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Paradis Vidéo et « la haute méfinition » (épisode 2)

suivi de « Pour un nouveau temps radiophonique » (archives)

D 2 décembre 2021     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans « Le Bon Plaisir de Philippe Sollers » [1], Jean-Paul Fargier commente un passage de Paradis vidéo, la "mise en trame" — c’est le terme utilisé dans le générique — qu’il a réalisée entre 1981 et 1983 à partir du volume II de Paradis. Ce qui, dans le passage cité, intéresse alors Fargier, dans sa pratique de vidéaste, c’est la possibilité qu’il voit dans le texte de Sollers de déconstruire la Machine Télévision [2]. Ce n’est évidemment pas le seul intérêt du dispositif mis en place dans Paradis Vidéo, ni, bien sûr, la seule dimension du roman.


Numéro hors série. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Fargier s’en expliquait en juin 1982 dans l’article de la revue art press que vous découvrirez ci-dessous. Il n’en reste pas moins que cette préoccupation qui consiste à interroger — à mettre en question — des techniques audio-visuelles, à partir d’un écrit qui prend corps par la voix, est alors commune à Sollers et Fargier. Comme le rappelle ce dernier la question-clé est celle du montage, préoccupation qui remonte à Méditerranée, le film réalisé par Jean-Daniel Pollet en 1963, dont Sollers a écrit le commentaire, et que Fargier avait analysé longuement au début des années 1970 dans la revue Cinéthique (n°7/8) [3].
Mais, à l’aube des années 1980, le contexte a sensiblement changé : la société du spectacle — c’est-à-dire le capitalisme parvenu à un stade où le Marché et la Technique vont désormais vouloir régner sans répliques — a en quelque sorte programmé une extension sans précédent de la sphère médiatique (ou mieux, pour reprendre le terme de Serge Daney, du visuel). Certains, comme Guy Debord, en feront la critique sans concession (Commentaires sur la société du spectacle, 1988) et refuseront toute intervention dans les médias [4]. D’autres, plus nombreux, manifesteront une méfiance envers ce qui comporte sans doute un risque de nivellement-massification, mais surtout une contestation de leur magistère. D’autres encore verront dans l’audiovisuel des « possibilités encore insondées d’invention, de critique et de modernisation du langage ». Alors qu’en France règne un anachronisme évident (législatif aussi bien), c’est cette dernière hypothèse qui est retenue dans la revue art press qui consacre un numéro spécial à l’AUDIOVISUEL à l’été 1982. Des intellectuels, philosophes, écrivains, cinéastes, y interviennent pour, nous dit l’Edito signé Catherine Francblin, relever " le défi de la modernité en laissant le son, l’image et la spécificité des dispositifs audiovisuels pénétrer leur langage singulier, le dissoudre et l’infinitiser. " [5]
Dans ce même numéro d’art press, Philippe Sollers publie un texte qui manifeste ce qui pourrait être, dès lors, une stratégie par rapport aux médias : Pour un nouveau temps radiophonique. En le relisant on y verra que l’ambition est alors, non de se soumettre au « cirque médiatique », mais, en intervenant de manière nouvelle, intempestive, de bousculer un peu le paysage— ici la radio. La tentative en sera faite, en juillet 1983, non sur une radio libre mais sur le service public et à une heure tardive, avec Mozart avec Sade (11h30 d’émissions !).
En 2009 nous n’en sommes plus là ; la libéralisation des ondes (pas leur libération) a certes progressé mais pour imposer une médiocratie publicitaire quasi-généralisée où les espaces ouverts à l’invention et à la critique restent rares et, s’il y en a, toujours précaires et menacés [6].
Dans ce contexte il n’est pas inutile de relire ce à quoi on pouvait rêver il y a près de trente ans...

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Jean-Paul Fargier a réalisé un spectacle-vidéo qui « met en scène » un écrivain et son texte : Philippe Sollers et Paradis. Fargier analyse ici le rapport signal/bruit dans ce Paradis vidéo [7].

