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LE G.S.I. (Organe central de la Gestion des Surfaces Imprimées)

ou de la Gestion des Surfaces Informatiques

D 5 mai 2015     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Le rouleau manuscrit des 120 Journées de Sodome de Sade
Composées à la Bastille d’août 1782 à octobre 1785.
Coll. du Vicomte de Noailles. Photo : J.A. Boiffard. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

En janvier 1980, Philippe Sollers s’entretient avec Jacqueline Risset et analyse longuement ce qu’il appelle, d’une formule curieuse, le G.S.I.. La publication de Paradis en feuilleton dans la revue Tel Quel a commencé six ans plus tôt dans le n° 57 (Printemps 1974), se poursuivra, après la parution du premier volume au Seuil en janvier 1981, jusqu’au n° 92 (Hiver 1982) et reprendra dans le premier numéro de L’Infini en janvier 1983, pour cesser soudainement. Mais Paradis n’en continuera pas moins à s’écrire souterrainement puisqu’un second volume sera publié en mars 1986, cette fois chez Gallimard, tandis que, dans l’intervalle, Sollers publiera deux romans de facture en apparence plus classique, Femmes (qui sera un best-seller) et Portrait du Joueur. Entre le début de la publication de Paradis dans Tel Quel et la parution de Paradis II, douze ans se sont écoulés. « Le G.S.I. » est publié dans le n° 86 de Tel Quel qui sort en novembre 1980, c’est-à-dire à mi-parcours [1]. Quand on feuillette ce numéro 86 de Tel Quel, passée la couverture où est reproduite une photographie du rouleau manuscrit des 120 Journées de Sodome du marquis de Sade [2], on est frappé de constater que, juste après le sommaire et avant une nouvelle "séquence" de Paradis, figure une photographie de Sollers, seul, portant veste à col Mao, sur les Zaterre, à Venise, au bord du canal de la Giudecca qu’un paquebot redescend avant de prendre le large [3], tandis que la page précédant la quatrième de couverture reproduit les couvertures des romans de Sollers, Nombres, Lois, H et Sollers écrivain de Barthes. Comment affirmer plus clairement que Tel Quel s’écrit désormais, principalement, à la première personne ?
Paradis (extrait de la séquence) :

«  mon coeur bat pour battre ma main écrit pour écrire est-ce que je sens un devoir oui pourquoi je ne sais pas j’ai été mis là pour ça pas la peine d’en demander davantage fais ta journée subis ton usure ne discute pas inscris-le tant que tu en as la force tais-toi tu peux toujours te taire un peu plus et encore un peu plus toujours plus de telle façon que le trou s’élargisse en toi venant du vrai dehors qui te porte en soi malgré toi... » (TQ 86, p. 6-7)

Première mise en ligne le 20 décembre 2012.

*

Sollers à Venise, Tel Quel 86, p. 2. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

En 1980, la société occidentale « qui s’annonce démocratique » bascule imperceptiblement du « spectaculaire diffus » au « spectaculaire intégré » (par absorption du « spectaculaire concentré » en voie de désintégration) que Guy Debord décrira admirablement huit ans plus tard dans ses Commentaires sur la société du spectacle en insistant sur sa fragilité liée à sa difficulté « à maîtriser sa dangereuse expansion technologique » [4].

Depuis vingt ans, l’aventure de Tel Quel a connu de nombreuses péripéties, les difficultés avec le Seuil se sont multipliées, la stratégie du « groupe Tel Quel » [5] déroute (plus que jamais, devrais-je ajouter, car elle a toujours dérouté). Cette aventure — «  qui ne fait guère que commencer », écrit Sollers — durera encore près de trois ans et, d’une certaine manière, se poursuivra après sous un autre nom. C’est dans ce contexte de bouleversement social, technologique, éditorial, accéléré que Sollers entreprend de décrypter ce qui se met en place à travers ce qu’il nomme « le G.S.I. » et de préciser la stratégie mise en oeuvre par Tel Quel — et en quoi elle fait « événement ». Qu’est-ce que « le G.S.I » ? «  C’est l’organe central de la Gestion des Surfaces Imprimées. Le G.S.I. est aussi le bureau multilatéral de la Gestion des Surfaces Imagées ou Imaginaires, dites aussi : courbes d’inhibitions. G.S.I. signifie enfin : Giration du Semblant Illimité. [6] » Étrange définition dont on s’étonne qu’elle n’ait pas plus attiré l’attention tant elle apparaît, à bien des égards, prophétique (j’emploie le mot à dessein) — mais quoi de plus "normal", s’agissant d’une analyse qui évoque explicitement « la lettre volée » ?

*

On ne comprend rien à l’entretien sur « Le G.S.I » si l’on ne rappelle pas que, quelques jours auparavant, le 5 janvier 1980, le psychanalyste Jacques Lacan a procédé, de manière très situationniste, à la dissolution de l’École Freudienne de Paris qu’il avait fondée en 1964. Et appelé « à s’associer derechef ceux qui, ce janvier 1980, veulent poursuivre avec Lacan. » Dans sa lettre de dissolution, Lacan écrit que ce qui fait « le poids c’est l’Église, la vraie, qui soutient le marxisme de ce qu’il lui redonne sang nouveau... d’un sens renouvelé. » Sollers y fera explicitement écho.

Jacques Lacan, Lettre de dissolution
Ecole Freudienne de Paris

Je parle sans le moindre espoir — de me faire entendre notamment. Je sais que je le fais — à y ajouter ce que cela comporte d’inconscient. C’est là mon avantage sur l’homme qui pense et ne s’aperçoit pas que d’abord il parle. Avantage que je ne dois qu’à mon expérience. Car dans l’intervalle de la parole qu’il méconnait à ce qu’il croit faire pensée, l’homme s’embrouille, ce qui ne l’encourage pas. De sorte que l’homme pense débile, d’autant plus débile qu’il enrage... justement de s’embrouiller. Il y a un problème de l’école. Ce n’est pas une énigme. Aussi, je m’y oriente, point trop tôt. Ce problème se démontre tel, d’avoir une solution : c’est la dis — la dissolution.
A entendre comme de l’Association qui, à cette école, donne statut juridique. Qu’il suffise d’un qui s’en aille pour que tous soient libres, c’est, dans mon noeud borroméen, vrai de chacun, il faut que ce soit moi dans mon Ecole.
Je m’y résous pour ce qu’elle fonctionnerait. Si je ne me mettais en travers, à rebours de ce pour quoi je l’ai fondée. Soit pour un travail, je l’ai dit — qui, dans le champ que Freud a ouvert, restaure le soc tranchant de sa vérité — qui ramène la praxis originale qu’il a intitulée sous le nom de psychanalyse dans le devoir qui lui revient en notre monde — qui, par une critique assidue, y dénonce les déviations et les compromissions qui amortissent son progrès en dégradant son emploi. Objectif que je maintiens. C’est pourquoi je dissous. Et ne me plains pas desdits "membres de l’Ecole freudienne" — plutôt les remercié-je, pour avoir été par eux enseigné, d’où moi, j’ai échoué — c’est-à-dire me suis embrouillé. Cet enseignement m’est précieux. Je le mets à profit.

