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Conférence aux Bernardins : une mauvaise chute !

L’Eclaircie (IV) : De Manet à Picasso

D 24 janvier 2012     A par Viktor Kirtov - C 25 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Lundi soir, 23 janvier 2012, Philippe Sollers tenait conférence au Collège des Bernardins, ce lieu prestigieux qui projette sur le monde actuel, un peu de la lumière des esprits éclairés qui l’animent.
En général !
On vient ici se recueillir dans ce temple de la pensée vivante, où même les Antechrist sont admis.
Le Nietzschéen Sollers officiait ce soir là. Au menu : « L’Eclaircie : De Manet à Picasso ». Autrement dit, une promenade dans le Paradis (ou l’Enfer) sollersien, guidé par le pape de son Eglise : Philippe Sollers soi-même. Les fidèles, acquis, assistaient à l’office de 19H30 du lundi (Aux Gesuati, à Venise, c’est à la messe de 18 heures que le pape, incognito, se recueille, juste après le chapelet des récitantes). Le grand amphithéâtre des Bernardins était plein à craquer (plus de 200 personnes sur les gradins). Sur le devant, une estrade à laquelle on accède en gravissant trois marches, petite montée au Golgotha pour le crucifié d’un soir car dans cette montée, nous l’apprendrons bientôt, un drame inattendu va se jouer.

La conférence

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Philippe Sollers et Jérôme Alexandre
Colège des Bernardins, 23 janvier 2012

La conférence était introduite par Jérôme Alexandre. Le théologien co-dirige le département recherches « La parole et l’art » des Bernardins qui « vise à interroger les rapports profonds entre l’expression artistique et l’expression de la foi ». Jérôme Alexandre a préféré ne pas improviser, Son introduction est construite, documentée, sensible.
Suivra Sollers qui se fait le critique clairvoyant, érudit de son dernier roman L’Eclaircie. Exposé non moins construit que celui de Jérôme Alexandre (ce n’est pas toujours le cas, quand il compte trop sur ses talents d’improvisateur et conteur pour mettre la salle dans sa poche, même si le fond est carrément brouillon). Là, nous avons droit à du grand Sollers : l’art de l’éloquence sans aller top loin, l’emphase sur le roman noir de notre époque, celle des « men in dark times », Hannah Arendt appelée en renfort, L’Eclaircie se faisant manifeste politique au deuxième degré. Sollers insiste sur ce mot « politique » qu’il utilise plusieurs fois. Il s’agit pour lui de placer son livre dans l’actualité du temps politique de la présidentielle. C’est du moins la relecture qu’en fait Sollers lors de l’introduction de sa conférence. Sollers nous l’a dit à d’autres occasions « L’écriture se poursuit à la lecture », ...C’est bien le cas, ni cette citation, ni Hannah Harendt ne sont présents dans L’Eclaircie ! Néanmoins, nous avons droit à du très bon Sollers. C’est ainsi que je l’entends, « en live ».
L’orateur joue de sa voix, pose ses silences, ménage ses effets, aidé par le comédien, l’autre face de l’orateur (écoutez l’extrait audio en fin d’article). Les mots s’emplissent de sens et de profondeur. Jusqu’où allons-nous tomber ?
Magie ? Mystification ? Ces deux mots sont trop proches pour les dissocier. Mais le spectacle est réussi. Sollers est un bon magicien des mots à l’écrit, comme à l’oral (souvent, en conférence), même si ce n’est pas la même pièce qu’il joue à l’écrit et à l’oral, ajoutant ici et là un acte, une nouvelle « preuve » à son dialogue entre les forces des ténèbres et celles de la lumière. Sollers démiurge, qui modèle et remodèle ses écrits dans de nouvelles re-présentations. C’est cela que je suis venu chercher. Tout va bien.

Les enregistrements audio sont en fin d’article.

Le temps est venu d’assister à un film, réalisé l’été dernier par son vidéaste attitré Georgi Galabov et la photographe Sophie Zhang, alors que Sollers écrivait L’Eclaircie dans sa maison de l’Ile de Ré : Sollers nous l’annonce comme « le roman du roman en train de se faire ».. Une improvisation où l’on voit Sollers feuilleter des livres d’art sur Picasso, Manet et commenter les tableaux et les photos. Montage entrelacé de gros plans sur les tableaux ou les photos. Côté musique, sont aussi invités Mozart, Vivaldi, Haydn. Sollers nous dit avoir participé au montage méticuleux, à ces entrelacements plan par plan. Les reproductions de tableaux et des photos sont excellentes, la partie commentaire improvisé sur fond de feuilletage des livres en plan fixe est beaucoup plus faible.
A l’exception d’un morceau d’anthologie où Sollers se fait l’interprète du poète espagnol Góngora (1561-1627), :
Il clame les poèmes en espagnol, les traduit, les commente : du grand art de l’éloquence et de la comédie : un morceau de pur plaisir.

La chute

Pendant le film, Sollers est allé se dégourdir les jambes. Il revient et se dirige vers l’estrade pour l’ultime partie des questions. C’est alors qu’il chute lourdement sur les marches de l’estrade. Il a du mal à se relever mais refuse l’aide bienveillante d’une main qui se tend vers lui, avant de se rendre à l’évidence qu’il en a besoin. Le film se déroule au ralenti. Un homme de 75 ans a chuté sur les marches en voulant remonter sur l’estrade. C’est banal. Cela arrive aussi à des plus jeunes. Il rejoint la table, s’assied fait face au public, mais l’oeil ironique, amusé, de l’orateur, a fait place à un oeil courroucé, mauvais, les traits du visage se sont durcis, l’ironie fait place au mépris, la haine perce... Mystérieux dédoublement à la suite de cette chute. Son invite aux questions devient invective :

Des questions, les bourgeois ?
Des questions les petits bourgeois ?

