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La coupe et le dragon

Marc Edouard Nabe

D 11 juillet 2006     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


La coupe et le dragon
In Alain Zannini
Marc Edouard Nabe

L’extrait : le début

[...] Énième dîner chez Jeannot. Avec Patrick et sa Florence de l’époque, une maigre blonde euphorique qui serait son « unique amour ». Il avait parié que Louisa (la gouvernante du monstre) nous ferait un rôti-purée, moi j’avais pensé plutôt à une paella : ce furent des calamars. Tout le monde à table était surchauffé. Alice, Marca, Ariane, la fille de Jeannot, Benoît, Omar et quelques bourgeois en garniture encanaillée. A la fin du repas, Jeannot a déballé les feuilles à dessin et les markers. J’ai commencé par un bateau dans la tempête. Jeannot a fait Alexandre qui venait de naître : un croisement entre Elephantman bébé et Frankenstein f ?tus... Tout le monde a applaudi. [...] Alice me demanda un Christ. J’attaquai une Crucifixion qui aurait pu ne pas être pas à piquer des vers, mais il n’y avait pas de vert... C’est Jeannot lui-même qui m’apporta une boîte de pastels comme un écrin à bijoux. « Tiens, mon chéri, sers-toi, j’adore te voir dessiner ! » Je plongeai dans les bâtons de couleur et finis mon Jésus en croix, j’étais bien chaud. Ne voulant pas être en reste, Jeannot dessina une Vierge Marie (ratée, faut-il le préciser ?). C’était la surenchère.
..
Le who’s who de « La coupe et le dragon »
Une pièce tragico-burlesque écrite et interprétée par MEN. Avec dans l’ordre d’apparition :

Le narrateur dans son propre rôle, celui d’Alain Zannini
Jeannot : Jean Edern Hallier
Patrick : Patrick Besson, grand comparse de MEN
Alice : Alice Massat, une ancienne maîtresse de Jean Edern hammier
Philippe : Philippe Sollers
Jean René : Jean-René Huguenin
Josyane : Josyane Savigneau
la Pravda  : Le journal de Josyane
Le Taré intergalactique  : L’Idiot international de Jean-Edern Hallier
Salon du Livre : Salon du Livre décor de 1995
Antoine : Antoine Gallimard
François : François Gibault, premier avocat
Jacques : Jacques Vergès, dans le rôle du second avocat
Lucette : Lucette Destouches (la femme de Céline, que fréquente beaucoup Nabe)

..

[...] Les bourgeois présents exultaient et c’est Jeannot lui-même qui, avec un gros pinceau en guise de marteau, tapait sur la table pour faire le commissaire-sniffeur. Tac ! 400 ! 450 ! 550 ! Adjugé ! 700 ! Les prix grimpaient ! 1000 ! Mes Dieux partaient comme des petits pains ! 2000 ! Aucun de ses dessins ne s’envola. Jeannot dépité frappait avec sa brosse... « C’est votre dernier mot ? »...

[...]
Sacré Jeannot ! Il commençait donc une nouvelle carrière publique de peintre, alors qu’il en était incapable, bien sûr, et pas seulement à cause de ses yeux morts. Désirant absolument passer pour un héros paradoxal, il faisait croire qu’il s’était mis à peindre au moment de sa cécité, mais, en vérité, c’est quand il a été aveugle qu’il a cessé. Il spéculait, avec justesse, sur le mauvais goût des imbéciles qui mettraient sa pathétique maladresse sur le compte de sa seule aveuglerie. Même la pire médiocrité, il faut savoir la produire : alors, selon ses habitudes de truqueur, il avait employé un nègre, ou plutôt une négresse, et tout le monde n’y avait vu que du feu ! Qui serait allé soupçonner un aveugle comme Jeannot d’avoir des nègres pour peindre, lui qui en avait déjà eu tant pour écrire ? Ah ! il n’avait pas encore fini de faire chier son monde ! « C’est comme le diable, disait Philippe. On est persuadé d’avoir exorcisé la maison, et puis un soir : "Coucou !" Il est encore là ! » Une qui croyait pourtant l’avoir bien éliminé, c’était Josyane... La plus terrible des critiques littéraires ! Dans sa Pravda, elle écrivit : le dernier livre de Jeannot est une merde. Un recueil de mauvais souvenirs de sa jeunesse avec Philippe et Jean-René, intitulé J’ai Rarement Honte. Josyane avait parfaitement raison. Son livre était une merde. « Fallait-il pour autant briser le coeur d’un borgne le jour même où il vient de perdre son dernier oeil ? » chuchotait-on dans l’entourage de la « victime » ...
- Qu’il crève ! Salaud ! Il a attaqué Philippe ! hurlait Josyane.