Au travail, on a filmé des peintres (Picasso, Pollock). des musiciens, des sculpteurs. des danseurs, même des cinéastes. Jamais des écrivains. Il n’existe pas d’image qui se propose de saisir le travail de l’écrivain au moment où il a lieu. C’est peut-être que l’activité littéraire, à la différence d’autres activités créatrices, n’a rien de spectaculaire. La page blanche... noircir une page blanche... si c’est ça, oui bien sûr. Encore qu’il ne serait pas du tout inintéressant de voir comment tel ou tel remplit sa page, à quelle heure, entouré de quoi, vêtu comment, dans quelle ambiance sonore, à quelle vitesse, en combien de ratures, reprises, ajouts, surcharges.

Paradis Vidéo [8] est sans doute la première tentative de donner en spectacle l’activité littéraire d’un écrivain, Si Paradis Vidéo peut se proposer de donner pour la première fois en spectacle l’activité littéraire d’un écrivain, c’est sans doute que cet écrivain est Sollers et que chez Sollers l’activité littéraire ne se borne pas à "noircir des pages" (bleuir serait plus juste comme les manuscrits filmés dans Paradis Vidéo en font foi) : l’acte d’écrire est pour lui une action de la voix. Si bien qu’au moment ou Sollers dit son texte en public, il restitue, il exhibe une des composantes de son acte d’écrire, La voix ouvre un regard sur l’activité littéraire dans sa complexité même.

Voix est le premier mot de Paradis. C’est en écoutant Paradis à Bruxelles, l’intégrale de Paradis lu par son auteur, diffusée in extenso de midi à minuit par une radio libre, Radio Micro Climat, un dimanche de juin de l’année 80, que l’idée m’a pris de faire de la vidéo autour, avec, pour ce texte fleuve océan opéra : de faire jaillir des éclats d’images en écho à toutes ces voix, à ces voix multiples, qui giclent de Sollers.
Toutes ces voix : au commencement était l’excès.
La voix comme voie d’accès. Paradis Vidéo : voix + images. Des images qui empruntent la voie de la voix, la voie des voix. Quelles sont ces images ? D’abord des images du texte dans tous ses états :
— manuscrit (flux, ratures, bloc)
— imprimé (flux, continuum, corps des lettres)
— parlé (vision muette de Sollers articulant des mots, des phrases, à toute vitesse).
L’état « parlé » est aussi indexé immédiatement, c’est à dire sans images, par Sollers en personne, lisant son texte en public, sur la scène, en chair et en eau (j’insiste, car beaucoup de gens, qui n’ont pas vu le spectacle, ont du mal à comprendre que Sollers est là, vraiment là, qu’il y a performance). Si l’on veut recenser toutes les images de Paradis Vidéo qui exposent les divers états du texte, il ne faut pas oublier les deux images produites par les deux caméras qui filment continuellement Sollers pendant sa lecture, inscrivant cette lecture comme image dans le cercle des autres images. Et l’inscrivant sous deux formes différentes : la première, en couleurs « normales », sous forme d’effort physique (le texte produit d’une dépense physique exige une dépense physique), la seconde, en noir et blanc colorisé, sous forme d’effet subtil (consistant en une plongée dans la substance mouvante du signifiant, représenté, en l’occurence, par le jaillissement des couleurs du synthétiseur).

C’est par des métaphores que d’autres images visent certains états du texte, donc certaines phases de l’activité littéraire de Paradis. Images de jets : sphinx et poisson cracheurs d’eau. Images de tracé continu, de sillage (bateaux), de glissement sans fin de lignes entrecroisées (Tour Eiffel). A la limite, toutes les images de Paradis Vidéo, prises métaphoriquement, évoquent des mouvements d’écriture qui pourraient appartenir à la production de Paradis, mais pas seulement. Si toutefois elles rejoignent celles qui sont beaucoup plus précises, c’est par une sorte de contamination, d’enrôlement généralisé, c’est par leur mise en série. Autre série travaillant à agrandir le « regard » ouvert par la voix de Sollers lisant Paradis :
toutes ces images exposant le corps de l’auteur dans tous ses extra. Sollers jouant du piano, marchant dans un cloître, sur un pont, suant au tennis, grimaçant devant un miroir, priant, parlant à une enfant, chevauchant un lion sous le buste de Dante, époussetant le Balzac de Rodin dans une station de métro, passant en faisant « chut ! » rue du Paradis à Venise.

