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Saint Artaud

suivi de "L’affaire Artaud" -

D 3 décembre 2017     A par Albert Gauvin - C 7 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


La toute première intervention télévisée de Philippe Sollers sur Antonin Artaud (ORTF, Lire, 13 mai 1966).
Philippe Sollers propose sa vision d’Antonin Artaud, poète, romancier, acteur, théoricien du théâtre, 1896-1948. Le récit privilégie quelques aspects de la vie l’artiste : ses rôles au cinéma (Marat dans le Napoléon d’Abel Gance), sa tentative de transformation des arts, l’influence du théâtre balinais, son voyage chez les Tarahumaras au Mexique, ses neuf ans d’internement en hôpital psychiatre. Sollers met en évidence le malentendu entre Artaud et ses contemporains quand il choisit « l’infime dedans, contre l’infini dehors ». Conclusion : « Artaud n’est pas un révolté, c’est un révolutionnaire... la merde pour Artaud, c’est le synonyme de l’être. » Textes dits par Med Hondo. (INA)

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« Celui qu’il faut bien nommer de temps en temps un poète, ne serait-ce que pour rappeler qu’il faut bien qu’il y ait quelque part quelqu’un pour qu’il n’y ait plus, à partir d’un certain rythmé en mouvement, rien ni personne ou plutôt de l’anti-sujet hors personne - et voilà toute la technique qui peut permettre de dire JE d’une façon qui échappera toujours aux oreilles -, le poète, donc, comme n’importe qui, mais en plein jour, autrement dit comme du langage en nuit-jour, déclenche une haine spécifique, mortelle, pour la seule raison qu’il produit une négation non assimilable à la négation. Si jamais chiffon s’abat sur un tableau noir, c’est bien cette affirmation matérielle. »

Philippe Sollers, L’état Artaud (intervention au colloque de Cerisy, juillet 1972)

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Artaud par Man Ray, vers 1926


Saint Artaud

Sartre avait raison : Genet était un saint, comédien et martyr, lui-même, comme Gide, restant jusqu’au bout un pasteur de la religion réformée progressiste. Mais Antonin Artaud (dont Sartre ne parle jamais) est un acteur du théâtre de la cruauté, un martyr autrement abrupt, un saint qu’on ne peut ramener à aucune Église puisqu’il s’en prend à Dieu lui-même et à toutes les religiosités, avouées ou occultes, avec l’intention physique de les faire sauter.

Un poète ? Oui, très grand, mais ce mot couvre trop de petits commerces. Un penseur ? Oui, fondamental, mais qu’aucun philosophe ne saurait mesurer (et encore moins le discours universitaire). Un théologien négatif ? C’est peu dire, puisque, chez lui, rien n’est idéal ni abstrait. Un spécialiste des mythes et des rituels chamaniques ? Son expérience personnelle (notamment au Mexique) le prouve. Un drogué ? Il n’en finit pas d’avoir besoin de l’opium pour atténuer ses souffrances. Un fou ? Si cela peut vous rassurer. Un prophète ? Il est au coeur de la barbarie du XXe siècle, captant son énergie noire comme personne du fond des asiles d’aliénés (40000 morts, très oubliés, en France, pendant l’Occupation, famine et électrochocs). Mais avant tout : un rythme, un choc, une pulsation, une voix, une profondeur affirmative graphique qui ne vous quittent plus une fois que vous les avez rencontrés et vraiment éprouvés.

1792 pages, des cahiers noircis, des portraits et des autoportraits admirables, des lettres, des improvisations, c’est la guerre, la torture, la protestation, le témoignage brûlant, le courage de tous les instants. Un certain nombre de ses contemporains l’ont compris (jamais tout à fait, et souvent de loin). Gide, un soir, au Vieux-Colombier, monte sur scène pour l’embrasser, alors qu’il suffoque. Paulhan est généreux, et très attentif. Breton est celui qui reçoit les plus belles lettres (mais pourquoi transforme-t-il le surréalisme en exposition d’art ?). Paule Thévenin, enfin, la fidèle des fidèles, avec laquelle j’ai eu l’honneur de travailler clandestinement (elle s’appelle Marie Dézon dans les traductions de certains textes, uniquement trouvables en espagnol, publiés au Mexique). Ce sera une histoire à raconter.

Tout Artaud, ou presque tout, enfin sur votre table, à côté de ceux qui sont pour lui ses vrais partenaires de destin tragique : Gérard de Nerval, Edgar Poe, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche. Comme Van Gogh, « ils ne sont pas morts de rage, de maladie, de désespoir ou de misère, ils sont morts parce qu’on a voulu les tuer. Et la masse sacro-sainte des cons qui les considéraient comme des trouble-fête a fait bloc à un moment donné contre eux ». Artaud insiste : « Car on ne meurt pas seul, mais toujours devant une espèce d’affreux concile, je veux dire un consortium de bassesses, de récriminations, d’acrimonies. Et on le voit. »

Vous connaissez Antonin Artaud ? Vous en avez entendu parler ? Allons, soyons sérieux, à peine. Il y a trop de choses à lire, il est souvent répétitif, il vous fatigue, il ne « colle » pas avec votre emploi du temps surchargé, il ne fait pas partie de la rentrée littéraire, pas plus que Pascal, d’ailleurs, qui trouvait toute l’activité humaine somnambulique et mystérieusement antinaturelle. Un effort quand même, puisque vous irez de chef-d’oeuvre en chef-d’oeuvre, des années 1924-1925 (Artaud a 28 ans) à 1948 (année de sa mort étrange, à 52 ans, le jardinier de la maison de santé d’Ivry, où il s’est réfugié, le découvrant assis au pied de son lit, victime d’une probable surdose d’hydrate de chloral).

