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Sur l’antisémitisme

Entretien de Philippe Sollers avec Anne-Julie Bémont pour Information juive, janvier 2004

D 19 février 2019     A par Albert Gauvin - C 6 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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11 février 2019. Deux boîtes à lettres de la mairie du XIIIe, représentant Simone Weil, taguées de croix gammées.
Benjamin Rataud/mairie 13e.
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16 février 2019. Le philosophe Alain Finkielkraut victime d’injures antisémites, boulevard Montparnasse à Paris.
Photo Denis Allard pour Libération.

Le coup de gueule de Cohn-Bendit (France Inter, 18 février)

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France Inter

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Philippe Sollers, Sur l’antisémitisme


Entretien de Philippe Sollers avec Anne-Julie Bémont pour Information juive, janvier 2004.

ANNE-JULIE BÉMONT : Philippe Sollers, quels sentiments vous inspirent le renouveau de l’antisémitisme ? Quelle analyse en faites-vous ?

PHILIPPE SOLLERS : Il faut se méfier avec le mot de « renouveau » car cela voudrait dire que ce n’était pas là ou que cela avait disparu ou que c’était éteint. Ce que l’on peut dire de cette manifestation violente, c’est qu’il s’agit d’une très vieille et très ancienne pulsion et que c’est une histoire latente qui n’a pas été surmontée. Elle l’a été peut-être un peu de façon institutionnelle par l’Église catholique mais pas en profondeur et cela tout particulièrement en France. On aurait pu croire qu’après la Shoah cela en était à jamais fini de l’an­tisémitisme. Eh bien, non, l’antisémitisme est là comme une chose profonde, enracinée dans l’ignorance. Cette ignorance en France vient d’une méconnaissance très longue de la Bible elle-même, de son écriture, de sa signification. Il y a plusieurs types d’antisémitisme qui convergent tous vers la même déné­gation et la même ignorance. Le phénomène actuel, c’est évi­demment l’antisémitisme dû au conflit israélo-palestinien [1], relayé par ce qu’on appelle les idéologies progressistes, et l’analyse qu’en a faite Alain Finkielkraut est tout à fait justifiée, à ceci près qu’il peut donner l’impression que l’ancien antisémitisme est dépassé et que c’est un nouveau qui surgit alors que je crois que c’est quelque chose qui court constam­ment sous les apparences. On peut avoir le sentiment qu’on a affaire à un antisémitisme fanatique, islamique, un antisémi­tisme instrumentalisé — comme il l’est toujours — et qui n’a pas l’air en apparence de rejoindre l’antisémitisme très ancien qui vient de l’extrême droite ou du catholicisme intégriste. Mais tout cela, c’est comme des feux de forêt. Il suffit de quel­ques-uns pour relancer la chose. Malheureusement, c’est ce qui se passe aujourd’hui.

Pourtant un certain nombre d’intellectuels pointent aujour­d’hui du doigt le caractère particulièrement « nouveau » de cet antisémitisme. Alain Finkielkraut parle des « habits neufs » de l’antisémitisme, Pierre-André Taguieff d’une « nouvelle judéophobie ». Jean-Claude Milner parle « des penchants cri­minels de l’Europe démocratique » et analyse la question juive à la lumière d’une modernité européenne remontant au XVII siècle. Pourquoi, selon vous ?