Dîtes moi des questions, que je jouisse de vos questions

Allez

Allons vite !

Vous avez quelque chose à dire ?

Ben dîtes le !

Allez debout

Avec micro

Bonsoir les bourgeois
Bonsoir les petits bourgeois
Bonsoir les petites bourgeoises

Je suis content de vous voir

Voila, Pardon, je me suis un peu blessé

Allez-y Madame

Dîtes ce que vous avez à dire Madame, c’est votre moment de télé
Allez-y !
Dîtes ce que vous avez à dire
Dîtes moi quelle est votre vie par rapport à çà ? [Manet, Picasso...]
...

Oh c’est bien les Bernardins ! J’adore ! Voilà un endroit gauchiste qui devrait être interdit, d’ailleurs

....

Vous avez quelque chose à dire Madame, je vous écoute

...

Vous vouliez parler, eh bien parlez !
Qu’on vous donne un micro Madame

... Merde ! (Sollers se bande la main avec un mouchoir)

Je vous écoute

Levez-vous
....
Levez-vous pour parler

Non, Monsieur


Mais si, levez-vous
Moi je me lève pour vous écouter
(théâtral, Sollers se lève)

Vous avez quelque chose à dire, alors dîtes-le !

Je vous écoute ! Avec Attention.

Vous avez quelque chose à dire.

Qui êtes-vous ?

Je m’appelle Anna
Monsieur vous me gênez

Pardon

Vous me gênez Monsieur

Pardon

Vous me gênez

Pardon

Vous me gênez, je voulais simplement vous dire que je suis comme Manet,...
- Sollers l’interrompt : vous êtes comme Manet !
- je suis heureuse... (nouvelle interruption de Sollers)
- vous êtes pas mal ce soir, vous avez pris quelque chose ? C’est tout. Une autre question pendant que je saigne ?

...

Allez-y

Allez au lit

tout le monde

...

Vous vous en foutez de la musique, de la peinture

Vous vous en foutez

Ayez le courage de le dire

Au revoir, Adieu, c’était ma dernière prestation
aux Bernardins, avant longtemps, peut-être jamais !

Votre sommeil est préférable à votre abrutissement sensible
Allez-vous en, je vous ai assez vu

A-LLEZ - V-OUS - EN !

Vous n’avez rien compris !

Les premiers « hou » et sifflets fusent. D’autres quittent la salle. Place à la jouissance de l’autoflagellation, puis de l’avilissement jubilatoire et de l’invective à l’adresse de son auditoire. L’homme qui a écrit L’expérience des limites va libérer ses derniers freins, Plus d’autocontrôle ou si peu. A un moment, Josyane Savigneau, au premier rang, va se lever pour retirer le micro. La messe est dite.
Avant, vont suivre sept minutes de brouhaha et de harangues ou l’on pouvait discerner ces quelques phrases, certaines répétées, incantations délirantes, libérantes, jubilatoires, jouissives, en même temps que la tonalité se fait de plus en plus pâteuse, avec outrance (cela se fait encore plus entendre à la réécoute). Hors limites :

Allez huez-moi !

Enfin !

Huez-moi !

Au lieu de rester abrutis...

Vous n’êtes pas dignes de l’Olympia

Vous n’êtes pas dignes de Manet

Vous n’êtes pas dignes de Picasso

...

Allez-vous en !

Je vous ai assez vus !

...

Pauvre pays de merde

Avec des habitants de merde

Pourris

Vous irez voter Marine le Pen, ou n’importe quoi

Ouuuiiiii !

Vous irez partout sauf à l’essentiel, vous êtes déjà décomposés

...

Vous vous en foutez de la musique, de la peinture

Ayez le courage de le dire !

....

Vous n’avez rien lu, vous n’avez rien entendu

Et vous jouissez de votre ignorance

Comment pouvez-vous jouir de votre ignorance ?

Je vous vois et je vous vois jouir de votre ignorance

...

Je demande à tous les gens de s’en aller

Avec ma bénédiction urbi et orbi

...

Allez-vous en bordel !

Pourquoi ce déchaînement de courroux après sa chute ?

La chute qui l’a irrité contre lui-même, contre ce corps qui s’était effondré, qui lui échappait et délestage de son irritation sur le public ?
Le public, chez qui il avait décelé un endormissement, un manque d’intérêt pendant le film ?
L’abus du whisky de sa flasque qui l’accompagne toujours ?
Un événement extérieur qui avait exacerbé sa vulnérabilité ? A posteriori, je notais que ses accolades féminines et masculines, pré-conférence, étaient intimement appuyées, plus que d’habitude et plus longues. Ne l’avais jamais vu embrasser Antoine Guggenheim de la sorte, ce théologien qui introduisait ses précédentes conférences aux Bernardins !

A moins que Sollers qui a déjà endossé les habits de Nietzsche dans « Une vie divine » ne se soit, un instant, seulement un bref instant, effondré comme M.N. à Turin ?
Ces instants qui font basculer le cours des choses. Un presque rien qui sert de déclic, de révélateur.

