Navigation vénitienne par Jean-Hugues Larché

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Canaletto, Venise
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Venise est une passion, une passion libre, la plus libre de toutes. Elle signifie en latin « Reviens encore », Veni etiam. Les allers et retours incessants de sa navigation aux activités commerciales, fonctionnelles et touristiques de jour s’opposent au calme olympien d’une proue et remous d’une embarcation nocturne. Comment imaginer y revenir sans y être allé ?! L’attraction maritime saisit chacun de ses acteurs ou figurants. Tel le serpent figuré par le S à l’envers du Grand Canal, Venise est fendue au cœur par une mystérieuse blessure. Un large secret qui fait d’elle la plus belle des cités humaines ; la seule qui touche à ce point au paradis.

Pas de véhicule terrestre. Ni voiture, ni vélo, ni skate-board. Plus de bruit de circulation. Ceux de la navigation sont étouffés par les pierres. Ouf… Enfin, je respire mieux. Je vais voguer, marcher, grimper les ponts, me fatiguer, découvrir, improviser, éviter les rassemblements, les traverser en souplesse. Rire. Jeter un œil dans les églises, me faufiler dans les musées, méditer et lire au grand air. Le tourisme de masse ne dénaturera pas mon voyage pas plus qu’il ne souille véritablement Venise ; cité trop puissante pour se laisser courber par la vulgarité du flux international de visiteurs.

Lorsque j’arrive à la gare Santa Lucia, je descends et remonte le Grand Canal en vaporetto et me laisse saisir par cette artère à forte pulsation. Je scrute les dizaines de palais majestueux et compacts, toujours debout malgré la légende nihiliste d’un naufrage prochain de Venise. Ensuite, je repose pieds sur le sol de pierre et je m’égare et pénètre les artères plus ou moins veinées du Ghetto du Dorsoduro, de San margharita, de San Marco ou de l’Arsenal. Lorsque je tombe sur les diverses places ou sur les quais des Zattere, mon oxygène redouble. J’en perds presque la boule ! Je n’en reviens pas de redécouvrir ces endroits que je croyais connaître. D’un bord ou de l’autre de la ville, un bateau chargé ou vide, un esquif inattendu me capte. Tout s’enchaîne. Je me perds dans cette ivresse de labyrinthe. Je jubile. Je repars dans le manège des embarcations tournant tels les innombrables anneaux de Saturne. Venise tourne toujours sur elle-même en microcosme symbolisant l’expansion de l’univers dont on ne peut connaître l’extérieur et à l’intérieur inépuisable.

Avant de venir à Venise, on en rêve déjà. Dès le projet d’y aller, à la réservation du billet, le voyage commence. On n’en fera pas le tour. On se demande à quelle sauce on va être mangé ou englouti par la masse. Dépassé, inquiété, irrité par la promiscuité, par les récents péages de régulation touristique. Mais un espace libre et vital pour se régénérer vous attend. Question de chance. Un, deux trois pas de côté, le tour est joué. Le rythme est pris. Un derviche à Venise. Une fenêtre avec vue sur ciel. Un spritz couleur Rothko en terrasse. Un tableau figurant la Vérité de dos. Un coin de verdure calme côté Biennale. Une impasse donnant sur un canal. Soudain, vous trouvez le point. De là, vous voyez l’étendue. Dégagé. Plus de pesanteur. Connexion cosmique ! En repartant vous gardez au corps cette vibrante sensation de vie supérieure, de mouvance aquatique, d’ondulation animale. Vous vous souvenez de ces gestes, de cette étonnante fluidité. Vous avez touché à l’éternité sans vous en rendre compte ! Fishes are jumping. Venise danse en vous.

