4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » THEMATIQUES » Sollers et la musique » Haydn, le lieu et la formule
  • > Sollers et la musique
Haydn, le lieu et la formule

D 18 septembre 2011     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans le dernier numéro de L’Infini (n° 116, automne 2011), Aliocha Wald Lasowski qui publiera en janvier 2012 un essai — Philippe Sollers ou l’art du sublime (Ed. Pocket) — sur lequel nous reviendrons [1], recueille les propos de Sollers sur Haydn, occasion de rappeler le dossier que nous avons consacré à Haydn en février 2008.

Voici le texte d’Aliocha Wald Lasowski qui ouvre l’entretien :

Haydn est l’un des musiciens préférés de Philippe Sollers. Merveilleux antidote, antidote nécessaire à la morosité ambiante, comme le suggère en 2007 Un vrai roman, Mémoires, lorsque Sollers écrit : « À chaque instant, les préjugés romantiques, la pose romantique, noient la vision, l’évidence, l’écoute, et c’est sur ce dogme mélancolique que la dévastation publicitaire s’installe et progresse. Étrange hypnose. donc, que la moindre sonate de Haydn balaie sur-le-champ. »


Aliocha Wald Lasowski à Lille le 19-11-09.
Photo A.G.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Sollers saisit le génie créateur et musical de Haydn (1732-1809) dans les dernières années de sa vie, quand trois jours avant sa mort, le compositeur autrichien discute des airs d’opéra italien avec un officier de hussards français. Mais c’est aussi l’occasion de revenir sur Mozart dans les premières années de sa jeunesse, au moment où il se trouve en Angleterre avec un des fils de Bach, Jean-Chrétien. Le père de Wolfgang observe son fils, précise Sollers, et remarque le 28 mai 1764 avec quelle vitesse il est capable d’improvisation : « Le petit prodige vous invente aussitôt un air. » Dans Mystérieux Mozart, en 2001, musique et rythme forment une ligne de fuite énigmatique, libératrice, autour de laquelle les êtres et le monde pivotent. Agitation de l’âme, ébullition générale, il en va du musicien comme de l’écrivain. À propos de Haydn, Philippe Sollers sollicite Rimbaud : « Rien de plus proche d’une Illumination de Rimbaud qu’une sonate de Haydn. »
Circulaire, linéaire, mais aussi solaire et trépidante ait milieu des cris et des acclamations, la vitesse est l’événement. Avec Sollers, Shakespeare et Nietzsche, Haydn et Mozart deviennent les puissances de l’imprémédité en créant dans l’instant des figurations inédites où la main, l’oeil et l’ouïe visent un même horizon.
Lorsque Mozart devient père, son vrai père à lui reste Haydn. Sollers raconte l’intense amitié entre les deux hommes, la secrète filiation des deux compositeurs. Mozart sait par exemple qu’il n’atteindra jamais aux quatuors et aux symphonies Haydn. Pour les concertos et les opéras, c’est autre chose, précise Sollers, qui note encore dans Mystérieux Mozart que « peu d’hommes au monde auront été aussi géniaux, discrets et rigoureusement bien que le grand Joseph Haydn ». À une époque où le mot goût prenait tout son sens, l’éloge par excellence.
La Guerre du goût paraît en 1994. On ouvre le livre de Philippe Sollers comme on déchiffre une partition de Haydn : on y est. Sollers y consacre d’ailleurs au musicien un texte éblouissant, « Le lieu et la formule », où il confie combien Haydn ne cesse de retenir dans sa vie. « En quatuors, en sonates. Après avoir réécouté tous les grands préférés — Gesualdo, Purcell, Monteverdi, Scarlatti, Vivaldi, Bach. Haendel, Mozart —, c’est lui, de nouveau, qui fait signe au moment dit plus grand silence. II reste dans son secret, non omnis moriar . Je pense à un monde reconstruit selon redressement harmonique : par-delà le bien et le mal, la mort et son faux dieu, selon la trouvée des substances et des densités. Mercure, billes. On le touche à peine, il répond, il tourbillonne en cascade — saut, arrêt, saut, intermittence — , il s’éclipse, glisse, roule, troue, repart. Phrases où il n’y aurait que des verbes. Haydn est un jazz de durée, sans dépression, sans espoir. » 
Vies dans l’intensité. Partages passionnés. Trésor d’Amour (2011) rappelle que la passion pour la musique fut une constante dans la vie de Stendhal. Passion profonde et absolue. Avant son départ pour Milan, en 1814, Stendhal a trente et un ans. II vient d’écrire les Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase comme une série de variations autour du mystère de la musique. Sur l’île de Ré, à six heures du matin, devant l’Océan. Philippe Sollers écoute une sonate de Haydn. Le lieu est dégagé. La musique et le monde le sont aussi.

