4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE SOLLERS » La mort des avant-gardes
  • > SUR DES OEUVRES DE SOLLERS
La mort des avant-gardes

Conversation de Philippe Sollers avec Mehdi Belhaj Kacem

D 14 janvier 2024     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Régulièrement, pendant soixante ans, Philippe Sollers, dans de nombreux entretiens, a retracé l’histoire et la stratégie des revues qu’il a dirigées, Tel Quel, puis L’infini. Le dernier entretien en date a eu lieu au printemps 2019, quatre ans avant sa mort. C’est une conversation avec le philosophe Mehdi Belhaj Kacem pour la revue Diaphanes dont le numéro 6/7, bilingue, avait pour objet de « dissèque[r] les fantômes et les revenants des avant-gardes historiques, questionne[r] leur postérité et aussi leurs échecs ». Une histoire de l’avant-garde, des avant-gardes — que l’on serait tenté de mettre au pluriel comme Godard l’a fait pour ses Histoire(s) du cinéma — que Pileface a, à plusieurs reprises, essayé d’interroger (cliquer sur Avant-garde). Comme le dit Sollers à la fin de la conversation en reprenant le titre d’un entretien de 1978 publié dans Improvisations (folio/essais 165, 1991) et en citant Rimbaud : « C’est le tri. On est dans l’époque du tri. "L’heure nouvelle est au moins très sévère." C’est le tri. »


EDITORIAL.
ZOOM : cliquer sur l’image.

L’entretien a été publié dans L’Infini n°144 (printemps 2019). Une seule photographie l’illustrait : celle de Martin Heidegger, à l’âge de 70 ans, prise par le photographe Willy Pragher le 10 mai 1960 [1].

La mort des avant-gardes

ou

Comment Dante peut-il être d’avant-garde ?

Mehdi Belhaj Kacem : Philippe Sollers, vous avez été pendant 23 ans le directeur de la revue Tel Quel, sans doute la dernière revue littéraire importante que l’on puisse considérer comme "d’avant-garde". Elle a publié quelques-uns des plus grands écrivains d’avant-garde de son temps, comme Pierre Guyotat, Maurice Roche, Jean-Jacques Schuhl et vous-même, ainsi que des universitaires encore méconnus comme Jacques Derrida, Roland Barthes et Gérard Genette. Vous avez également publié Pierre Boulez et Jean-Luc Godard qui, comme les écrivains et penseurs que je viens de citer, étaient des figures de proue de l’avant-garde dans leurs domaines respectifs. En 1983, vous quittez les Éditions du Seuil, où la revue et vos livres étaient publiés chez Gallimard. Vous y créez la revue L’Infini, qui diffère de Tel Quel à plus d’un titre. Cette transition se reflète dans votre parcours littéraire par le passage de Paradis (1981), roman-fleuve sans ponctuation de près de 300 pages, à Femmes (1983), qui revient à un style descriptif, psychologique et romanesque relativement "classique". (Je tiens à préciser que je dis cela sans vouloir porter de jugement. Dans un certain sens, la "forme" de Femmes reflétait son "contenu", qui représentait déjà un avis de décès pour l’époque de l’avant-garde). Votre démarche a souvent été interprétée comme une trahison à l’époque, une trahison d’un certain esprit "avant-gardiste" pour un esprit plus "mainstream". À mon avis, en tout cas, c’est l’un des événements "marquants" de la disparition de l’avant-garde. La disparition de Tel Quel, qui s’est accompagnée de l’abandon quasi-total de toute technique "expérimentale" dans votre écriture, est à mon sens l’un des symptômes historiques les plus étonnants de l’effondrement de l’avant-garde. Nous soumettrons ici ses restes à une première autopsie.

Au début des années 60, vous avez fondé avec Jean-Edern Hallier Tel Quel, qui allait devenir la plus grande revue littéraire d’avant-garde de sa génération. Dans ses premières années, elle ne se considérait pas comme une revue d’avant-garde. Le modèle était plutôt La Nouvelle Revue Française, la revue dont Gallimard s’inspirera tout au long du 20e siècle. Aujourd’hui, vous vous retrouvez chez Gallimard, après avoir dirigé la revue et la collection L’Infini pendant plus de trente ans.

Alors, pour commencer, cette question : où situez-vous le tournant "avant-gardiste" de Tel Quel ?

Philippe Sollers : (Silence). Tout d’abord, mon travail immédiat est de réfuter la classification ci-dessus, qui est, à mon avis, profondément normative, académique, et colorée par le bagage avant-gardiste. De cette façon, je peux refigurer ce que j’ai l’intention de continuer à créer : un véritable catalogue — ou, pour mieux dire, une véritable encyclopédie — de ce qui s’est réellement produit, à partir du 20e siècle. Depuis très longtemps, en fait. La perception du temps est ici cruciale. Il est même possible d’identifier, si l’on est attentif, quelle conception du temps l’avant-garde, ou plutôt les avant-gardes, étaient porteuses. La réponse est très immédiate : elle commence avec son coma, qui, comme vous l’avez dit, a commencé dans les années 70, jusqu’à sa désintégration complète. C’est ce que je revendique comme ayant été mon objectif. Quoi qu’il en soit, la conception du temps qui a contrôlé le parcours historique de l’avant-garde est profondément liée à celle propagée par la révolution soviétique.

MBK : Vous anticipez mes questions !

PhS : C’est le cœur du problème, et il n’est toujours pas résolu. Par conséquent, à partir de là, nous pouvons tirer des conclusions massives relatives à ce qui a été systématiquement ignoré par erreur en ce qui concerne le temps, en raison d’un manque total de réflexion sur la temporalité. Un ouvrage majeur sur le sujet, Sein und Zeit, est déjà paru.
En fait, l’avant-garde de Tel Quel consistait à approcher les philosophes en leur posant la question du temps. La question est et a toujours été la même, et elle ne fait pas partie de la littérature. Pourquoi donc la littérature pense-t-elle plus que la philosophie ? Telle est la question. Si l’on remplace le mot "littérature" par "poésie", on arrive à quelqu’un qui, comme philosophe (même s’il n’accepte pas l’étiquette de philosophe, vers la fin de sa vie), nous a communiqué des choses fondamentales. Des choses qui s’appellent Acheminement vers la parole, ou Approche de Hölderlin, nommément Martin Heidegger, premier maudit définitif, encore aujourd’hui, de cette affaire. Alors, à partir du moment où, avec Drame, déjà, avec L’écriture et l’expérience des limites, qui comporte un texte majeur, à cette époque-là, 1965, sur Dante : qu’est-ce que cela vient faire dans l’avant-garde ?
Eh oui. A l’époque, Dante, c’est l’avant-garde. La preuve concrète en est la première traduction bilingue de Dante par Jacqueline Risset. Elle est décédée il y a peu. Son Dante a fort heureusement remplacé l’abominable traduction Pésard dans la Bibliothèque de la Pléiade. En quoi Dante serait-il d’avant-garde ? C’est comme ça qu’il faut poser la question. Et pas que Dante...

