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Soleil(s) noir(s), par Frank Charpentier

Une lecture de La Deuxième Vie

D 14 avril 2024     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Samedi 13 avril à 15:08, je reçois ce mail de l’auteur de La Dernière Lettre de Rimbaud.

Cher Albert Gauvin,

Ce court texte sur le dernier livre de Philippe Sollers m’est venu spontanément il y a quelques jours, comme une tentative de réponse, ou plutôt comme un "répons" musical, au questionnement « ontologique » que sa lecture et a fortiori son finale m’avaient posé. L’exploration du motif évidemment nervalien du « soleil noir » s’imposait, mais comment ?
En écoutant sur votre site et sur RCJ Yannick Haenel au micro de Josyane Savigneau, employer ce même terme d’ontologie, je me suis dit que j’avais peut-être choisi un bon angle d’approche et de lecture… alors si ça peut intéresser, sinon Yannick Haenel, à tout le moins les lecteurs de PileFace, et vous au premier chef, tant mieux... Le voici en tout cas,
En vous souhaitant bonne lecture,

Amicalement,

Frank Charpentier

Je lis et, sans hésitation, je publie cette subtile « divagation » — au sens, bien sûr, que donnait Mallarmé à ce mot. En l’illustrant à ma guise de deux photographies d’« Eva, figure composite » de La Deuxième Vie (« Eva, par exemple, est de plain-pied avec ma Deuxième Vie, et son intensité de concentration », p. 27) : celle d’Eva Gouel, photographiée par Picasso (qui figure en couverture de Portraits de femmes en folio [1]), et celle de Julia Kristeva dont personne — à l’exception de Sollers lui-même qui les mit un jour (ou une nuit) côte à côte sur son site — ne semble avoir perçu l’ultime et double signification : « J’aime Eva » (Picasso, 1912). J’aime Julia (la dédicataire de Nombres, 1968) dont je salue le génie féminin (2021). « La confiance est la clé. » « La confiance est le chemin sûr. » (Désir, p. 13). Kristeva : « "Tu devrais écrire tout ça...", m’avait-il glissé, mine de rien, un jour à l’hôpital. » (La Deuxième Vie, Postface, p. 69).

Eva Gouel et Julia Kristeva.
Zoom : cliquez sur l’image.

SOLEIL(S) NOIR(S) ?

Lecture de La Deuxième Vie de Philippe Sollers à la lumière de son « soleil noir » ultime, en miroir de celui d’El Desdichado de Gérard de Nerval. (Frank Charpentier)

« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron. »
Nerval

La Deuxième Vie, dernier opus officiel de Philippe Sollers, s’ouvre sur des insomnies, celles « de trois heures du matin », « les plus inquiétantes, les plus éclairantes », je souligne, préludant à un nécessaire et ultra-rapide « choix entre la vie et la mort » : nuit noire ou blanche, et vice-versa, c’est selon, ou les deux à la fois, yin et yang, double « étreinte » en étau, du titre du tableau de Picasso, dont nous reparlerons — toutes expressions qui ne peuvent manquer de rappeler, à tout le moins, la toute dernière phrase de Nerval dans un mot laissé à sa tante, avant son suicide — geste qui a souvent été évoqué, du reste, comme une tentation récurrente, par Sollers, tout au long de ses œuvres, avant d’être écarté, précisément ici, comme n’étant pas la « solution » : « ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche. »

S’il s’ouvre donc de cette façon ambivalente et double, signe explicite et assumé de cette « deuxième vie », où « tout est double et se répète indéfiniment », j’ajoute que cet ultime roman se clôt également de la sorte, fermé-ouvert, sur une sorte de double « néant » qui, « s’il est là, est là, », d’une façon donc doublement étrange et tautologique, au demeurant, puisque ce néant « est », et même deux fois « là » (deux fois da-sein, si je ne m’abuse ?), à l’envers de l’« être » supposé être à sa place, si j’ose dire. Moins par moins égale plus ? Selon l’immuable loi des « mathématiques sévères », et pas seulement celles que chante Lautréamont, saluées par Sollers, notamment dans Illuminations  ? Un néant, qui plus est, en tout cas, « en train de voir le monde éclairé par un soleil noir  ». Drôle d’éclaircie, pour le coup, et non moins énigmatique ontologie, traversant ou traversé, comme de l’intérieur, et dans les termes mêmes, celle de « l’être » et du « néant » classiques.