Il ne faut pas dire « nouvelle judéophobie », il faut dire une judéophobie qui se déplace, à mon avis. L’antisémitisme remonte bien en amont du XVIIIe siècle. C’est quelque chose d’aussi ancien que la vocation du peuple juif lui-même. Si vous pointez du doigt les Lumières, vous pouvez trouver des propos judéophobes plus qu’antisémites au sens moderne du terme chez Voltaire notamment. Néanmoins si je vous cite Voltaire et que vous me répondez uniquement que Voltaire était antisémite, cela devient dramatique. Nous ne pouvons pas tout voir sous cet angle-là. Nous avons besoin de Dostoïev­ski, nous avons besoin de Shakespeare malgré Le Marchand de Venise, nous avons besoin de Voltaire pour des raisons de civilisation fondamentales dans la langue et le goût. L’antisé­mitisme est un préjugé qui est très ancien et, si on s’interdit de le mettre en perspective historiquement comme il faut, on peut rayer quasiment toute la bibliothèque occidentale. Ce qui me paraît très dangereux en ce moment, c’est la restriction de l’es­pace historique et mental au point qu’on arrive à des réactions très logiques, très souvent pavloviennes, des réflexes. L’anti­sémitisme est toujours une question d’ignorance et on ne le combattra que si l’on met en avant la connaissance, la connais­sance très large de l’histoire et de l’art bien évidemment. Il me semble qu’à la faveur du conflit israélo-palestinien quelque chose comme l’ignorance resurgit.

Est-ce que vous comprenez que les Juifs soient aujourd’hui particulièrement inquiets dans ce climat de violence et d’atta­que extrêmement fort d’autant plus que ce renouveau ne tou­che pas seulement la France mais bien des pays européens et les États-Unis ?

Mais l’antisémitisme est une question mondiale. En France, cela s’explique assez bien puisqu’il y a une population arabe, musulmane importante. Lorsqu’on voit l’importance démesu­rée qu’a prise depuis peu la question du voile, c’est extraordi­naire. La laïcité est sur une position défensive alors qu’elle devrait être dans une position offensive et soutenir toute sa tradition philosophique. Alors la question du voile est com­plexe mais je voudrais mettre un accent freudien ne serait-ce que quelques instants sur cette affaire. Cela peut devenir attrayant aussi pour une jeune fille, une femme. Le voile, c’est ce qui les protège contre les agressions sexuelles et même quelque chose qui va à l’encontre de l’industrialisation pornographique dans laquelle nous sommes entrés depuis très long­temps. Ce qui engendre cette réaction latéralement, c’est la société telle que nous la vivons qui va dans le sens d’un profit, d’une mise en disposition de tout. Tout est tarifé, exhibé et constamment violent en soi. Le Coran n’arrive pas là par hasard. Vous fermez la porte à la pensée, vous fermez la porte à la connaissance, vous fermez la porte à la lecture, vous fermez la porte à la sensation, à la complexité, vous fermez tout ça et vous aurez de l’antisémitisme. Ce ne sera pas seulement celui de Staline ou de Hitler. Cela adviendra sous n’importe quel régime à partir du moment où les gens ne pensent plus ou pensent peu. Ce qui est tragique et très inquiétant, c’est cette disparition de la faculté de penser. Les Juifs ont peur parce qu’ils se retrouvent seuls dans un océan d’ignorance.

Vous comprenez cette peur ?

Tout à fait... Je vous dirai que j’ai la même. Quand je vois que ma bibliothèque ne signifie plus rien pour personne, j’ai peur. Quand je vois que Mozart ne signifie plus que très peu de chose pour très peu de gens, j’ai peur. Quand je vois que plus personne ne sait vraiment lire, j’ai peur. Quand je vois que tout est calcul, profit, par anticipation, j’ai peur. Quand je vois que plus personne ne pense, j’ai peur. Quand je vois que la sensation disparaît des corps humains parce qu’ils sont expropriés d’eux-mêmes, j’ai peur. J’ai peur de l’ignorance qui engendre la violence.

Fort de ce constat, que devraient faire les pouvoirs publics selon vous ?