Autrement dit, je persévère.

Et appelle à s’associer derechef ceux qui, ce janvier 1980, veulent poursuivre avec Lacan.
Que l’écrit d’une candidature les fasse aussitôt connaître de moi. Dans les 10 jours, pour couper court à la débilité ambiante, je publierai les adhésions premières que j’aurai agréées, comme engagement de critique assidue de ce qu’en matière de "déviations et compromissions" I’EFP a nourri.
Démontrant en acte que ce n’est pas de leur fait que mon Ecole serait Institution, effet de groupe consolidé, aux dépens de l’effet de discours attendu de l’expérience, quand elle est freudienne. On sait ce qu’il en a coûté, que Freud ait permis que le groupe psychanalytique l’emporte sur le discours, devienne Eglise.
L’internationale, puisque c’est son nom, se réduit au symptôme qu’elle est de ce que Freud en attendait. Mais ce n’est pas elle qui fait poids. C’est l’Eglise, la vraie, qui soutient le marxisme de ce qu’il lui redonne sang nouveau... d’un sens renouvelé. Pourquoi pas la psychanalyse, quand elle vire au sens ? Je ne dis pas ça pour un vain persiflage. La stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux. D’où mon obstination dans ma voie de mathèmes — qui n’empêche rien, mais témoigne de ce qu’il faudrait pour, l’analyste, le mettre au pas de sa fonction.
Si je père-sévère, c’est que l’expérience faite appelle contre-expérience qui compense.
Je n’ai pas besoin de beaucoup de monde. Et il y a du monde dont je n’ai pas besoin.
Je les laisse en plan afin qu’ils me montrent ce qu’ils savent faire, hormis m’encombrer, et tourner en eau un enseignement où tout est pesé. Ceux que j’admettrai avec moi feront-ils mieux ? Au moins pourront-ils se prévaloir de ce que je leur en laisse la chance.
Le Directoire de l’EFP, tel que je l’ai composé, expédiera ce qui se trame d’affaires dites courantes, jusqu’à ce qu’une Assemblée extraordinaire, d’être la dernière, convoquée en temps voulu conformément à la loi, procède à la dévolution de ses biens, qu’auront estimés les trésoriers, René BaiIly et Solange Faladé.

Guitrancourt, ce 5 janvier 1980 [7].

L’Ecole de la Cause freudienne sera fondée en janvier 1981 [8].

*

On peut aborder la question du G.S.I. (c’est une des multiples entrées possibles) par le biais de la question de la Technique dans sa phase contemporaine dominée par la cybernétique.

En 1957, Heidegger écrit dans Principes de la pensée (Grundsätze des Denkens [9]) :

« Pour la pensée contemporaine, la logique est devenue encore plus logique, ce pourquoi elle s’est donnée le nom dérivé de "logistique". Sous ce nom, la logique réalise sa dernière forme de domination, qui est maintenant universelle, planétaire. Cette forme de domination porte à l’ère de la technique les traits d’une machine. Il est bien évident que les machines à calculer qui sont utilisées dans l’économie, dans l’industrie, dans les instituts de recherche scientifiques et dans les centres organisationnels de la politique ne sont pas seulement des outils permettant d’opérer plus rapidement des calculs. La machine à penser est au contraire déjà la conséquence en soi d’une modification de la pensée, qui, en faisant de celle-ci un simple calcul, appelle à sa traduction en la machinerie de ces machines. C’est pourquoi nous passons à côté des transformations de la pensée qui ont lieu sous nos yeux si nous ne percevons pas que la pensée devait devenir logistique dès lors qu’à son origine elle était logique. »

Puis, en octobre 1965, lors d’une cérémonie en l’honneur du psychiatre suisse Ludwig Binswanger, Heidegger écrit dans Aus der Erfahrung des Denkens (L’affaire de la pensée) :

« Le concept directeur de la cybernétique, l’information, est assez englobant pour un jour soumettre jusqu’aux sciences historiennes de l’esprit à la prétention cybernétique. Ce qui est en passe de réussir d’autant plus facilement que la relation de l’homme d’aujourd’hui à la tradition historique se transforme à vue d’oeil en un simple besoin d’information. Mais tant que l’homme s’entendra encore lui-même comme un être historique libre, il se refusera, il est vrai, à abandonner la détermination de l’homme au mode de penser cybernétique. D’abord, la cybernétique concède elle-même qu’elle tombe là sur des questions difficiles. Elle tient toutefois ces questions pour fondamentalement résolubles et considère l’homme comme constituant encore, mais provisoirement, un "facteur de perturbation" dans le calcul cybernétique. »

G.S.I. : Gestion des Surfaces Informatiques ou Gestion des Surfaces Internautiques, serait-on tenté d’ajouter aujourd’hui — en persévérant. Car Sollers, dans ce texte de 1980, pointe explicitement l’ère nouvelle qui se profile : celle de la généralisation des ordinateurs et des écrans, comme il avait, avec Jean-Paul Fargier, anticipé celle des ondes, de la vidéo et de la télévision (cf. Sollers au Paradis, Paradis Video (II) et « la haute méfinition » et Pour un nouveau temps radiophonique).