MBK : Mais c’est un vaste sujet, quand même. Bach n’était-il pas d’avant-garde ? (Rires.) Ou Sophocle...

PhS : À partir de là, nous pouvons construire, nous pouvons avoir un aperçu de ce que sera la stratégie pour l’avenir. Dans L’écriture et l’expérience des limites et, plus tard, dans Théorie des exceptions (1985), ce qui signifie quelque chose de très spécifique : des singularités monumentales. Cela fait longtemps que nous insistons sur la singularité et que nous évitons tout regroupement. La faute, ou plutôt la sottise, des avant-gardes a consisté à vouloir forcer à tout prix l’être-ensemble.

MBK : Bataille fait exception quand même...

PhS : Ah oui, mais alors là, Bataille, M. Mehdi Belhaj Kacem, vient porter à Tel Quel un texte parce qu’il ne savait pas où aller. Il s’assoit, exactement comme vous êtes assis là, dans un silence extrêmement monumental. C’était lui qui, sans aucun doute, avait gardé "le lieu et la formule". Donc, ça s’appelle Conférence sur le non-savoir, qui a été paru dans Tel Quel, numéro 10. Vous voyez, la conviction qu’il faut avoir pour choisir, de façon très tenace, les singularités.

Je veux vous faire prendre conscience du fait que l’avant-garde vit — au sens de Tel Quel, et au sens de Tel Quel seulement — parce que tout le reste disparaît, Tel Quel persiste. Persiste, nous ne savons pas trop pourquoi, mais en fin de compte, les dictionnaires en font foi. Recontextualiser cela est un jeu très complexe, car il faut déplacer des pièces qui semblent se contredire ou s’opposer (ou être incapables d’être dialectisées de manière nouvelle). Prenez Antonin Artaud, et vous comprendrez que cela peut nous mener très loin. Pour ma part, cela m’a conduit au tribunal, où j’ai été condamné pour avoir publié ses conférences des Vieux Colombiers. Tout cela va amener à comprendre... mais alors, qui surgit comme avant-garde ?

MBK : Des singularités.

PhS : Ce serait James Joyce, bien sûr ! On peut relier Dante à Joyce, Bataille à Artaud... et qui est d’avant-garde en peinture ? C’est sans aucun doute Picasso ! Inutile de se cacher derrière Duchamp et consorts. L’avant-garde est coupable d’avoir soutenu ...

MBK : Vous êtes donc coupable ?

PhS : Non ! Parce que je n’ai jamais soutenu la doxa avant-gardiste. Ce que nous appelons "l’art contemporain" est un fléau pour l’avant-garde. L’art, donc, l’est aussi. Comme la littérature, quand le marketing s’en empare.

MBK : Pour en revenir à la question du temps, je pense que nous arriverons à quelque chose d’à la fois très général et très précis à la fin de cet entretien.

J’aimerais donc reposer ma question, car elle est restée sans réponse : Tel Quel ne s’est pas présenté comme un magazine d’avant-garde au départ. Il y a donc eu, essentiellement, un tournant — car nous parlons de temps.

PhS : C’était une revue qui se présentait comme parfaitement classique. Francis Ponge et moi avons concocté la préface au Jardin du Luxembourg. Ponge est-il un écrivain d’avant-garde ? Il n’est pas considéré comme tel par l’avant-garde. Mais il a fini par être reconnu comme tel, notamment par le philosophe Sartre. La question immédiate est donc de savoir comment les philosophes parlent de la littérature. Sont-ils dans le coup ? Vraiment ? Comment ? Jusqu’à quel point ? C’était un mouvement constant de Tel Quel, que l’on ne remarquait pas souvent. De ce point de vue, la preuve était, si vous me permettez l’expression, extraordinaire. En un mot : le premier conférencier du Colloque Tel Quel à Cerisy, que nous avons commencé à publier dans le numéro 15, était Michel Foucault. Il avait deux livres très importants à l’époque, Naissance de la clinique et Histoire de la folie. D’autres auteurs sont venus rapidement, notamment Derrida.

VOIR SUR PILEFACE

Et surtout, ma particularité a toujours été d’être une sorte de mèche allumée contre ce qui est devenu l’académisme de l’avant-garde. Surtout... surtout Lacan. Et Lacan a très vite pris une dimension... tous les mardis j’allais écouter le séminaire de Lacan. C’était extraordinaire.

MBK : Vous parlez maintenant de quelqu’un qui n’était pas un universitaire. Quand vous dites "philosophes", vous parlez d’universitaires. Cela a joué un rôle important dans le parcours de Tel Quel, ainsi que dans le vôtre.

PhS : L’Université... pour en revenir à l’histoire de l’avant-garde, elle a été portée par une illusion et une imposture gigantesques, venant de la Révolution soviétique.

MBK : J’allais justement insister sur ce point, sur le fait que le cœur de la question de l’avant-garde est quand même le nœud qui unit art et politique.

PhS : Oui. Absolument.

MBK : L’avant-garde est une notion qui vient de Lénine. Elle ne vient pas de Dada.

PhS : Le mouvement de juin 1971 est, à cet égard, crucial. Pourquoi ? Parce que tout ce qui se réclamait, notamment à l’Université, de cette illusion, tout de même avant-gardiste, et donc communiste, ont fini par se sentir chez eux à Tel Quel.

MBK : Je voulais vous poser cette question. Une question sur — comment dire — la querelle d’amoureux avec l’Université. La question de Joyce, qui, une fois que les liens avec les universitaires sont plus ou moins rompus, devient très importante — les textes que vous avez consacrés à Joyce sont les meilleurs à ce jour sur le sujet. À mon avis, cela joue aussi un rôle symptomatique. Et même "sinthomatique", comme dirait Lacan (le sinthome étant à la psychose ce que le symptôme est à la névrose).

Ainsi, l’une des singularités de Tel Quel par rapport aux revues "normales", si je puis m’exprimer ainsi, est qu’elle publie de nombreux universitaires, qui sont eux-mêmes une sorte d’avant-garde de l’Université.