Aliocha Wald Lasowski, Non omnis moriar (Haydn), L’Infini 116, septembre 2011.

*


Le lieu et la formule


Haydn par Thomas Hardy (1792). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Haydn est le musicien qui ne cesse de revenir dans ma vie.
En quatuors, en sonates.
Après avoir réécouté tous les grands préférés — Gesualdo, Purcell, Monteverdi, Scarlatti, Vivaldi, Bach, Haendel, Mozart —, c’est lui, de nouveau, qui fait signe au moment du plus grand silence. Il reste dans son secret, non omnis moriar [2].
Je pense à un monde reconstruit selon lui, redressement harmonique : par-delà le bien et le mal, la mort et son faux dieu, selon la série trouvée des substances et des densités. Mercure, billes. On le touche à peine, il répond, il tourbillonne en cascade — saut, arrêt, saut, intermittence —, il s’éclipse, glisse, roule, troue, repart. Phrases où il n’y aurait que des verbes. Haydn est un jazz de durée, sans dépression, sans espoir. Armstrong l’a écouté ? Miles Davis ? Et Charlie Parker, Billie Holliday, Count Basie, Monk ? On décide de l’imaginer [3]. La plus grande variété rythmique : museau, doigts, éclaircies, fourrés, pluie d’acier.
Il n’y aura jamais de commémoration romantisée de Joseph Haydn, que Mozart, ce Christ, appelait « papa ».
Une messe catholique pour célébrer Trafalgar comme victoire ? Oh oui ! Qu’on en finisse une bonne fois avec la Terreur et Napoléon ! C’est la Nelson, soprano surexcitée, coups de canons, cordages, boulets rouges, paquets de mer, fouet du joyeux message. Encore Londres : c’est Mallarmé qui compare les lettres de Voltaire à Haydn : « le concis ou le dégagé ». Voici donc la raison même, enfin réaccordée à la création, aux saisons [4].
Wunderbar !
« Haydn s’était fait une règle singulière dont je ne puis rien vous apprendre, sinon qu’il n’a jamais voulu dire en quoi elle consistait. » (Stendhal, Vie de Haydn, lettre VIII.)
Comment concilier le nom de Dieu et la génétique ? Vieux et pénible problème, résolu ici comme par enchantement : YAH. ADN.

Rien de plus proche d’une Illumination de Rimbaud qu’une sonate de Haydn.
Pour vous en convaincre, écoutez Rudolf Buchbinder (le relieur) jouer celle en la bémol majeur (N°31), 1768. Seize minutes, vingt-cinq secondes [5]. La poésie qui discute les vérités nécessaires est moins belle que celle qui ne les discute pas. Repoussez l’incrédulité : vous me ferez plaisir [6]. Je me figure Elohim plutôt froid que sentimental [7].
Ce presto.
Chambre vide, soleil, matin, n’importe où, après que l’idée de déluge se fut rassise [8], quelqu’un est là, réfléchit, pointe, articule, s’élance, pique, ponctue. Le temps est en cercle, éternel retour, quadrature de la sphère au cube. Cerveau à la touche, direct. Il n’y a rien à faire d’autre que de communiquer la gratuité du calcul. Qui bat là ? D’où viennent ces brusqueries, ces suspens, cette rage, ce velours ? Le dé, abolissant le hasard, bornant l’infini, éclairé de tous les côtés à la fois, transparente source en train de tourner sans déborder : est-ce possible ? Yah !