Avec cet épisode, Sollers s’est-il paradoxalement montré plus humain dans sa faiblesse et sa vulnérabilité, dans son déchaînement ? Et cette attaque « Des questions , les petits bourgeois ? » ne venait-elle pas de très loin ? Du fond de l’enfance ?
Il est né bourgeois, il a vécu, un temps des subsides de son père, pour le studio qu’il occupait à Paris, studio qui dans le fil de la narration se confond avec le studio de Lucie D., rue du Bac, lieu de rendez-vous des amants pour les séances et leur rituel. Un fil qu’il a voulu tirer dans L’Eclaircie, ressorti là, ce soir, à l’insu de l’auteur et de l’homme. Certes, il s’est révolté contre son milieu, mais l’a-t-il vraiment quitté ? Lucie D. est une intellectuelle libre, « bourgeoisie intellectuelle » ? ... Antinomique ? Pas tant que ça, même si on préfère dire « aristocratie intellectuelle », plus valorisant ; certes, elle voterait sûrement à gauche, mais elle est bourgeoise dans le sang, celui de la terre noble (elle possède un vignoble en bordelais), BCBG ! Vous préférez BOBO ? Allons-y ! En somme, on n’échappe pas à son enfance.


Epilogue

Ce n’est pas la première fois que Sollers invective son public pour le bousculer, le réveiller. Mais là, il y avait quelque chose en plus, il y avait de la tragédie. Le public n’était pas qu’amorphe, il le sentait et retenait son souffle. Le ton était au delà de la facétie, de l’ironie, de la provocation pour détendre l’atmosphère, non il y avait du mépris et de la violence en lui. L’écrivain qui a écrit « L’expérience des limites » sait qu’il l’a franchie ce soir et le dit à sa façon, lucide dans sa dérive :

« Adieu, Au revoir, Adieu, c’était ma dernière prestation
aux Bernardins, avant longtemps, peut-être jamais »

Mais lorsque le brouhaha eut disparu, que les participants quittaient la salle, Jérôme Alexandre, l’organisateur, qui avait tendu une main secourable pour l’aider à se relever après sa chute s’est à nouveau approché de Sollers pour lui glisser à l’oreille : « ça n’a aucune importance ! »

*

Nota : L’épilogue aux réactions suscitées par cet article est ici.

Rembobinons le film

Rembobinons le film, reprenons au début et écoutons le meilleur de la soirée : l’introduction de Jérôme Alexandre puis la présentation de Philippe Sollers :

GIF Introduction par Jérôme Alexandre (9’20)

GIF

GIF Présentation de Philippe Sollers avant le film (20’10)

GIF
*

Voir aussi :

L’Eclaircie (I) : Notre premier dossier.

L’Eclaircie (II) : L’hymne à Manet & Extraits

L’Eclaircie (III) : Analyse lexicographique

L’Éclaircie (V) : Le regard des dieux grecs

L’Eclaircie (VI) : Invraisemblable Góngora

Picasso et Matisse dans L’Éclaircie

*

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25 Messages

  • anonyme en mousse | 2 février 2012 - 11:00 1

    Sollers en Théoclymène.

    Sur France Inter, il parle monarchie et discrètement retour du lys.
    Aux bernardins, il se blesse, son sang coule, il y voit un présage.
    Sur le champ, il invective et envoie sur les roses tous les prétendants.

    Venus pour l’entendre parler de l’éclaircie, les voila aussitôt renvoyés à leur propre obscurité. De là, à accuser le devin d’Apollon de prendre le jour pour la nuit, il n’y a hélas qu’un pas.


  • Sokolnitz | 1er février 2012 - 10:38 4

    Merci pour ces compte-rendus de cette version un "hard" de "La France moisie". C’est surprenant de voir Sollers aller dans cette direction, dans la mesure où il fait tout pour ne pas montrer de ressentiment, afin de ne pas donner de prises, dans son discours, à la propagande nihiliste. En prenant les choses avec davantage d’ironie. Mais la pression ne doit pas toujours être facile à supporter (le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes, surtout au royaume des Prétendants triomphants...). Par ailleurs, on sait que tomber devant des gens, se faire mal, avoir besoin d’être aidé pour se relever, surtout lorsque l’on est âgé, est une expérience spécialement humiliante. On peut comprendre que cela déclenche, whisky aidant, bourgeois aidant, une montée de ressentiment contre le temps et son "il était"...

    Le public du collège des Bernardins peut être consternant, j’en ai fait récemment l’expérience à un concert de Liszt. Un téléphone portable a sonné toutes les dix minutes durant tout le spectacle. Impossible de le faire arrêter.

    Voir en ligne : Retour d’actu


  • V.K. | 1er février 2012 - 09:35 5

    L’Epilogue : La réponse officielle des Bernardins, est ici, sur le site du Collège des Benardins.

    Le billet en version pdf.


  • V.K. | 31 janvier 2012 - 04:00 6

    Les messages du forum, et d’autres dans ma boîte à messages en sont un indice, par leur recrudescence inhabituelle, il s’est passé quelque chose d’extra-ordinaire dans l’enceinte de Bernardins, ce lundi soir 23 janvier 2012.

    Portant la contradiction ou pas, tous vos commentaires visent à dire votre réaction ou votre opinion, et vous remercie de l’avoir fait, même s’ils - à commencer par les miens - n’éclairent que quelques facettes de l’immense kaléidoscope que représente ce diable d’homme. Lumière blanche ou lumière noire, frontale ou oblique, faisceau laser ou pas, cet homme complexe aux « Identités Rapprochées Multiples » (Portrait du joueur) est insaisissable.
    _ La lumière se réfléchit ou se diffracte à son approche, ou se courbe. Nous avons affaire à l’homme de l’Infini, un cerveau immense et pesant, gros comme une planète et capable de dévier la lumière. Einstein l’a dit, c’est une preuve ! Même qu’il serait capable de transformer une chute, en élévation disent certains ! C’est démontré. - Mais c ?est un miracle ? - Oui ! Dossier de canonisation déposé, proposition de déplacer la Saint-Philippe au 23 janvier avec célébration au Haut-Brion, son Bordeaux favori.