Évidemment, réagir, sécuriser. Ça, c’est la politique de sécurité. Que la France soit un pays potentiellement antisé­mite, c’est évident. Il faut donc être d’autant plus vigilant mais la vigilance n’apporte pas de remède. Quand on pense que François Mitterrand a refusé pendant des années et des années de reconnaître la responsabilité de la République dans les rafles du Vel’d’Hiv’ et qu’il a fallu attendre que Jacques Chirac soit nommé président pour qu’une déclaration soit faite, alors on peut s’interroger. Il est vrai aussi que le procès Papon a été extraordinairement tardif. Pour toutes ces raisons, il me semble qu’il ne suffit pas d’assurer la sécurité dans notre pays. Il faut enseigner, faire le travail d’éducation mais pas seulement sur ce point, sur tous les points. Je suis sensible à tout, aux défenses inefficaces comme à la sécurité qui va de soi mais aussi au fait que l’écran se rétrécit à tel point qu’on pourrait ne plus parler que de ça. Le problème, c’est de ne pas se focaliser exclusivement sur cette question. Les pouvoirs publics, s’ils en avaient la force, feraient qu’il y ait une école alors que ce n’est pas le cas, une université alors que ce n’est pas le cas et un autre système social que celui qui vise abusi­vement à ne penser qu’au marché financier.

Que pensez-vous de cette citation à la fois provocatrice et tragique de Benny Lévy : « Le Juif est fait comme un rat [2] »  ?

Je déteste cette formule parce qu’elle comporte en elle­ même de la propagande hitlérienne non pensée. Hitler disait que l’antisémitisme était la seule pornographie permise dans le IIIe Reich, et vous savez très bien que la propagande nazie présentait toujours les Juifs comme des rats. C’est dommage que ce soit repris de façon inconsciente sans mesurer l’éten­due de cette provocation. Je trouve même cette citation extrê­mement obscène. Je n’accepte pas cette phrase. Je ne veux pas qu’on compare des Juifs à des rats même si je comprends très bien l’intention. Cela a été trop dit par l’antisémitisme de meurtre. Être juif, c’est être humain, tout simplement, et un être humain doit être respecté dans ses convictions.

Justement, qu’est-ce le fait d’être juif pour vous : un fait religieux, culturel, historique, anthropologique, ou bien tout cela à la fois ?

C’est la Bible... Et puis, même quand on est détaché de la Bible, il y a des habitudes, une fidélité à quelque chose... Mais c’est indubitablement la Bible. La France est le pays où la lecture de la Bible n’a pas eu lieu, a été empêchée. Le catholicisme porte ce péché très lourdement. Les Anglo-Saxons ont lu la Bible. Les Allemands ont lu la Bible (Bach). En France, c’est le refoulement à part quelques grands cas comme celui de Céline qui, par ailleurs, comme on le dit toujours, est un grand écrivain mais qui justement s’insurge contre ce Dieu-là et contre la Bible. Alors, pour combler cette immense lacune, vous voyez aujourd’hui des dizaines de traductions de la Bible. On met même des écrivains dessus et, au bout du compte, on fait rigoureusement n’importe quoi. J’adore cette histoire drôle : c’est une dame catholique qui voit un homme assis sur un banc lire un livre. Elle lui demande : « Qu’est-ce que vous lisez ? » Et il lui répond : « La Bible en hébreu. » Et elle lui rétorque : « Ah bon, ça a été traduit en hébreu ? » Et sur ce sujet, l’ignorance est colossale, y compris parmi les gens cultivés. Je dis la Bible parce que je crois fondamentalement que c’est le problème. Alors, bien entendu cette ignorance a pris des formes racistes. Comme si c’était une question de race ! Puisqu’on vit dans l’ère de la mondialisation et de la globalisation, il faut se demander ce qu’est l’histoire occiden­tale et, pour comprendre encore mieux les choses, il ne faut pas lire que la Bible, bien évidemment. Si plus personne ne sait ce qui s’est passé en grec, si plus personne ne sait ce qui s’est passé en latin, si plus personne ne sait ce qui s’est passé pendant plus de mille ans dans la culture occidentale, alors c’est effrayant. Par contre, si, tout s’effondrant, je m’accroche exclusivement à la Bible, je ne résous absolument pas le pro­blème, au contraire j’isole la Bible. Il faut que la Bible soit entourée, soit incluse comme elle l’a toujours été avec des tra­gédies. Il suffit que des civilisations s’effondrent pour que, brusquement, l’être humain oublie tout.