Andreas Streicher à Griesinger, Vienne, 2 juillet 1809 :

Trois jours avant la mort de Haydn, le 24 mai à deux heures de l’après-midi, alors que Haydn faisait sa sieste, un officier de hussards français est venu le voir pour faire sa connaissance. Haydn l’a reçu, a parlé avec lui de musique et en particulier de La création, et s’est montré si vif d’esprit que l’officier lui a chanté en italien l’air « Mit Würde und Hoheit angethan » (l’air en ut majeur de la création de l’homme et de la femme de la deuxième partie) [9]. L’officier a chanté d’une voix si noble, si sublime, avec tant d’expression et de goût, que Haydn n’a pu retenir des larmes de joie, déclarant au chanteur lui-même et ensuite à d’autres personnes que non seulement il n’avait jamais entendu cet air interprété d’une telle façon, mais qu’à sa connaissance, jamais aucune voix ni aucun chant ne l’avait ravi à ce point. Au bout d’une demi-heure, l’officier est remonté à cheval pour marcher contre l’ennemi. Il a laissé son adresse, qui est (pour autant qu’on puisse le deviner) : Sulimy, Capitaine des hussards. Souhaitons que ce noble monsieur apprenne un jour que c’est lui qui a procuré à Haydn sa dernière joie musicale, car après, il n’a plus entendu la moindre note.

Ph. Sollers, La guerre du goût (Gallimard, coll. Blanche, p.337)

oOo


La sonate N° 31 par Rudolf Buchbinder

« Rien de plus proche d’une Illumination de Rimbaud qu’une sonate de Haydn.
Pour vous en convaincre, écoutez Rudolf Buchbinder (le relieur) jouer celle en la bémol majeur (N°31), 1768. »

1. Allegro moderato (7’53)

2. Adagio (5’56)

3. Finale : Le Presto (2’35)

GIF

Quand Buchbinder raconte que Beethoven n’aimait ni Haydn ni Mozart...

GIF

ECOUTER : Haydn, la fidélité récompensée (Deux heures consacrées à Haydn, par plaisir, pour le plaisir ! Avec le Quatuor Talich, Rudolf Buchbinder, Il Giardino Armonico et Antal Dorati et sa troupe.)

oOo


Haydn et Mozart : la guerre du goût

A propos de Haydn, Philippe Sollers évoque et cite Rimbaud et Lautréamont. Dans Mystérieux Mozart il fait de même et, lorsqu’il rend hommage à celui que Mozart appelait "papa", il est à nouveau question de Lautréamont.


Haydn dirigeant un quatuor. Anonyme, vers 1790. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« La mise en quintette renforce le sentiment de solitude. Les concertos, les symphonies et les opéras sont « dehors », les quintettes dedans.
Mozart a su qu’il ne ferait jamais mieux que les quatuors et les symphonies de Haydn. Pour les concertos et les opéras, c’est autre chose. Et puis, il y a le quintette. Quatre, c’est Haydn, d’accord. Cinq, c’est moi.
Le 1er septembre 1785, il dédicace ses six quatuors à Haydn de la façon suivante :

A mon cher ami Haydn,

Un père, s’étant décidé à envoyer ses fils de par le vaste monde, estima devoir les confier à la protection et à la direction d’un homme alors très célèbre qui, par bonheur, était de surcroît son meilleur ami. C’est de la même manière, homme célèbre et ami très cher, que je te remet mes six fils. Ils sont, il est vrai, le fruit de longs et laborieux efforts, mais l’espérance que m’ont donner de nombreux amis de les voir en partie récompensés m’encourage, et je me flatte à la pensée qu’ils me seront un jour de quelque consolation [...]

De tout coeur, ami très cher,

ton ami le plus sincère

W.A. Mozart.

Mozart est devenu père. Mais son vrai père à lui est Haydn.
Un musicien qui a connu Haydn à Londres en 1792, raconte dans ses mémoires ceci :

« Le prince Lobkowitz demanda à Haydn pourquoi il n’avait pas écrit de quintette instrumental ; il répondit qu’il n’avait jamais rêvé de pareille chose avant d’avoir entendu les célèbres quintettes de Mozart, et qu’il les trouva si sublimes et si parfaits qu’il ne pouvait imaginer se mettre en concurrence avec un tel compositeur.