Je ne me rends à Venise que pour être porté par les flots. Y faire la planche les bras en croix. M’alléger. Me faire mener en bateau. Prendre brièvement le dur soleil de la lagune. Hésitant deux secondes à monter sur ce qui est à ma portée : vaporetto (bus), motoscafo (taxi), traghetto (gondole traversant le Grand Canal). Embarquant sur ce qui à ma portée dans l’instant. Sans but, sans programme de séjour. Pour le seul ravissement du décollage, du trajet, de l’amarrage, du plaisir d’être entre ciel et mer. Nulle part et bien centré. Entre oiseau et nuage. Entre sons lointains et monument proche, concerts et bruits de foule. Hors du temps. Il n’y a que Venise et moi. Vivaldi joue en fond. Je crois tenir le pacifique et glorieux trident de Neptune en passant non loin du cimetière San Michele qui figure une couronne carrée. Je nage et me déploie en plein ciel clair en Acrobate de Picasso.

Chaque Vénitien est un marin, un navigateur qui sait d’instinct circuler dans le flux écumeux de la ville. Taxi, ambulance, corbillard, éboueur, livreur, pêcheur. Au féminin aussi. Toute embarcation fluctue en incessant ballet réglé au millimètre, passant prestement sous les ponts comme par enchantement. Chaque marin d’où qu’il vienne, tel mon ami brestois Sandrick Le Maguer, est dans son élément à Venise. Le marin vénitien, lui, est fier, droit comme un I, très accort avec ceux qu’il croise, mais l’air de rien, très concentré et tenant son cap en conquérant-né.

Les gondoles ont été normalisées en couleur noire pour éviter les débordement fastueux des Vénitiens qui faisaient exhibition de leurs richesses. Pour les joutes,le carnaval, la pêche, les transports, on n’en finirait pas d’énumérer le nombre des embarcations de cette passion maritime. Autant de sillages, de traces, de flèches d’écume qui strient la lagune, le grand Canal, la Giudecca et les deux cents canaux vénitiens surplombés de quelque quatre cents ponts. La joie du poète émane lorsque les clochers scandent la vie quotidienne à l’instar des occupations nageuses, circulatoires, turbulentes et glissées de Venise. La musique de Vivaldi transcrit tous ces sons fuyants et appuyés avec une rigueur et une précision qui fait que le prêtre roux est devenu synonyme musical de la ville.

Ici on sait les choses sans le savoir. On les devine. A fleur de surface tout scintille et reflète en miroir une forme d’éternité, de constance, de certitude, d’indifférence aussi. Être en suspens est la grande leçon de philosophie vénitienne. La sagesse est ici faite femme. Liberta ton nom est femme. L’élégance des embarcations de caractère féminin, la ligne, le tracé, la grâce du contour, la générosité s’inspirent du corps des femmes, des modèles des peintres. Ici ou là, les choses glissent et ondulent à plaisir. Venise a été conçue pour ça.

En français, les six lettres du nom de Venise figurent une gondole cubiste. Rêvant l’esprit de ce nom, je lui donne forme de bateau. VENISE en rêve matérialisé, en paradis sur terre ou plutôt sur l’eau. Le V en coupe de l’embarcation, le N comme un siège, le I en gondolier debout, le S du gouvernail et les deux E comme structure de la coque. A force d’avoir navigué dans tous les sens de cette splendeur, je tangue sur le sol en pierre. Ce sol dont les fondations sont constituées par des millions de troncs de mélèzes enterrés, acheminés il y a quelque mille ans depuis les Alpes. Venise telle une éponge absorbant la marée dégorge sa manne enchanteresse et fructueuse comme dans le tableau de Tiepolo au Palais Ducale où Neptune offre des cadeaux à Venise.

Je reviens à Venise pour encore imaginer ma vie en encre. Venise reste difficile à dire et très belle à vivre. Depuis le dépouillement au grand calme de sa nuit jusqu’à l’exhibition bruyante de ses fêtes, j’ai pu approcher sa beauté inextinguible. Venise amène de grandes joies, des tristesses vite effacées, des révélations musicales, amoureuses et artistiques de premier plan. Je reconnais un(e) ami(e) cher(e) à son attrait pour Venise. Cet attrait direct et enfantin qui apprécie l’évidence en étonnement joyeux, en vivacité honnête face à cette magnificence sans rivale.

Venise est une simple leçon de motilité enjouée, de légèreté, d’inspiration inépuisable. Une ultime remontée du Grand Canal pour m’imprégner de la vive encre de la lagune en souhaitant y revenir bientôt. Un dernier tour de piste, lent, très lent, avant le long train de nuit pour Paris. Le silence plane encore autour de moi tel un bagage de souvenirs merveilleux. Aucune Aqua alta ne pourra engloutir les secrets de Venise.