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Artaud en 1930

Donc : « Correspondance avec Jacques Rivière » (pourquoi Artaud n’est pas « NRF »), «  le Pèse-Nerfs » (ne manquez pas là les «  Lettres de ménage »), «  A la grande nuit » (le plus surréaliste des surréalistes rompt avec le surréalisme), «  Héliogabale ou l’Anarchiste couronné » (prodigieuse étendue et variété des lectures d’Artaud), «  le Théâtre et son double » (révolution de l’espace et de l’acteur), «  les Nouvelles Révélations de l’Etre », les «  Lettres de Rodez » (supplices de l’internement, 24 électrochocs), «  Artaud le Mômo », « Ci-gît » précédé de «  la Culture indienne », «  Suppôts et suppliciations », «  Van Gogh le suicidé de la société » (texte éblouissant de fraîcheur et de lucidité, incompréhensible de la part d’un homme aussi délabré, probablement le plus beau d’Artaud et qui, comble d’ironie, reçoit à l’époque le prix Sainte-Beuve [1]), «  Pour en finir avec le jugement de Dieu » (émission radiophonique interdite de diffusion, « le Figaro » se demandant gravement si on pourrait accepter que 15 millions d’oreilles entendent la voix d’Artaud parlant des prélèvements de sperme sur des garçons dans les écoles des Etats-unis pour fabriquer de futurs soldats, «  imagine-t-on un récital Baudelaire au Vel’ d’Hiv’ ? »). Et puis, de temps en temps, tout le reste. Sans oublier le splendide volume « Cinquante dessins pour assassiner la magie », qui vous met directement en contact nerveux avec l’écriture noire et opératoire d’Artaud, ce qu’il appelle, par ailleurs, ses « sorts ». L’écriture va plus loin que l’écriture (cette «  cochonnerie ») et troue le papier de son apparition en vertige.

En 1944, Artaud écrit dans une lettre : «  La pensée avec laquelle les écrivains agissent n’agit pas seulement par les mots écrits mais occultement avant et après l’écrit parce que cette pensée est une force qui est dans l’air et dans l’espace en tous temps. »

On comprend ici que, contrairement à notre époque où n’importe qui se croit écrivain, l’écrivain, au sens d’Artaud, est très rare.

Au fond, tout cela est simple, et facile à imaginer, à une condition : s’être rendu compte, une fois, que « Dieu » et la « Société » sont une seule et même imposture de magie noire. Artaud est prouvé par l’actualité quotidienne ? Évidemment. D’où son obstination à dire et à redire qu’il n’est pas né de la façon dont sa naissance a été enregistrée, qu’il ne mourra pas de mort « naturelle », que son corps christique et antichristique est persécuté sans arrêt par des démons et des envoûtements, qu’il a été agressé aussi bien à Marseille qu’en Irlande. On ne le croit pas, on ne l’écoute pas ? Qui écoute Dieu ? Personne. Or « je suis Dieu », « je suis l’Infini ». Pas l’idée que vous vous en faites, non, là, il n’y a rien, que vide, déchet, merde, « carie ». En revanche, « moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère et moi. »

Autrement dit : je n’accepte pas de me fondre dans une « totalité » quelle qu’elle soit. L’humanité vit dans une pulsion incessante de mort, laquelle se porte de préférence sur celui qui la révèle. De façon dissimulée, mensongère, hypocrite et même inconsciente, tout le monde est religieux, alors qu’Artaud est « incrédule irréligieux de nature et d’âme ». Il faut donc le rectifier : « L’électrochoc me désespère, il m’enlève la mémoire, il engourdit ma pensée et mon coeur, il fait de moi un absent qui se connaît absent et se voit pendant des semaines à la poursuite de son être, comme un mort à côté d’un vivant qui n’est plus lui, qui exige sa venue et chez qui il ne peut plus entrer. »

Artaud ou l’extrême douleur surmontée, sans laquelle rien n’est vrai. Sachons l’entendre.

Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur du 16-09-2004.

« Oeuvres », par Antonin Artaud, Gallimard, coll. « Quarto », édition établie par Evelyne Grossman, 1792 p., 290 documents, 35 euros.
« Cinquante dessins pour assassiner la magie », par Antonin Artaud, Gallimard, collection Blanche, 96 p., 30 euros.

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Artaud en 1943


L’affaire Artaud

Sollers et son procès avec les héritiers d’Artaud :
"De l’obscurantisme !"

En 1992, le neveu d’Antonin Artaud poursuit Philippe Sollers pour avoir publié un texte de son oncle. Il gagnera son procès.

Dans le numéro 34 de la revue L’infini, l’écrivain Philippe Sollers publiait un texte d’Antonin Artaud, mort en 1948. En l’occurence, une conférence prononcée par le dramaturge au Vieux-Colombier en 1947. Sans le consentement des ayants-droits d’Artaud, qui ont assigné en justice Sollers.

En mars 1992, l’écrivain racontait cette histoire sur France Culture au micro de Christine Goémé, alors qu’il était en plein procès. Pour Philippe Sollers, cette affaire est justement révélatrice des dérives du droit de la propriété littéraire :

« On découpe maintenant des partitions de Mozart — est-ce que vous voulez l’allegro ou même un morceau de l’allegro ? »

Crédit France Culture

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Après un long procès, Gallimard publie enfin l’important tome XXVI des "Oeuvres complètes" du poète. Les héritiers de celui-ci, opposés à l’édition en cours, n’ont pourtant pas désarmé. État des lieux.