Oui, Jeannot avait attaqué Philippe. Mais ça se passe toujours un peu comme ça dans les écoles maternelles. Si la maîtresse devait à chaque fois crever les yeux du « méchant » qui a pris sa sucette au « gentil », elle se retrouverait vite en taule et il n’y aurait plus personne pour enseigner. Que de victimes sur la déjà longue route de Josyane ! Cadavres amoncelés, et toujours pour défendre Philippe... Ce n’est pas moi qui aurais pu lui jeter mon coeur de pierre. J’aimais Philippe autant qu’elle, mais je savais aussi que ce qu’il y avait entre Philippe et Jeannot était beaucoup plus compliqué qu’elle et moi ne pouvions l’imaginer. C’était une vieille histoire, antédiluvienne pour le coup, et dont la genèse nous échapperait toujours. On ne traverse pas les générations aussi facilement que les miroirs. C’est un vieux lapin d’Alice qui vous le dit...


— Qu’il crève, salaud !
Oui, oui, il allait crever, un peu de patience. Josyane connaissait son état, mais pas sa constitution. C’était mal évaluer les ressources de Jeannot (un titan, comme je ne devais en rencontrer que chez les jazzmen) que de croire que, même aveugle, même sourd, même handicapé, même mort à la limite, il ne ferait rien pour se venger. N’oublions pas que nous sommes dans la cour de récréation d’une école très primaire : le monde des lettres françaises ! Alors le petit Jeannot persécuta la maîtresse d’école. Il ressortit pour l’occasion son stock de boules puantes ! Et chaque semaine, il balançait ses ampoules de puanteur sur elle, une, deux, cinq, vingt ! Cling ! Cling ! La pauvre Josyane ne pouvait plus bouger, elle empestait, quand elle entrait dans la salle de classe, les élèves se bouchaient le nez, ça faisait rire forcément, elle sentait le caca, celui de Jeannot lui-même. Pensez si c’était du concentré ! À l’école, ça ne lui suffisait pas. Le petit Jeannot (ils sont hargneux ces non-voyants !) décida de poursuivre Josyane après les cours, et d’en jeter encore ! Cling ! Cling ! Ah ! les effluves, la pestilence ! Les égouts à côté, mais c’était du Dior, du Chanel ! Cling... Personne ne pouvait l’arrêter, il avait ses lunettes noires et, avec sa canne blanche, le grand blessé en culottes courtes (mon Dieu, qu’il a de vilains genoux !) tapotait tout le long du trottoir, jusque chez Madame Josyane à son domicile, il arrivait sous ses fenêtres... Il lui criait : « C’est moi, le grand écrivain ! Pas Philippe ! Moi ! Le père de Mazarine l’a dit ! Moi ! » Et cling, une boule, et dans les escaliers, une autre, dans la salle de bains de Josyane, sous son lit, encore une bien puante, cling-cling, partout, l’aveugle espiègle, quoi...