JHL 2022

« Venise, La Sérénissime » à Bordeaux

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Une exposition numérique immersive à la découverte des trésors artistiques et architecturaux de Venise à son âge d’or, spécialement conçue pour les lieux, ceux de l’ancienne base navale de Bordeaux :devenue« Les Bassins des Lumières ».

Jusqu’au 2 janvier 2023, l’exposition "Venise la Sérénissime invite le visiteur à déambuler le long de quatre immenses bassins parallèles de 110 mètres de long, 22 mètres de large et 12 mètres de hauteur sur lesquels sont projetés des centaines d’images sonorisées.

Canaletto, Le Titien, Bellini, Le Tintoret ou Véronèse... : pendant une quarantaine de minutes, tableaux et gravures représentant la cité lacustre s’enchaînent aux sons de Verdi, Vivaldi ou de réinterprétations plus contemporaines.

Une rêverie immersive au coeur de Venise "Il ne s’agit pas d’un catalogue sur l’une des villes les plus connues au monde mais d’une promenade entre intérieur et extérieur. On ouvre des portes, on découvre un plafond, un sol en marbre", explique Gianfranco Iannuzzi, directeur artistique, lui-même d’origine vénitienne.
"Ce qui m’a toujours fasciné pendant mon enfance, ce sont les canaux et les reflets de la ville dans l’eau. Ici, c’est l’endroit idéal pour récréer cette sensation. Le lieu valorise les images et leur donne un peu de magie", souligne ce précurseur dans la création d’installations d’art numérique, à l’origine de toutes les expositions immersives de l’organisme privé Culturespaces, qui gère le site.

Par un subtil jeu de perspectives et d’images détourées, le visiteur navigue sur le Grand Canal, admire au plus près les mosaïques et l’orfèvrerie byzantines de la basilique Saint-Marc ou tournoie sous les lustres de Murano lors de bals masqués.


"Venise, la Sérénissime" aux "Bassins des Lumières", à Bordeaux, le 10 février 2022 / AFP
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Les chefs d’oeuvre de l’art italien du 12e au 17e siècle côtoient les visions chatoyantes d’autres peintres : Monet, Signac, Turner.
Des photos de stars des années 50-60, Marcello Mastroianni, Sean Connery ou Sophia Loren, rappellent que Venise, c’est aussi la Mostra.

D’après La Croix, AFP

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PARCOURS DE L’EXPOSITION
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PROLOGUE

« Venise est le pays où l’on juge le mieux de la beauté des choses. »
Stendhal

L’exposition immersive s’ouvre sur une série d’oeuvres de Claude Monet représentant
les soleils couchants et les façades majestueuses des palais vénitiens. L’artiste a peint,
au total, 37 toiles représentant les monuments architecturaux de la ville. Le visiteur
découvre ainsi l’emblématique façade gothique du palais des Doges, le baroque de
l’église Santa Maria della Salute, la basilique néoclassique de San Giorgio Maggiore.
La visite se poursuit par une immersion dans les oeuvres pointillistes de Paul Signac.
Les ombres colorées de la ville se décomposent pour mieux en révéler la magie.

Musique : Arkata (Munich Session) de Carlos Cipa

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1/ ET 2/ CANALETTO (LE « VEDUTE » DU GRAND CANAL À LA PLACE SAN
MARCO)

Canaletto a restitué mieux que tout autre les scènes quotidiennes de la Venise du XVIIIe siècle.
La représentation minutieuse du va-et-vient incessant des gondoles, barques et
bateaux de l’époque montrent une Venise active, industrieuse, vivante et à l’apogée de sa splendeur.
C’est aussi le lieu des grandes cérémonies (qui existent encore aujourd’hui) où les cortèges font fêtes : celle de la Sensa à l’Ascension, qui commémore le lien intime qui unit Venise à la mer et voit le Bucintoro, vaisseau doré du Doge, et son cortège suivis par une multitude de bateaux en fête. Un anneau nuptial est jeté dans les eaux de la . gune en symbole du mariage de la Cité des Doges avec la mer.
La vie sur le canal cède la place à une promenade sur la place Saint-Marc où domine
sa basilique, joyau de l’architecture byzantine, tandis que les passants vaquent à leurs occupations en costumes d’époque.