Le 13 janvier 1947, à 21 heures, un des plus grands poètes français, sur lequel courent bien des rumeurs et légendes, doit prendre la parole à Paris, au Théâtre du Vieux-Colombier. Le tout-Paris est là. Il voit apparaître un homme ravagé par des années d’internement psychiatrique, un torturé de cet enfermement qui, pendant l’occupation nazie et la collaboration vichyssoise, a fait des milliers de morts de faim (ce que personne, encore aujourd’hui, n’a envie de savoir). Ce spectre décharné mais électrique commence à parler, se trouble, se crispe, perd ses papiers, s’énerve et s’en va. Il a compris que ce n’était pas la peine de s’adresser à une assemblée culturelle et littéraire de nantis tranquilles. A quoi bon ? Ils sont sourds par définition. Gide est présent. Il est ému. Le malaise est considérable. Tout le monde est persuadé d’avoir vécu un moment historique, mais lequel ? Il faudra des années et des années, nous ne le savons que trop, pour oser poser la question. Est-elle en cours de résolution ? Rien de sûr.

Antonin Artaud a beaucoup travaillé à sa "conférence". D’où l’importance de ce tome XXVI de ses Oeuvres complètes où l’on peut lire ses notes, ses développements sur le sujet, pour lui capital, de sa biographie. Qu’une polémique d’appropriation ait surgi précisément sur ce texte-là n’est pas un hasard. C’est le sens même de toute l’existence d’Artaud qui est ici convoqué, et par conséquent notre mémoire, notre langue. Mais ce sens, désormais, qui en parle ? Presque personne. Et pour cause : " C’est une histoire de douleurs, et il y a d’autres histoires de douleurs que la mienne, mais celle-ci est trouble, je veux dire qu’elle provient d’une cause que le monde et la société actuelle donneraient tout pour garder cachée et c’est à ce titre que je veux en parler. "

Pour Artaud, il y a eu un mensonge, une falsification, une sale affaire de mort programmée, une hypocrisie gigantesque, un crime nouveau et sans précédent, bien que les siècles en regorgent. Non, ce n’est pas comme d’habitude, car ce crime porte, d’une façon jamais enregistrée auparavant, sur l’existence du corps en tant que tel. En 1947, tout le monde se prépare à parler d’autre chose, de politique, d’économie, d’idéologie, de conflits sociaux, de poésie, de cinéma, de chansons, de guerre froide, de bombe atomique, mais en réalité il s’agit d’oublier, de s’étourdir, de recouvrir une révélation noire, un abîme insupportable et à peine entrevu. Il y aura, de haut en bas et de droite à gauche, unanimité pour éviter de penser la Chose.

Or la Chose, pour Artaud, est une conjuration occulte contre le réel physique, contre le principe même d’individuation. Qu’il s’agisse de manipulations ou de massacres, c’est toujours un corps unique qui est visé, celui-là, oui, celui-là, pas un autre. Artaud n’admettra sur son cas aucun jugement médical ou philosophique ; aucune remarque de bon sens ne pourra le faire changer d’avis. Vous dites qu’il délire ? Il a prévu l’objection. "Je suis, pour un psychiatre de la société actuelle, le type parfait de ce persécuté mythomane qui continue à raisonner sur son cas avec la plus désarmante lucidité."

Ou encore : "La société me dit fou parce qu’elle me mange, et elle en mange d’autres d’une manière systématique et concertée." Ou encore : "C’est le vieux Freud qui a raison, plus raison qu’il n’a jamais cru avoir raison."

Ce n’est pas telle ou telle forme de société qu’Artaud condamne, mais la société en tant que telle, sa substance, tous ses modes de fonctionnement. Il l’a vue à l’oeuvre dans les hôpitaux, au Havre, à Rouen, à Sainte-Anne, à Rodez. Par quel jugement de l’histoire, la violence clinique a-t-elle eu parmi elle un tel observateur ? Les électrochocs : "Je n’oublierai jamais dans aucune vie possible l’horrible passe de ce sphincter de révulsion et d’asphyxie par lequel la masse criminelle des êtres impose à l’agonisant de passer avant de lui rendre la liberté. Au chevet d’un mourant il y a plus de 10 000 êtres et je m’en suis rendu compte à ce moment-là." Ou bien : "Les individus ne sont pas endoctrinés par des idées mais par des actes anatomiques et physiologiques lents." Ce qu’Artaud appelle « envoûtements » ou « empoisonnements » n’est rien d’autre que la sensation d’être nié dans son corps comme dans son langage. On veut "redresser sa poésie". Pourquoi ? Parce qu’elle est métaphysique, c’est-à-dire en conflit avec la métaphysique surveillée des religions visibles ou déguisées : "Prêtres, rabbins, brahmanes, imams, lamas, bonzes, popes, pasteurs, flics, médecins, professeurs et savants." La société, comme telle, est celle des amis du crime, devenue celle de "tartufes payés". Inlassablement observé et freiné (voilà une bonne description des régimes totalitaires), "l’homme, dans son ensemble, est réduit à un ordre de facultés extrêmement restreintes."

Les témoins que cite Artaud à son procès ? Villon, Poe, Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Lautréamont, Van Gogh, Nietzsche et même Lénine dont la paralysie finale lui paraît suspecte, compte tenu de ce "maréchal des pompiers" qu’a été Staline, lequel avait "quelque chose d’un pope revenu et réintégré." Ces témoins, Artaud ne craint pas de se dire leur frère et leur égal, et, que voulez-vous, il en a le droit. L’histoire vraie, d’une vérité inconnue et bouleversante, passe par eux, donc par lui. Il aimerait en convaincre son ami André Breton, qui hésite. Oui, la révolution surréaliste avait raison, mais il faut la pousser plus loin, lui donner son abrupt définitif, ne la plier à aucun but moral ou esthétique. "J’ai passé le stade de la protestation", dit Artaud. "Tout ceci n’est pas de la philosophie mais de la guerre." Il est "en colère de corps." Le surréalisme n’est pas allé à vif sur le corps. Or "L’esprit sans le corps est de la lavette de foutre mort."