— Qu’il crève, salaud ! Il a attaqué...
Oui, bon, on sait, on sait... Josyane se fâcha vraiment.
Procès. Je ne voulais pas rater ça. Brouillé avec Jeannot depuis quatre années, n’ayant plus écrit après le 14 février 1990 dans son journal Le Taré intergalactique (il y avait publié la première version de mon pamphlet antimédiatique Volet), refusant de le désavouer (à la différence de beaucoup d’autres pas si « idiots ») au moment où il était accusé du pire, ne prenant pas la peine de rectifier les calomnies me concernant, bref, sachant que j’avais tout à perdre à me montrer à ses côtés face à l’aréopage complet de La Pravda, je décidai d’y aller quand même ! J’ai le sacrifice dans le sang ! Dans le panache absurde (pléonasme !) personne ne m’arrivera au nez de Cyrano !... Je trouvais ultra-classe de me réconcilier avec Jeannot sur d’aussi mauvaises bases... J’emmenai Hélène et Marcel pour la peine. La femme et le père : tout pour la tragédie grecque ! Pourquoi nous priver d’un tel futur souvenir ? Au Palais de Justice, Jeannot, canne et lunettes, reconnaissant ma voix, pleura d’amour que je sois venu, moi, son chouchou maudit ! Oubliée la fâcherie ! Il m’embrassait sur le banc de la 17e chambre correctionnelle, il avait du mal à y croire, c’était son premier miracle, ensuite il irait à Lourdes ! De son équipe, pas un Chevalier Bayard (je suis contre l’ironie, mais de temps en temps c’est amusant). Ils avaient trop peur de ne pas obtenir, dans La Pravda, l’articulet mitigé sur leur prochain ronroman paraissant à la Ventrée, et pour lequel ils espéraient un Prisunic... Toute une vie à mendier un peu de condescendance, plutôt que d’exiger du mépris pur !
Un seul était présent : ce con qu’on appelle moi. J’ai vu là un rassemblement de trognes d’épouvante pour carnaval « intello » comme on a peu l’occasion d’en admirer. Ils avaient tous, collés au visage, des masques grimaçant d’horreur pour Jeannot, qu’il ne put malheureusement apprécier à leur juste laideur. Tous les vigilants de la République Franchouillaise, les pourfendeurs de la Bébête immonde, les défenseurs salariés des Gauches-de-l’Homme et autres anti-extrémistes de la Modécratie, bref tous ceux qui avaient signé, en leur absence d’âme et fausse bonne conscience, l’arrêt de mort de Jeannot en appelant à la liquidation de son journal, à son expulsion de son appartement, à la ruine de son patrimoine, au trouage de ses chaussettes, bref encore, tous ceux qui avaient tout fait depuis des mois pour le finir, lui creuser sa tombe, étaient là. Gagner quelques années sur 1’infarctus d’un drogué alcoolique infirme ? Triste politique !

Un seul « ennemi » de Jeannot était absent : Philippe. J’ai beaucoup apprécié qu’il ne vienne pas. Ça l’eût foutu mal ! Même s’il lui en voulait, il ne pouvait pas se ranger auprès de ces aboyeurs minables, ces sous-fifres, ces ratés, ces ridicules donneurs de leçons journalistiques... La plus belle d’entre tous, c’était Josyane bien sûr. Jaguar de haine, elle sauta sur Laurent, le frère de Jeannot. Quelle détente ! C’était presque dommage de la voir dans l’autre camp ! Elle tournait autour de moi et m’envoyait des regards qui déchiquetaient ma présence comme les griffes d’un fauve affamé sectionnent les aortes et les artères d’une gazelle attrapée en pleine course. Car je bougeais beaucoup, pour ne rien faire louper à mon Journal intime. il fallait qu’il voie tout et de tous les angles, qu’il n’en rate pas une miette ! ... Les avocats de Jeannot, François (celui de Lucette) et Jacques, un génie du barreau, furent d’autant plus brillantissimes qu’ils savaient le procès perdu d’avance. Jeannot se battait tout seul contre le journal le plus puissant et le plus sérieux de France, celui qui affirme tellement dire la vérité qu’on croirait qu’à côté de lui la vérité ment. Le gang de Josyane les lui a refait respirer, ses boules puantes, à l’aveugle, une à une, à pleins poumons, jusqu’à ce que ce soit lui qui s’asphyxie et qui en crève.
- Qu’il crève !

Josyane vient d’agresser Marc-Edouard Nabe

Je n’irai plus au Salon du Livre. Voilà, c’est décidé dans cette phrase. Ma rencontre avec Josyane, là-bas, peu après son procès gagné, en reste mon meilleur souvenir. Pour une
fois qu’il s’y passait quelque chose de vrai, de réel, de physique, de religieux (trop de pléonasmes) !...
- Josyane vient d’agresser Marc-Edouard !
- Non ! Où ça ?
- Au stand d’Antoine ! Là, à l’instant...
- Devant tout le monde ? Raconte !