Dernier syntagme, en tout cas, qui est, en effet, le comble de l’oxymore ontologique, par excellence, puisque « la puissance » est défaite en son « essence » dans son ultime confrontation avec le « néant ». Version heideggérienne du « ô mort, où est ta victoire ? », de Saint-Paul, mais avec toute la métaphysique en moins ? Puisque c’est en quelque sorte la mort (et/ou le « monde ») qui est regardée en face, jusqu’au bout, par le « joueur », comme un « soleil noir », et vue depuis une autre mort, la sienne propre, autre soleil noir, qui éclaire le monde en retour — et n’est-ce pas vrai, du reste, empiriquement, comme le savent bien les enfants qui jouent à regarder le soleil jusqu’à ce que leur vue s’obscurcisse et se renverse, rouge et noir intérieurs mêlés scintillant sous les paupières ? D’où, du moins, à mon sens, accolé à ce dernier « soleil » couchant, hespérique, un dernier mot, une dernière scansion, un dernier adjectif, ajouté au dernier livre, et comme revendiqué dans son caractère d’affirmation dernière et négatrice, sinon négative : « noir » !… ?

Alors, « Soleil(s) noir(s) » en miroir ?
« Soleil noir », d’abord : car n’est-ce pas un motif évidemment en écho à celui, éminemment nervalien, présent dès la première strophe d’El Desdichado, bien sûr, mais portant, lui, il est vrai, une majuscule et inscrit, plus lyriquement, en italiques, tandis que sa seule « étoile », son « étoile des amants » à lui, est morte ? Certes. Mais « soleil noir » également en écho, plus indirect quoique tout aussi voire plus prégnant encore, trou noir métaphysique s’il en est, à cette « orbite vaste, noire et sans fonds » dans Le Christ aux Oliviers, où « Dieu est mort », une première fois, dans l’exergue de Jean-Paul (Richter), avant de l’être une deuxième fois, plus tard, chez Nietzsche, donc, et tiré du même recueil de ces mêmes Chimères, créatures hybrides et doubles par définition ? D’autant qu’à la place de « l’œil de Dieu » qu’il cherchait, le poète ne trouve que ce « puits sombre » qui « rayonne sur le monde et s’épaissit toujours », « seuil de l’ancien chaos », dont : « le néant est l’ombre », en forme de « spirale » engloutissant tout. Nous y sommes assez, je pense.

Mais ensuite et aussi, « soleil noir », comme « l’iris marron », dixit Julia Kristeva, dans une postface pudique et crue à la fois, en ce sens qu’elle regarde en face elle aussi, écrite d’ailleurs à la sollicitation discrète de Sollers lui-même, iris qui, je cite, « s’assombrit, presque ‘‘outre noir’’, comme dans la toujours présente Etreinte. Le blanc de l’œil, disparaît, rien que l’irruption d’une énergie noire, inhumaine, étreinte absolue ».

Mais également et encore, pour le lecteur attentif depuis le début, soleil « noir », pourquoi pas, comme «  los ojos con mucha noche », qui ouvre quasiment Une curieuse solitude ? Tels deux soleils noirs redoublés de nuit ? Alors ? Rouleaux, échos, des lumières… noires cette fois ? Telle aussi la lumière sombre et cachée des kabbalistes, voire des alchimistes, œuvre au noir oblige, et jusqu’à la matière noire aussi bien qu’à l’énergie noire, si souvent évoquées, par « l’auteur », le sombre « migrant », qui se cache derrière « l’homme », le « blanc terminal », en train de voir le monde éclairé à cette lumière sombre ? Boucle bouclée ? A l’infini ? Et, quoique noire in fine, donc, plus que jamais curieuse mais solaire solitude de Sollers ? Voir(e).

Et si, comme ça m’est venu à l’esprit, peu à peu, à force de recoupements, de plus en plus prégnants, on allait voir de plus près ce « soleil noir » dans la chair même du poème de Nerval déployé ? Ne nous vient-il pas tout droit, d’abord, du tableau d’Albrecht Dürer et de son « Ange de la Mélancolie », bile, humeur noire, mais aussi obscur et indéchiffrable savoir, dûment revisité par Nerval, on va le voir ; pour aller jusqu’à celui, comme on a pu le noter, à juste titre, et pour cause, puisque c’est son titre même, d’un ouvrage de Julia Kristeva, toujours, (Eva étant, rappelons-le, le prénom du personnage féminin « composite », selon son expression, du roman), Soleil noir. Dépression et mélancolie, éclairant dans sa postface, riche de lectures et de relectures, aussi bien que de références attentives et transversales, comment « Mélancolie et masochisme traversés », l’auteur transmue « Sa » mort en libre créativité ?
Ne tient-elle pas alors à dater, comme aimait à le faire Sollers, à l’instar d’un Picasso, pour ses tableaux, telle L’Etreinte, comme il le mentionne, lui (ce « 20 octobre 1969 qui reste une date capitale des aventures du corps humain »), tandis qu’elle, va jusqu’à préciser que la fameuse phrase, qui clôt le livre et l’œuvre tout uniment, avec ce conclusif « soleil noir », fut écrite, selon son propre dire, le 10 mars 2023 ?