PhS : Bien sûr. Mais pourquoi pensez-vous que les universitaires me détestent autant ? Ils pensaient qu’ils étaient chez eux ! Tout comme après mai 68, l’Université a été massivement vendue à ce qu’on appelait alors le communisme, vendue à tout ce qui pouvait être considéré comme l’avant-garde de gauche. C’est exactement cela, vous savez ? Il y a eu l’idée politique géniale de mettre tout cela dans un ghetto appelé Université de Vincennes, où tout ce qu’il y avait à faire était d’attendre que cela pourrisse. Qui étaient les manipulateurs ? Il y avait Mme Cixous, il y avait M. Derrida. Voilà. Nous nous sommes donc brouillés.

MBK : En 1972, avec la "conversion" au maoïsme, c’est à ce moment-là que vous rompez avec le monde universitaire. C’est étrange. Je m’en rends compte au fur et à mesure que nous en discutons...

PhS : Pas en 72, en 71. Il faut être précis dans les dates. Un mouvement de juin 1971 avec des tracts intéressants qui étaient d’ailleurs d’avant-garde. Pas au sens de l’histoire académique de l’avant-garde, qui est d’ailleurs intéressante en soi. Quand Marc Dachy l’orchestre, par exemple. Je suis d’ailleurs fier de l’avoir publié.

MBK : Je vais persister dans mes questions un peu raides, journalistiques, mais vous avez soulevé la question. Le tournant de l’avant-garde. Certains le situent à partir de 1966. C’est-à-dire avec l’engagement de Tel Quel contre la guerre du Vietnam. Deux ans plus tard, si je ne me trompe pas, il s’est rallié au Parti communiste français (PCF). Et quatre ans après, en rupture avec le PCF, il s’est rapproché du maoïsme. Mais c’est là, à mon avis, le point aveugle de l’histoire de l’avant-garde, c’est-à-dire le lien qui explique à la fois son extrême vigueur et sa disparition prématurée. L’idéologie de l’avant-garde a été une source d’énergie étonnante pour le XXe siècle. On ne peut vraiment pas lui enlever cela. Comme le romantisme au 19e siècle. Hölderlin ou Baudelaire ne sont pas des romantiques, mais ils ne seraient pas Hölderlin ou Baudelaire sans la vague romantique qui a traversé tout le XIXe siècle ...

PhS : Il faut dire que l’événement le plus important a été le surréalisme.

MBK : Il y avait aussi Dada.

PhS : Oui. Le dadaïste disait : "J’ai créé le mouvement dadaïste". "Nous créons le mouvement dadaïste." Et c’est ainsi qu’ils l’ont créé. Rappelons un petit poème d’Aragon à ce sujet... Ma fidélité à André Breton a été inébranlable. J’ai toujours dit que la dédicace qui m’a le plus marqué est celle qu’il a faite dans la réédition du Manifeste du Surréalisme en 1962 : "A Philippe Sollers, aimé des fées".

MBK : Donc, pour terminer ma question : l’explication à la fois de la vigueur de l’avant-garde du XXe siècle et de sa mort brutale. C’est pour cela que je parle de traumatisme, c’est-à-dire d’une mort si soudaine que personne ne veut la reconnaître... en termes lacaniens, à l’époque, ce n’était pas de la répression, mais de la forclusion. Les gens ont saisi l’avant-garde et l’avant-gardisme en tant qu’idéologie.
La torsion explicative est le nœud qui relie l’art et la politique — dans ce cas, la littérature et la politique. Je me répète parce que ce point est crucial, mais encore une fois, c’est Lénine qui a créé la notion, pas Dada.

PhS : Oui, c’était à Zurich. Ce qu’il faut reconnaître à Lénine, malgré tout, ce sont ses notes sur la dialectique hégélienne. C’est là que je me suis intéressé à la philosophie, car c’est ça qui me préoccupe, d’abord, tout le temps. La philosophie. Mon Dieu. Voilà. C’est grâce à Husserl, que j’ai lu très tôt. Et Hegel, il y a tout un livre — je crois que c’est Mouvement — qui en parle comme il faut, en critiquant l’erreur bouleversante de Marx, relayé par l’agent soviétique Kojève. Parce que "remettre la dialectique sur ses pieds", c’est bien beau, mais, à ce moment-là, elle n’a plus de tête, etc. Ça, c’est... Bon. Et puis Nietzsche, bien entendu, qui est un choc absolu...

MBK : Qui est cité en fronton dès les débuts de Tel Quel...

PhS : Bien sûr. Et c’est Heidegger. Très vite, très tôt. Les deux volumes du Nietzsche de Heidegger, personne ne les a lus. Même leur traducteur français, Klossowski, ne les a pas lus. C’est donc extraordinaire, la refoulement, l’ignorance autour de Heidegger, qui est perpétuée par l’histoire de sa compromission politique, sans exagérée. Et puis il y a un auteur qui est, bien sûr, d’avant-garde, mais importantissime, qui est Céline ! Et quel auteur "d’avant-garde" a autant remué la langue que Louis-Ferdinand Destouches ?

MBK : Oui, tout cela va ensemble. Vous "sortez" Joyce et Céline après avoir rompu avec l’Université et pris vos distances avec le maoïsme.

PhS : je vous ferai une farandole d’avant-garde avec Proust aussi. Ignoré. Totalement boycotté par les avant-gardes. Erreur. Erreur, erreur.

MBK : C’est vrai, mais dans votre période Tel Quel, vous n’avez jamais parlé de Proust.

PhS : Non, mais j’attendais mon heure... Il faut avoir une vue d’ensemble pour savoir exactement quelles stratégies sont en jeu. Pour l’instant, vous avez mes encyclopédies (rires)... C’est pareil pour le cinéma. Pour moi, le grand avant-gardiste, définitif, c’est Hitchcock.

Vous évoquez cette petite intervention chinoise, le "maoïsme". Mon Dieu ! C’est scandaleux ! On en parle encore. Et qui est venu après ? Je l’ai rapporté de Pékin. Quel beau poème. La révolution chinoise m’intéresse. Sans la Chine, il n’y aurait pas de maoïsme. Il y a des philosophes qui sont maoïstes. Je ne citerai aucun nom (rires), mais ils n’ont pas à l’esprit l’élément chinois de la chose. Ils ne réalisent pas que cela s’est passé en Chine. Lorsque nous y sommes allés [avec Julia Kristeva, [Marcelin Pleynet] et Barthes] en 1974, il y avait 700 millions de Chinois. Aujourd’hui, ils sont trois fois plus nombreux. Le PIB de la Chine sera le plus important du monde en 2030. Cela veut dire que l’avant-garde n’a rien vu venir. Mais vraiment rien.