Ah, voilà, les mots sont prononcés, certains mots, et très exactement avec leur signification et leur son. Ils deviennent des armes. Enfin, monsieur Artaud, on ne s’exprime pas ainsi, mettez-y les formes, dites-nous ça de loin, soyez poétique. le mot "foutre" dans une conférence ! Parlez-nous plutôt d’amour, je ne sais pas moi, d’avenir, de liberté, de fraternité. Le corps, le corps, pourquoi toujours le corps ?

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Artaud en 1947

Un langage à la mesure du sévice subi ? Tel est le fond de l’affaire. Artaud n’est pas là pour expliquer, justifier, envisager, comprendre, et encore moins pour se plaindre. Il réclame ni plus ni moins que la mort de la mort. Vous souriez ? Vous croyez à la mort ? Ne vous doutez-vous pas, pourtant, de temps en temps, qu’on veut absolument vous y faire croire ? N’êtes-vous pas environnés, en famille, en société, d’une rumination permanente sur le mourir ? Panthéon et pompes funèbres ? Ton grave, ému, glacé, pénétré ? Eh bien Artaud, lui, pense que notre temps est celui où la mort révèle au grand jour, et comme jamais, son programme voulu. Vite, il faut le dire, avant que tout se referme dans l’oubli et les discours lénifiants.

De ce point de vue, l’écriture d’Artaud, si forte, si singulière est bien "d’après Auschwitz". Non pas une prédication vide, désincarnée, mais la splendide insurrection colorée d’un innocent dans un monde coupable (il faut relire son Van Gogh, suicidé de la société [2]). Il ne bat pas en retraite, Artaud ; il ne se calmera pas ; il frappe. Toute la poésie ultérieure paraît, à côté de lui, d’une fadeur étrange, "une farce bidonnante d’insipidité". L’expression "marché noir", prend par exemple chez lui une signification fantastique, très au-delà de ce qu’elle aura été pendant la guerre. C’est un homme qui a connu la faim et le froid qui parle, la promiscuité, la saleté, la grossièreté des gardiens, la lâcheté ambiante, l’arrogance des médecins, la camisole de force, les traitements spéciaux. Un poète des camps, donc, mais ces camps de la mort lente étaient en France. Les fous devaient être éliminés en douceur (les rapports médicaux sont là, mais personne, encore une fois, ne veut les lire).

Pendant ce temps, n’est-ce pas, la vie continuait pour d’autres, politiciens et policiers pouvaient, dans l’ombre, s’entendre avec des assassins. "Tous les hauts profiteurs de marché noir sont aussi et par-dessus tout des profiteurs de magie noire". C’est ce qu’Artaud appelle la "parturition à distance", dont voici, à ses yeux, le but : « L’imbécilisation, l’infantilisation retardée, et le gâtisme précoce sont parmi les plus efficaces moyens d’action dont se servent tous les adeptes de la parturition à distance pour imposer aux hommes leurs volontés. » Oui, finalement, le beau mot trop galvaudé de résistant convient à Antonin Artaud : "Si je ne suis pas mort, c’est que j’ai la vie dure." Ou encore : "La mort, comme le reste, n’est qu’une poudre de perlimpinpin, une attrape pour les gogos." Ou encore : "On ne meurt que parce qu’on se croit mortel, parce que les institutions faites par les hommes ont fait croire aux hommes qu’ils étaient mortels." Et encore : "Ne vous laissez plus aller au cercueil."

Ne cherchez pas : c’est pour des propositions de ce genre qu’Artaud a tant de mal à se faire entendre, que ses oeuvres sont entourées de tant de petites histoires de papier (lui qui voulait justement "dépasser le papier imprimé" ; c’est à cause de cette folle raison montrant à la raison raisonnante sa folie latente qu’il n’a pas pu s’exprimer, à l’époque, au Vieux Colombier. Pourrait-il être mieux entendu aujourd’hui ? Comment ? Jusqu’où ? Par qui ? On le demande.

Philippe Sollers, Le Monde du 16.09.94 (repris dans Eloge de l’infini, 2001).

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Autres textes de Sollers sur Antonin Artaud

"La pensée émet des signes", 1964 (dédié à Paule Thévenin), in "Logiques", (Seuil, coll. Tel Quel, 1968), repris dans "L’écriture et l’expérience des limites", (Points, n°24, 1968).

"L’état Artaud", 1972, in Artaud (Colloque de Cerisy, UGE, 1973), repris dans "Logique de la fiction" (éditions cécile deffaut, 2006). Ce volume réédite également "Pourquoi Artaud, pourquoi Bataille", texte de présentation du colloque de Cerisy, ainsi que l’intervention de Sollers intitulée "L’acte Bataille".

"Sur Artaud", entretien, 1994, in "Eloge de l’infini" (Gallimard, 2001)

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Pas des démons mais des cochons

par Jacques Henric

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Artaud en Quarto. Un événement éditorial. L’essentiel de l’oeuvre en un volume de 1800 pages, pour 35 euros. L’oeuvre complète, publiée chez Gallimard en 26 volumes, menée à bien par Paule Thévenin qui y consacra sa vie, était devenue d’un accès peu aisé. Tous les grands textes, dans cette nouvelle édition, sont réunis selon un ordre chronologique, depuis la Correspondance avec Jacques Rivière jusqu’à l’ultime Pour en finir avec le jugement de Dieu. S’y ajoutent articles divers, scénarios, plus de 200 lettres, dont certaine inédites. Comme toujours dans cette précieuse collection Quarto, on trouve une bio-bibliographie et une riche iconographie. Cette édition a été établie et annotée par Evelyne Grossman.