Belle et intense amitié, secrète histoire.
De Haydn encore, ce témoignage dans une lettre de 1787 :

Si seulement je pouvais graver dans l’esprit de tout ami de la musique, mais surtout dans l’esprit des puissants de cette terre, les inimitables travaux de Mozart, les leur faire entendre avec la compréhension musicale et l’émotion que j’y apporte moi-même, par Dieu, les nations rivaliseraient pour avoir ce joyau chez elles. Prague doit particulièrement s’efforcer de ne pas le laisser échapper, en l’enchâssant comme il le mérite. La vie des grands génies est trop souvent attristée par l’insouciante ingratitude leurs admirateurs. Je m’étonne que Mozart, cet être unique, ne soit pas encore appointé dans une Cour impériale ou royale. Pardonnez-moi si je déraille : j’aime trop cet homme !

Peu d’hommes au monde auront été aussi géniaux, aussi discrets et bien que le grand Joseph Haydn.
Et puis, bien sûr, cette déclaration à Léopold, très impressionné :

Je vous le dis devant Dieu, et en honnête homme, votre fils est le plus grand compositeur que je connaisse, en personne ou de nom. Il a du goût et, en outre, la plus grande science de la composition.

Il y a donc eu une époque où le mot goût était l’éloge par excellence. Il faut le réentendre avec cette correction de Lautréamont :

Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C’est le nec plus ultra de l’intelligence. Ce n’est que par lui seul que le génie est la santé suprême et l’équilibre de toutes les facultés. » [10]

On ouvre une partition de Mozart : on y est.

Mystérieux Mozart (2001, Folio, p.193-195)

oOo


Haydn et Glenn Gould

Glenn Gould aura consacré le dernier disque publié de son vivant aux sonates de Haydn (les Variations Goldberg, enregistrées en avril-mai 1981, ne seront publiées qu’après sa mort survenue en octobre 1982).

Gould « qui ne s’occupait que des choses qu’il voulait réellement faire et qui avaient une profonde résonance en lui », ne pouvait aller vers la fin programmée de sa carrière de pianiste de studio que vers une passion. Cette passion sera Haydn. Notons qu’à treize ans, il avait baptisé son poisson rouge Haydn. Gould a voulu enregistrer l’intégrale des sonates de Haydn. « Les sonates de Haydn représentent pour moi un domaine beaucoup plus vaste que celles de Mozart, surtout pour leur contenu musical et expérimental. » « C’est la seule musique de soir qui m’ait fait asseoir au piano et jouer pour mon plaisir. » [11]

*


La sonate N° 31

Sollers nous conseille d’écouter la sonate N° 31 dans l’interprétation de Rudolf Buchbinder.
On peut aussi l’écouter dans la version donnée par Glenn Gould. Elle est d’une durée plus longue (18’59) notamment dans l’Adagio.

1. Allegro moderato (8’14)

2. Adagio (8’01)

3. Presto (2’41)

*


La sonate N° 52

C’est la dernière sonate de Joseph Haydn enregistrée le 25 février et le 13 mars 1981 et publiée par Glenn Gould de son vivant.

Note du 19-09-11 :
« Cette sonate dure très exactement quinze minutes et quatre-vingt-dix-sept secondes. Je vous conseille d’écouter cela attentivement surtout, si j’ose dire — parce que tout est magnifique —, le prodigieux Adagio. Et de vivre cet Adagio comme une déclaration d’amour. »

Philippe Sollers, L’Infini 116, automne 2011, p. 20.

1. Allegro (5’17)

2. Adagio (7’34)

3. Prestissimo (3’46)

Retrouvez les six dernières sonates de Haydn interprétées par Glenn Gould sur Deezer.