Dans Femmes, vous faites dire à S., votre double : « J’ai le plus souvent l’impression d’être un survivant d’une catastro­phe vécue à côté de moi, sur une scène parallèle ... Popula­tions, déportations, trains, froid, neige, camps, chambre à gaz... Cela s’est passé, cela a eu lieu, et nous sommes là, tran­quilles, à peine tranquilles... » Vous êtes né en 1936, l’enfant que vous étiez a été profondément marqué par la guerre et l’écrivain que vous êtes devenu aussi, n’est-ce pas ?

Si vous voulez savoir ma position, je suis extrêmement en alerte sur cette affaire précisément compte tenu de mon his­toire personnelle et de mon engagement intellectuel. Dans le livre de Stéphane Zagdanski [3], il parle de mon enfance à Bordeaux pendant la guerre. Mais tous mes romans, tous mes essais, portent la trace brûlante de cette expérience. Ce qui est étrange, c’est que personne, ou presque, ne semble le remar­quer.

Que vous inspire un intellectuel comme Tariq Ramadan ?

Eh bien prenons par exemple son intervention à la télévision avec la séquence de Nicolas Sarkozy. Vous avez remarqué que Tariq Ramadan parle en duplex alors que qui vient sur le plateau ? Jean-Marie Le Pen. Étrange mise en scène. Nicolas Sarkozy (alors ministre de l’intérieur) est chargé de la sécurité et il est aussi ministre des Cultes. Et vous avez, face à lui, Jean­ Marie Le Pen qui a une survie quand même très révélatrice. Je me souviens de l’avoir vu boulevard Saint-Michel au moment de la guerre d’Algérie, où il était habillé en parachutiste et soutenait déjà ses thèses. Et puis vous avez le rusé Tariq Ramadan, dont le nom est quasiment la cerise sur le gâteau, qui vient vous expliquer ceci et cela, qui est passé chez Thierry Ardisson avec deux jeunes filles voilées qui étaient l’exemple même d’un érotisme sous-jacent. Ramadan est intelligent, bien de sa personne, et il sait admirablement user du double dis­cours. On le pousse dans ses retranchements, il dit oui, il dit non. Et enfin on lui donne la parole, ce qui est déjà très important, et on la lui donne pour des raisons qui sont assez claires, à savoir pour des raisons électorales. Son public va voter. Ramadan, c’est le style du nouveau curé. Il n’y a plus de prê­tre catholique qui soit capable de prêcher avec conviction et ferveur. Le Pape serait là, Ramadan disparaîtrait. Ramadan est donc devenu une vedette. Il lui a suffi de faire cet article où il parlait du communautarisme juif pour marquer un point. Quand Le Pen a fait ça, il y a eu un tollé général. Ce qui ne l’a pas empêché de survivre ! Et Tariq Ramadan a droit à une espèce de révérence de la part des médias. C’est très inquié­tant. Il suffit de le regarder pour comprendre que c’est un acteur qui fait sa pièce de théâtre. Mais c’est du théâtre dange­reux. Vous comprenez, on ne va pas interrompre le spectacle car c’est de l’audimat. Sarkozy-Ramadan, c’est du spectacle. Sarkozy-Le Pen aussi.

Vous avez envie de dire « bas les masques » ?