Musique : Vivaldi, Les 4 saisons - Printemps de Antonio Vivaldi par Max Richter

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PARCOURS (suite - résumé)

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3/ LA BASILIQUE DE SAN MARCO (LES MOSAÏQUES ET L’ART BYZANTIN)

Musique : Spiritus Sanctus Vivificans de Hildegard Of Bingen

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4/ CARPACCIO (LA PREMIÈRE RENAISSANCE)

Le grand peintre Carpaccio réalise un cycle de tableaux consacrés aux épisodes de la vie de sainte Ursule, une série de huit tableaux exécutés entre 1490 et 1496

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5/ LES PALAIS ET LA FENICE (LES FÊTES ET L’OPÉRA)

Le peintre Pietro Longhi a subtilement restitué l’atmosphère de ces fêtes masquées pendant lesquelles les bals ont lieu dans les grands salons des palais.
Les gravures monochromes des façades par Francesco Guardi

Musique : La Traviata Acte 1 – Prélude de Giuseppe Verdi par Chef d’orchestre Carlo Rizzi, Orchestre Philharmonique de Vienne

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6/ LE TINTORET

Le Tintoret, peintre du mouvement et de la couleur. Il composa également pour la salle du Grand Conseil du Palais des Doges une toile de 24,5 mètres de long sur 9,90 mètres de haut, pour laquelle il fut assisté de son fils Domenico. Cette oeuvre représente le Paradis à travers une foule de personnages, comme suspendu entre ciel et terre.

Allegro de Antonio Vivaldi par Christopher Hogwood, L’Arte dell’ Arco

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7/ SACRÉ ET PROFANE (REPRÉSENTATIONS DE LA FEMME)

Giovanni Bellini, Le Titien, Giorgione, La Tempesta

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8/ CINÉMA ET PHOTOGRAPHIE (LA MOSTRA ET LES STARS DES ANNÉES 60)

Changement de décor pour pénétrer dans le monde de la photographie.
Les belles vénitiennes des temps anciens cèdent la place aux photos des jeunes actrices italiennes ou internationales du cinéma.

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9/ LE PALAIS DES DOGES (RICHESSE ET SPLENDEUR DE LA
RÉPUBLIQUE)

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10/ ÉPOPÉE DE VENISE (BATAILLES ET TRIOMPHE DE LA SÉRÉNISSIME)

La bataille de Lépante contre la flotte ottomane, peinte par Andrea
Vicentino
. Lasuprématie de la flotte vénitienne et la consécration de la victoire de la chrétienté sur l’Empire ottoman est célébrée dans le tableau allégorique de Véronèse : Le triomphe de Venise.

Musique : Les 4 saisons, Violin Concerto No. 2 in G Minor,RV 315 ‘Summer’ - III.Presto de Antonio Vivaldi par Dmitry Sinkovsky, La Voce Strumentale

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11 / VÉRONÈSE (LES NOCES DE CANA)

Les noces de Cana de Véronèse fut peint en 1562-1563 pour le réfectoire des bénédictins de San Giorgio Maggiore. Il est aujourd’hui exposé au Louvre.

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12 / ÉPILOGUE (TURNER)

L’ombre des toits de la ville se profile sur les murs. Les visions brumeuses et évanescentes du peintre Turner résonnent avec celles de Monet présentées dans le prologue.

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L’INTEGRALE DU PARCOURS (pdf) , ICI
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PARTIE 2. - SUR LES PAS DE SOLLERS A VENISE

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Venise, un des haut-lieux de la « sollersie », là où Philippe Sollers et Dominique Rolin avaient l’habitude de se retrouver pendant deux semaines, deux fois par an (à la mi-mai et la mi-septembre), dans la « chambre aux trois fenêtres de la Calcina » (une plaque commémorative en témoigne aujourd’hui). Sollers a découvert Venise en novembre 1963 : « La Cité absolue : Venise, le lieu et la formule »., et aussi : Venise, le pôle magnétique de son existence.