Sollers déclarait, en février 2011, lors du débat « Quel avenir pour le livre et la littérature à l’ère d’Internet ? » :

«  Dans la solitude de l’écrivain ce qui compte c’est l’écoute, c’est la voix. Ce qui compte avant tout c’est la parole qui s’écrit et qu’il faut entendre. Le problème doit être posé non pas "quel est l’avenir de la littérature à l’heure d’Internet ou des nouvelles technologies" mais, qui sera capable d’entendre ou de ne pas entendre les informations qu’il a sous les yeux c’est-à-dire, qui peut éventuellement sortir de quelque chose chose d’absolument dictatorial, d’une certaine façon, la communication, c’est-à-dire : messages simples, oubli de la plupart des mots, communication intensive, commerce, etc., etc. » [10]

Alors, paradoxal Sollers ? Oui et non : il n’y a pas à craindre de manière excessive la « dangereuse expansion technologique » (nul rejet réactionnaire des « nouvelles technologies », nulle technophobie chez Sollers), pas plus qu’il n’y a lieu de se laisser fasciner ou “interdire” par le « spectacle » [11]. Si « danger » il y a, il est bien plutôt dans ce que pointait encore Heidegger, en 1955, dans Gelassenheit :

« Ce qui, toutefois, est ici proprement inquiétant n’est pas que le monde se technicise complètement » — « Il est beaucoup plus inquiétant que l’homme ne soit pas préparé à cette transformation, que nous n’arrivions pas encore à nous expliquer valablement, par les moyens de la pensée méditante, avec ce qui, proprement, à notre époque, émerge à nos yeux. » — « La révolution technique qui monte vers nous depuis le début de l’âge atomique pourrait fasciner l’homme, l’éblouir et lui tourner la tête, l’envoûter, de telle sorte qu’un jour la pensée calculante fût la seule à être admise et à s’exercer. » [12].

Il s’agit donc de tenter de penser « l’aître de la Technique » [13] (« qui n’est rien de technique ») si l’on veut avoir le libre usage de la technique. Certes, Sollers, en 1980, ne pense pas en ces termes heideggeriens, mais n’est-ce pas l’un des sens profonds de sa démarche ?
Pour Sollers, penser « l’aître de la Technique », cela consiste aussi à tenir compte de tous les savoirs disponibles (de toutes les informations), et de créer alors, dans le sillage du Pascal des Pensées, du Lautréamont-Ducasse des Poésies et du Joyce de Finnegans Wake (trois logiciels de base), par l’écriture et la parole, «  une machine de fiction » (qu’est aussi le G.S.I.), je dirais : un logiciel de fiction — « logiciel » bien particulier, où il faut entendre le « logos » qu’on entendait déjà dans Logiques (1968), et, notamment, dans Logique de la fiction (1962) [14] —, capable d’embrasser, dans son calcul infini (bien plus vaste que celui du « calcul planificateur » de la « pensée calculante » [15]), «  tout ce qui est faisable comme sens », ce qui excède le savoir, le sens et l’absence de sens, «  ce qui a réellement lieu », ce qui est.

En 1980, Sollers, « l’isolé absolu », « celui qui n’appartient même pas à une communauté » (Barthes, 1979), évoquait déjà, comme il le fera en 2011, «  la solitude de l’écrivain », sa bizarre solitude. Il écrivait dans « le G.S.I. » :

«  C’est une solitude bizarre puisqu’elle implique qu’au moment même où elle a lieu elle soit extraordinairement peuplée par d’autres solitudes en train de dire rigoureusement la même chose sous une autre forme... »

« Curieuse solitude » car, paradoxalement :

«  Je ne crois pas qu’il s’agisse, dans ce que j’indique, d’une expérience solitaire, pour la bonne raison — je dirai catholique, c’est-à-dire du singulier comme universel — que ce qui se pense à un moment donné dans le sujet qui fait cette expérience c’est ce qui s’est pensé de tout temps chez d’autres sujets qui ont fait la même expérience, rigoureusement la même, avec les données d’information de leur époque... »
*

Pensées et Poésies

J’ai reçu deux tweets.

Le premier est de Pascal :

« Si ce que j’ai écrit ne sert à vous éclaircir, il servira au peuple. »

Le second d’Isidore Ducasse :

« Il n’y a rien d’incompréhensible.
La pensée n’est pas moins claire que le cristal. »
*

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Philippe Sollers ajoutant quelques mots à son manuscrit en cours
(Documentaire "Empreintes")

LE G.S.I.  [16]

« Tel Quel est le dernier cri du discours parisien, l’Yves Saint-Laurent de la pensée, et cela pas vraiment à cause des textes brillants que la revue publie parfois, mais parce que très peu de gens peuvent en comprendre un seul mot. Tel Quel définit le modèle même de l’obscurité. »

Jane Kramer, The New Yorker,
30 juin 1980.


Ce que je voudrais dire maintenant c’est que, si cette petite aventure qui ne fait guère que commencer, et qu’on appelle Tel Quel, fait événement, c’est parce qu’y a lieu une expérience tout à fait nouvelle, qui tient compte de l’existence récente de ce que j’appellerai le G.S.I.

Qu’est-ce que le G.S.I. ? C’est l’organe central de la Gestion des Surfaces Imprimées. Le G.S.I. est aussi le bureau multilatéral de la Gestion des Surfaces Imagées ou Imaginaires, dites aussi : courbes d’inhibitions. G.S.I. signifie enfin : Giration du Semblant Illimité.

L’expérience de Tel Quel va là à contre-courant de toute la mécanique habituelle de la production de discours. En général les sujets dits vivants s’imaginent produire un discours qui vient d’eux et qui, ensuite, sera porté à la connaissance du tissu dans lequel ils se meuvent par la voie de l’impression ou de la publication ; ils pensent parler et vivre de telle façon que leur discours, un jour, lorsqu’il a atteint une certaine consistance, est pris en considération par l’ensemble humain auquel ils appartiennent. À aucun moment ne leur vient le soupçon que c’est le G.S.I. qui les parle de part en part et qu’ils sont de simples pions dans la répartition de son jeu.

Pourquoi Tel Quel fait-il événement ? Parce que tout simplement personne ne peut savoir à l’avance ce qui va s’y écrire, ce qui entraîne que l’expérience est telle qu’elle désoriente toute assignation de place, de la part justement de la Gestion des Surfaces Imprimées, laquelle opère grâce aux ordinateurs qui crépitent dans ce centre, que j’ai eu la chance de visiter. C’est un organisme extrêmement secret qui fonctionne d’une façon très efficace, où tous les discours tenus par les sujets sont désormais programmés à l’avance.