Que la lecture, rendue ainsi possible, de l’ensemble de l’oeuvre d’Artaud, nous débarrasse enfin de l’image romantique du poète maudit, du fou génial, du mage inspiré, du prophète fulminant, image entretenue de manière à brouiller au maximum les enjeux d’une pensée qui a pris à revers son siècle, une civilisation, et plus profondément la logique mortifère de l’espèce humaine ! Maudit, oh, certes Artaud le fut, mais prenons le mot, privé de son pathos, dans son sens premier de maledicere : dire le mal. Renversons les choses : c’est lui, Artaud, qui désigne, qui dénonce le mal à l’oeuvre, d’abord en lui, dans son corps (y a-t-il meilleur terrain d’expérimentation et de connaissance que notre propre moi incarné ?), dans le social ensuite, dans ce qui le constitue, les religions, les idéologies, les philosophies, les politiques, les morales, la famille, les patries, la culture, la poésie, le théâtre, le cinéma, la peinture ... Il prend tout cela de front, Artaud. Son refus est total, absolu. Les chefs-d’oeuvre de l’art ? Une fois pour toutes, « en finir » avec eux. « Les chefs-d’oeuvre du passé sont bons pour le passé ». Point. Le théâtre ? « Je suis l"ennemi du théâtre, je l’ai toujours été », (écrit en 1947). L’université ? « Une citerne étroite » qui se prend pour « la Pensée ». Les universitaires ? : « Vous êtes la plaie d’un monde, Messieurs ». Les médecins ? Des malades et des empoisonneurs. La poésie ? « JE NE CROIS PLUS AUX MOTS DES POÈMES, / Car ils ne soulèvent rien / et ne font rien ». La Philosophie ? « Mais toi, Platon, tu nous fais chier, et toi Socrate, et vous, Épictète, Épicure, et toi, Kant, et Descartes aussi ». L’esprit ? « Une esbroufe et un bluff. Une espèce de fumée larvaire ». La morale, le bien, la vertu, l’humanisme ? « L’honneur comme la vertu m’emmerdent à la fin dans ce monde de marché noir et ce n ’est pas le marché noir qui m’emmerde mais le monde. J’en ai ma claque des hauts sentiments ». L’homme ? « Quand je pense homme, je pense / patate, popo, caca, tête, papa » Dieu ? « Dieu est-il un être ? / S’il en est un/ c’est de la merde./S’il n’en est pas un/il n’est pas. » Sa création : « Une crotte merdeuse de néant ». Les institutions et les idéologies politiques ? : « Je chie sur la république, la démocratie, le socialisme, le communisme, le Marxisme, l’idéalisme, le matérialisme, dialectique ou non (...) je chie sur le Front populaire (...) sur l’Internationale (...) mais je chie aussi sur l’idée de patrie, je chie sur la France et sur tous les Français ». Quant au Pape, au Dalaï-Lama, aux prêtres, aux popes, aux imams, aux muftis, aux bonzes, aux rabbins, aux lamas, aux Brahmanes..., voyez dans Suppôts et Suppliciations, quel sort Artaud leur réserve. Mais ne prenons pas ses violentes charges contre les représentants d’un ordre qu’il juge criminel (combien, à côté de Van Goqh, de « suicidés de la société » ?) pour une manifestation d’anarchisme sauvage ou l’effet d’un nihilisme déchaîné. Artaud ne délire pas. Il voit le réel tel qu’il est, et il témoigne. C’est un chroniqueur de l’horreur. « Je dis ce que j’ai vu ». Et ce qu’il a vu, c’est un monde faux, « truqué » , pris en main par de « hautes crapules » profitant de la jobardise d’un « genre humain crétinisé ». Il ne s’affronte pas à un monde occulte, pas à des « démons », mais à des « cochons ». « Mes ennemis sont des hommes qui mangent et qui chient ». Étonnons-nous que d’avoir mis au jour et dénoncé leurs trafics, ses ennemis le lui aient fait durement payer. « J’ai été victime d’un crime social où tout le monde a trempé le doigt ou, mettons, le cil d’une paupière ». Le prix payé pourrait se compter en années d’enfermement, en séances d’électrochocs, en désaffections des proches, en censures, et en insultes et injures diverses(traité par ses « amis » Breton, Eluard, Aragon, d’impuissant, de lâche, de canaille et de charogne, et, déjà en 1927, de... débile mental, les psychiatres n’auront qu’à confirmer quelques années plus tard)...

La question qu’on pourrait poser, à la relecture de textes d’Artaud, notamment les plus lucides et les plus bouleversants écrits dans les dernières années de sa vie, serait de savoir si la Société d’aujourd’hui a évolué, s’est amendée, ou si les choses se sont aggravées. À vous de juger. Les religions : ont-elles perdu de leur pouvoir mystificateur et destructeur ? La « patrie », les nationalismes, les communautarismes se seraient-ils éteints ? (demandez aux Bosniaques,aux Rwandais, aux Israéliens, aux Palestiniens, aux Russes, aux Tchétchènes... ou faites une virée dans nos banlieues « chaudes »). L’esprit commémoratif, en qui Artaud voyait le symptôme d’une attitude lâche terrorisée face au présent et aux pouvoirs de la mémoire, serait-il en régression ? Et le patrimoine ? Et l’idée de culture, qu’Artaud voyait comme un « ensemble de commodités de l’homme qui a toujours appelé culture ce qui lui évite de penser » ? ... Évidemment que tout s’est considérablement aggravé. Le Spectacle, radiographié par Artaud, a pris un tour totalitaire. Il en a pris tôt la mesure dans son corps, de ce vampirisme social. Et c’est sa chair, son sexe, son esprit, son intelligence, sa pensée, qui témoignent de cette infernale « malédiction », car non seulement le monde, l’homme, ont été mal faits, mais ils ont été, et ils sont aujourd’hui plus que jamais mal dits.