    Ange, quand il regarde un angelot de pierre près de la Calcina à Venise, démon quand il torture une femme aux Bernardins. Oui, nous avons assisté à la mise sur le gril d’Anna, bouc-émissaire, sacrifiée sur l’autel de Sollers. Notons que l’héroïne, la s ?ur du narrateur dans l’Eclaircie se nomme Anne [personnage qui tient le rôle d’Annie, la véritable s ?ur de l’auteur, dont nous savons par les interviews de Sollers, que sa mort aurait été un des déclics pour l’écriture de l’Eclaircie avec ses flash-back au temps de l’enfance... ]
    _ Symboliquement, Sollers va donc immoler sa propre s ?ur ! Quel scénario démoniaque !
    _ Il pique le corps d’Anna, de sa fourche rougie par le feu. Avec une jouissance apparente extrême (jouissance annoncée d’emblée : «  dîtes vos questions ...que je jouisse de vos questions » - Nietzsche nous apprend que jouissance et souffrance sont soeurs...!) Un diable déchaîné, délivré de ses chaînes est absolument tout puissant ! Malgré tout, la suppliciée restait digne et tenait tête à son bourreau.
    _ L’ambiance était à la stupéfaction et à la pétrification.
    _ Je n’ai pas entendu de rires à ce moment là, ni entendu quelqu’un se lever pour arrêter le massacre, dire Assez ! C’est ignoble !
    _ ...Puis sont arrivés quelques « hou » et sifflets, en même temps que des rires quand Sollers est passé du rôle de bourreau à celui de procureur-bouffon. Là c’était beaucoup plus rigolo, car le bouffon-Guignol disait quelques sentences bien senties et sensées dans son grand numéro, surjoué, de pochard. Mais l’alcool n’est pas un handicap pour un écrivain. Voir Hemingway et beaucoup d’autres plus caricaturaux.
    _ Même s’il était gris, Sollers-Ulysse sur son bateau à la dérive, guidé par ses cinq sens, trouvait les éclaircies -
    Sollers s’identifie à Ulysse dans Portrait du Joueur, son livre-autoportrait : « Ulysse , l’homme aux mille tours ». C’est dire que quelques petits tours de commentaires ne peuvent suffire à faire le tour d’un tel géant, un marin qui a affronté tous les vents contraires à bord de son canot jaune ...et aussi ailleurs, les déferlantes les plus hautes, évité le piège des abîmes, revenu de l’enfer ; il sait ce que l’homme est capable d’endurer.
    _ Et c’est sans doute parce que connaissant tous ses hauts faits devenus légendaires, que le public, est resté, un premier temps, médusé.
    _ Et pourquoi donc, dans l’épisode burlesque, Josyane Savigneau dont on sait qu’elle aime bien Sollers, aurait-elle pris l’initiative de retirer le micro... - c’est un fait qui a pu être constaté par tous les présents. - si ce n’était pour le protéger, parce qu’elle avait mal pour lui, et ça lui devenait insupportable.
    Ceci n’est pas un compte rendu, mais un écho, comme le reste d’ailleurs. Et ces échos, avec les vôtres, bien que partiels et subjectifs, ces morceaux éclatés, rassemblés dans ces colonnes finissent par esquisser un début de portrait.

    _ ...Mais revenons à terre, Sollers ouvre un livre de Picasso, il est apaisé, il écoute un disque de Haydn, la sonate pour piano N° 52 - une des illustrations musicales du documentaire vidéo présenté aux Bernardins. Le petit canot jaune est là, au bord de l’eau qui recouvre lentement les roseaux et rochers du bassin.

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    Le Martray, Ile de Ré. Crédit : Sophie Zhang

    A 1000 km de là, sur la côte méditerranéenne, à Marseille vit un Hollandais, Michaël Nooïj. Il est peintre comme Picasso, Il aime la mer comme Sollers, il aime le beau comme Sollers, il aime le corps féminin, comme Picasso, Manet et Sollers. Il n’a pas assisté à la représentation, mais c’est un lecteur pertinent et impertinent de Sollers.

    Lui ai posé cette question :

    _ - Qu’évoque à sa sensibilité d’artiste, ce « Sollers à terre » ?
    _
    _ - « L’image du pape Jean-Paul II écrasé par une météorite me vient spontanément à l’esprit
    (le Bordelais étant
    pontifex maximus - jusqu’à ce jour - de la République des Lettres) »

    « Bien sûr - ajoute-t-il -, de son point de vue spécial, il a eu raison d’invectiver le public
    _ puisque c’est ce public qui l’a fait glisser et tomber
    _ mais pour en imposer il faut être beau et déchiré comme Artaud
    _ et non pas seulement un peu saoûl de whisky et de soi-même.
     »

    ...Il faudrait la parole forte d’un Nabe pour commenter la scène »

    Faute de Nabe sous la main, revenons plutôt à l’essentiel, en laissant la parole à Sollers, dans le texte.
    _ Ses textes parlent sans doute mieux pour sa défense que ce qu’on peut en dire :

    M.N. se réveille. Il a très mal à la tête. Ses souvenirs sont pourtant précis. Les grimaces, les ricanements, l’enterrement, le cheval, les cliniques, les hallucinations, les cris, les promenades, les bains, la véranda, le soleil, la vigne, le silence. Est-ce qu’ils ont compris le message ? Tant pis. Voici de nouveau le grand temps divin. Une saison en enfer ? C’est cher.