Et puis surtout cette image : Sollers gisant et ressuscitant. Autant de situations étrangères, à première vue, à l’activité littéraire, mais qui, enrôlées ici dans le mouvement général des images, traduisent la multiplicité des postures d’où jaillit le texte de Paradis, roman d’un corps qui ne cesse jamais de parler, dont rien ne peut arrêter la pensée ni le rire. Même pas, surtout pas la mort.


corps glorieux

L’image qui structure finalement tout le dispositif de Paradis Vidéo est celle du gisant bondissant, qui condense dans une même figure : mort, sommeil, rêve, réveil, résurrection. Condensation qui pourrait définir aussi la posture d’énonciation la plus fondamentale de Paradis : éternels derniers et premiers mouvements d’un être toujours en-deçà et toujours au-delà de l’article de la mort. Corps glorieux, ai-je dit ailleurs.
Ces images du texte dans tous ses états, du corps dans tous ses extra, ne constituent qu’une part des images qui environnent SolIers pendant sa lecture. D’autres images ont été tournées, à Paris, à Venise, en studio, en fonction d’une thématique que nous avions définie, Sollers et moi, comme pouvant recouper l’ensemble de Paradis (séries sexuelle, religieuse, artistique, biographique, lyrique), mais devant les recouper selon des principes formels mettant en jeu des partis pris de départ qui dictent des cadrages des angles, des mouvements susceptibles de fonctionner à l’intérieur du dispositif circulaire multi-écrans que je proposais. Principes fondés sur une certaine vision de l’économie générale de Paradis, de façon que le mouvement du texte et le mouvement des images aient des mécanismes sinon communs du moins semblables. Le tournage, la collecte des images, a donc eu lieu en refusant délibérément de savoir quelles pages de Paradis seraient effectivement lues. Je le savais, par contre, au moment du montage. Et je savais aussi combien de temps prendrait Sollers, séquence par séquence : nous en avions fait un enregistrement « pour voir », sur mini-cassette.

A partir de cet enregistrement-test, j’ai conçu le montage, à un premier niveau, comme une suite perlée de rencontres, aussi violentes et brèves qu’un flash, entre certains mots du texte et certains éléments référentiels contenus dans une image. J’ai par exemple fait en sorte que le glissement des poutrelles de la Tour Eiffel tombe sur « lignes recoupant des lignes à la ligne droites diagonales angles cadrans demi-cercles rayons revenant au centre » ; qu’un plan de Sollers ajoutant ses propres grimaces à celle d’une glace déformante survienne assez près de ce passage : « que doit faire le narrateur pendant ce temps d’abord s’adresser un signe de complicité dans la glace un clin d’ ?il légère grimace » ; que les contorsions d’une fillette en jaune faisant tourner laborieusement son hula-hoop, jaune aussi, s’étendent sur une séquence où il est beaucoup question de deux soleils et de deux mondes.

Ce principe de coïncidences fulgurantes est inséparable de toutes ses exceptions, dont j’ai aussi joué, soit toute une série d’écarts, de retards, de décalages répétés, de croisements, de rendez-vous manqués ou de prémonitions entre les images et les mots, entre certains éléments détachés d’une image (pas forcément son référent, ce peut être aussi une couleur ou un mouvement ou sa durée) et certains mots isolés de leur contexte.
Ces rencontres d’un premier type fonctionnent comme leurre et comme dérision d’un rapport texte-images fondé sur le principe d’illustration. Elles ont cependant un rôle positif : celui de signaler, par l’absurde (la coïncidence étant trop forte pour être vraie), que les images comme les mots possèdent de multiples portées et ne sauraient être réductibles à une seule d’entre elles.


court plan du gisant

D’où ces rencontres d’un deuxième type que provoque le montage à un deuxième niveau (qui est tout aussi bien le premier puisqu’il programmait, par ses principes, une bonne part du tournage). Il s’agit de toutes les relations—conjonctions, rimes, oppositions, attractions, dissociations, dissymétries, dissonances, dessins d’ensemble, qui s’établissent et se prolongent entre les images, sur la base de leurs multiples portées. Relations concernant à la fois leur succession sur chaque écran et leur simultanéité dans le cercle des six écrans.