On connaît la phrase de Pascal : « Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger ». N’est-ce pas la définition du martyr ? Si on élimine de ce mot son acception religieuse et chrétienne, il va à Artaud comme un gant. Mais un terrible gant, broyeur et incandescent.

Jacques Henric, Art press 306.

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Pour en finir avec le jugement de Dieu

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« Pour en finir avec le jugement de Dieu », est une création radiophonique du poète français Antonin Artaud qui fut enregistrée dans les studios de la radio française entre le 22 et 29 novembre 1947.
Cette création radiophonique était une commande de l’Office de radiodiffusion télévision française (ORTF). Elle devait être diffusée le 2 février 1948 mais le directeur de l’ORTF décide de la censurer à la veille de sa diffusion. Il faudra attendre 25 ans pour l’entendre sur les ondes.
Le texte subversif choque, sa mise en onde détonne. Artaud y parle, crie, hurle : poésie de la cruauté, éructation verbale dénonçant l’ordre moral, religieux et, détruisant tous les tabous.
« Là où ça sent la merde, ça sent l’être. L’homme aurait très bien pu ne pas chier, ne pas ouvrir la poche anale, mais il a choisi de chier comme il aurait choisi de vivre. Au lieu de consentir à vivre mort. C’est que pour ne pas faire caca, il lui aurait fallu consentir à ne pas être, mais il n’a pas pu se résoudre à perdre l’être, c’est à dire à mourir vivant... »

L’oeuvre est précédée par une introduction de Roger Vitrac : personnalité d’Artaud, son oeuvre, ses activités d’acteur chez Dullin et au cinéma. Ses poèmes. Son activité théâtrale, son influence.
Les textes sont lus par Maria Casarès, Roger Blin, Paule Thévenin et l’auteur lui-même. L’accompagnement était composé de cris, de battements de tambour et de xylophone enregistrés par Antonin Artaud.

Cette version est celle choisie par l’auteur pour être diffusée : coupure du 1er texte faite à la demande de l’auteur après écoute du montage. C’est ici le 2ème texte enregistré qui est utilisé. (Tome 13 des Oeuvres complètes et lettre du 17 février 1948 à René Guignard) [3].

J’ai appris hier
(il faut croire que je retarde, ou peut-être n’est-ce
qu’un faux bruit, l’un de ces sales ragots comme il s’en colporte entre évier et latrines à l’heure de la mise aux baquets des repas une fois de plus ingurgités),
j’ai appris hier
l’une des pratiques officielles les plus sensationnelles des écoles publiques américaines
et qui font sans doute que ce pays se croit à la tête du progrès.
Il paraît que parmi les examens ou épreuves que l’on fait subir à un enfant qui entre pour la première fois dans une école publique, aurait lieu l’épreuve dite de la liqueur séminale ou du sperme,
et qui consisterait à demander à cet enfant nouvel entrant un peu de son sperme afin de l’insérer dans un bocal
et de le tenir ainsi prêt à toutes les tentatives de fécondation artificielle qui pourraient ensuite avoir lieu.
Car de plus en plus les américains trouvent qu’ils manquent de bras et d’enfants,
c’est à dire non pas d’ouvriers
mais de soldats,
et ils veulent à toute force et par tous les moyens possible faire et fabriquer des soldats
en vue de toutes les guerres planétaires qui pourraient ensuite avoir lieu,
et qui seraient destinées à démontrer par les vertus écrasantes de la force
la surexcellence des produits américains, et des fruits de la sueur américaine sur tous les champs de _ l’activité et du dynamisme possible de la force.
Parce qu’il faut produire,
il faut par tous les moyens de l’activité possibles
remplacer la nature partout où elle peut-être remplacée,
il faut trouver à l’inertie humaine un champ majeur,
il faut que l’ouvrier est de quoi s’employer,
il faut que des champs d’activité nouvelle soient crées,
où ce sera le règne enfin de tous les faux produits fabriqués,
de tous les ignobles ersatz synthétiques
où la belle nature vraie n’a que faire,
et doit céder une fois pour toutes et honteusement la place à tous les triomphaux produits de remplacement
où le sperme de toutes les usines de fécondation artificielle
fera merveille
pour produire des armées et des cuirassés.
Plus de fruits, plus d’arbres, plus de légumes, plus de plantes pharmaceutiques ou non et par conséquent plus d’aliments,
mais des produits de synthèse à satiété,
dans des vapeurs,
dans des humeurs spéciales de l’atmosphère, sur des axes particuliers des atmosphères tirées de force et par synthèse aux résistances d’une nature qui de la guerre n’a jamais connu que la peur.
Et vive la guerre, n’est-ce pas ?
Car n’est-ce pas, ce faisant, la guerre que les Américains ont préparée et qu’il prépare ainsi pied à pied.
Pour défendre cet usinage insensé contre toutes les concurrences qui ne sauraient manquer de toutes parts de s’élever,
il faut des soldats, des armées, des avions, des cuirassés, de là ce sperme
auquel il paraîtrait que les gouvernements de l’Amérique auraient eu le culot de penser.
Car nous avons plus d’un ennemi
et qui nous guette, mon fils,
nous, les capitalistes-nés,
et parmi ces ennemis
la Russie de Staline
qui ne manque pas non plus de bras armés.
Tout cela est très bien,
mais je ne savais pas les Américains un peuple aussi guerrier.
Pour se battre il faut recevoir des coups
et j’ai vu peut-être beaucoup d’Américains à la guerre
mais ils avaient toujours devant eux d’incommensurables armées de tanks, d’avions, de cuirassés
qui leur servaient de boucliers.
J’ai vu beaucoup se battrent des machines mais je n’ai vu qu’à l’infini
derrière
les hommes qui les conduisaient.
En face du peuple qui fait manger à ses chevaux, à ses bœufs et à ses ânes les dernières tonnes de morphine vraie qui peuvent lui rester pour la remplacer par des ersatz de fumée,
j’aime mieux le peuple qui mange à même la terre le délire d’où il est né,
je parle des Tarahumaras
mangeant le Peyotl à même le sol
pendant qu’il naît,
et qui tue le soleil pour installer le royaume de la nuit noire,
et qui crève la croix afin que les espaces de l’espace ne puissent plus jamais se rencontrer ni se croiser.
C’est ainsi que vous allez entendre la danse du
TUTUGURI