    Tout revient, c’est entendu, mais pas dans le même temps ni avec la même intensité, c’est là la surprise. [...] J’ai été chameau, pense M.N., puis lion, et me revoilà enfant. Le temps enfantin n’a pas de fin, je le retrouve, je le recommence. Devais-je devenir un noble vieillard ? Mais non, ce n’était pas mon destin. J’ai choisi d’être, comment dit Baudelaire déjà, ah oui, un « hardi amant de la démence », Après tout, la folie et la mort sont deux aimables filles (ici je remplace le mot débauche par celui de folie). Et que dit l’autre, Rimbaud, dans sa confession que personne ne prend vraiment la peine de lire ?
    _ « Aucun des sophismes de la folie, - la folie qu’on enferme, - n’a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système. »

    Je tiens le système.
    _ Ce crâne-là, posé sur la table, en plein soleil, est bien le mien.
    _ Il voit la vérité comme elle est à l’instant : « une femme aux yeux de miel, tantôt profonds et voilés, tantôt verts et lascifs ».
    _ Il est midi. Elle vient de pleurer. Elle rit. « Bonheur bref, soudain, sans merci. »

    Philippe Sollers
    _
    Une vie divine p.452-453 (éd. Blanche)

    Ou encore :

    « Aujourd’hui, dit encore M.N., les petites gens sont devenus les maîtres, ils prêchent tous la résignation et la modestie, la prudence, l’application, les égards, le long ainsi-cie-suite des petites vertus. » _ C’est ce qu’il appelle « le micmac plébéien ». Mais il convient d’aggraver désormais son diagnostic. _ [...] _ Allongé sur son lit, M.N. pense en riant que cracher la tête du serpent n’est pas à la portée de toutes les dents. J’écarte le passé, pense-t-il encore, je chasse l’avenir, je troue le présent. [...]Trouer le présent : il donne un coup de tête dans son oreiller. _ Après quoi, avant d’aller pisser, et toujours désinvolte, il se récite un peu d’Euripide :

    « Elle a du mal à prendre son élan la force des dieux, mais elle est sûre. Les dieux cachent de mille manières la longue marche du temps. »

    Il réfléchit ensuite trente secondes, montre en main, à l’expression « en ce moment même ». Puis il se demande s’il a toujours fait ce qu’il fallait quand il le fallait. Réponse : oui. Erreurs comprises ? Oui encore.
    _ C’est bien, il va pouvoir revisiter sa vie en détail.

    Philippe Sollers
    _ Une vie divine, p.429-430 (éd. Blanche)

    (3e mouvement Finale : Presto)


  • D.G. | 30 janvier 2012 - 11:12 7

    Viktor ,

    Quelle soirée étrange que celle des Bernardins !
    _ Votre relation de l’incident lui laisse tout son mystère et sa violence, que la neutralité bienveillante de votre regard restitue parfaitement.
    _ Le plus fort : la transcription intégrale des invectives lors du retour sur scène. Dans la surprise et l’émotion du moment, j’ avais oublié certains éléments.

    Je pense maintenant qu’il s’agissait d’une véritable attaque. La guerre était ouvertement déclarée. Eliminer l’ennemi. « Allez-vous en.... »

    La salle n’était pas forcément amorphe mais sous le coup d’une sidération.

    Je retrouve ces phrases de Picasso ,dans un journal, en 1954 : « 
    _ Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre
    _ offensif et défensif contre l’ennemi »

    On n’a pas fini d’en parler !!
    _ Amicalement


  • Anonymous2 | 30 janvier 2012 - 00:11 8

    La fin du show filmé par un anonyme. Dans le public, enfilant sa parka, l’écrivain Jacques Henric, hilare.


    (durée : 58" — crédit : 171717cloud)
    GIF


  • V.K. | 28 janvier 2012 - 19:05 9

    Merci infiniment Anna pour votre témoignage.
    _ Je n’ai pas vu votre visage lors de la séance des questions, aux Bernardins,
    _ mais il devait y avoir de la lumière dans vos yeux malgré l’ombre portée de Sollers
    _ J’entendais votre voix douce et émue, digne et résolue, mais retenue, malgré les coups de boutoir de Sollers.
    _ Vous avez été magnifique !
    _ Et que votre épilogue soit celui de votre message
    _ "c’est très beau  !" pourrait-il dire.
    _ J’espère que cela lui réchauffera le coeur
    _ Et qu’il vous adressera le bouton de rose qui était sur sa table,
    _ pour qu’il s’épanouisse chez vous.
    _ Vous le méritez bien !
    _ Mais il sait mieux que quiconque ce qui serait élégant de faire.
    _ Incognito, forcément ! Hors des lumières du spectacle.
    _ Merci à ses amis Sophie Zhang et Georgi Galabov, s’ils lisent ces lignes,
    _ de relayer le message d’Anna auprès de Philippe Sollers,
    _
    _ Viktor Kirtov


  • Anna | 28 janvier 2012 - 11:23 11

    Oui, Sollers a raison de parler de notre ignorance. En tout cas la mienne est immense. Et cela ne me fait pas jouir. Alors, je veux connaître. Tardivement, cet homme m’a appris à savoir lire, à m’interroger. "Restez carrosse" lance-t-il dans Femmes. Et je l’ai pris ce carrosse. Il m’a trimbalé dans de magnifiques paysages. Et je continuerai à le prendre ce foutu carrosse en passagère clandestine. Je suis l’Anna de la soirée "Levez-vous Madame". Sollers m’a écrasée par sa personnalité. La fleur de Manet dans la carafe posée à côté de lui, m’a aidée. Simple, superbe. Les mots de Sollers ce soir-là ne se sont pas infiltrés, ils ont glissé sur moi en une "indifférence extrême" nous avait-il expliqué auparavant à propos de Manet.