Prenons l’image de la Tour Eiffel, quand elle apparaît pour la première fois. Outre la coïncidence avec le texte, déjà signalée, d’une dizaine de secondes, ce qui joue dans cette image, plus profondément, plus largement, c’est d’abord par exemple sa durée. près de 120 secondes. C’est ensuite qu’il y a, non pas une, mais deux images de Tour Eiffel, correspondant à deux descentes entre deux étages différents (cela aurait pu être, et cela sera plus loin, une descente et une montée, ou deux montées), d’où : multiplication des enchevêtrements et des glissements de lignes. Joue aussi, le nombre de ces deux images : chacune est répétée trois fois. Et leur disposition sur le cercle des écrans alternées (et non pas regroupées), d’où une certaine symétrie des recoupements, des glissements. Joue encore, que les mouvements, qui commencent à la même seconde, ne finissent pas en même temps : d’où croisement, pendant une dizaine de secondes, des lignes de la Tour avec l’image suivante, soit : le dérèglement de la géométrie de Sollers dans le miroir déformant. Joue donc aussi la place de cette image dédoublée de Tour Eiffel dans la suite des images précédée d’un court plan du gisant. elle sera suivie d’un gros plan grimace-glace déformante du visage de Sollers, qui sera remplacé par le gros plan du Sphinx cracheur d’eau, sur deux écrans, et par la bouche, l’ ?il gauche, l’oeil droit de Sollers, sur trois autres, tandis que s’amorce, sur l’écran le plus bas, un mouvement vertical partant d’un clapotis et remontant les retombées d’une fontaine.


la logique du signifiant

Revenons à la Tour Eiffel : ce qui joue aussi dans cette image c’est qu’il s’agit de mouvements verticaux. Ils s’inscrivent dans la dynamique d’une « première partie » du montage tendant à regrouper de nombreux mouvements de haut en bas, de bas en haut (d’avant en arrière et d’arrière en avant aussi), mouvements dont la fonction est de structurer le cercle des écrans en forme de puits. Dans la partie suivante, seront regroupés les mouvements de gauche à droite et de droite à gauche, afin de faire fonctionner la figure des écrans comme roulette. La dernière partie, elle, tendra à évoquer la forme d’une rosace à travers l’éclatement de chacun des écrans (ils contiendront tous des images composites : incrustations, divisions, surimpressions, feed-back).
Les règles de ce jeu sont nombreuses et le montage obéit tour à tour aux unes ou aux autres. Certaines tiennent à la figure multi-écrans (éclatement, décomposition de l’espace, circularité, simultanéité). D’autres viennent de ce qu’on peut appeler la logique du signifiant (attraction de couleurs, de mouvements, de lignes, de rythmes, de métaphores.