Venise, célébrée dans l’oeuvre de Sollers La Fête à Venise , Le Coeur absolu , et dans son Dictionnaire amoureux de Venise , notamment, mais aussi dans Femmes, L’Année du Tigre ( Journal de l’année 1998)...

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Crédit illustration : benoit.monneret@gmail.com
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« Arrivant pour la première fois, de nuit, à Venise »

Je me revois, à l’automne 1963, arrivant pour la première fois, de nuit, à Venise. Je viens de Florence, me voici tout à coup sur la place Saint-Marc. La précision de la scène est étonnante : debout, sous les arcades, regardant la basilique à peine éclairée, je laisse tomber mon sac de voyage, ou plutôt il me tombe de la main droite, tant je suis pétrifié et pris. J’entends encore le bruit sourd qu’il fait sur les dalles. Je sais, d’emblée, que je vais passer ma vie à tenter de coïncider avec cet espace ouvert, là, devant moi. J’ai ressenti une émotion du même genre, mais moins forte, en pénétrant, à Pékin, dans la Cité Interdite et, surtout, en allant aux environs visiter le temple du Ciel au toit bleu. C’est un mouvement bref de tout le corps violemment rejeté en arrière, comme s’il venait de mourir sur place et, en vérité, de rentrer chez soi. Être dehors est peut-être une illusion permanente : il n’y aurait que du dedans et nous nous acharnerions à ne pas le savoir. La nuit (il était très tard, il n’y avait personne ni sur la place ni dans les ruelles) favorisait ce choc semblable à celui qu’on ressent dans l’épaule en tirant un coup de fusil. Détonation silencieuse, vide, plein, vide : évidence intime.

Florence, la capitale de Dante, est une ville séraphique, violente, brûlante, sacrificielle, empourprée. Elle est comme ces anges rouges de Mantegna qui entourent, comme un scaphandre de feu, le Christ sortant du tombeau. Venise, elle, est la ville chérubinique par excellence : contemplation et compréhension du lointain, regard sans fin ramené sur soi après avoir bouclé la boucle, récollection et concentration des randonnées de la connaissance. C est le visage dans la pierre voyant le temps dans ses fibres. Les franciscains séraphiques sont là aussi, bien sûr, mais Venise, comme Tiepolo en célèbre la montée au plafond de l’église des Gesuati, est une ville dominicaine. « Les chérubins aux jeunes yeux », dit, justement, Shakespeare. Enfance et recomposition de la vue : si l’on n’a pas compris quelque chose dans le tissu de sa propre existence, Venise est la dernière chance pour le saisir et se ressaisir.


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C’est ici, je m’en souviens, que j’ai lu, assis sur un quai, au soleil,Le Pèlerin chérubinique,d’Angelus Silesius. « Rien ne dure sans jouissance. Dieu doit jouir de lui-même, ou son essence devrait sécher comme l’herbe. » Et aussi : « L’éclat de la splendeur brille au coeur de la nuit. Qui peut le voir : celui qui a des yeux et veille. » Et aussi : « On dit que le temps passe vite : qui l’a vu voler ? il reste immobile dans le concept du monde. » Et encore, et peut-être surtout : « Dieu sort le matin, il dort à midi, il veille la nuit, et voyage le soir sans peine. »

Philippe Sollers,Eloge de l’Infini, Gallimard, 2001 (Folio p.150-151)

C’est aussi l’extrait qui a été choisi dans Venise, nocturnes De Goldoni à Philippe Sollers..

La Cité absolue : Venise, le lieu et la formule

Ph.S :

Pour ce qui est des lieux et des formules, chacun a, de toute évidence, son expérience. La mienne, je l’ai déjà racontée. J’arrive en 1963 de Florence, très tard si bien que les rues de Venise sont désertes. Ma vision de la place Saint-Marc est tellement extraordinaire que j’en laisse tomber mon sac et, à l’heure où je vous parle, j’entends encore le son de sa chute. Et voilà : le lieu, la formule.