VOIR SUR PILEFACE

Bien entendu, l’avant-garde existe. Elle a ses sectes, si vous voulez. Sa vision historique. Mais il n’y a pas de pensée philosophique sous-jacente. C’est bien là le problème. Et puis il y a un autre scandale — je suis vraiment spécialiste dans ce genre de choses — c’était quand même, au moment de la Pologne, Jean Paul II for ever. C’est-à-dire que là, je me suis croisé quand même un petit peu, hein. J’ai fini par lui offrir un livre sur la Divine Comédie — vous voyez comme c’est tenace. À qui voulez-vous offrir un livre sur la Divine Comédie — cette sublime possibilité transcendantale — sinon à un pape ? Je le lui offre, il y a une photo de notre rencontre, qui a fait scandale. J’ai également été béni lors de cet événement. Béni par un saint, puisqu’il a été canonisé. J’en ressens encore les bienfaits tous les jours ! Moi, je vous dis que, ça, c’est en effet un travail d’avant-garde. Et voilà. Eh bien oui (rires).

MBK : Le problème, c’est que toutes vos réponses englobent déjà mes questions. C’était prévisible, alors j’aimerais poursuivre avec une question qui pourrait vous être très utile. Vous avez toujours été un grand joueur d’échecs (rires). Donc, à propos du lien entre art et politique qui explique à la fois la vigueur et l’agonie prématurée de l’avant-garde, dans toutes ses manifestations, il y a eu une autre revue d’avant-garde qui a existé entre 1957-72, en même temps que Tel Quel, qui a fait couler beaucoup d’encre. Elle portait le même nom qu’un contingent très tangentiel de ses membres, l’Internationale Situationniste. Son concept était, comment dire, plus "hard core" que celui de Tel Quel. Ou en tout cas, il était extrêmement différent. Quoi qu’il en soit, nous ne passerons pas en revue leurs différences ici, cela nous éloignerait trop du sujet. Si j’en parle, c’est parce que vous avez eu une relation extrêmement longue et complexe avec celui que l’on a surnommé le "pape" du situationnisme, à savoir Guy Debord.

PhS : C’est très important. Première réflexion : l’IS, et Debord lui-même, n’ont rien pu dire de fondamental sur la peinture.

MBK : C’est ça l’avant-garde.(Rires.)

PhS : Une deuxième chose : Debord, que j’ai aimé malgré lui, parce que...

MBK : Il n’était pas très tendre avec vous.

PhS : Il ne m’a pas lu. Moi, je lis. Je lis de près. Voilà. Debord, malgré tout, est resté fidèle au concept de prolétariat lorsqu’il a réédité l’édition italienne de La Société du spectacle. C’est surprenant dès lors que l’on assiste à la disparition non seulement d’un concept mais de la chose elle-même. Et je veux bien que vous situiez l’enjeu, toujours le même, et qui est : quelle temporalité ? Et en supposant qu’il y ait une "hypothèse communiste", et qui a... mon admiration pour le caractère et l’énergie de Debord, et d’abord pour son style, mais qui est un style... hyper-classique ! On est très loin de l’avant-gardisme.

MBK : Vous m’avez fait penser à une question très fondamentale que je n’avais pas prévu de poser. Depuis mon adolescence, l’IS et Tel Quel ont joué un rôle important dans mon éducation. Il y a une tension entre ce que les écrivains de ce dernier magazine et ce que les situationnistes m’ont apporté.
Entre l’extraordinaire innovation langagière, "textuelle", comme vous l’appeliez à l’époque, dont les écrivains de Tel Quel étaient les meilleurs exemples — mais qui n’a pas fait de coups d’éclats particuliers en dehors de l’écriture — et l’"actionnisme" terriblement efficace et débridé des situationnistes, qui écrivaient pourtant dans une langue extrêmement classique. J’ai trente ans de plus, mais la tension entre les deux a été séminale pour moi. J’aimerais que vous me touchiez un mot là-dessus.

PhS : Les coups d’éclat de Tel Quel, dont on parle encore, ont été les positions pro-chinoises et pro-papiste qui visaient à gêner au maximum l’ex-URSS et le Parti Communiste Français. Tout s’éclaire si on sait lire Paradis. Le style de guérilla « situationniste » a été admirable, mais c’est Debord qui a tout écrit. Il s’est trompé sur mon compte, ce qui prouve qu’il était intoxiqué par le Spectacle, puisqu’il a cru que j’en étais une marionnette, alors que je faisais tout autre chose en même temps. Il a été un grand général qui a réussi, par sa seule énergie, à faire croire qu’il avait derrière lui une armée fantôme. C’est du grand art quotidien. Sa fin est très émouvante. C’est la grandeur de l’échec.

MBK : Nous parlions de Lénine tout à l’heure... L’avant-garde est avant tout un concept militaire.

PhS : Oui. Moi, je suis plutôt un cardinal spécial (rires)... Debord était un grand général qui a vu et compris qu’il était en Auvergne, dans cet endroit sinistre, seul, encerclé, souffrant, et qu’il n’y avait plus qu’à en finir. Voilà.
Ce qui est exaspérant avec ce genre de procédé, de procédé subi, c’est qu’on reste dans une touche hyper-romantique, justement.

MBK : Oui. Bien sûr.

PhS : Et, encore une fois, le film qui exprime le mieux la vérité de Debord est évidemment In Girum Imus Nocte et Cosumimur Igni, parce qu’on y entend sa voix. Sa voix un peu mélancolique... mélancolie, mélancolie... in girum... Mais nous sommes au chant treize de l’Enfer de Dante !

MBK : A Venise...

PhS : Oui, mais Venise en noir et blanc ! Jamais en couleur (rires)... Attention, attention... Chaque détail compte... donc voilà : nous tournons en rond et nous sommes consumés par le feu. D’accord. Palindrome, si vous voulez, c’est très beau. Mais enfin, nous sommes plutôt en enfer.

Pour Dante, c’est intéressant. Quelqu’un comme Beckett ne dépasse pas le purgatoire. Debord se retrouve en enfer... Un enfer héroïque ! Enfin, faut pas déconner ! Moi, je m’occupe du paradis, mais il n’y a pas...

MBK : Il n’y a pas preneur.

PhS : Il n’y a personne. On est dans une solitude exaltée, avec une foule de choses, enfin de sons, d’apparitions, de formes, des figure, qui se mélangent les uns aux autres, etc. De cela, j’ai pris conscience très tôt, et je me suis dit, je vais faire le pari suivant : l’avant-garde, c’est Dante ! C’était quelque chose qui pouvait révulser tout le monde. Pour des raisons d’ignorance, d’ignorance théologique, d’ignorance tout court, enfin bon.