Il y a quelques années, dans Cinéthique 7/8, j’avais analysé cette logique telle qu’on la voyait à l’oeuvre dans Méditerranée, de Jean-Daniel Pollet, film dont le montage est décisivement structuré par un commentaire de Sollers. Et je comparais les mécanismes de Méditerranée à ceux de Nombres.
Paradis Vidéo doit beaucoup à cette expérience de Méditerranée. Paradis Vidéo, c’est la mise en oeuvre, à partir de Paradis, autour de Paradis, de la logique du signifiant telle qu’elle fonctionne d’une part dans Méditerranée et d’autre part dans Paradis. Ici, commence à poindre un troisième type de montage, qui programme ce qu’on pourrait appeler des rencontres du troisième type entre les images et le texte de Sollers. Rencontres entre l’ensemble des images et l’ensemble du texte. Autrement dit ; entre les diverses logiques qui ordonnent le mouvement interne des images et les diverses logiques qui ordonnent les mouvements du texte.
Outre la logique du signifiant, Paradis et Paradis Vidéo mettent en oeuvre, chacun à leur façon, des principes empruntés à la logique de la télévision.
Paradis, dans cette perspective, apparaît comme la seule expérience littéraire en France (en Amérique il y a Burroughs) réellement contemporaine de la télévision (comme l’était de la radio l’oeuvre de Joyce). Paradis fonctionne-à-la-télé : on y trouve des reprises de formes typiquement TV, tels que le « replay », les images d’archives, la permanence du narrateur (le speaker) dans le corps de l’image décrite (incrustation), le spot, l’indicatif, le direct. On y trouve aussi et surtout une intense circulation des informations, une extraordinaire accélération de la circulation, une capacité de changer de chaîne, de passer d’un registre à un autre instantanément, de voir plusieurs images quasiment en même temps, qui n’appartiennent qu’à la télé.

La télé, voilà une des composantes de l’activité littéraire de Paradis que Paradis Vidéo vise à mettre à jour. Et à donner en spectacle. D’une part en soulignant certains emprunts de Paradis à la Machine Télévision. D’autre part en plaçant Sollers dans la posture de speaker d’un Journal Télévisé homme incrusté dans des images qui ne cessent de changer d’échelle. Sauf que ce Journal, ce Paradis News, ne se cantonne plus aux sujets habituels, mais traite également du sexe et de Dieu, du moi et de l’infini...

Paradis Vidéo : voix + images ? Plus ? Très vite l’on s’aperçoit que le type de lien qui existe entre l’ensemble des images et le texte ne relève pas d’un signe mathématique. Géométriquement, on songe à la notion de parallèles. Des parallèles qui se touchent bien sûr, post-euclidiennes. Une figure se détache finalement celle de la parallaxe : « déplacement de la position apparente d’un corps, dû à un changement de position de l’observateur ; angle formé par deux droites menées du corps observé à deux points d’observation ».
L’oreille et l’oeil. L’âme et le sexe.

art press, été 1982, p. 46-47.

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Paradis Vidéo

Insert : la haute méfinition

par Jean-Paul Fargier

En janvier 1993 Jean-Paul Fargier reviendra sur Paradis Vidéo à l’occasion d’une réflexion sur le défi qui hante les images depuis le début des années quatre-vingt.
« Comment vidéastes et cinéastes l’ont-ils relevé ? Tapez le code " haute méfinition " », écrit-il.

« C’est sans doute Coppola qui a compris le premier le danger du 1200 lignes. Je l’ai vu s’agiter, pour placer ses pions, avec les gens de la NHK et de Sony Inc. dans les salons d’un grand hôtel new-yorkais en janvier 1982. J’étais resté à New York après avoir présenté le Paradis vidéo de Sollers à la Kitchen (instant mémorable où le pupitre, au contact d’une lampe, se met à brûler comme pour réaliser la prophétie du début de Nombres [9]) afin de rassembler avec Serge Daney du matériel pour le numéro Spécial USA des Cahiers du cinéma.
Rétrospectivement, il me semble que c’est Paradis vidéo qui relevait le mieux le défi des technologies qui domineront le troisième millénaire et qui, dès à présent, traumatisent tous les arts encore bien plus que les hélices lisses d’avion impressionnaient Duchamp. Oui, Paradis vidéo avec ses accidents de parcours, ses écrans de guingois mais son speaker insubmersible, arc-bouté à la barre de son pupitre (« veillant doutant roulant brillant et méditant ») comme le capitaine du Coup de dés, ce vaisseau spatial lancé par Mallarmé à la fin du siècle 19, Paradis vidéo travaillait déjà en haute « méfinition », qui est la seule réponse que l’art puisse opposer à la haute définition. »

Et Fargier ajoutait, prophétique :