Évidemment, avant de trouver le lieu du lieu et la formule de la formule, il faut marcher beaucoup – ce que j’ai fait pendant des années –, et essayer de prendre contact avec le ruissellement des beautés qui sont là ; certaines ont disparu du fait des Français. Il ne faut pas oublier Bonaparte : « Je serai un Attila pour Venise. » D’où lui venaient ses rêves d’Attila, à ce con ? Il ne faut pas oublier qu’il avait face à lui, ou plutôt sous sa botte, rien de moins que la Sérénissime République : une République très étrange dont vous n’avez pas l’habitude avec la République française – ou avec ce qu’il en reste au sein de la propagande quotidienne que rythment les déclarations aussi creuses qu’inutiles de nos dirigeants. Peu importe.

Entretien avec Nathan Naccache
Revue La Règle du Jeu, sept 2018

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Venise est un pays de marins

NN ( La Règle du Jeu) : Vous avez dit que Venise n’était pas une ville, semblant suggérer par là que cette caractéristique était le motif du malentendu qui la rend hermétique aux philosophes. Qu’est-elle, alors ?

Ph.S :

Il faut d’abord comprendre que Venise interloque, interpelle, déroute, livrant le voyageur à une difficulté d’appropriation. Le touriste, bien sûr, s’en empare : biennales de peinture et de peinturlures, avec leurs pavillons internationaux, tous plus ratés les uns que les autres ; biennale de cinéma, créée par Mussolini (détail dont il faut se souvenir). D’où la résistance considérable que l’on oppose à Venise, d’où la tentation massive de l’enfouir : feindre que Venise est une ville, pour mieux l’enfouir en tant que telle.

Qu’est-ce que Venise si ce n’est une ville ? Un port. Cette notation est d’une importance majeure si l’on veut, un tant soit peu, se glisser dans le lieu et sa formule. Quand vous irez, pour la prochaine fois, à Venise, je vous conseille vivement de la parcourir en bateau – habitude à laquelle je me livre très fréquemment, et qui permet de comprendre à quel point Venise est un pays de marins.

Tête de gondole
Sollers en tête de gondole
Crédit illustration : benoit.monneret@gmail.com
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L’Arsenal apparaît dans la Divine Comédie de Dante, comme par hasard. Vous avez là le souvenir maritime énorme de Venise, c’est-à-dire le passage et le repassage des bateaux. Comme j’y ai vécu deux fois par an, printemps et automne, pendant quarante ans, j’ai vu la montée en puissance du port, puis sa transformation en une interface traversée par des paquebots à échelle titanesque qui dérangent à présent la plupart d’entre nous. J’ai toujours trouvé très beau ce ballet des paquebots arrivant du monde entier : les plus beaux, du moins ceux qui, à l’époque, m’ont amusé le plus, venaient évidemment de la Chine révolutionnaire, emplis de drapeaux rouges, gorgés de vociférations magnifiques, appelant le parti communiste italien, ou ce qu’il en restait déjà, à se révolter, et invitant les vrais révolutionnaires à se révolter contre lui. Le siège du parti communiste italien était de l’autre côté, sur les Zattere. Vous imaginez ? Ces Chinois étaient sympathiques ; je les avais rencontrés à leur descente du bateau. Ils étaient ahuris de voir des pigeons. Je les ai salués en chinois et ensuite je regardais la façon dont ils se déplaçaient dans cet espace qui leur est apparu tout de suite comme tout à fait exceptionnel.

Entretien avec Nathan Naccache
Revue La Règle du Jeu, sept 2018

La pensione Calcina et la chambre aux trois fenêtres


Sollers et Venise, une histoire d’amour, commencée en 1963 avec Dominique Rolin.

Fidélité à la Sérénissime, à un lieu sur les Zattere donnant sur le large canal de la Giudecca, en face de l’île du même nom, « la chambre aux trois fenêtres ». Cette chambre « que l’on nous a gardée chaque fois ». Pendant quarante ans.
Philippe Sollers

Venise a été le pôle magnétique de mon existence. Depuis la disparition de Dominique Rolin en 2012, je n’y suis plus retourné.