MBK : Cela me vient à l’esprit maintenant que nous parlons, mais cela n’explique-t-il pas en fait certains éléments de votre relation avec Guyotat ? Guyotat n’est-il pas le Dante contemporain, mais du seul enfer ?

PhS : Mais... Eden, Eden, Eden !

MBK : (Rires) Oui, oui, c’est vrai.

PhS : Pourquoi répéter le mot trois fois ? (Rires) Guyotat a trouvé un soutien total à Tel Quel. Nous sommes toujours amis, ce qui n’a pas toujours été facile d’ailleurs. Plus que Joyeux Animaux de la Misère, ou autre chose dans le même genre ; il y a Coma... Mais de toute façon, il s’agit toujours de perspectives très romantiques.

MBK : L’avant-garde est fille du romantisme.

PhS : L’avant-garde devrait être examinée au microscope — tous les protagonistes de ses histoires féminines devraient l’être. Je pense que c’est là ma distinction, d’avoir insisté sur ce point très tôt et d’une manière très performative.
Parce qu’en conséquence, dans tous les cas, vous avez quelque chose qui est émouvant et qui montre aussi quelque chose d’autre. Ne parlons pas d’Aragon. Breton voyait une femme et tombait éperdument amoureux. Il fallait qu’il l’épouse à l’instant même, etc. ... Il y a les fameuses "enquêtes sur la sexualité" des surréalistes, vous avez... Enfin, tout cela est amusant. Je passe sur Artaud, inutile d’insister. Mais tout cela sent encore la frustration sexuelle et le puritanisme.

Une de mes hypothèses est que le problème était Baudelaire. Pourquoi a-t-il été si complètement effacé du "disque dur" de l’avant-garde, comme on dit aujourd’hui ? Les Fleurs du mal, c’est une grande affaire, n’est-ce pas ? Et pourquoi ce titre ?

MBK : Je pose sans cesse cette question dans mon travail.

PhS : Et à partir de là, j’écouterais attentivement Sade. Ce qu’il écrit sur l’être suprême. Ce que j’essaie de dire, c’est comment penser et écrire quelque chose qui soit totalement nouveau, historiquement nouveau, à propos de Sade ?
Car le point de vue sur Sade a évolué. Je m’honore à cet égard d’avoir été concrètement actif dans l’avant-garde puisque j’ai fait publier Sade dans la Pléiade. Je l’ai proposé à Antoine Gallimard. Publier Sade dans la Pléiade sur du papier bible, c’était... (rires).

Et ce n’est pas tout. Lautréamont est tout de même décisif. Le livre de Marcelin Pleynet, un important poète de Tel Quel, intitulé Lautréamont par lui même, a été réédité. Ce livre est sorti en 1967. C’est à ce moment-là qu’Aragon s’est un peu réveillé, parce qu’il était dans une période de réflexion... Avec Breton, il avait écrit Lautréamont et Nous. C’est Aragon et Breton à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce avec les fous, se criant Lautréamont à tue-tête pendant le bombardement de Paris. Voilà. Et vous savez quoi ? Aujourd’hui, l’experte psychiatrique, la psychiatre, la femme, celle de la prison de Fresnes qui a les rencontres les plus dures avec les criminels les plus durs, les tueurs en série, vous savez ce qu’elle a dit ? Qu’elle pense que Les Chants de Maldoror est le plus grand livre !

MBK : Oui, c’est intéressant. Je ne lis pas beaucoup les journaux, mais j’ai vu son interview dans Le Monde. Tout ce qu’elle décrit est fascinant. Une femme étonnante.

PhS : Et elle a fait 15 ans d’analyse. On peut supposer que Lacan n’est pas loin. Il faut donc regarder tout cela de près. C’est ça l’avant-garde à mon sens. C’est voir qu’il y a toujours quelque chose de nouveau dans ce que l’on croit savoir, mais que l’on ne sait pas.

Si vous arrivez à la conclusion que plus personne ne lit rien et que tout le monde est béatement ignorant, vous savez très bien où je veux en venir.

MBK : Bien sûr. C’est très vrai... la question que je voulais vous poser tout à l’heure, à propos de la différence entre Tel Quel et les situationnistes, eh bien il y a aussi ce symptôme d’hostilité belliqueuse à l’égard du monde universitaire. Ce que je voulais vous dire aussi, c’est que quand on parle de "philosophes", on parle de professeurs d’université. Bien sûr, il y a des écrivains, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche, Bataille... Ce sont tous des écrivains avant tout. Tout cela va de pair.
Je voudrais quand même revenir sur le lien entre Tel Quel et l’Université comme symptomatique de sa différence avec les situationnistes, qui évitaient radicalement tout contact avec les universités, sauf pour y provoquer des scandales "dadaïstes", comme à Strasbourg. Tout cela a conduit à Mai 68...
Bien sûr, à Tel Quel, ce n’était pas anodin, et cela constituait même un moment très particulier dans l’histoire de la philosophie — ce qu’on appelle la French Theory. Pour aller très vite, cela veut dire Foucault, Derrida, Barthes, Genette, Kristeva (sans parler de ceux que Tel Quel a publiés). Mais en tout cas, il n’y a pas d’autre exemple historique d’un collectif d’avant-garde qui ait eu des universitaires en son sein.
Dans l’histoire des avant-gardes, c’est tout à fait exceptionnel, ce qui mérite d’être répété et... et peut-être expliqué.

PhS : Bien, bien, bien, le problème est simple, et nous allons l’analyser en utilisant...(Silence). En utilisant la lutte des classes (rires). L’écrasante majorité des universitaires sont issus de milieux petits-bourgeois de gauche ou de la classe moyenne. Maintenant, ils ne me pardonnent pas d’être bien loti, Mehdi, c’est sans doute à cause de mon origine bourgeoise. C’est cela le problème. Il n’y en a pas d’autre. Si bien que je suis obligé de répéter sans cesse que ma vie n’a pas commencé avec la publication de mon premier livre, salué par Mauriac et Aragon, mais au fin fond de l’arrière-pays bordelais. J’y ai vécu dans le raffinement et le divertissement, et j’y ai puisé périodiquement toute l’énergie pour échapper à la haine de classe que j’ai libérée dans mes débuts littéraires et qui perdure encore aujourd’hui. C’est ce que personne à l’avant-garde ne dira.

Et Debord m’a vraiment intrigué, car s’il est vrai qu’il s’est rapidement ruiné, il n’est pas issu du prolétariat, loin s’en faut. C’est-à-dire que sa façon de s’accrocher à un prolétariat futur m’a toujours semblé... disons, assez bizarre.