« Bas les voiles »... Non, c’est très dangereux de dire « bas les masques » parce qu’à ce moment-là vous avez la dictature qui est elle-même le masque suprême. Donc la tyrannie. Encore une fois quand on a affaire à une passion très tenace, très ancienne, très dangereuse, il faut donner l’envie de savoir. On peut donner l’envie de savoir par la force de la persuasion. En tout cas, moi j’essaie de le faire, dans ma vie privée comme dans ma vie publique. La falsification me fait peur. J’ai plutôt tendance à vouloir qu’on lise mes livres. Dans les entretiens avec Christian de Portzamparc qui viennent de paraître [4], on parle d’architecture, on parle de Cézanne, de Rimbaud, on parle de choses très sérieuses. Ce n’est pas un dialogue sur l’antisémitisme, mais il y aura peut-être moins d’antisémitisme si l’on s’intéresse à ce qu’on y dit. Ce qui m’inquiète, c’est le rétrécissement et la propagande. Dans un sens comme dans l’autre. Et bien entendu, pour des raisons fondamentales, de connaissance, je suis très alerté par la condition des Juifs à travers le temps. Ce qui ne veut pas dire que je sois en accord politique avec tel ou tel.

Dans un livre d’entretiens avec Edgar Faure [5], vous quali­fiez la littérature de « meilleur baromètre » de l’état histori­que. Pensez-vous que la littérature soit le reflet de la situation historique ?

La formule n’est pas de moi, mais de Hemingway qui dit : « Lorsque les choses vont mal, la littérature est en première ligne. » Je peux vous en donner un exemple saisissant, c’est l’autodafé fait à Berlin en 1936. À partir de là, les gens qui avaient encore des doutes auraient dû ne plus en avoir. La lit­térature est toujours en première ligne. Je suis allé témoigner au procès Houellebecq qui n’est pas encore terminé car les plaignants sont en appel. Houellebecq a peut-être dit des choses qu’il ne fallait pas mais ce n’est pas le problème. Le vrai problème, c’est le délit d’opinion. Le procès permanent qu’on fait à la littérature en général est absolument irrecevable. Dès que je vois un problème de censure, je suis en alerte. J’ai signé malgré tout le texte contre Renaud Camus [6] parce que sa litté­rature me paraît médiocre et parce que sa pensée stigmatisait des personnes en particulier. Cette affaire semble loin mais elle ne l’est pas tant que cela.

Dans un de vos articles intitulé « La France moisie », publié en 1999 dans Le Monde et qui fit scandale en son temps, vous dénonciez le retour des idées conservatrices, xénophobes et anti-progressistes. Vous disiez notamment : « La France n’a rien compris ni rien appris, son obstination résiste à toutes les leçons de l’histoire, elle est assise une fois pour toutes sur ses préjugés viscéraux. »

Vous savez, lorsque j’ai publié cet article, j’ai été attaqué à maintes reprises et j’ai été accusé de tous les maux possibles parce qu’on a tout de suite falsifié ma pensée et parce qu’on m’a condamné en disant qu’il s’agissait d’un article maurassien. Voilà donc une falsification ahurissante. Peut-être qu’en fait, avec cet article, j’ai été le premier à tirer la sonnette d’alarme.

Comment vous considérez-vous ? Comme un intellectuel ou un écrivain ?

Je suis avant tout un écrivain. Il me semble que les intellec­tuels sont moins en première ligne que les écrivains et les artis­tes. Le débat a lieu avec eux mais il faut aller un peu plus profond dans la société, dans la vie organique. Comme c’est plus facile de lire des propositions simplifiées d’un intellectuel, le débat reste malheureusement sans complexité. Prenons par exemple Claude Lanzmann. Shoah est un grand film. Ce n’est pas un grand chef-d’œuvre parce que c’est un documentaire sur la Shoah, c’est un grand chef-d’œuvre parce qu’il montre ce qu’est vraiment la Shoah mieux que n’importe quel discours bien-pen­sant. C’est un film qui joue sur les silences, les vides. Tout comme Sobibor. C’est la force esthétique qui convainc de la jus­tesse... Pourtant il est attaqué. Il y a des gens qui ne comprennent pas ce qu’il fait alors que c’est un très grand artiste. Le rôle de l’artiste, tout comme le rôle de !’écrivain, est essentiel.

Dans Femmes, vous avez cette formule : « Un écrivain est toujours juif. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il n’accepte, au fond, de parler et de se taire qu’à sa manière. » Que vouliez­ vous dire ?