Si j’ai eu la permission de le visiter, cela est dû au fait que j’y ai été élu — mon nom a été mis sur ordinateur parmi une douzaine d’autres et il est sorti parce que le G.S.I. s’est aperçu que je tenais compte, virtuellement, de son existence, ce qui rendait mon discours dans une certaine mesure imprévisible. En gros, d’après ce qu’ils m’ont dit là-bas, je crois que le G.S.I. reconnaît aujourd’hui cette possibilité de discours imprévisible à deux personnes, moi et Lacan. Les responsables du G.S.I. étaient très intéressés notamment par la dissolution de l’École freudienne, qui leur apparaissait un peu imprévue dans le programme de l’ordinateur central. Ils m’ont demandé mon avis là-dessus dans la mesure où ils s’étaient rendus compte que depuis vingt ans que Tel Quel existe, on peut parler d’une dissolution permanente de Tel Quel ; c’est ce que les discours programmés par le G.S.I., dans la presse, chez les sujets qui ne se croient pas programmés par le G.S.I. mais qui pensent à tort parler en leur propre nom, appellent les zigzags, les transformations, les retournements de veste, le côté incohérent de Tel Quel [17]. Cette incohérence de Tel Quel, qui est évidemment le comble de la cohérence du point de vue du G.S.I., est ce qui me permet de parler au nom de ce qui irrigue les discours des sujets. Ce type d’incohérence fait scandale partout, sauf au G.S.I. En effet, le G.S.I. en tant qu’organisme central électronique, télématique, n’est scandalisé par rien a priori. La répartition de ce qui doit faire scandale est prévue par le G.S.I. Le G.S.I. de temps en temps émet en direction de tels ou tels groupes sociaux-politiques, sociaux-idéologiques, des ondes, des vagues, pour faire apparaître telle ou telle opinion ou telle ou telle attitude émotive, ou telle ou telle révélation qui doit provoquer le scandale. On peut prendre quelques exemples parmi les choses qui comptent aujourd’hui, disons la question des Jeux Olympiques, celle du terrorisme, l’histoire de l’Afghanistan, voilà trois grandes régions balisées par le G.S.I. ; mais il y en a bien d’autres, et notamment la question de savoir comment maintenir les écrivains à la remorque des philosophes, eux-mêmes étant à la remorque des différentes institutions politiques, tout ça est prévu. C’est un grand fonctionnement tout à fait nerveux.

Eh bien, il est évident que le G.S.I. est une machine de fiction, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un contrôle désormais planétaire [18] qui consiste à donner exactement ce qu’il faut à tous les sujets qui se croient vivants, à leur donner ce qu’ils doivent avoir comme fiction dans la journée, disons, ou dans la semaine. Tout ça est minutieusement programmé, c’est-à-dire avec un système d’équilibrage ; il faut que telle région pense ceci, que telle autre région pense le contraire, et qu’il y ait des régions intermédiaires pensant de façon nuancée des choses qui aillent d’une thèse positive à une thèse négative, avec toutes les colorations intermédiaires. Par exemple, je programme ce que doit penser la droite, je programme ce que doit penser la gauche et à l’intérieur de la droite je subdivise spectralement, grâce à mon analyse disons chimique du groupe social vivant, toutes les nuances qui doivent se penser là, et je fais de même avec la gauche et ensuite je fais un ensemble qui est ce qu’on peut appeler le programme G.S.I. pour le mois.

Mais pourquoi Tel Quel fait-il événement par rapport à tout cela ? C’est parce que justement Tel Quel suit une évolution parallèle à celle de la constitution de la mémoire G.S.I. C’est une petite revue de rien du tout qui fait cent quatre pages tous les trois mois et qui, pourtant, énerve non pas le G.S.I. lui-même mais ceux qui sont programmés par le G.S.I. Ceux qui sont programmés par le G.S.I. n’ont bien entendu qu’une connaissance fragmentaire de l’ordinateur qui les programme, ils pensent donc être à leur place et défendre leur place. Le G.S.I. est évidemment l’avènement post-marxiste de la lutte des places, la lutte des places étant la grande préoccupation du G.S.I., à savoir qu’un discours est de toute façon à sa place et qu’il faut que le sujet qui le tienne se croie à cette place. Quand je dis que personne ne sait à l’avance ce que va publier Tel Quel, c’est que s’y poursuit une expérience de fiction telle que le sujet de cette fiction n’est pas contrôlable. Ça énerve beaucoup, disais-je, les places programmées par le G.S.I. parce que le sujet de la fiction dérange le jeu philosophico-politique qui est prévu comme devant être son tuteur. La tutelle dans laquelle doit être maintenu le sujet de la fiction par le discours philosophico-politique est un des éléments clés du système. Mais voilà : il y a un lieu très restreint en état de dissolution de discours permanent. Pour qu’il soit en état de dissolution permanente , il ne faut pas qu’il soit fou. Les états de dissolution sont parfaitement contrôlés par le G.S.I., qui passe à travers la chimio-théraphie universelle, à travers les psychoses. Mais l’état de dissolution permanente, qui ne serait pas d’ordre psychotique, là est le problème. Les spécialistes du G.S.I. m’ont dit qu’ils étaient maintenant en mesure de traiter le fait que Lacan a mis quinze ans à dissoudre l’École freudienne comme un symptôme, un symptôme évidemment de Lacan, ça leur est apparu tout à fait lumineux. Ils étaient très intéressés par ailleurs par la formulation de Lacan, « je n’attends rien des personnes mais quelque chose du fonctionnement », formule qui figure évidemment parmi les statuts du G.S.I. Ne rien attendre d’une personne mais plutôt d’un fonctionnement, c’est le propre de l’époque dans laquelle nous sommes entrés depuis déjà très longtemps, c’est peut-être un peu tardif de le formuler ouvertement maintenant, parce que le fonctionnement est déjà depuis longtemps très au-delà de ce qui peut arriver aux personnes et qu’il attend tout de lui-même.

Alors Tel Quel, de ce point de vue, c’est ça depuis le début, ça n’a jamais rien attendu des personnes mais tout d’un certain fonctionnement, ce qui fait que beaucoup de personnes ont pris ce phénomène comme quelque chose qui était simplement la limite qu’elles opposaient au fonctionnement. Le fonctionnement est devenu de plus en plus rapproché de lui-même, comme l’exigeait l’évolution de la machine, et en cours de route les personnes s’arrêtent, en fonction de leur limite personnelle, c’est-à-dire que, tout simplement, elles pensent avoir trouvé leur identité.