Donc : les enseignants sont définitivement des petits-bourgeois réactionnaires, c’est-à-dire de gauche (rires).

MBK : Très bien. J’allais poser une question, mais c’est à peine une question, c’est une ligne d’enquête sur... c’est assez lacanien, encore une fois. Ce que je veux dire, c’est pourquoi les choses sont si difficiles entre la philosophie et la littérature ? C’est comme dans la vie, il y a des histoires d’amour et, comme vous le savez (rires), elles ne marchent généralement pas très bien, mais parfois elles marchent. Merveilleusement, même. En plus, on peut y trouver le paradis. Mais la relation entre la philosophie et la littérature — sans décider d’ailleurs qui est la femme et qui est l’homme — ne semble jamais fonctionner.

PhS : Mais en fait, cela fonctionne très bien (rires). C’est une question de pouvoir. Mehdi, c’est ce qui m’a fait comprendre très, très tôt, et très rapidement, qu’il faut tirer les philosophes par les oreilles (rires) pour voir comment ils s’en sortent avec la littérature.

Ecoutez, j’ai mené une campagne sur ce sujet. C’était vraiment, vraiment... classique. Une sacrée guérilla. Ils sont tous venus s’expliquer sur le sujet, à ma demande. N’oubliez pas qu’il y a tout un livre de M. Derrida qui s’appelle La Dissémination, qui est étudié dans les universités du monde entier, alors que le livre qui contient la question, Nombres ...

MBK : Un de vos livres que je préfère, soit dit en passant.

PhS : ... n’a même pas été traduit. Il n’a pas été traduit en anglais, et comment peut-on commenter un livre qui n’a pas été traduit ? Voilà. Ça, c’est la question du français, Monsieur Belhaj Kacem. C’est la question du français en français. Quand est-ce que cette merveille qu’est le français, avec tous ses génies successifs — de Sade à Baudelaire et une longue liste d’autres, disons mon compatriote Montaigne... pourquoi est-ce que je commence à avoir l’impression que la prétendue avant-garde est vraiment mauvaise en français ? Eh bien, cela m’amène à poser une question très, très difficile. Le seul qui... Breton n’a aucun problème en français. Il l’écrit magnifiquement. Aragon, à part les illisibles Communistes, s’en est sorti comme il a pu, avec La Semaine Sainte, il est rentré avec ça, en 1958. C’est là qu’il a découvert que j’étais touché par le génie. Il voulait que je le perpétue. Debord était admirable avec le français, mais il le considère déjà, avec raison, comme étant une possibilité de langue morte. Qu’il fallait pouvoir écrire au plus près. Donc, là, c’est parfait.

Donc le français : il y a Baudelaire, il y a Rimbaud, il y a Mallarmé, et oui, il y a Lautréamont aussi ... et bien, vous savez qu’il n’y a pas grand-chose ailleurs, hein. Il faudrait vraiment être sourd et aveugle pour ne pas voir ce que cette langue mérite...

MBK : Des soins.

PhS : Qu’on se sacrifie pour elle. Ce que j’ai fait.

MBK : Question bateau : le chemin "fatidique" de Tel Quel à L’Infini (selon certains) — quel a été le facteur décisif pour vous dans la façon dont cela s’est produit ? Je suis surpris par le fait que personne ne vous ait jamais posé cette question ! Du moins, à ma connaissance. Est-il possible de parler d’un moment précis ?

PhS : C’est très simple. Oui, il y a eu un moment précis. Nous étions totalement autonomes à Tel Quel... D’abord, il est très étrange qu’un éditeur crée trois revues pour en dézinguer une troisième ! Les Éditions du Seuil étaient aux commandes. Il y avait Change de Jean-Pierre Faye, Poétique de Genette, Cixous, etc. Nous étions donc acculés, mais nous avions deux bouées de sauvetage très importantes. Barthes est un auteur de Tel Quel, après tout. Barthes. Un ami jusqu’au bout. Un type formidable. Vous savez, L’amitié de Barthes, qui rassemble sa correspondance, n’est pas un si mauvais livre. C’est une question d’amitié profonde. Et puis il y avait Lacan. Nous étions donc intouchables. "Quoi ? Sollers ? Tel Quel  ? Quel est le problème ? Quelque chose ne va pas ?" (rires) Puis ils meurent tous les deux !

MBK : C’est vrai. Je n’y avais pas pensé, mais c’est l’évidence même. C’est expliqué dans Femmes, comme la lettre volée...

PhS : Ils meurent tous les deux. Et là, je sens tout de suite que la situation se dégrade : on n’a plus de soutien, ni rien. Nous sommes dans une tranchée, encerclés de partout (rires), et, cher Mehdi, c’est le moment où, à la stupeur générale, avec une camionnette qui fait 200 mètres, avec des stocks de documents, on passe, d’abord, en décontamination chez Denoël, qui est dans le groupe Gallimard. Comment est-ce que ça a été possible ? Oooooh (rires). Ooooh, que c’est beau ! (rires).

MBK : Il y a ce livre d’entretiens, de 1978 je crois, Vision à New York, où on sent, vous y parlez beaucoup de Paradis, mais on sent qu’en un sens vous êtes déjà dans Femmes. J’exagère un peu, mais...

PhS : Non. Bien sûr. Vous savez, Femmes a été proposé... Écoutez, la situation politique est la suivante. Sauf erreur, il y a eu un événement considérable, mai 1981, où tout Paris a crié « on a gagné, on a gagné », c’était l’élection de Mitterrand comme président de la République. Inutile de vous dire que je suis resté chez moi en état de... concentration. Le manuscrit de Femmes était prêt, et avait été lu à moitié par le Seuil. François Wahl, qui avait pour fonction...

MBK : (rires) Maintenant, je comprends tout...

PhS : De contrôle. Mais bien sûr !

MBK : Si j’avais su...

PhS : De contrôle. C’est amusant, si on veut. Mais il y a un jour où ce n’est plus possible. Donc, je sens que ça ne va pas aller, etc., alors que tout le monde baratine sur l’arrivée de Françoise Verny chez Gallimard, tout le milieu littéraire, qui est le milieu spectaculaire classique, au sens pour le coup de Debord, qui ne s’est jamais rendu compte de rien, ce qui prouve qu’on a pu faire de la guérilla dans la plus parfaite tranquillité. Il s’agit de savoir... c’est un art de la clandestinité, cher Mon­sieur. Il faut le savoir.

MBK : Il faut savoir ce qu’on fait.