Une traînée de poudre. Je crois que c’est de voir Philippe m’ôter mon chapeau et s’en coiffer qui l’a fait exploser. C’était un geste tellement affectueux et symbolique ! Josyane ne pouvait pas savoir que je l’avais rencontré « par hasard » la veille, assis sur le rebord de la fontaine Saint-Sulpice, après de longs mois de silence réciproque, et que je lui avais ensuite déposé dans son casier un petit mot, et la revue sur le cardinal J. H. Newman qui l’intéressait... Il y a des choses dans la vie... C’est comme ma présence au procès de Jeannot : tout a une explication. Josyane ne pouvait pas le savoir parce qu’elle ne voulait rien savoir. En hurlant, elle a secoué Philippe comme un prunier et l’a sermonné comme un galopin. « Philippe, je vous interdis ! » Interdire à Philippe de me parler ? Après quinze ans de communion pas du tout solennelle (il n’y a pas d’omelettes théologiques sans caresser d’ oeufs) ? Quelle naïveté ! Philippe était gêné, mais que peut faire un saint quand son dragon crache des flammes ?J’étais en « intellectuel décadent » ce jour-là : chapeau donc, foulards à pois (plusieurs foulards à pois de différentes grosseurs), mal rasé, déguenillé, ondulant, pâle, raskolnikovien avec quelque chose de trop féminin sans doute, tout pour exaspérer ma criminelle. Car le coup de hache, c’est moi qui l’ai reçu. Imaginez que Rodion Romanovitch aille chez Alena Ivanovna et que ce soit elle, l’usurière, toute vieille, quasi impotente, qui lui attache sa hache et qui lui fende le crâne avec ! Le roman se serait appelé Légitime défense et Acquittement (ce qui est un moins bon titre). Josyane m’insulta comme une femme.

J’aurais pu voir toutes les miennes défiler sur son visage, comme des masques successifs. Je ne répondais rien, je souriais, un peu comme Alain Zannini. J’avais d’ailleurs un imperméable aussi, c’est ce qui me fait penser à mon flic.

Josyane a fini par cette phrase biblique : « Vous me dégoûtez physiquement. » Il a beaucoup été dit dans les textes apocryphes produits après cette apocalypse parisianiste qu’elle m’avait ensuite jeté sa coupe de champagne à la figure. Non, c’est ma coupe que Josyane, très en colère, m’a envoyée violemment au visage. Nuance énormément inframince ! A ce moment-là, tout le monde a reculé, un attentat venait d’avoir lieu. Un cercle s’est formé autour de nous : il y avait le gratin de toute la gens-de-lettrerie, et au milieu les deux morceaux de viande les plus saignants du Tout-Paris littéraire. Antoine était présent, et tous ses sujets, et puis d’autres auteurs de la Maison, Benoît, Béatrice, Emmanuelle, et puis Mélanie (une, amie de Laura), Élisabeth, et Philippe qui baissait la tête (on aurait dit mon père quand ma mère hurle) et regardait ses chaussures : il devait penser qu’il avait oublié de les cirer... Petits garçons et petites filles devant la cow-boy et son Indien, sauf que l’Indien, il avait le visage pâle ! Josyanne était rouge feu. Le champagne de la coupe effusée dégoulinait sur ma face, je ne me suis pas essuyé, j’ai continué de sourire en ouvrant les bras, comme pour la remercier de ce geste hautement antéchristique. Encore une fois j’étais en Apocalypse chérie dans ma vie dite réelle... Après les sept anges du chapitre XVI qui versent leurs coupes pleines de la colère de Dieu, d’abord sur la terre pour ulcérer tous les hommes, puis dans la mer et les fleuves (dont l’Euphrate qui en sera tari) pour transformer l’eau en sang, puis encore sur le soleil pour en renforcer le feu sur nous autres, et aussi sur le trône de la bête pour tout enténébrer et enfin dans l’air pour faire tomber une grêle funeste d’une effrayante efficacité, j’avais devant moi un huitième ange, oublié par saint Jean ! Son air de démon ne m’a point trompé, Josyane avait beau avoir la figure convulsée du dragon (certains distinguèrent sur ses sept têtes dix cornes, et virent des grenouilles lui sortir de la bouche quand elle m’injuriait), moi, on ne me la faisait pas en matière johannistique : c’était elle l’ange, et moi le démon.
C’était donc ma coupe que l’ange Josyane vida sur moi.