Le G.S.I. était particulièrement intéressé par mon invention qui est l’apparition de Paradis en feuilleton, et les responsables m’ont dit qu’étant donné le nombre d’informations incalculables, que l’ordinateur essaie quand même de calculer, qui sont comprises dans ce livre qui s’appelle Paradis, le fait de l’avoir publié par tranches était tout à fait subtil parce que, justement, le nombre d’informations compris dans chaque livraison déroutait l’ordinateur qui ne pouvait pas à l’avance, même en opérant des calculs rétroactifs, savoir ce que ça ferait comme ensemble.
ZOOM
Paradis II, manuscrits. Tel Quel n° 87, printemps 1981.

Nous avons eu à ce sujet une discussion passionnante avec les ingénieurs du G.S.I. ; je leur ai expliqué que la fin de Paradis n’était rien d’autre que la révélation du G.S.I. lui-même, c’est-à-dire que s’y trouvait proposé le traitement de toutes les informations comprises — et elles sont vraiment des milliers et des milliers dans ce texte —, c’est-à-dire le traitement à donner d’une certaine façon à l’ordinateur, de façon que tout cela puisse être amené à une proposition extrêmement simple. Donc tout qui s’est écrit de façon tellement compliquée, tellement multiple depuis des années et des années, se résout en une formulation toute simple, autrement dit il y a une lettre volée , c’est-à-dire quelque chose finalement de tout à fait plat. Comment se fait-il que quelque chose d’absolument simple puisse donner lieu à tellement d’informations variées ? C’est exactement comme ça que l’ensemble fonctionne, puisque la question du pouvoir de l’information étant désormais résolue, c’est à partir de données simples, un peu comme la structure même de la matière, qu’on peut penser le multiple. La multiplication des informations revenant à une structure extrêmement simple comme formulation de base, voilà exactement la question aujourd’hui. La conclusion, c’est donc l’apparition de la formule. Concrètement, le G.S.I. est divisé en plusieurs immeubles, plusieurs étages, et plus on monte dans les étages plus les données se font raffinées. A la suite de la conversation sur Paradis, nous avons signé un contrat. Le G.S.I. a décidé de me reconnaître désormais comme conseiller pour les questions disons qui ne sont pas encore tout à fait programmables, pas tout à fait élucidées. J’ai eu le choix entre plusieurs secteurs et, là, j’ai choisi, parce c’est un des étages les plus en expansion aujourd’hui, le secteur religieux, qui se trouve d’ailleurs à l’un des sommets de l’immeuble. Il est en pleine évolution rapide à l’heure actuelle. Ce qui est arrivé ces temps-ci de façon visible — la « renaissance » de l’Islam, l’élection du pape polonais, plus tous les gadgets secondaires — vient du G.S.I. Tout cela était parfaitement prévu, et, comme les responsables en avaient lu les traces calculées dans Paradis, je n’ai pas eu de mal à leur dire que je voulais être nommé à ce secteur-là. Ils avaient déjà repéré que j’étais en train de faire les mêmes calculs, pour la bonne raison que la question qui les préoccupait à ce moment-là était celle de la Bible, qui est, depuis une petite dizaine d’années, un objet de réflexion extrêmement intense de la part du G.S.I. Ils se sont rendu compte que, finalement, dans l’ordre de classement des textes d’après leur complexité, leur niveau d’efficacité, leur consistance, la Bible devait être prise en considération comme disposant de moyens très supérieurs aux autres textes. Le fait qu’on commence à traiter la Bible de cette façon-là, c’est-à-dire comme une question de computer, est apparu récemment à l’un des participants du G.S.I. qui est particulièrement subtil et qui en a eu l’idée en relisant Pascal. Il m’a dit : « Pascal c’est vraiment notre ancêtre, c’est vraiment le type d’avant-garde que les discours soi-disant d’avant-garde ont trop méconnu. »

Pascal intéresse le G.S.I. évidemment comme aventurier de la mathématique, du calcul mathématique. Au fond, il annonce le computer. Pascal a été le premier à mettre toute la Bible en fiches — c’est ce qu’on appelle Pensées de Pascal (la deuxième partie, celle que personne ne connaît [19]). Pourquoi Pascal s’est-il acharné avec les moyens de son époque à faire des petits résumés par phrases courtes, par petites séquences ? La méthode est très remarquable. Dans cette même voie, je leur ai indiqué Lautréamont ; ils n’avaient pas tout à fait pensé à faire le rapprochement et à saisir que l’invention de Lautréamont était très semblable à celle de Pascal. L’invention de Lautréamont s’est produite à travers une révélation qui est du même ordre que celle qui est arrivée à Pascal (de ce point de vue, il n’a pas eu le temps de continuer, un peu comme Évariste Galois). Ses Poésies sont construites sur le mode des Pensées. — On sait que Pascal joue un rôle dans l’écriture de Lautréamont, mais ce qui est intéressant ce n’est pas cela, c’est le fonctionnement logique : c’est-à-dire le fait que l’un et l’autre se sont attachés — laissant là toute psychologie, toute romanticité, tout affect, toute subjectivité inutile, et notamment tout narcissisme programmable par la machine — au fonctionnement de la machine elle-même.

Mais cela d’une façon très différente de ce qu’ont fait en général les gens qui se sont interrogés sur les limites de la logique, par exemple Wittgenstein. Nous avons eu là-dessus une discussion avec les spécialistes du G.S.I., et pour eux tous les logiciens, tous les mathématiciens, se trouvent aux étages anglo-saxons inférieurs. Wittgenstein, notamment, réprime un point qui intéresse beaucoup le G.S.I., c’est-à-dire le vertige sexuel des choses, car il ne faut pas oublier que de ce point de vue l’étage freudien est d’ores et déjà en position de dominer l’étage logique ou mathématique. Le G.S.I. en est pleinement conscient ; l’étage dit irrationnel est parfaitement intégré lui aussi dans le fonctionnement de la machine. Le sommet n’est pas du tout logique ou mathématique, il est religieux au sens très large du terme. En ce sens Bataille fait date, notamment en ceci qu’il a proposé un petit schéma du fonctionnement du G.S.I. à un moment donné ; les échanges entre Bataille et Kojève n’ont pas échappé à la perspicacité du G.S.I., c’est-à-dire qu’ils ont compris, à travers ce dialogue entre Kojève et Bataille, que la pointe du calcul devait être irrationnelle, d’un irrationnel très spécial, puisqu’il ne s’agit pas du tout d’un irrationnel qui manquerait à la rationalité, mais au contraire qui l’excède. Ce sommet « religieux » du G.S.I. n’est pas pensable comme le sommet d’une pyramide. Pas du tout ! On voit dans ce dernier type de figure la limite du XIXe siècle, une topologie beaucoup trop liée à des conceptions géométriques archaïques. Ce qui intéresse en ce moment le G.S.I. c’est de savoir pourquoi les mythologies, et en particulier la mythologie d’origine grecque, ne marchent plus. La vestale, par exemple, ne marche plus, on ne sait pas très bien pourquoi. Sans doute à cause de cette histoire biblique qui coupe court aux investissements classiques gréco-romains.