PhS : Il faut savoir ce qu’on fait, comment on le fait... donc, il se trouve que j’étais plutôt ami avec Antoine Gallimard, parce que les nuits de 68 ont fait que nous avons beaucoup erré ensemble. Dans les gaz lacrymogènes. Et donc (rires), il n’était pas encore au pouvoir, mais enfin, il allait... il y allait. Et je réentendrai toujours Jérôme Lindon, me faisant faire le tour du Jardin du Luxembourg, en me disant : « Antoine n’y arrivera jamais, c’est son frère, Christian » . Je lui ai répondu que ce n’était pas mon avis. J’ai écrit un livre dédié à Antoine Gallimard, qui s’appelle Les Folies Françaises, et c’est un ami. Alors ce qui se passe, avec Antoine Gallimard, c’est qu’on lui dit beaucoup de mal de moi. C’est le moment où il va dans la fenêtre de son bureau, là, et il dit à la personne qui... parce qu’il entend ça sans arrêt, « Sollers, salaud, le peuple aura sa peau ! » , voilà. Et là il dit : « vous avez vu ? J’ai fait refaire les géraniums. »
Alors, le « despotisme éclairé » est un vœu pieux, sans doute, mais concret. Nous sommes dans un endroit qui a un siècle, et où les fantômes pullulent, ne se parleraient pas, ne se salueraient pas, puisqu’ils se sont tous brouillés les uns avec les autres (rire), Sartre et Céline, Breton et Aragon, enfin etc. etc. Vous voyez. Ca aussi, c’est le mot de Gaston (Gallimard) : « Mais comment est-ce que vous avez fait pour publier autant de gens contradictoires ? »

MBK : De la dialectique.

PhS : Le pacte avec l’esprit, vous l’avez lu. Bon, eh bien ça ressemble à l’esprit
absolu de Hegel.

MBK : Autre et dernier symptôme, qui n’est pas le moins inintéressant : Tel Quel mettait en avant des écrivains du passé, comme étant pourtant, justement, en quelque sorte, l’avant-garde même. Lautréamont, Mallarmé, Joyce, Bataille, Artaud... En gros vous dites : « c’est là que ça se passe ». Donc ça aussi, c’était assez nouveau, déjà, par rapport à la démarche avant-gardiste, qui est, qui était plutôt la posture de la table rase, aujourd’hui répétée sur un mode parodique, dont on ne sait s’il faut en rire ou en pleurer, dans comme vous dites l’art contemporain...

PhS : Ah, il faut avoir des convictions. Et j’en ai. De très fortes.

MBK : Avec L’Infini, vous élargirez considérablement le champ de la critique littéraire, tout de même. Vous défendez tout ce que vous aurez lu pendant l’époque Tel Quel sans en parler, comme Proust et Céline, mais aussi, mettons, Fitzgerald, Hemingway... Vous défendez tout ce que vous avez toujours lu.

PhS : C’est aussi simple que ça.


Martin Heidegger photographié le 10 mai 1960 par Willy Pragher.
ZOOM : cliquer sur l’image.

MBK : Il y a un côté retour du refoulé, quand même.

PhS : Bien sûr ! Parce que je prévois que ça va être ça l’enjeu principal de la
guerre : c’est que plus personne ne lit. L’immersion dans le numérique et dans la
communication est irréversible. Donc, ça m’intéresse beaucoup de savoir vers quoi on va. Donc, je reprends l’idée qu’on avait eue avec Barthes : il faudrait refaire, me dit t-il, l’encyclopédie. Il vient alors de publier un livre sur les planches de l’encyclo­pédie, magnifique. Il faudrait refaire l’encyclopédie .
Eh bien, je l’ai fait.

MBK : Ce qui nous amène à ce qu’on appelle le « Sollers médiatique », dont on a tellement fait de choux gras (et qu’on associe à la « trahison » de l’avant­ garde...). Sollers était pourtant déjà assez médiatisé dans les années soixante et soixante-dix, avec Tel Quel justement (« terrorisme intellectuel », etc.), mais bon, c’est avec Femmes et L’infini que tout le monde vous tombe dessus à ce titre.
« Sollers, histrion des médias français », etc. Je me suis toujours demandé pour­ quoi c’était sur vous qu’on tombait à ce titre, et aucun des autres écrivains français célèbres de l’époque. Vous avez été là une sorte de bouc émissaire pour pas mal de monde ; mais de quoi ?
Ma question est la suivante, et assez personnelle : j’étais adolescent, et, grâce à vous, j’ouvrais la télé et je découvrais Bataille, Artaud, Debord, justement, etc., de façon précoce grâce à vous. Ça m’a formé, pour le meilleur et pour le pire, il y a un côté Socrate littéraire, « corrupteur de la jeunesse », et donc, telle est la question : au final, grâce à la période qui s’ouvre grâce à Femmes et L’infini, n’êtes-vous pas devenu une sorte de situationniste à contretemps (rires), et à votre manière ?

PhS : Alors, le Spectacle, toujours au sens de Debord, là, dispose d’une force... gigantesque. Pour arriver à vivre dans le Spectacle, il faut, j’ose le dire, un système nerveux très, très particulier. J’ai compris tout de suite, dès l’année 1981, qu’il fallait agir sur deux plans parfaitement séparés, et qui , pour un observateur qui comprendrait la dialectique, étaient absolument nécessaires. D’une part, une grande possibilité physiologique : je peux utiliser mon corps, dans certaines circonstances, je l’ai toujours fait, et je continuerai à le faire jusqu’au bout. C’est-à-dire que, eh bien, oui, vous savez, oh.. l’industrie du Spectacle a les moyens : la radio, la télévision, les journaux, j’ai fait tout ça. J’ai fait tout ça à très haute dose, sans me forcer beaucoup, je dois le dire, mais j’ai compris aussi très vite que la presse dite papier suivait une pente de pourriture définitive. J’ai écrit dans Le Monde des Livres, dans Le Nouvel Observateur, j’ai écrit ceci, et encore cela, et toujours en me réservant pour ce que je pouvais faire par ailleurs. Il s’agit, une fois de plus, de travailler le temps. Et savoir vivre dans des temps absolument contradictoires. Si on ne sait pas faire ça, on est fixé dans une sorte de... parce que la société a horreur de ça : de ne pas pouvoir vous fixer, vous identifier.
Donc, j’ai été anticipateur, parce que j’ai parfaitement compris que la presse, la critique littéraire, eh bien, mon Dieu, il n’y en a plus ; la presse papier, puisque plus personne ne lit, ou à peine, elle n’existe plus non plus, puisque tout ce qui se joue désormais sur Internet, les tablettes, etc., terminé.
Il n’empêche que je n’aurais pas pu survivre dans la censure brutale dont j’ai été de plus en plus l’objet, de la part du milieu littéraire petit-bourgeois « de gauche », et je n’aurais pas pu survivre si je n’étais pas allé faire des marionnettes, là où il fallait, dans les médias. Là, je viens de le faire, ou de le refaire, et, croyez-moi, ça me va très bien : je peux me passer de critiques littéraires. Il y a ces émissions, Yann Barthès, On n’est pas couchés, la radio,... voilà, je fais tout. Aucune importance. C’est un tout petit peu fatiguant, mais voilà, je rentre, je dors, puis je me lève et je pour­ suis le paragraphe suivant, que j’étais en train d’écrire.
Voilà. Ma vie.