22 novembre 1947.

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Artaud en 1947
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Julia Kristeva sur Artaud

Dans ce long entretien, Julia Kristeva, interrogée par Shan Benson en 1996, parle de sa découverte d’Artaud, de Paule Thévenin, de Tel Quel, de l’abjection :

Sur pileface : JK parle d’Artaud

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André S. Labarthe, Artaud cité, atrocités

Un siècle d’écrivains, France 3, 2000 (45’09).

(durée : 45’09" — Archives A.G.)
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La critique des Inrocks

Antonin Artaud par André S. Labarthe : portrait magique de l’incandescent écrivain par un cinéaste inspiré. Où l’alchimie transforme le soufre en or.
Un siècle d’écrivains ignore le changement de millénaire, puisque la collection cossue du peu cossard Bernard Rapp continue d’égrener le chapelet hebdomadaire de ses portraits d’auteurs plus ou moins morts. La routine ? Pas tout à fait quand c’est André S. Labarthe qui présente Antonin Artaud : un événement, plutôt. Ce sont en effet cinquante minutes de pure intelligence musicale ­ rythme, mouvement, montage ­ qui composent ce film dédié à Carmelo Bene, l’un des meilleurs de la série, et pour son auteur l’un des plus réussis. Labarthe est en grande forme, il godardise et se déguise en Deleuze, s’amuse de la souplesse de sa caméra numérique, invente la vérité en huit images/seconde. Il a surtout l’idée géniale de construire son portrait sur ce postulat : Antonin Artaud serait-il mort avant d’être né ? Le film peut alors épouser la forme d’une gestation paradoxale, qui fait mentir les dates réelles (1896-1948) et déjoue les pièges de l’habituelle commande biographique pour obéir à l’injonction de L’Ombilic des limbes : “Ne croyez-vous pas que ce serait maintenant le moment de rejoindre le Cinéma avec la réalité intime du cerveau ?” Artaud n’est pas au monde, il s’accouchera lui-même sur la scène du Vieux-Colombier, lors de cette fameuse conférence du 13 janvier 1947 qui précédait de quatorze mois seulement sa mort administrative. Sa force est sa folie, et celle de Labarthe d’en adopter le regard de l’intérieur : “Bienvenue dans la crypte”, lance-t-il au début de l’aventure visuelle ­ et sonore ­ à laquelle il nous convie. C’est l’aventure d’un homme toujours à la lisière de la réalité, dont des extraits du Crépuscule des dieux ­ version Furtwängler ­ théâtralisent de façon stupéfiante le destin douloureux. “Je ne sens la vie qu’avec un retard qui me la rend désespérément virtuelle”, écrit Artaud à Jacques Rivière. Il faut pourtant survivre, et il y aura pour cela les drogues, la scène avec Dullin, le cinéma encore, l’internement psychiatrique enfin, d’abord à Ville-Evrard puis à Rodez.
Surréaliste incandescent, acteur halluciné d’Abel Gance, inventeur sans vrai descendant du “théâtre de la cruauté”, Artaud est au-delà de l’art, dans les limbes d’une oeuvre qui le conduit à la danse finale de l’écriture, sur les pages des quatre cent six cahiers d’écolier compulsivement griffonnées/dessinées lors des dernières années de sa vie d’interné. Sa vie est une tragédie de l’incarnation, et c’est au fond le seul sujet du Cinéma. On comprend dès lors que Labarthe s’approprie sa posture pour réfléchir à l’état présent des images, pour suggérer même jusqu’aux failles les plus contemporaines de notre société, en filmant une manifestation de sans-papiers. Il le fait avec une maîtrise formelle époustouflante, donnant à voir la fragmentation de l’être et du monde, puis glissant vers l’essentiel, l’écriture, la chorégraphie des mots que sa caméra suit comme le mouvement inachevé d’un corps en suspens, en sursis. Bien sûr, on retrouve ici ses habituels effets de signature : un enquêteur à chapeau et la voix off de Jean-Claude Dauphin, la scansion sonore d’une vieille machine à écrire et le joli corps nu d’une jeune fille au piano... Mais c’est de style qu’il faudrait parler plutôt pour ce film d’une beauté tranchante, tendue jusqu’à l’ouvert des ultimes mots manuscrits d’Artaud ­ “etc., etc.” Artaud l’envoûté, qui n’accepte pas de ne pas avoir fait son corps lui-même, dont les lettres à sa mère sont pourtant déchirantes de simplicité. Artaud le “suicidé de la société”, auquel Labarthe restitue sa juste place en trouvant la sienne propre de cinéaste. Il sait en effet s’approcher au plus près d’un mystère souffrant, quand l’ordinaire maladie de vivre se mue en pure magie. C’est là une alchimie très rare, surtout à la télévision. Les Inrocks, 01-01-01.