« La haute définition va débarquer dans les foyers. Elle mettra trente ans, cinquante, mais un jour elle elle sera là, sur un mur de votre appartement entre vos deux bibliothèques (celle de vos livres papier, celle de vos livres compacts numérisés) et le monde entier et l’art tout entier s’y afficheront. Oui l’art aussi. Un Titien ? Un Picasso ? Un Goya ? Un Pollock ? Un Saura ? Un Watteau ? Un Buraglio ? Tapez le code. Voilà le tableau. Un Rodin ? Un Kirili ? Même topo. La sculpture apparaît en relief virtuel. Pour une heure chez vous, une semaine, un mois.. Une heure c’est pas cher. Un mois ? C’est abordable. Votre CNN (Compte en numéraires numériques) est débité en proportion. Pour Paradis vidéo tapez SF 001. Philippe, nos enfants toucheront des royaltivies. [...] »

Jean-Paul Fargier, art press Spécial 20 ans, janvier 1993.

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Paradis Vidéo
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1) Que feriez-vous d’une radio libre ?
2) Quel serait votre programme ?

Je commencerais par diffuser sur le territoire français les onze heures de Paradis tel que ça a pu être fait, non pas en France, mais en Belgique, par la radio libre Micro-Climat, un dimanche de 1h de l’après-midi à minuit, sans aucune interruption. Et j’étudierais les réactions que provoquerait un tel programme en repérant les positions que prennent les auditeurs par rapport à une telle expérience. Je rends hommage aux Belges pour cette expérience jamais tentée ailleurs. En France on me trouve excessif, on résiste visiblement à cette expérience. Il faudrait analyser l’effet que produit un flot continu de paroles pendant un aussi long temps et ce que devient, à ce moment-là, le temps radiophonique.

Le temps radiophonique est à étudier en tant que tel, c’est-à-dire l’émission de sons pendant un très longtemps. L’expérience qui me tenterait, pour faire la preuve que la radio est vraiment libre, serait de casser les programmes tels qu’ils sont découpés, organisés par une méconnaissance des temps réels du son, et commencer à balayer les zones de l’imaginaire qui n’ont pas été explorées.

Ensuite je ferais quelque chose qui pourrait être une université libre. Je m’arrangerais pour que cette radio produise pendant 2 ou 3 heures consécutives la critique systématique des langages sociaux en cours, mette à nu la façon dont les informations sont construites et à travers lesquelles la classe politique s’exprime. J’estime qu’une sémiologie du discours politique est urgente. Par conséquent il faudrait prendre à revers, avec une radio libre, les radios d’État, les radios de fort monopole privé, la télévision aussi. Ainsi l’auditeur pourrait-il chaque instant se transférer sur la radio libre pour avoir en quelque sorte le négatif, l’envers de ce qu’on est en train de lui servir. L’idéal serait de produire une anti-matière permanente de tous les discours tenus sur les autres ondes ou sur les chaînes de TV. En direct et au moment même où un spectacle de TV a lieu. La radio libre donnerait un commentaire immédiat.

Exemple : Le soir des cantonales : TV débile flagrante, discours de Marchais [10] terrorisant les journalistes, insultant les journalistes d’A2, le politologue René Remond. La radio libre donnerait le commentaire de ce qui se passe, exactement comme si on se mettait dans la position d’un commentateur sportif — par rapport aux informations télévisées ou radio. Il s’agirait donc, non pas de brouiller, mais de dissoudre tous les discours qui sont en train d’être émis selon le code et la perspective du pouvoir, quel qu’il soit.