D’abord, notons et décrivons simplement les rapprochements, les points d’inspiration commune possible, les « intersignes », mot actuel utilisé à dessein, un peu ironiquement, me semble-t-il, par Sollers, entre le poème de Nerval et le roman de Sollers (et plus largement de son œuvre, comme le fait justement Julia Kristeva, montrant la permanence des motifs repris, renouvelés, redistribués, rejoués, pour tout dire, sans prétendre être exhaustif, bien entendu, — le seul catalogue des objets symboliques et ésotériques du tableau de Dürer n’y suffirait pas, un simple exemple, pour l’illustrer, le carré magique, présent déjà sous sa forme chinoise dans Légende). Ainsi, plus précisément, pour resserrer et recentrer ce propos, concentrons-nous autour de la seule « singularité gravitationnelle » propre à leurs deux soleils noirs respectifs, tels deux trous noirs qui s’attirent sémantiquement en s’éclairant l’un l’autre, comme par contraste.

D’abord, le poème de Nerval commence par : « Je suis »…, acte de nomination divine par définition, avant de décliner, si j’ose dire, théologie « négative », ses identités rapprochées multiples en creux : le « Ténébreux », qui affiche la couleur de l’ensemble, si je puis dire ; le Veuf ; l’Inconsolé ; puis, le…« le prince d’Aquitaine à la Tour abolie ».
Comment ne pas entendre ni associer ce « prince d’Aquitaine » de Nerval, sinon à Sollers, ce vénitien anglophile de Bordeaux, du moins directement à ce « Prince noir », que Sollers a si souvent évoqué, dans ses romans, alias Edouard Plantagenêt…
Et puis pêle-mêle ? Comment ne pas, en lisant, en écoutant, voir surgir les mots, croisés, recroisés, corrigés, bien sûr, comme un fait exprès : la mer… d’Italie, la treille où le pampre à la « Rose » s’allie, pourquoi pas celle de la raison dans la croix du présent ; la tour, pas abolie cette fois, pourquoi pas celle de Montaigne ; le « luth constellé » accompagnant, qui sait, un Alfred Deller, dans les mélodies de John Dowland ou Purcell ; un « cœur » absolu, quoique « désolé », puisque aucun plaisir ne lui est étranger, et qu’il goûte « jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique », dans le finale d’un poème de La Fontaine si souvent cité in extenso par Sollers ?

Démonstration possible par les « nombres » d’occurrences en miroir ? Voyons : « le baiser de la Reine » (l’héroïne dans Le lys d’or ?), « Suis-je Amour ou Phébus ? » (Trésor d’amour ?) ; « la fleur » (Voix, fleur, lumière et Fleurs ?) qui plaisait tant à son « cœur », celui d’Orphée modulant (en musique, à Venise, chez Monteverdi ) les soupirs de la Sainte (celle d’une deuxième vie ?) comme les cris de la fée (pour « l’aimé des fées » ?) ; et même « la grotte » (de Lascaux ou autre ?) ; et pour ne pas finir, bien sûr, sans oublier, « la nuit du Tombeau » (que Jean « arrivé en premier au tombeau » « voit » (vide) « et croit » ; ni « l’Achéron », fleuve noir par excellence, branche du Styx, que le poète traverse deux fois vainqueur… même si Eurydice est « deux fois perdue », comme dit Nerval dans le récit d’une « descente aux Enfers », qu’est Aurélia, explicitement située d’emblée dans la lignée de Dante ?

Il conviendrait encore d’ajouter, hors-champs, si je puis dire, quelques autres signes intermittents d’obscure clarté au cours du livre : les « aiguilles noires » de « l’horloge des toilettes », avec sa couleur propre, pour chaque heure, dont « le trois est noir » (pourquoi ? parce qu’on revient aux « trois heures du matin » initiales ?), par rapport à la trotteuse « rouge » des secondes, que Sollers regarde, mieux, scrute, dans sa deuxième vie, où chaque jour est octroyé comme un jour en plus ; tandis que passe Sade, « ce passager noir », présent à travers le passé-présent-futur présent dès l’exergue de Juliette…

Allez-y voir par vous-mêmes, si vous ne voulez pas me croire, comme dit l’autre, les mots témoignent d’eux-mêmes, consciemment ou pas, n’importe, ils sont presque tous là, sans diminuer l’écart ni la distance dans la proximité du motif. N’oublions pas non plus, enfin, que les deux auteurs partagent le point commun d’avoir choisi un pseudonyme, donc d’être doubles quant aux noms, qui plus est tout en ombre et lumière respectives : Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval, d’une part Philippe Joyaux, alias Philippe Sollers, d’autre part. Alors, avec sérieux, quant à l’issue, quoique sans esprit de sérieux, on serait presque tenté, non pas de jouer sur les noms, à la façon potache de Jean-Sol Partre, mais en renversant les syllabes propres à quelque logique textuelle de la dissémination, comme deux soleils inversés, de dire : Nersol/Valers… d’autant que les combinaisons de ces lettres pourraient se multiplier à l’envi. Alors, plus sobrement, disons simplement : Vale. Sole.

« Le cœur peut s’arrêter, la pensée vivra », puisque, paraît-il, « la pensée est un acte. »

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