MBK : Bon. Place à la dernière question, qui est une citation extraite de votre dernier livre, ce sont des phrases fantastiques sur cette péremption des avant­ gardes, et comme vous aurez été, finalement, une sorte d’avant-gardiste de la fin des avant-gardes, on peut vous définir, Philippe Sollers, historiquement, comme ça. En un sens, c’est ça qu’on vous fait payer. On vous accuse un peu d’avoir été un fossoyeur de l’avant-garde littéraire (je pense à des revues comme TXT, La revue de littérature générale...). En tout cas je vous cite, car pour moi ce sont des réflexions exemplaires sur ce qui s’est passé : « Pourtant, la découverte qui avance à bas bruit, et qui a été annoncée par Freud, est que le passé est désormais l’avenir. Pas le passé linéaire, raconté par les historiens et l’école, mais un passé explosif, dont on commence à peine à déchiffrer l’ADN. Le XXIe siècle, dans un présent génétique extrêmement présent, est déjà une cure de désintoxication sévère, qui mettra en relief toutes les singularités du passé, de la préhistoire à nos jours. Que de surprises nous attendent ! Quelle formidable encyclopédie ! »

PhS : Voilà. C’est ça. C’est le tri. On est dans l’époque du tri. « L’heure nouvelle
est au moins très sévère. » C’est le tri. Et donc... comme disait je ne sais plus qui...
« fossoyeur ». Pour qu’il y ait un fossoyeur, il faut qu’il y ait un cadavre.

MBK : (rires). Bon, je crois que ça sera le mot de la fin.

PhS : « Fossoyeur des avant-gardes », je veux bien. Est-ce que vous vous souvenez du dialogue des fossoyeurs dans Hamlet ?

MBK : Non.

PhS : Qui est si beau. Oh, c’est si beau... « C’est le plus vieux métier du monde », dit l’un d’eux : « c’était celui d’Adam » (rires).

Philippe Sollers
Entretien avec Mehdi Belhaj Kacem.

LA VERSION ANGLAISE.

Le numéro (double) estival de la revue Diaphanes, qui paraît pour la première fois en édition anglais / français, dissèque les fantômes et les revenants des avant-gardes historiques, questionne leur postérité et aussi leurs échecs. Avec un insert de 80 pages comprenant 155 photographies d’Antoine d’Agata et un essai de Mehdi Belhaj Kacem.
L’échec des avant-gardes était-il inévitable ? Que reste-t-il de la tentative de dissoudre l’art dans la révolution des modes de vie ? De la confrontation entre le spectacle total et la résistance critique, entre la radicalité formelle et l’engagement politique, entre l’enthousiasme progressiste et le ressentiment ? Quels sont les futurs communs possibles de l’art et de la vie ? Où sont les partisans aujourd’hui face à un monde (artistique) profondément déterminé par l’économie et l’institutionnalisation ?

Au sommaire : les artistes Hun Kyu Kim, Soham Gupta et Wang Qingsong ; Mehdi Belhaj Kacem sur Guy Debord, et en conversation avec Philippe Sollers ; Elena Vogman sur Hubert Fichte ; Barbara Basting sur Filippo Tommaso Marinetti ; Paul Edwards sur l’avant-garde anglaise et Wyndham Lewis ; Raphaëlle Milone sur Marc Dachy ; Discoteca Flaming Star sur Boris Lurie ; Malte Fabian Rauch sur Bernadette Corporation ; contributions de Jean-Luc Nancy, Clayton Eshelman, Theater Neumarkt, etc.

Diaphanes n° 6 & 7 inclut un insert intitulé DIAGONALE DU VIDE, rassemblant une série de photographies d’Antoine d’Agata et un essai de Mehdi Belhaj Kacem. La « diagonale du vide » ou « diagonale des faibles densités » est une large bande traversant le territoire français du nord-est au sud-ouest, de la Meuse aux Landes, à la densité de population relativement faible. Le photographe de renommée internationale Antoine d’Agata et le philosophe franco-tunisien Mehdi Belhaj Kacem ont parcouru la trajectoire entre villes sur le déclin et zones industrielles. Le long des routes nationales, ils ont rencontré des avant-postes et des groupes dispersés de gilets jaunes, ainsi que des bataillons de police sécurisant la tournée du président de la République. Leur analyse sobre dépeint une France aussi réelle que fantomatique, portant les traits monotones d’un Occident vidé par le néo-libéralisme.
Conçu dans le cadre du prestigieux programme transversal et pluridisciplinaire de la maison d’édition du même nom, Diaphanes est un magazine trimestriel multilingue consacré à l’art contemporain, au discours critique et à la fiction multilingue. Ouverte à la pluralité des formes de création et de savoir, traitant des tendances actuelles à travers des travaux de recherche et de fiction, la revue mêle l’intérêt esthétique à la rigueur de l’essai dans un profond respect de l’indépendance journalistique et avec un goût certain pour la controverse. Diaphanes souhaite l’émergence de nouvelles politiques du texte et de l’image et contribue au renouvellement des moyens de connaissance critique et esthétique face à une réalité chaque jour plus opaque.


LIRE AUSSI :
Mehdi Belhaj Kacem : Tomb for Guy Debord
Yannick Haenel, Les démons rouges et noirs du punk. SPUNK : Notes sur Hegel, Bataille, les New York Dolls et le punk comme avant-garde. Date de parution : 17.08.2021.

Mehdi Belhaj Kacem sur Pileface


[1Le premier entretien de Sollers qui fait le point sur cette histoire(s) peut être daté de 1972. Il s’appelle déjà, significativement : Ebranler le système. Sur le moment du « déplacement » de Tel Quel à L’Infini, lire : Marcelin Pleynet, Le Déplacement (Journal des années 1982-1983). Et, pour ce qui fut une aventure partagée : Sollers et Pleynet : une amitié littéraire et politique de plus de 60 ans et Correspondance. Marcelin Pleynet, L’Infini et... la Résurrection.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document