Qu’y avait-il dedans ? Du champagne,. vous êtes sûr ? ,Ce vitriol festif ? Regardez mieux. Mais oui ! C est celle qu’on peut voir portée par saint Jean sur sa statue sculptée sous le porche de Notre-Dame de Paris : Jean est le seul apôtre imberbe, avant-dernier des six premiers à gauche, entre André et Pierre (et non pas celui qu’on pourrait prendre pour lui, à cause de l’aigle à ses pieds : Judas à qui il manque les bras !)... La même coupe également que sur le portrait que le Greco (Doménikos Théotokopoulos pour les intimes) a brossé de saint Jean et qui se trouve dans la cathédrale de Tolède. Mon saint y est représenté en jeune disciple, et non en apôtre ou en évangéliste, comme on l’a dit. Le peintre crétois a transposé dans la jeunesse de Jean une scène célèbre de sa vie de vieil homme (forcé par Domitien de boire une coupe d’un breuvage empoisonné, le chrétien persécuté s’exécute sans dommage). Dans une sorte d’anticipation de ce dont il aura à témoigner ici, à Patmos, Jean présente un échantillon d’Apocalypse. De même que le jeune Jean du Greco, émacié et verdâtre (il ne lui manquait que le chapeau et les foulards à petits pois), désigne d’une main tordue le calice maudit qu’il tient de l’autre et dans lequel un petit dragon ailé, langue tirée et queue en spirale, prend son bain ; de même, je montrais à Josyane ce qu’elle devait faire... C’est cette coupe-là qu’elle m’a lancée à la gueule. Pas une autre. Ni Paraskevi, ni Suzanne, ni Hélène, ni Diane, ni Laura ni aucune autre femme de ma vie (impénétrée ou non) n’avaient été capable de voir ce que Josyane a vu, miraculeusement : mon dragon ! Elle a été la seule à comprendre ce qu’il y avait pour moi d’hérétique à être présent au Salon du Livre, c’est-à-dire dans le milieu littéraire, et donc sur la Terre. C’était pour me réveiller, pour me prévenir... Non seulement il y a un dragon dans mon verre mais en plus je l’exhibe ? Il fallait que ça cesse ! Jeannot, lui, avait bu sa coupe vide jusqu’à la lie et Philippe a fait boire à la sienne, gorgées amères après gorgées amères, tous ceux qui depuis trente-cinq ans avaient soif de son affection, mais moi, je n’avais pas le droit de conserver en permanence cette coupe imbuvable à la main, sans jamais y tremper mes. lèvres ! C’est ça qui pourrait m’empêcher de devenir ce que Josyane aurait voulu, comme tous ceux qui m’aimaient vraiment (c’est-à-dire avec haine), que je sois enfin : moi.

Au cours de pas mal d’altercations, je me suis affronté à beaucoup de personnalités qui cherchaient à me réveiller à moi-même. Elles tentaient agressivement de me faire prendre conscience de la mission que j’avais, et voulaient sincèrement que j’arrête mes conneries narcissiques, ma charité déplacée pour les parasites, mon aversion pour la faillibilité, mon incompassion pathologique, ma générosité ( égoïste, mon « nabisme » automatisé, mes sarcasmes qui ne m’allaient pas, mon masochisme cruel, mes panacheries et autres infantilités. Mais aucune ne m’avait re-baptisé ainsi au jus du dragon de moi-même, et en public pour que l’humiliation fût totale.

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Saint Michel et les anges terrassant le dragon
Tapisseries de l’apocalypse selon Saint Jean,
Château d’Angers

Josyane seule eut ce courage de combattre la bête en direct, de lui sortir sa glande à venin et de lui en faire cracher le jet sur sa propre gueule ! Ça n’amuse pas les anges de répandre la colère divine, mais l’ordre, par la voix qui sort du temple du tabernacle ouvert dans le ciel, est formel. Ma coupe était pleine : il fallait bien que quelqu’un la vide. Josyane se chargea de dissoudre un de mes avatars : « Marc-Édouard Nabe »... Le visage en pleurs de champagne, je reconnus la huitième coupe de l’ange de la Nabocalypse ! L’ange Josyane m’avait lavé de mon propre martyre !
Elle éjacula, je jouis .
La phrase « Vous me dégoûtez physiquement » voulait dire, faut-il le préciser : Vous vous dégoûtez au point de m’ empêcher de vous aimer ; et pour cela je vous bénis avec votre eau la pire) celle de toutes vos larmes non pleurées) toutes celles que vous avez cru remplacer par votre sperme. Je vous présente non pas à la foule du Gabbatha) en disant « Voici l’Homme .’ ») mais à la foule de tous les personnages que vous vous jouez à vous-même) en leur disant :
« Voici toi ! »