ces cochonneries fondamentales

Un programme consisterait il donner des cours non scolaires qui prendraient l’université à revers. Dire ce qu’on ne vous dit pas réellement en philosophie, en littérature et dans tous les domaines du savoir. Ça serait une sorte de contre-université parallèle à l’intérieur de laquelle je pourrais donner une formation théologique accélérée. Une reprise systématique sous une forme claire, simple, agréable à comprendre, humoristique, de tous les fondements de la théologie la plus sophistiquée. Parce que je crois qu’il y a un désir, un grand appel d’en avoir davantage sur toutes ces cochonneries fondamentales que sont les questions théologiques. Beaucoup de musique aussi, mais alors rien que de la musique. Il faudrait faire aussi un cours accéléré de langage sexuel — significations des positions sexuelles dans le discours — mener une réflexion non pas sur les faits bruts, sociologiques, exhibitionnistes, mais une réflexion sur les postures sexuelles et le trafic sexuel qui s’élabore sans cesse dans le rejet même qu’en font les médias. Une explication de la signification sexuelle de l’image et du son. Les radios devraient en faire 2 heures quotidiennement, la nuit, — oui ! Critique et commentaire. Et un cours interminable, pendant des mois et des mois, sur le Marquis de Sade. Je serais tout à fait partant pour faire un séminaire permanent, Il y aurait aussi la question de l’évolution de la langue française et de sa non-évolution. Voilà ! L’idée clé serait de traiter le temps radiophonique comme tel. Faire une contre-information permanente et une formation anti-scolaire fondamentale, Il existe des gens capables de le faire.


je vous emmerde

Je pense à la messe de minuit du Pape Jean-Paul II. Cette messe de minuit a suivi de peu (12 jours) le coup d’État militaire en Pologne. Et la dernière prestation cantonale de Georges Marchais que j’aimerais analyser en profondeur, suivie de la réaction qu’elle a provoquée chez les journalistes. Pourquoi aucun journaliste ne réagit à ce genre d’agressions de Marchais ?

pourquoi personne n’arrive à sortir de soi-même (la même chose pour J.F. Kahn par rapport à Andrieux [11] et à répondre tout simplement : Je vous emmerde ! Pourquoi, ni Noël Copin [12], ni René Remond, ni Kahn à plus forte raison puisqu’il est journaliste privé [13], ne répondent à un type qui leur dit « je ne vois pas ce que vous faites là... etc... », JE VOUS EMMERDE, JE VOUS ENCULE ! Ça pourrait être un événement de média satisfaisant pour le spectateur. Peut-être qu’ils seraient renvoyés de la TV... Pourquoi personne n’ose interrompre l’émission quand il y a agression délibérée ? Pourquoi ce masochisme extrêmement bizarre, ce respect de l’institution ? La possibilité d’une interruption brutale serait utile à ce moment-là. Personnellement, si j’avais été sur le plateau je n’aurais pas hésité !

Il faudrait faire une analyse sexuelle des enjeux. Une physiologie des enjeux. La politique apparaît de plus en plus comme un rapport de force entre truands. On pourrait démonter ça très rapidement à condition que le langage sexuel adéquat soit immédiatement employé. Il faudrait produire une interruption d’un genre obscène. L’obscénité est exigible dans ces cas-là. D’autre part, l’expérience de pornophonie m’a paru intéressante (sur Carbone 14), mais je pense qu’elle a été piégée...


marchais ou bernin

Je reviens sur la messe de minuit de Jean Paul Il qui est un acte de très haute magie, Il a consisté, avec comme seules armes symboliques un encensoir, un ciboire et des paroles d’Évangile, à répondre au coup d’État en Pologne, Je pense à la phrase de Staline : « Le Pape... combien de divisions ? » Il s’agit d’analyser en quoi l’efficacité magique d’un rituel peut conduire à une très grande concentration qui échappe à la conscience de ceux-mêmes qui y assistent. Je suis très sensible aux opérations magiques. La transsubstantiation opérée par J.P. II est aussi concrète que les hurlements de Marchais. Le grand enjeu de notre époque réside peut-être dans ce paradigme : est-ce le hurlement de Marchais ou bien le baldaquin du Bernin, qui va gagner ? Je mets ça en « face à face » — comme mon camarade Walesa [14] l’éprouve dans son corps. C’est ce qui se passe aujourd’hui pour lui. Un programme de radio doit être fait pour Walesa que j’aime bien. Car il a en face de lui Georges Marchais et il écoute la Messe. Qu’a-t-il dans sa prison ?