  • V.K. | 28 janvier 2012 - 08:02 12

    Sur la tentation du suicide chez Sollers, évoquée par JPW, cet extrait de « Un vrai roman, Mémoires » résume tout :

    A 10 ans, au fond du jardin, je suis ébloui par le simple fait d’être là (et pas d’être moi), dans le limité-illimité de l’espace. A 20 ans, grande tentation de suicide ; il est moins deux, mais la rencontre avec Dominique me sauve. A 30 ans, rechute, et vif désir d’en finir, mais la rencontre avec Julia me sauve. A 40 ans, l’abîme : ennuis de santé de mon fils, Paradis, impossible, New-York dramatique, années de plomb en France. A 50 ans, "bats-toi", c’est tout ce que j’ai à me dire. A 60 ans, j’entrevois la synthèse, et à 70, le large, avec un talisman venu de Nietzsche : "La chance, large et lent escalier."

    Philippe Sollers
    _ Un vrai roman, Mémoires, p.162.

    A 70... "La chance, large et lent escalier" ! (nous soulignons)

    Voir aussi la vidéo « La séance de tir », dans l’émission de Catherine Ceylac : « Thé ou Café » (France 2) : un autre moment de vérité : l’homme de toutes les autodérisions se refuse à l’autodérision d’une parodie de suicide.


  • Arnaud Le Vac | 27 janvier 2012 - 23:03 13

    Ce fut aussi et avant tout comme l’a dit Philippe Sollers une intervention politique. Hurlements en faveur de Manet et de Picasso ? Un film tout en musique. Du grand art.


  • Angèle | 27 janvier 2012 - 20:06 14

    Plutôt Côté Pile : Je devais venir mais il n’y avait pas de taxi pour m"emmener. Voilà. Je n’ai pas fait face. Merci pour ce compte-rendu.
    Ce livre - L’éclaircie - est un gros travail, je suis contente de l’avoir près de moi et ça, ça compte aussi. Peut-être plus qu’une présence quelque part, ou une réponse à une question.
    J’ai envie de sourire...


  • philippe parichot | 26 janvier 2012 - 20:38 15

    Oh la la... il y aurait beaucoup à dire, et pas mal à penser dans cette scène très romanesque et pas du tout désagréable que je vous remercie d’avoir décrite. Je voulais aller à cette conférence mais il faisait froid, je n’étais pas bien, j’ai renoncé... mais mon instinct, cette forme supérieure de l’intelligence, comme disait Nietzsche, m’avait averti que quelque chose aurait lieu. je le savais. Cette déflagration de haine n’a pourtant rien pour surprendre un lecteur attentif de Sollers ( qui reste un écrivain très intéressant et une intelligence et une sensibilité de première qualité.) Mais Je voudrais juste ajouter, écrire, deux commentaires. D’abord je ne suis pas sûr du tout que le public de cette conférence soit digne de ce mépris. Par contre une chose est sûre : Je n’imagine pas Picasso ni Manet agir ainsi. Ma deuxième remarque c’est que sur le fond cette haine est intéressante ; elle me parait en fait assez fraiche, et indique, si l’on y fait attention, un certain chemin du plaisir et du gout. Je retrouve par la bande dans ces crachats haineux, ces grimaces noires, les grandes qualités des livres de Sollers, celles qui dénoncent l’horreur d’un abrutissement collectif qui ne sent, ni ne voit rien, n’entend rien, des frigides de la sensation. Disons alors que si cette haine dépasse son objet (nous sommes tous plus ou moins des petits bourgeois), et vise une sensation générale d’hébétude, alors je la partage. Car pour le coup, il est difficile de lui donner tort.

    Voir en ligne : philippe parichot le blog


  • V.K. | 26 janvier 2012 - 12:38 16

    Réponse à Cornelia et JPW :

    « Une curieuse solitude ! » à laquelle vous auriez pu ajouter «  Sollers : L’isolé absolu », le documentaire qu’a réalisé André-S Labarthe dans la série « Un siècle d’écrivains »,
    _ et ce couple qu’il forme avec Julia Kristeva : « la rencontre de deux solitudes », de deux sollicitudes, de deux connivences.
    _
    _ La solitude, c’est aussi celle du « crucifié » qui se considère incompris. Sollers qui prend la tunique de M.N, comme dans « Une vie divine ». Solitude face au parterre « d’abrutis », déjà morts, « en état de décomposition ». « Pourris ! » continuera-t-il . Lui, le seul vivant dans cette décomposition avancée !
    _ Lui, à qui ses amis attribuent une grande prévenance dans ses rapports avec eux, mué en démiurge vengeur, déçu de sa création, ...mué en crucifié. On l’entendrait presque dire à son père : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? ».