Philippe Sollers

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CHOISIR SON QUARTIER ET SON PONTON

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Plaquette de la Calcina, mai 2010, (pdf)
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La Calcina, vue latérale
La chambre aux trois fenêtres : la chambre d’angle au deuxième étage
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« [Venise] Les mots, ici, veulent vivre, résonner, se recharger, parler d’eux-mêmes comme s’ils étaient prononcés par l’air, comme s’ils émanaient directement de lui, sens rythme, musique.


La Calcina et son ponton sur le canal de la Giudecca
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Philippe Sollers sur le ponton de La Calcina
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Du bon usage de Venise : choisir son quartier, son pont, son ponton, son quai, son jardin, ne plus en bouger, lire ou écrire. On circule les premières fois que l’on vient, on court partout, on veut tout voir. Ensuite, à quoi bon ? la partie est aussi grande et profonde que le tout, l’ensemble est présent dans chaque fragment, comme dans un bon livre, un bon tableau, un bon madrigal, un bon concerto. Matin, matinée, midi, début d’après-midi, fin d’après-midi, soirée, nuit, autant de théâtres indépendants dans le théâtre, aucune progression, cercles, sphères. La pointe de la douane de mer, avec son globe d’or, résume cette stabilité de compas. »

Eloge de l’infini

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De : Direzione La Calcina
Envoyé : mardi 26 juin 2018 17:36

Cher Monsieur Sollers,

Comment allez-vous ?

C’est avec beaucoup d’enthousiasme et d’orgueil que je vous écris pour vous communiquer que nous avons placé VOTRE plaque célébrative dans la nouvelle entrée de La Calcina.
Je suis vraiment très honoré que vous aviez accepté cette initiative, qui, je me permets de dire, lie définitivement votre magnifique talent, votre culture et votre intellect à La Calcina.

Je profite également de l’occasion pour vous remercier beaucoup d’avoir mentionné La Calcinadans la splendide entrevue avec le magazine "Lire" sortie le dernier mois de mai. C’était étonnant de lire cet article.

À ce point, Cher Monsieur Sollers, pardonnez-moi si je vous propose encore une fois une invitation à La Calcina.
Je suis une personne têtue mais, vraiment, il nous remplirait d’une joie infinie de vous avoir comme notre hôte. Quand vous le désirez, quand vous le choisissez…

Je garde toujours les souvenirs de quand vous avez été chez nous et de la dernière fois que je vous avais rencontré, il y a quelques années, à l’occasion d’une entrevue reprise sur notre terrasse pour une émission de la télévision française.

Merci encore, Monsieur Sollers.
À bientôt, j’espère, avec tout mon cœur

Avec mes meilleurs compliments,

Corrado

Crédit : Philippe Sollers - Venise, La Calcina

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L’Année du Tigre, Journal de l’année 1998

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Samedi 6 juin

A 7h15, devant moi le remorqueur Hippos.
A 8 heures, le bruit des bateaux jusque dans l’église.
On peut dire que la mort se montre chaque fois que vous commencez à vous voir comme les autres vous voient.
[...]

*

Jeudi 10 septembre

Arrivée à Venise à 14h30, beau temps chaud.
« Ben tornato ? »

VOIR AUSSI

Messe aux Gesuati. Voix angoissées des femmes récitant, à toute allure, le Je vous salue Marie. Le christianisme (le catholicisme) est la vraie religion parce qu’il intervient à pic dans la névrose reproductrice (fécondation miraculeuse). L’admirable et diabolique Annonciation de Lorenzo Lotto. Tout cela s’entend. Parfait.
Le dieu chrétien s’occupe directement de la matrice (naissance- mort).
Casanova plus frais que jamais, « ressuscité ».
Il faut entendre les prières en italien : appels du pathos grossesse.

La belle et grosse métisse sur les Zattere, avec son blouson bariolé mauve et jaune. Tous ses gestes sont musicaux, sensuels. Elle pousse, dans son landau, son fils de 6 mois. Elle vient de Saint-Domingue. Très surprise que, français, je lui parle en espagnol. Ses doigts, son nez, ses joues, son cou.

Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses. Ta tête se pavane avec d’étranges grâces ;
D’un air placide et triomphant
Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.

Profonde justesse de Baudelaire (Le Beau Navire). Et aussi :

Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large,
Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large,
Chargé de toile, et va roulant
Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.

(Splendeur des deux derniers vers.)

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Venetian Centre for Baroque Music

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Cecilia Bartoli (photo Sophie Zhang)

Cécilia Bartoli, la mezzo-soprano qui défend, si haut, les couleurs de Vivaldi a naturellement adhéré à ce projet [1] avec l’énergie et la fougue qui lui sont connues et y a entraîné Philippe Sollers.

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Les cloches, les églises

Cloches vers midi, grappes et tourbillons de cloches, comme nulle part ailleurs. La Sérénissime fait savoir à l’air et au monde qu’elle contrôle le son et l’eau. Folie des cloches, arrogance joyeuse, difficile de croire que quelqu’un est déjà mort par ici (les morts sont en exil, sur une île spéciale).

Les cloches : « une très bonne nouvelle permanente »

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Les cloches, les églises...

Transcription du commentaire de Sollers depuis le ponton de La Calcina

Les cloches sonnent pour sonner


en fonction d’un certain nombre de petites cérémonies

et je suis très sensible à ça.

C’est la présence, sacrée, en exercice, à Venise.

Si on ne ressent pas ça, on passe totalement à côté de la ville.

...Voilà, là, c’est La Salute qui sonne

mais San Giorgio ou le Redentore répondent.

Alors, il y a un dialogue aussi entre les différents lieux,

très très chargés d’histoire,

et de spiritualité de Venise.

Derrière nous, il y a les Gesuati,

Là bas, c’est la Salute, plus loin San Giorgio,

là, le Redentore.

Et par conséquent, vous entendez

que ça fait déjà un concert

qui est fait pour occuper l’air d’une certaine façon.

Ces cloches annoncent quoi ?

Eh bien, en général - sauf si c’est le glas -

de très bonnes nouvelles,

une très bonne nouvelle permanente,

toute la journée.

Encore une bonne nouvelle,

encore du carillon,

encore un hommage à l’eau, l’air et à la liberté

qui est là chez elle.

Magnifique, les cloches !

Le profane et le sacré vénitiens

Le profane et le sacré vénitiens sont étroitement interdépendants : triomphe de l’individu qui se trouve être là (ou « le là ») pour prendre les dispositions qui conviennent. Cette idée de coappartenance est si vraie qu’elle nous mène, une nouvelle fois, à la découverte éblouie de Freud en Italie : il tombe un jour sur ce tableau merveilleux de Titien qui s’appelleL’Amour sacré et l’Amour profane. À gauche, vous avez une femme nue, bien sûr ; à droite, la même femme figure habillée. Freud dit : « Je ne comprends pas pourquoi on appelle ce tableau comme ça, mais il suffit qu’il soit très beau. » Voilà qui est amusant : c’est la même, mais ce n’est pas la même. C’est la même mais présentée dans une autre dimension – ou dans la même dimension, mais légèrement retournée. Le titre de Titien est d’une justesse qui dépasse de loin l’opposition que proposaient Sartre et Beauvoir entre les « amours nécessaires » et les « amours contingentes ».

L’épisode 2019 de l’acqua alta.

Philippe Sollers a consacré une entrée de son Dictionnaire amoureux de Venise à l’« Acqua Alta », mais il n’a pas connu d’inondation aussi-haute que celle de 2019. Il y décrit d’un ton léger, un phénomène habituel à Venise. Benoît Monneret qui illustre (bénévolement) les articles de pileface a imaginé ce que Philippe Sollers n’a pas vécu avec cet épisode 2019 de l’acqua alta.

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Acqua Alta
Crédit illustration : benoit.monneret@gmail.com

Plus sur Venise et Sollers

Nous nous sommes limités à quelques évocations pointillistes et subjectives. Pour découvrir l’ensemble de la fresque du Venise de Sollers, vous pouvez déambuler dans la liste ICI


[1projet à l’initiative de la romancière américaine Donna Leon, autre amoureuse de Venise

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