oOo


Haydn le mal-aimé

par Jacques Drillon

Le problème de Haydn, qui explique son destin de « compositeur pour musiciens », est qu’il a trop écrit : 83 quatuors, 104 symphonies, 52 sonates pour piano, 50 concertos, 31 trios avec piano, 67 trios à cordes, 126 trios pour « baryton » (une sorte de viole à six cordes), 26 messes, des opéras, des cantates, des oratorios... Haydn décourage le public. Pourquoi écouter la trentième symphonie, quand il y en a tant d’autres ? On n’en écoute aucune.
A l’autre extrémité de la chaîne des erreurs, il y a cette opinion selon laquelle toute abondance est suspecte, et laisse imaginer un art superficiel, une musique légère et kilométrique. Mutatis mutandis, de la musique d’ascenseur. De la Messe de 1766, par exemple, Mendelssohn dit qu’elle était « scandaleusement gaie » — reproche récurrent, auquel l’auteur répondait : « Puisque Dieu m’a donné un c ?ur joyeux, il me pardonnera de l’avoir servi joyeusement. » Haydn disait d’ailleurs composer lentement. Il priait, se mettait au clavecin, et si l’idée ne venait pas, il se remettait à prier. Jusqu’à ce que vienne l’inspiration... C’est enfantin.
D’ailleurs, quelque chose était scellé entre Haydn et Mozart, qui jouaient dans le même quatuor. Entre le vieillard optimiste et débonnaire, exorable et généreux, qui ne voyait le mal nulle part, n’avait lu aucun livre, trouvait « abominable » la conduite des filles du Roi Lear, et ce tout jeune homme, insolent, voluptueux et madré, dont le génie demeure un cas inexpliqué dans l’histoire des hommes. Haydn disait que Mozart était le plus grand musicien du monde. Il lui a tout de même appris à écrire des quatuors à cordes, genre qu’il avait tiré au forceps de la sonate en trio. Quand Mozart écrit ses six premiers, il sue, c’est un art bien difficile, même pour lui ; c’est surtout qu’il les veut sublimes, pour les dédier honorablement au vieux Haydn, « al Padre, Guida ed Amico ». (Père, guide, et ami de Mozart ! On voudrait bien n’avoir été que l’un des trois.) Haydn a pratiquement inventé aussi la symphonie, qui végétait à Mannheim. Mais sur la fin, dans les six dernières symphonies « Londoniennes », il suit l’exemple de Wolfgang, né vingt-quatre ans après lui, mort dix-huit avant lui, et qui a tout compris. Enfin, il a fixé la « forme sonate », cette construction parfaite à deux thèmes, illustrée par Beethoven et les autres.

De même, il entretient avec le piano une extraordinaire intimité, comme si l’instrument ne lui opposait aucune résistance. De là cette liberté des sonates, leur fantaisie, leur nerf et leur chaleur. Leur prodigieux esprit. Il disait : « Je suis un clavier vivant. » Tout le contraire de Beethoven, du « Grand Moghol », comme il disait, qui voulait casser son piano, qui était rogue et de mauvais poil, et sentait mauvais. D’ailleurs, Beethoven, qui fut son élève, dit de lui : « Il ne m’a rien appris. » (Forcément : Beethoven n’apprenait que de Beethoven, il y a des gens comme ça.) Et cela explique sans doute ce fait curieux : que sa musique de piano soit si bien jouée, et même par des musiciens moyens. Comme si son immédiateté, sa lumière, sa foncière salubrité avaient l’on ne sait quoi de communicatif. Les sonates de Mozart opposent parfois une résistance presque insurmontable aux pianistes les plus éminents (comme Sviatoslav Richter, par exemple) ; elles exigent un art presque retors, une sinuosité dans la sensibilité, ou plutôt un empilement d’expressions contradictoires, dont Haydn n’a pas l’emploi.
Mais le vrai malentendu vient peut-être de l’essence même de sa musique. Il n’y a pas trace de tristesse dans Haydn, ni de désespoir. Certains mouvements en ont tous les attributs : mode mineur, lenteur, longues phrases sinueuses. Mais c’est une douleur purement musicale, sans correspondant humain, sans traduction possible. Dans Haydn, la musique n’est que musicale. Le mot de Stravinsky sur la musique, censée « ne rien exprimer », s’explique ainsi : c’est le vocabulaire sentimental et psychologique par lequel on désigne le contenu de la musique, mélancolie, joie, et ainsi de suite, qui est d’un autre ordre, et n’en rend qu’un compte très approximatif. Aussi est-ce à tort qu’on accole une épithète psychologique à un substantif musical. Veut-on comprendre la singularité de la musique de Haydn ? Lisons ce vers de Montesquiou : « Les lilas lilas, les roses roses. » On ne peut rien dire d’autre. Haydn n’a rien qui ne soit haydnien. Il est au centre d’une sphère entièrement tautologique, praticien fanatisé d’une musique musicale, écrite, d’après Sollers, « par-delà le bien et le mal ». Et c’est ainsi qu’on peut comprendre le mot si drôle de Stendhal : « Haydn s’était fait une règle singulière dont je ne puis rien vous apprendre, sinon qu’il n’a jamais voulu dire en quoi elle consistait. » Jamais voulu, ou jamais pu ?