    La solitude extrême de la dépression qu’il a connue au moins deux fois jusqu’à la tentation du suicide. Une première fois, à l’époque du service militaire, dans l’Est de la France et son passage par les hôpitaux psychiatriques militaires pour ne pas aller combattre en Algérie. Contre son gré. 0n commence dans la simulation et l’on tombe dans la schizophrénie. « Tendance schizophrénique aigüe. Réformé 2ème catégorie » dira son livret militaire . Sauvé par une femme : Dominique Rolin, jour après jour, et aussi par André Malraux qui l’a sorti de l’Armée. Une deuxième fois, vers 1978, Sollers est maintenant père depuis trois ans et l’enfant ne s’éveille pas à la vie comme les autres. Philippe en prend conscience, sans vraiment l’admettre. Einstein n’a t-il pas commencé à parler très tard ? Puis arrive le temps où il doit bien l’admettre, leur fils ne sera jamais comme les autres enfants. C’est aussi le début de la fin de la période expérimentale de l’écrivain Sollers. Il s’est jeté dans cette aventure après son premier roman « Une curieuse solitude », avant d’entreprendre, son « Finnegan’s wake », à lui, son Paradis. Démarche comprise par quelques uns, fustigée par d’autres, ignorée de la plupart. Il est déjà l’incompris, le crucifié. Il n’avait pas à soucier de progéniture. Maintenant il va devoir assumer la charge d’un enfant qui aura toujours besoin de parents.
    _ Il n’affiche pas de doute, trop orgueilleux pour ça, mais un triple doute pourtant s’installe :
    _ un début de doute dans sa démarche littéraire qui ne recueille pas le niveau d’adhésion qu’il souhaiterait,ni le niveau de reconnaissance que commence à recevoir Julia. Tant d’efforts pour une expérience qui va couvrir, en gros, la période 1960-1980 !
    _ un doute sur son rôle de chef de famille - ses racines chrétiennes doivent lui rappeler ses devoirs, dont celui de subvenir aux besoins non seulement spirituels, mais matériels, de la famille et surtout de l’enfant. L’écriture expérimentale ne nourrit pas bien, le tout couronné par un doute existentiel et la tentation du suicide, une nouvelle fois. Il en a parlé. Lire « Vision à New-York » - entre les lignes - le livre-entretien avec David Hayman, qui relate cette période de révision déchirante pour lui, même s’il l’explique simplement : Il n’était pas compris sous la forme « Paradis », il en ferait une réécriture grand public avec Femmes. C’est, en substance, une explication qu’il donne dans Vision à New York. Allez à la source, ce sera mieux. Plus tard, il dira aussi que Julia avait été « plus forte que lui » face à l’épreuve de leur enfant. Sans jamais s’apesantir. La posture de « crucifié », il l’affiche volontiers, sauf pour cette blessure intime, la minimisant : « Il est différent, c’est pas grave ! » (dans un entretien avec Serge Moati). Sollers sauvé, une nouvelle fois par une femme : Julia.

    Notons qu’aux Bernardins, lorsque l’auditoire quittait la salle, Julia est montée sur l’estrade (comme Marie au Calvaire), pour aider son compagnon de solitude à redescendre sur terre.
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  • A.G. | 26 janvier 2012 - 12:31 17

    Sollers, vers la fin de son intervention préliminaire évoque, à propos de Manet, Haydn et la sonate n° 52.
    Dans un entretien avec Aliocha Wald Lasowski (cf. L’Infini n° 116, repris dans Philippe Sollers, l’art du sublime), il en parlait ainsi :

    Cette sonate dure très exactement quinze minutes et quatre-vingt-dix-sept secondes. Je vous conseille d’écouter cela attentivement surtout, si j’ose dire — parce que tout est magnifique —, le prodigieux Adagio. Et de vivre cet Adagio comme une déclaration d’amour.

    Cette sonate fut l’une des dernières enregistrées par Glenn Gould. Vous pouvez l’écouter sur pileface, ici.

    N’ayons pas peur de répéter :

    Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour.

    Haydn, Rimbaud, Manet, Sollers, même combat. C’est «  une déclaration d’amour ». CQFD.


  • cornelia | 26 janvier 2012 - 08:26 19

    Je est un autre

    une étrange solitude


  • B.L. | 25 janvier 2012 - 20:39 20

    Petite précision à propos du commentaire de monsieur Oleaster. Je ne sais d’où vient cette idée de citronnade, dans l’épisode de Lacan à Louvain. (Peut-être de la Maréchale qui a fait la biographie du maître.) Il se fait que j’étais présent, dans les premiers rangs. Le « situationniste » est arrivé avec, seulement, des tranches de pain, qu’il a commencé à malaxer dans la carafe d’eau posée devant Lacan. Puis il épancha sa mixture un peu partout sur la table. Son explication : « vous vous exprimez avec des mots, je m’exprime avec de la pâtisserie ». Le reste, on peut le voir et l’entendre dans le film que l’on connaît...


  • V.K. | 25 janvier 2012 - 19:06 21

    Cher Agrielaios,

    Vous me donnez l’occasion de dire, ici, que mon compte rendu de la relation de la conférence, s’il traduit la sève de ma propre perception et sensibilité, s’est enrichi de la vôtre et de celles du petit groupe de quatre qui s’est retrouvé après la conférence, pour dîner et échanger nos points de vue.
    _ Sans forcer sur le Côte de Blaye, ma pensée s’est naturellement imbibée de celle des autres participant(e)s, M.D et D.G., restituée, à mon goût, dans le cocktail qui vous a été présenté. Et grâce à votre message, ai pu corriger le final de Jérôme Alexandre. Vous me l’aviez pourtant bien dit : « Ca n’a aucune importance ! » .
    _ Même si la conséquence n’a pas d’importance, le moment m’est apparu important, d’où la place qui lui a été accordée, ce qui ne changera pas d’un iota la propre place de Sollers dans le panthéon littéraire, ainsi que l’excellence de sa présentation, ce même soir. D’où aussi, la place de l’extrait audio en final : le meilleur pour la fin ! Dans sa primeur, sans commentaires ! Le futur Crucifié, aux noces de Cana, en Galilée, a aussi servi le meilleur vin à la fin.

    Vous donne rendez-vous, pour un nouvel échange lors de la prochaine conférence de Sollers, dans un restaurant grec, cette fois, sous les oliviers sauvages. Résiné ou Côte de Blaye ?


  • V.K. | 25 janvier 2012 - 16:35 22

    Réponse à Oleaster.

    L’homme n’est-il pas, paradoxalement, plus humain lorsque le masque tombe et révèle sa faiblesse et sa vulnérabilité - même scandaleuse ?