Une des conclusions du G.S.I., que je partage, c’est que c’est maintenant que nous vivons la fin de l’Empire romain. Loin de s’être passé il y a deux mille ans, l’événement n’arrive qu’aujourd’hui. Nous avons, pour la première fois, le recul sur toute notre civilisation. Or, si c’est seulement aujourd’hui que nous vivons la fin de l’Empire romain, de la grécité, de la romanité, ce qui s’est passé pendant ces deux mille ans apparaît du même coup comme très étrange. Il est évident que le fait que — grâce d’ailleurs aux calculs du G.S.I. — le pape, évêque de Rome, ne soit pas aujourd’hui romain, est tout à fait à prendre en considération [20]. En fait, je ne fais que répéter quelque chose qu’en son temps Hegel aurait pu dire, c’est-à-dire que la nervure religieuse a toujours été la question la plus importante. Ce qui est bizarre c’est que, pendant deux siècles, on aurait fait comme si elle était soluble, au sens du sucre soluble dans l’eau. C’est du moins ce que le discours apparent a dit, qu’on pouvait s’en débarrasser, ce dont personnellement je doute.

En tout cas, disons que ça a été un thème de propagande. Mais, pour un calcul qui n’est pas simplement scientifique mais qui est un calcul réel sur ce qui a réellement lieu, il n’a jamais été question de penser que la religion pouvait disparaître, qu’on pouvait s’en débarrasser, etc. Voilà un thème qui est déversé sur les foules pour autant qu’on veut les prendre dans une cohérence manipulable, mais qui n’a jamais été soutenu en privé par aucun penseur (en privé, je veux dire au lit, bien sûr, je veux dire du côté du sommeil du penseur).

Ce qui me frappe, dans la lettre de dissolution de Lacan, c’est le passage où il dit que finalement ce qui fait le poids c’est l’Église, «  la vraie  » ; après quoi il énonce quelque chose qui est un peu plus daté du point de vue du G.S.I., à savoir que l’Église soutiendrait le marxisme dans la mesure où le marxisme lui redonnerait un sang nouveau et que la psychanalyse risquerait de jouer le même rôle dans cette dialectique du maître et de l’esclave, si la psychanalyse, dit-il, « virait au sens ». Bien sûr, on arrive à cette discussion fondamentale, qui est de savoir comment faire un calcul qui réponde de tout le sens possible, c’est-à-dire de toute la religion possible, un calcul qui, par conséquent, reste d’une certaine façon hors du sens ? Alors c’est là, dans l’ « a-sens », que je fais référence à mon expérience, que je n’appellerai donc pas littérature. La littérature, la psychanalyse, tout ça n’existe pas, ce sont des thèmes de propagande ou d’enseignement, c’est-à-dire qui rentrent immédiatement dans un réseau parfaitement manipulé aussi par le G.S.I. ; c’est-à-dire par exemple le discours universitaire ; ce sont des concepts régionaux qui sont susceptibles d’un enseignement, puisque, pendant le temps où les gens vivent, il faut bien qu’on leur donne l’impression qu’ils apprennent quelque chose, juste le temps qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’ils sont évacués au profit des suivants ; mais enfin le calcul n’est pas là. Pour excéder le savoir il faut justement qu’il soit traité, c’est-à-dire qu’on n’y oppose pas la moindre résistance, il n’est pas question de s’opposer au savoir, autre particularité de l’expérience de Tel Quel. Si cette expérience s’était à un moment ou à un autre opposée au savoir il y a longtemps qu’elle serait terminée ou plus exactement qu’elle aurait trouvé sa place dans une branche de définition qui aurait fait simplement symptôme ; la particularité c’est que Tel Quel ne s’est jamais opposé au moindre savoir, au contraire — y compris le marxisme dans la mesure où le marxisme produit un savoir, un savoir technique très important jusqu’au niveau du contrôle policier, peut-être là où son savoir est le plus visible.

Il ne s’agit pas de s’opposer au moindre savoir, il s’agit de trouver le calcul qui fait que, d’un seul coup d’œil — mais il ne s’agit plus de l’œil —, on a la possibilité d’embrasser du regard — mais il ne s’agit pas d’un regard —, tout ce qui est faisable comme sens ; je crois que sur ce point on n’est pas tout à fait démuni d’exemples, de tentatives dans ce sens justement ; je disais Pascal et Lautréamont tout à l’heure, mais c’est là où il faut rentrer sans complexes dans le XXe siècle, et c’est là — on en a parlé au G.S.I. — où il y a un certain nombre d’expériences tout à fait rigoureuses, par exemple celle de Joyce, qui sont des expériences de discours très particulières, dans la mesure où elles ne sont ni dans l’ « a-sens » ni dans le sens mais dans une problématique qui fait pont ; c’est-à-dire que c’est la proposition de mise en circuit du sens par rapport à l’« a-sens ».

Pour que ces expériences soient décisives et qu’elles ne soient pas des symptômes, il faut évidemment que le sujet qui s’en mêle sans s’y emmêler ait une position tout à fait catégorique sur le sens et une position non moins catégorique sur l’« a-sens », c’est-à-dire qu’il ne faut pas qu’il soit dans le non-sens, ou dans la confusion de sens, ou dans l’approximation, dans une procédure intuitive qui essaierait de s’accrocher à ce qui bougerait dans le sens ; il faut donc que ce soit une position catégorique et que ça se sente comme tel ; catégorique, c’est-à-dire que ça s’écrive, que ça se dise d’une façon qui implique tout d’abord un maximum de réflexion sur l’information, c’est-à-dire sur le pouvoir. Car le pouvoir aujourd’hui n’est rien d’autre que l’information, c’est la grande découverte de l’ère qui vient : on va promener les gens par rapport à des luttes imaginaires de pouvoir, on les fera descendre dans la rue, ils remonteront, ils manifesteront, ils pétitionneront, ils voteront, s’agiteront, ils produiront, ils s’arrêteront, ils feront grève, ils auront des revendications, des affections, des émotions, des déchirements, etc. ; mais enfin tout cela se produira faute d’informations.