Il changeait d’humeur, comme tout le monde. Mais à l’écouter, il est difficile de la deviner. Il laissait à d’autres les épanchements, les confidences. Il est un professionnel. A-t-il fini son mouvement rapide ? il attaque le mouvement lent. Et voilà. C’est aussi simple, aussi sain que cela.
Sain. Pensons aux accords malades de Duparc ou de Debussy, aux cicatrices qui couvrent le corps beethovénien, aux douleurs cachées de Mozart. Haydn, lui, est sain, régulier, en ordre de marche. Il fait le travail pour lequel on le paie. Et on le paie bien (quoique comme un domestique, sous la livrée de velours bleu soutaché d’argent, et nourri à la table des femmes de chambre, lesquelles sont peut-être plus fréquentables que les princesses).
Homme sain dans un monde sain. Valet, peut-être, mais au service d’un aristocrate qui sait ce qu’est une sixte napolitaine (c’est devenu rare) : « Mon prince était satisfait de tous mes travaux, je recevais son approbation. » Haydn est alors protégé, comme dans une bulle stérile : « Mes fonctions de chef d’orchestre me permettaient de faire toutes les expériences, d’observer l’impression produite, d’améliorer ce qui était faible, d’ajouter, de couper, d’oser. J’étais isolé du monde, personne dans mon entourage ne pouvait me faire douter de moi, ni me tracasser. » Croyez-vous qu’il en eût profité pour se laisser aller à la routine ? Non : « Ainsi j’étais forcé de devenir original. »
Trente années d’originalité forcée : il se trouve des destins moins enviables. Haydn était bon ; c’est même un miracle qu’un homme aussi bon écrive d’aussi bonne musique. Nietzsche dit : « Pour autant que le génie puisse s’associer à la pure et simple bonté de caractère, Haydn l’a possédé. Il va exactement jusqu’à la limite que la moralité impose à l’intelligence. » Où est cette limite ? L’histoire ne le dit pas -sans doute très loin. Le savoir-faire de Haydn est confondant. Il y a un adagio de concerto pour violon qui commence par une simple gamme montante -ce qu’on fait de plus plat. Même Beethoven le culotté n’osera jamais écrire do-ré-mi-fa-sol-la-si-do ! Mais ce que Haydn met autour, ce rythme doucement pulsé, ces accords choisis, fait de cette simple gamme la plus belle mélodie du monde.
Haydn, franc-maçon, fils d’un charron harpiste, avait commencé comme choriste, à Vienne. Il a tout su, et très tôt. Il a connu la « galère », et qui était alors la vie normale : leçons données ou reçues, commandes idiotes, petits travaux sans intérêt. Haydn est courageux, confiant et droit. Son engagement, en 1761, par ce riche et puissant seigneur hongrois « propriétaire de quatre cent quatorze villages, qui se fit construire un Versailles en pleine nature, à Eszterhaza » (Rebatet), marque le début d’une période magnifique, féconde, paisible, où s’adaptaient comme tenon et mortaise sa créativité phénoménale et ses conditions de vie. Il doit fournir, pour ce château de 126 pièces, avec théâtre et opéra de 400 places, deux représentations lyriques et deux concerts par semaine. Il n’y manque pas. Sa réputation franchit les parois de la bulle. On le joue partout. Il a une femme atroce, une harpie stupide, qu’il supporte avec bonhomie. Lorsque le prince Nicolas Eszterhazy s’éteint, en 1790, l’âme toute pleine de musique, son fils Antoine lui succède, qui a la sienne pleine d’autres choses, libère Haydn de son engagement, mais lui conserve son traitement à vie. Ce prince était un seigneur.
Haydn, que toute l’Europe veut s’attacher, part pour Londres à 58ans. Son premier voyage ! C’est un imprésario violoniste qui l’appelle (les imprésarios violonistes sont devenus rares, eux aussi). Londres, au XVIIIe siècle, c’est Hollywood : des femmes, de l’argent, de l’épate. Haydn est choyé, reçu par des têtes aussi vides que couronnées. Mais le papier à musique vaut mieux que les lettres d’aristos (celles de sa femme, il ne les ouvre même pas. Il y a des limites à la sainteté, comme à l’intelligence). Il écrit donc des symphonies...
Il revient à Londres plus tard. Le roi lui demande de rester, mais lui veut retourner à Eszterhaza, où un nouveau prince est là, qui reconstitue l’orchestre. Mais le goût n’y est pas. Et le goût, c’est tout. Néanmoins, il honore son nouveau contrat, et compose force messes et oratorios, comme « la Création », d’après Milton, avec son ahurissant Chaos, l’explosion de la lumière, et le suave et chaste duo d’Adam et Eve. Il est riche, déjà. Les frais d’envoi de cette partition se montèrent à plus de trente livres de l’époque : de quoi nourrir quatre personnes pendant un an. Mais il est aussi malade, à vrai dire épuisé. Vienne capitule devant les Français. Napoléon, qui, selon le mot de Tailhade, était « sourd comme un vagin », mais qui entendait la politique, fait placer une garde d’honneur à l’entrée de sa maison. Cela n’empêchera pas « Vater Haydn », comme on l’appelait, de s’éteindre dans le plein printemps 1809. Le dernier quatuor ne sera jamais fini. Il manquera toujours.