débilité profonde

Quant à l’émission « Droit de réponse » de Polac, elle est très bien comme ça. Je l’aimerais encore plus désordonnée, plus dévergondée, plus insolite. Une émission merdique qui en arrive à ce point de décomposition me paraît révélatrice de l’état de la société. La TV peut être en avance : annoncer le degré de décomposition sociale, et Polac a bien saisi cela. (Quand on voit par la suite que la classe politique n’arrête pas de se trimballer dans les couloirs de parking à la recherche de cadavres, de ceux qui ont payé les meurtres, des cassettes enregistrées qui sont dans les poches... c’est révélateur !). Son émission sur les femmes montre à quel point la débilité est profonde et montante. Polac est un pervers et c’est pour cette raison que c’est bien ainsi. Il a permis à une certaine vérité de se montrer. C’est une émission désidéalisante. Du moment que le lien social, politique, est fondé pour faire croire aux gens qu’ils sont tous intéressants, on les voit donc pédaler dans la choucroute la plus insignifiante [15]. D’une certaine manière c’est très bien que la radio et la TV d’Etat soient de plus en plus mauvaises. Créons sans tarder des radios et des chaînes de TV qui fassent appel à des gens intelligents, fins, qui ne peuvent pas s’exprimer sur les médias d’Etat.

Propos recueillis par Patrick Amine, art press, été 1982, p. 36.

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ZOOM : cliquer sur l’image

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[1Voir notre précédent article : Les preuves du Temps.

[2Écouter plus précisément le passage Et la voix disait cela.

[3Son article s’appelait Vers le récit rouge.

[4Mais Debord réalisera, juste avant son suicide, un dernier film, Guy Debord, son art et son temps, que Canal+ programmera au lendemain de sa mort.

[5Il serait trop long de citer tous les participants à ce numéro. Rappelons les plus connus : Fellini, Godard, BH Lévy, Scarpetta, Muray, Guattari, Jean-Jacques Schul, etc.

[6Alors qu’en 1982 la « gauche » — qui venait d’arriver au pouvoir — semblait bien pusillanime, en 2009, la volonté de la droite d’assujettir l’audiovisuel public (pour le privé il y a longtemps que c’est fait) au bon vouloir d’une oligarchie s’affiche sans vergogne. Il faut relire Père Ubu.
En sera-t-il de même pour le Net ? Pas facile. A suivre...

[7Les inter-titres et les photos sont d’art press.

[8Lecture publique, " live ", d’une heure de Paradis par son auteur, Philippe Sollers, entouré de huit postes de télévision formant un cercle au milieu duquel il se tient. Six de ces postes diffusent, à partir de six magnétoscopes, des "images préparées", tandis que les deux autres transmettent "en direct" les images composées par deux caméras, l’une étant une caméra couleur "normale", l’autre une caméra noir et blanc spéciale, une Aäton-Paluche (en général, tenue par Danielle Jaeggi), qui transite par un Colorisateur (manipulé par son inventeur et constructeur, Marcel Dupouy). Les opérateurs des "images préparées" étaient Jean-François Dars et Anne Papillaut.

[9Nombres : « I. ... le papier brûlait, et il était question de toutes les choses dessinées et peintes projetées là de façon régulièrement déformée, tandis qu’une phrase parlait : « voici la face extérieure ». »

[10Qui se souvient de Georges Marchais, alors secrétaire général du PCF, défenseur du "bilan globalement positif " des "pays socialistes", de l’intervention soviétique en Afghanistan, un des plus sinistres personnages politiques que la France ait connu et... véritable bête de télévision ?

[11Rédacteur en chef de l’Humanité, organe central du PCF, dans les années 1960 - 1980.

[12Éditorialiste sur TF1 en 1982, avant de devenir directeur de la rédaction de La Croix en 1983.

[13Alors directeur des Nouvelles littéraires et chroniqueur dans divers journaux.

[14Leader du syndicat Solidarnosc en Pologne.

[15Pour se faire une idée de ce qu’était cette émission, Droit de réponse, on pourra regarder l’extrait ci-dessous, il est aussi de 1982 :

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