La gestion de l’information est absolument capitale aujourd’hui, le pouvoir c’est l’information et rien d’autre, ça n’est pas la puissance financière même qui peut être mise dans la position du pouvoir, la puissance financière sans l’information est tout simplement un élément comme un autre. Donc je me tiens à une logique stricte qui veut non seulement que l’argent dise toujours la vérité, toujours, découverte peut-être essentielle de Freud ; personne n’a envie de savoir que l’argent dit toujours la vérité, tout simplement parce que personne n’a envie de savoir que l’argent c’est une concrétisation de l’information, l’information notamment sexuelle, car le sexe, contrairement à ce que pense l’être non informé assujetti au sexe, est soumis intégralement à l’information, lui aussi, donc il ne fait pas plus question, mystère, problème, connaissance, que l’information. L’information, que je prends au sens très large, c’est-à-dire qu’elle ne comporte pas simplement la lecture des journaux, du cours de la Bourse, le fait d’être au courant de ce qu’il y a dans la tête des gouvernants, ce qui pourtant est absolument nécessaire, mais qu’elle comporte un filigrane qui est de l’ordre d’un choix catégorique en théologie [21]. Que ce choix soit mésinterprété fait partie du jeu, ce n’est pas très grave, il peut même y avoir un certain plaisir, bénéfice secondaire de l’expérience, à être systématiquement mésinterprété, je dirais même que c’est une des garanties de l’expérience d’être mésinterprétée à chaque instant ; être interprété voudrait dire qu’on n’est pas soi-même l’interprète.

On ne peut dire, pourtant, qu’il s’agisse d’expérience solitaire. Solitaire est celui qui, faisant un choix catégorique dans ce que j’ai appelé la théologie (dont, par ailleurs, je ne vois absolument pas en quoi elle a été le moins du monde entamée par quoi que ce soit), n’aurait pas la force — est-ce que c’est une question de force ? — n’aurait pas le temps, les possibilités, de réfléchir sur l’information. Disons : ça correspondrait à quelqu’un comme Beckett. Beckett, on en a parlé au G.S.I., notamment de la question de savoir si son prix Nobel était prévisible et logique. Le G.S.I. était formel, bien sûr. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’une expérience parfaitement solitaire, donc qui, de ce point de vue, peut être proposée en idéal suédois du moi à eux qui n’arrivent pas à penser qu’une telle ascèse soit possible. Je ne crois pas qu’il s’agisse, dans ce que j’indique, d’une expérience solitaire, pour la bonne raison — je dirai catholique, c’est-à-dire du singulier comme universel — que ce qui se pense à un moment donné dans le sujet qui fait cette expérience c’est ce qui s’est pensé de tout temps chez d’autres sujets qui ont fait la même expérience, rigoureusement la même, avec les données d’information de leur époque. « Plus on est de saints », disait Lacan dans Télévision, « plus on rit ». Le solitaire ne rit pas trop, il ne rit pas trop parce qu’il ne fait pas communauté dans le rire. Faire communauté dans le rire c’est une trouvaille qui n’est pas en effet de l’ordre d’une communauté habituelle, puisqu’en fait les saints entre eux « communient », mais cette communion ne les fait pas communiquer [22]. C’est une solitude bizarre puisqu’elle implique qu’au moment même où elle a lieu elle soit extraordinairement peuplée par d’autres solitudes en train de dire rigoureusement la même chose sous une autre forme ; solitaires en état de croisement si on veut, mais ceci répond bien à quelque chose qui, toujours pour prendre la métaphore de la machine, implique qu’on ne peut pas dire qu’un circuit soit solitaire. Par ailleurs, s’il y a jouissance en ce lieu c’est qu’il n’est pas tout à fait seul, parce que s’il était tout à fait seul il jouirait peu, et ceci pourrait aller dans le sens qui consiste à faire représenter par ce sujet un idéal du moi. Alors Dieu jouit-il ? S’il jouit, c’est qu’il n’est pas tout. La plupart des gens qui croient en Dieu pensent qu’il ne jouit pas — si Dieu jouissait ça ne garantirait pas leur absence de jouissance —, et puis les gens qui ne croient pas en Dieu se retrouvent dans la même logique, parce qu’elle garantit une égalité dans la limitation de la jouissance. Par conséquent, la jouissance illimitée, c’est-à-dire impensable, implique qu’on laisse en effet dans les étages inférieurs, parfaitement symétriques, ceux qui croient comme ceux qui ne croient pas.

Encore une fois c’est une question d’information : l’information qui concerne la jouissance est évidemment la plus surveillée. Le G.S.I. a une conscience aiguë de cette surveillance. Ce qui a été inventé là, comme réseau assigné spécialement à la répartition des jouissances, c’est ce qu’on appelle le secteur très ramifié, très complexe, affecté aux perversions. Il coiffe tout le secteur politique, car il y a bien longtemps que le G.S.I. a découvert que la politique c’était tout simplement le fonctionnement de la perversion.

Localement, j’ai eu la surprise de voir mes hypothèses tout à fait confirmées par les spécialistes de ce secteur, à savoir que, par exemple, tout ce qui se donne comme communiste sur la planète aujourd’hui est un sous-ensemble de l’ensemble dit pervers, c’est quelque chose qui ne pourrait pas se découvrir comme ça, à l’œil nu, mais c’est calculable, et c’est là où j’ai vu apparaître la possibilité d’un calcul inouï que j’appellerai calcul sur le clapotage des jouissances (C.C.J.). Le G.S.I. reçoit d’ailleurs régulièrement des émissaires des partis et des syndicats à ce sujet.

Philippe Sollers, Réponses à des questions de Jacqueline Risset, janvier 1980.
Tel Quel 86, Hiver 1980.

«  1. Il s’agit ici du commencement du troisième volume de Paradis,
livre qui se présentera, un jour, en continuité.
On enchaîne donc directement avec la fin de Paradis II (Gallimard 1986) :
« tempus perfectus », « l’énergie en joie d’autrefois ».
2. La scène se déroule devant un ordinateur programmé en français.
On peut imaginer une traduction simultanée en anglais ou en chinois.
En français, rime banale et automatique à chine : machine.
 »
(Je souligne. Cf. La hardiesse extrême : Paradis III).
Photo : Philippe Forest, Philippe Sollers, Seuil, 1992.

oOo

[1Je suis reconnaissant à Stéphane Marie de m’avoir rappelé l’existence de ce texte et de m’avoir incité à le republier lors d’une discussion qui suivit une séance du séminaire de Gérard Guest.