    Vous avez répondu oui, et vous avez raison. Il fallait insister sur ce point - votre commentaire est très éclairant.
    _ Ma remarque visait bien à relativiser l’effet que pouvait provoquer ma relation détaillée (quoique non intégrale) du monologue outrancier de Sollers. Il ne s’agissait pas, bien sûr, de jeter des pierres. Parce que la vérité est parfois au fond du verre, que l’écrivain alcoolisé peut se métamorphoser en bouffon de ses lecteurs et glisser quelques vérités dans ses outrances.

    Celles qui surnageaient au dessus du verre, en nous narguant.

    [...] C’est un moment à passer. M.N., en douce :

    « Pourquoi il est provisoirement nécessaire aujourd’hui de parler grossièrement et d’agir grossièrement. Le fin et le discret n’est plus compris, même par ceux qui nous sont proches. Ce dont on ne parle pas à grands cris, cela n’existe pas  : douleur, renoncement, devoir, la longue tâche et le grand dépassement. La gaieté passe pour le signe d’un manque de profondeur : qu’elle puisse être le bonheur après une tension par trop rigoureuse, qui le sait ? - On vit avec des comédiens et l’on se donne bien du mal pour trouver malgré tout quelqu’un à vénérer. Mais personne ne comprend combien il m’est dur et pénible de vivre avec des comédiens.

     »

    Philippe Sollers
    _ Une vie divine, p. 267


  • jpw | 25 janvier 2012 - 15:14 23

    Ce que nous avons vu et entendu lundi soir c’est la représentation subite et (mal) théâtralisée de l’expression : "perdre pied". Tragique et pathétique à la fois.

    Mais c’est sans doute aussi une des explications au fait que nombre de ses livres s’ouvrent sur une tentation de suicide (ce n’est pas le cas de l’Eclaircie). La volonté de bonheur est parfois lourde à porter, il fallait le cadre des Bernardins pour livrer une étape du chemin de croix.


  • AGrielaios | 25 janvier 2012 - 15:11 24

    Merci de votre beau et juste témoignage.

    « L’irruption du réel fait du bien là où ça fait mal. »
    _ Oui mais, comme l’a dit Jérôme Alexandre : « ça n’a aucune importance ».

    Relisons Rimbaud.

    Vies

    I

    O les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes ? D’alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles ! Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la compagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. — Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée — Exilé ici, j ai eu une scène où jouer les chefs-d’oeuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J’observe l’histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?

    II

    Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. À présent, gentilhomme d’une campagne aigre au ciel sobre, j’essaye de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante, de l’apprentissage ou de l’arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m’empêcha de monter au diapason des camarades. Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine : l’air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en oeuvre, et que d’ailleurs je suis dévoué à un trouble nouveau, — j’attends de devenir un très méchant fou.

    III

    Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. À quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense oeuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions.

    « Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence. »

    Ne précipitons pas les choses. Manet et manebit . Le futur s’écrit au présent.

    Ne commencez pas par la fin. Réécoutez la conférence depuis le début .

    Le Nouvel An chinois commençait aussi le 23 janvier.


  • Oleaster | 25 janvier 2012 - 03:50 25

    J’étais aux Bernardins, lundi soir. Je suis globalement d’accord avec tout ce qui a été écrit plus haut. Je veux appuyer sur deux choses "visibles" (puisque dans la grammaire du dandy il n’y a rien derrière les apparences) : le public était amorphe, le roi était bourré, dans la faiblesse des embrassades de comptoir, loin de sa providentielle légèreté.

    Amorphe, les gens ? Oui, un public heureux d’avoir oublié de lire Lautréamont mais pas exactement des "bourgeois" convertis à l’ultra Marine : il y avait des jeunes dans la salle, cherchant un phare ou plutôt l’éclaircie dans les décombres de la marchandise lettrée. Ils cherchaient cela, d’autant que la musique était promise.

    Sollers leur a dévoilé sa violence obscure. La flasque de whisky avait déjà roulé sous la table une première fois. Le film suscita des bâillements courtois. Quand la lumière fut, le joueur est tombé lourdement sur l’estrade et après, il voulait qu’on lèche sa main saignante. Comme un enfant qui en veut au monde de s’être fait mal dans la cour, confronté à l’isolement presque absolu de sa douleur.

    J’aurais dû me dévouer et lui demander si la question du rire mineur et du rire majeur se reposait maintenant, ici même, mais Olympia n’était pas dans le film et il ne l’aurait pas entendue. "Allez-vous en !" disait-il, juste avant de bousculer l’ouvreuse, peu habituée à filtrer les dieux furtifs.

    Lundi soir, Sollers aurait pu créer une situation révolutionnaire. C’était peut-être son intention. "Jouer son enfance jusqu’au bout". Il a juste perdu le contrôle.

    C’était tragique.

    J’ai pensé à Artaud lors de sa conférence du vieux Colombier, au concert des Stones à Altamont en 69, à Lacan aspergé de citronnade à L’université de Louvain en 72 (mais Lacan n’a pas chu, il a dénoncé la Jérusalem Céleste et sorti sa plus brillante formule : "La mort est une question de foi"), et même au Gainsbarre de la fin.

    "Avec cet épisode, Sollers s’est-il paradoxalement montré plus humain dans sa faiblesse et sa vulnérabilité ?"

    Oui. Absolument oui. L’irruption du réel fait du bien là où ça fait mal.

    Il mourra. Comme tout le monde. C’est certain. Gardons-nous cependant de croire que cette mort sera ordinaire, qu’un autre joueur surgira tout de suite. L’imposture est dans la vieille comédie.

    Philippe devrait se ménager un peu : moins de clopes, moins de scotch... Il a des amis. Julia veille sur lui. Les femmes restent sa chance. Les jeunes ont encore des attentes.