Après 1’« incident », quatre femmes (comme au Golgotha) soutenaient et entraînaient hors du cercle infernal Josyane de Nabophobie Reine des Justes [1] , car c’était elle qui avait pris le risque de se laisser crucifier par l’Histoire (un critique a toujours tort contre un artiste) en essayant de me déclouer de moi-même, cette sale croix. Plus tard, une fois ses pompes recirées, Philippe me dit la même chose autrement : « En vous jetant ce champagne, elle vous a promu au rang de paquebot ! » Exact. C’est comme ça que Josyane m’avait rendu : neuf, lumineux, pur, digne, heureux, prêt à prendre le large, tout le contraire de ce que beaucoup crurent voir sur ma tête ruisselant de champagne tiède.
- Marc-Édouard, mais qu’est-ce qui t’arrive ?

Seule Mélanie (une catholique qui avait bien lu Kafka) a su voir que ma métamorphose commençait... Elle ne m’a pas demandé : « qu’est-ce qui t’arrive ? » dans le sens : « qu’est-ce qu’on t’a fait ? » mais dans l’autre : « qu’est-ce qui est en train de t’arriver depuis qu’on t’a fait cette chose ? » Le processus de paix entre moi et moi-même avait commencé. Hélas, il me faudra encore cinq années (un lustre !) d’affrontements pour y aboutir, ici, à Patmos, dans le noir, allongé par terre, alors que Christos met le feu à son luth et me chante un air. Trois éléments sur quatre : il ne manque que l’eau.
Que l’eau soit et la lumière fut ! Revenue l’électricité !
Aussi soudainement qu’elle avait disparu. On cligna les paupières, l’enfant et moi. Du coup, il s’arrêta de jouer, comme si de lire à nouveau sa partition l’empêchait de finir. il déposa son luth et je me mis debout. Christos me désigna le visage de l’index en disant :
- Dakri.
Qu’est-ce que j’avais donc sur la joue ? Ma balafre, c’est ça ? Non, il la connaissait... Tout de suite, l’hexoglot nous dit : larme. Avec mon index à moi, cette fois, je me touchai sous l’oeil droit. En effet ! Une larme ! Était-ce possible ? Je la portai à ma bouche. Elle avait un goût de champagne.


Epilogue

A la suite de la sortie du Livre en 2002 ( sept ans après l’épisode du Salon du livre 1995), Josyane Savigneau et Marc-Edouard Nabe sont tous deux sur le plateau de Campus de Guillaume Durand. Que croyez-vous qu’il advint ?

« ...éblouissement de voir à Campus les sourcils circonflexes de
Josyane Savigneau se faire doucereux et chatoyants face à Nabe » nous dit
Bruno DENIEL-LAURENT dans « L’affaire Zannini », un livre sur le livre.
Et d’ajouter : « la Papesse Magnanime laissera même Jean-Luc Douin rédiger un
papier favorable dans Le Monde des Livres... ».

Soulignons que Le Monde des Livres fut un des rares journaux à le faire malgré les indéniables qualités d’écrivain qui y sont révélées : outre les pétards et fumigènes d’accompagnement, c’est à un très grand feu d’artifices auquel nous assistons. Oh !... Ah !... Encore ! Eclairs et musique de la nuit. Danse à quatre temps en l’intime : révolution, révélation, rédemption, résurrection, le tempo d’une moitié de vie et de ce livre qui commence ainsi :

« Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une sacré merde. Ma femme m’avait quitté. Ma maîtresse aussi. Mes petites amies ne me faisaient plus tourner la tête et mes grands amis me tournaient le dos. J’étais seul. Plus honni que jamais. Décidé à fuir les Harpies et les Judas, je partis pour la Grèce, mon bercail après tout. C’était l’an 2000 : j’optai pour Patmos. Vieux projet d’aller sur l’île où saint Jean écrivit l’Apocalypse... »


[1cf. le INRI inscrit sur la croix du Christ acronyme de l’expression latine Iesu Nazarenus Rex Iudeorum, « Jésus de Nazareth Roi des Juifs » ( celui qui s’était déclaré le Roi des Juifs, lors de son procès ) si la culture catholique n’est pas la vôtre (note pileface)

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