[2Photographie reprise, à l’intérieur, au début du texte de Pleynet Sade lisible.

[3Une autre photo représentant le Pardus à Venise clôt la séquence de Paradis dont on peut déduire qu’elle a été écrite à Venise en juin ou septembre 1980, lors d’un séjour de Sollers. — Pardus, i : nom latin, du grec pardos, léopard (Gaffiot).
Le Pardus est un remorqueur noir qui aide les paquebots à descendre la Giudecca. On lit dans L’année du tigre (journal de l’année 1998) :

Vendredi 5 juin
Du côté de la Riviera. Le quai a été restauré, large et lumineux. Premier remorqueur aperçu : Le Pardus. Premier bateau qui s’en va : l’Erotokritos, Minoan Lines. Tout est bleu, enveloppé, fabuleux.
« Comme toujours, ici, vers le dix juin, la cause est entendue, le ciel tourne, l’horizon a sa brume permanente et chaude, on entre dans le vrai théâtre des soirs » (La Fête à Venise)
.
Mercredi 23 septembre [...]
16 heures. Le Vista fjord, de Nassau, appartenant aux lignes Cunard, est remorqué en virtuose par le Pardus.

Dans Trésor d’amour :

Ainsi, ce dimanche-là, l’admirable et élégant Delta fendait l’eau, remorqué par le Pardus. »

[4Thèse VIII :

« La société qui s’annonce démocratique, quand elle est parvenue au stade du spectaculaire intégré, semble admise partout comme étant la réalisation d’une perfection fragile. [...] C’est une société fragile parce qu’elle a grand mal à maîtriser sa dangereuse expansion technologique. Mais c’est une société parfaite pour être gouvernée ; et la preuve, c’est que tous ceux qui aspirent à la gouverner veulent gouverner celle-là, par les mêmes procédés, et la maintenir presque exactement comme elle est. [...]
Jamais censure n’a été plus parfaite. Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore, dans quelques pays, qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins autorisée à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être le spectateur. » (éditions Gérard Lebovici, 1988 ; p. 30 et 31. Je souligne)

[5Au comité de rédaction figurent toujours les noms de Marc Devade (mort en novembre 1983), Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Jacqueline Risset, Philippe Sollers.

[6Allusion à Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant. Lire sur pileface : Histoire de femme.

[7Crédit : Espace Lacan.

[8Lacan mourra en septembre 1981, âgé de 80 ans.

[9Cycle de cinq conférences, semestre d’été 1957, Fribourg.
« Principes de la pensée », tr. fr. F. Fédier, dans Arguments, n° 20, 1960, p. 27-33 (éd. Privat, 1983) ; repris dans Arguments, 3, UGE, 10-18, n° 1208, p. 97-118, 1978.

[11Contresens fréquents : Sollers abhorrerait la technologie et, contradictoirement, serait réduit à n’être qu’un « médiatique ». Dans les deux cas, c’est refuser de le lire.

[12Cf. (Heidegger, Gelassenheit (Sérénité), in Questions III, Gallimard, p. 177 et 180.
Voir, sur pileface : La puissance cachée de la technique contemporaine.

[13Je reprend la traduction de Gérard Guest du terme « Wesen ».

[14Cf. la note introductive qui cite Vico : « Le mot "logique" vient de "λόγος" dont le sens propre fut d’abord "fable", qui a passé dans l’italien "favella" (langage) ; la fable chez les Grecs se dit également "μύθος", d’où le latin "mutus". Le langage fut d’abord mental, à l’époque où les hommes ne savaient pas encore l’usage de la parole (tempi mutoli) et l’on trouve chez Strabon un passage fort précieux où il est dit que ce langage précéda le langage articulé ; le mot " λόγος" signifie donc aussi bien idée que parole... Ce langage primitif qui précéda le langage articulé a donc dû consister en signes, gestes ou objets ayant des rapports naturels avec les idées ; c’est pourquoi "λόγος" ou " verbum " a également signifié "acte" chez les Hébreux et "chose" chez les Grecs..., "μύθος" signifie aussi "récit, langage vrais"... »
« ... tous les savants ont voulu séparer des choses qui étaient en fait étroitement liées, c’est-à-dire l’origine des lettres et celle des langues ; liaison qu’ils auraient observée s’ils avaient réfléchi aux mots grecs correspondant à "grammaire" et à "caractères". En effet la grammaire se définit "l’art de parler" ; mais comme "γράμματα" désigne les lettres, il faudrait la définir avec Aristote "l’art d’écrire" ; telle dut être d’ailleurs sa première forme et les hommes, d’abord muets, parlèrent en écrivant. » (Vico, la Science nouvelle).

[15Qui, je risque ce jeu de mots, « dé-vaste » et ruine.

[16Présentation et illustrations (manuscrit de Paradis II, tapuscrit de Paradis III) relèvent de mon initiative. A.G.

[17Ce que Barthes appellera « l’oscillation ». Cf. Barthes : Sollers écrivain.

[18Je souligne. A.G.

[19Pascal avait prévu deux grandes parties : Misère de l’homme sans Dieu et Félicité de l’homme avec Dieu. A partir du Rapport de Victor Cousin (1842) et de l’édition de Faugère (1844) se succèderont une quinzaine d’éditions jusqu’à celle de Francis Kaplan en 1982 (Gérard Ferreyrolles, Introduction à l’édition en Livre de poche, 2000). Sollers s’appuie sans doute sur l’une de ces éditions dans cet entretien qui date de janvier 1980.

[20Jean-Paul II, en 1980. Mais la question n’est-elle pas toujours d’actualité ?

[21« La théologie est la science de l’être singulier dont l’essence est individualisée par le mode de l’infinité », Duns Scot. (Note de Sollers)

[22Ceci au sens, tout simple, de saint Augustin : « Les choses dont il faut jouir sont le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et ces trois personnes divines sont aussi une seule et même chose, qui est commune à tous ceux qui en jouissent. » De Doctrina Christiana, tome l, ch. 4, cité par Bossuet, Institution sur les états d’oraison, 2e traité, Paris, I897. (Note de Sollers)

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