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Paule Thévenin et Antonin Artaud

France Culture, En compagnie des auteurs, 10 mai 1975.

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LIRE : Paule Thévenin : Antonin Artaud, fin de l’ère chrétienne, (Editions Lignes-Léo Scheer, octobre 2006. Préface de Michel Surya). Paule Thévenin est — faut-il le rappeler ? — l’éditrice des Oeuvres Complètes chez Gallimard.

A signaler également la publication chez Gallimard du CAHIER, Ivry, janvier 1948 avec un FAC-SIMILE, octobre 2006, Edition établie et préfacée par Evelyne Grossman.

Evelyne Grossman s’entretenait avec Alain Veinstein le 5 janvier 2007.

Et, sur Artaud, quelques publications récentes :

Raphaël Denys : Le testament d’Artaud, (Gallimard, coll. L’Infini, janvier 2005). Premier livre de ce jeune écrivain belge de 31 ans.

Jacques Derrida : Artaud le Moma, (Galilée, 2002).

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Artaud, Dreyer, Godard

En 1962 Jean-Luc Godard tourne Vivre sa vie avec Anna Karina. Il insère dans son film une séquence de La passion de Jeanne d’Arc de Dreyer dans laquelle jouait Antonin Artaud.

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Portfolio

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7 Messages

  • A.G. | 20 mai 2017 - 19:32 1


    Antonin Artaud (1896-1948), Autoportrait, décembre 1947. Mine graphite sur papier, 64 x 50 cm.
    Paris, Centre Pompidou, legs de Mme Paule Thévenin, 1994. Zoom : cliquez l’image.
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    Les samedis de France Culture (1ère diffusion : 10/05/1975)
    Par Roger Vrigny — Avec Marthe Robert, Hubert Juin, Jacques Brenner, Henri Thomas, Paule Thévenin et Bernard Noël.

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    Antonin Artaud, Portrait de Paule Thevenin dit "Paule aux ferrets", 1947.
    Zoom : cliquez l’image.
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  • Lily | 19 mai 2017 - 18:21 2

    Après guerre les élites parisiennes choisiront Céline au lieu d’Artaud... Combien d’Antonin aujourd’hui crèvent de l’aveuglement et de l’inculture du business culturel français axé sur la diffusion de l’idée réactionnaire, bien-pensante, propre sur soi, qui mijote dans une poignée de crânes venteux et que l’Antonin de 1947 dénonçait, justement.


  • A.G. | 30 juin 2016 - 20:56 3

    Sollers et son procès avec les héritiers d’Artaud : "De l’obscurantisme !"
    (France Culture, 15 juin 2016)
    En 1992, le neveu d’Antonin Artaud poursuit Philippe Sollers pour avoir publié un texte de son oncle. Il gagnera son procès. Première archive d’une série sur les batailles d’héritages dans le monde des arts et de la littérature.
    Dans le numéro 34 de la revue L’Infini, l’écrivain Philippe Sollers publiait un texte d’Antonin Artaud, mort en 1948. En l’occurrence, une conférence prononcée par le dramaturge au Vieux-Colombier en 1947. Sans le consentement des ayants-droits d’Artaud, qui ont assigné en justice Sollers. Cf. ci-dessus L’affaire Artaud.
    Philippe Sollers en 1992 sur son procès face aux héritiers Artaud. Rediffusion.


  • V. Kirtov | 22 août 2015 - 20:26 4

    Artaud est né à Marseille en 1896. Jusqu’en 1928, il fit de fréquents retours dans sa ville natale.
    Une chronique audiovisuelle sur le parcours d’Artaud par Alain Paire avec une belle mise en images.
    www.mativi-marseille.fr


  • A.G. | 14 février 2008 - 19:22 5

    Kristeva parle d’Artaud

    Dans la video ci-dessous (9 parties), Julia Kristeva, interrogée par Shan Benson en 1996, , parle de sa découverte d’Artaud, de Paule Thévenin, de Tel Quel, du maoisme, de la psychose, de l’abjection :

    {{ Artaud }}


  • VB | 8 octobre 2007 - 15:03 6

    Plus la souffrance avance et plus le génie la suit. Au travers d’Antonin Artaud et de ses maux, tout n’est que poésie, dont on ressent la puissance de ses idéaux politiques.

    Dans ses"Messages révolutionnaires", le Secret surréaliste est une ombre portée, un chant miséreux et vaniteux, parcourant l’inconscient physique, et bafouant volontairement la raison :
    la raison d’être, la raison de souffrir, la raison d’achever son cheminement de la Colère de l’esprit jusqu’à Mexico, et au-delà, jusqu’aux Tahorminas.
    L’Absolu est atteint et prophétise la religion en faisant abnégation de Dieu.

    "
    Etre cultivé c’est manger son destin, se l’assimiler par la connaissance. C’est savoir que les livres mentent quand ils parlent de dieu, de la nature, de l’homme, de la mort et du destin".

    Pas de doute Antonin Artaud est vraiment un Saint.


  • Lorenzo | 18 décembre 2006 - 21:56 7

    Oubliez Grossman, Artaud la conchie, oubliez Dérida, Deleuze et autres grosses têtes-molles, lisez plutôt Raphaël denys, Le testament d’Artaud, chez Sollers, encore lui...
    Le seul livre valable sur la question...
    Lorenzo...