Jacques Drillon, Le Nouvel Observateur du 14 Juin 2001.

oOo

Voir en ligne : Biographie de Haydn


[2« Non omnis moriar » : « Tout ne mourra pas » (épitaphe sur la tombe de Haydn).

[3Dans Mystérieux Mozart, Sollers fait le même rapprochement entre le jazz — un certain jazz — et Mozart : « Seuls quelques génies de la musique de jazz (Armstrong, Billie Holliday, Charlie Parker, Thelonius Monk) peuvent s’écouter directement après Cosi fantute sans qu’on ait l’impression d’une déperdition ou d’une frigidité physique. » (Folio, p.283).

[4Haydn est non seulement l’auteur de La création (voir ici) mais de The seasons (voir ici). « Ô saisons ! » (Rimbaud).

[5C’est en 1974 que Rudolf Buchbinder publiera l’intégrale des sonates pour piano enregistrées à Berlin en décembre 1973. Il obtiendra le Grand Prix du disque pour cet enregistrement en 1976. Des dates ? 1973 est l’année de la publication du roman de Sollers H ; 1974 : début de Paradis.

[6Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Poésies I-5. Pour la numérotation (arbitraire) des Poésies par pileface, voir ici

[7Idem, Poésies I-16

[8Rimbaud : "Aussitôt que l’idée de déluge se fut rassise", Après le déluge, Illuminations

[9Dans Mystérieux Mozart Sollers, analysant La flûte enchantée, invoque Rimbaud — « Il faut être absolument moderne », « Renoncer à la vengeance, ce serait « être absolument moderne ». [...] Mozart est absolument moderne » — et écrit : « Nous sommes bien au-delà des siècles, dans l’histoire fabuleuse du Temps. C’est Pamina elle-même, une fois dégagée de sa mère, qui guide Tamino, joueur de flûte, à travers l’eau et le feu. »
Il ajoute : « Voilà le « noble couple » : Paar (quelques années plus tard Joseph Haydn, prudent, aura quand même l’audace de faire chanter, dans La création, Adam et Eve en pleine extase paradisiaque). » (Folio, p.308)
Le « noble couple », chez Mozart comme chez Haydn, nous éloigne des « couples menteurs ».

[10Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Poésies I-15.

[11Christopher Hogwood : « Je préfère de loin Haydn à Mozart. Pourquoi ? Parce que Haydn c’est comme dans les émissions de cuisines à la télé, il montre les ingrédients et cuit sous vos yeux, alors que Mozart fait tout en cachette, et quand il sort de la cuisine, c’est déjà prêt. » crédit : espritsnomades.com.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document


1 Messages

  • A.G. | 18 mai 2009 - 22:57 1

    Hommage à Joseph Haydn sur arte.

    " Lors du bicentaire de la disparition de Joseph Haydn ARTE rend hommage à ce grand compositeur avec quatres soirées et le web magazine "Actu Musique" vous propose une playlist "Spécial Haydn". "