Un écrivain est un expert en voix, en écoute. « Écoute Israël... »

George Steiner dit qu’« être juif, c’est avoir toujours une valise prête [7] ». Qu’en pensez-vous ?

Je refuse ce genre de phrase. C’est comme « fait comme un rat ». Les rats, la valise, je déteste ces propos parce que ce sont des clichés engendrés par l’adversaire. Il me semble qu’utili­ser ce genre de formule, c’est prendre le langage de l’adver­saire pour penser à soi. Cela me paraît extrêmement indécent. Les Juifs ne sont pas des rats, ils n’ont pas à se dire qu’ils doi­vent avoir une valise de prête...

Même si c’est vrai ?

Ce ne sont pas des clichés à employer. Les Juifs ne doivent pas se dire qu’ils sont itinérants par nature à cause d’un péché fondamental. Toute reprise de ce discours par quelqu’un d’aujourd’hui est une preuve de paresse. Il faut se décrire avec exactitude et s’aimer soi-même. L’amour est contagieux. La violence est contagieuse. Vous savez, je les comprends d’autant mieux que je me sens exilé dans mon propre pays. Je crois que dire, c’est faire. Si je répète tous les jours que j’ai peur, j’aggrave l’événement qui est en formation. Il ne faut pas rentrer dans l’engrenage de la victimisation. Il faut savoir adapter son discours aux circonstances. Mais les rats, la valise, non. Il faut trouver un autre langage car il ne faut pas se placer sur le terrain de l’adversaire. La servitude volontaire de La Boétie consiste à dire qu’il n’y aurait pas de tyran si on n’y participait pas. Le tyran s’effondrerait si on ne l’entretenait pas. Il faut être très sûr de soi.

Entretien avec Anne-Julie Bémont pour Information juive, janvier 2004.
Discours parfait, Gallimard, Gallimard, 2009, p. 537-552. Folio 5344, p. 590-602.

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Vient de paraître.

Réflexions sur la question antisémite

Delphine Horvilleur

Sartre avait montré dans Réflexions sur la question juive comment le juif est défini en creux par le regard de l’antisémite. Delphine Horvilleur choisit ici de retourner la focale en explorant l’antisémitisme tel qu’il est perçu par les textes sacrés, la tradition rabbinique et les légendes juives.
Dans tout ce corpus dont elle fait l’exégèse, elle analyse la conscience particulière qu’ont les juifs de ce qui habite la psyché antisémite à travers le temps, et de ce dont elle « charge » le juif, l’accusant tour à tour d’empêcher le monde de faire « tout » ; de confisquer quelque chose au groupe, à la nation ou à l’individu (procès de l’« élection ») ; d’incarner la faille identitaire ; de manquer de virilité et d’incarner le féminin, le manque, le « trou », la béance qui menace l’intégrité de la communauté.
Cette littérature rabbinique que l’auteur décortique ici est d’autant plus pertinente dans notre période de repli identitaire que les motifs récurrents de l’antisémitisme sont revitalisés dans les discours de l’extrême droite et de l’extrême gauche (notamment l’argument de l’« exception juive » et l’obsession du complot juif).
Mais elle offre aussi et surtout des outils de résilience pour échapper à la tentation victimaire : la tradition rabbinique ne se soucie pas tant de venir à bout de la haine des juifs (peine perdue…) que de donner des armes pour s’en prémunir.
Elle apporte ainsi, à qui sait la lire, une voie de sortie à la compétition victimaire qui caractérise nos temps de haine et de rejet. (Grasset)

LIRE UN EXTRAIT

Bordeaux, librairie Mollat, 27 janvier (à voir absolument : beaucoup des thématiques du livre y sont abordées, blagues juives comprises)

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LIRE AUSSI :
Delphine Horvilleur, Pourquoi n’aime-t-on pas les juifs ? pdf (L’OBS, 8 février 2019)
Delphine Horvilleur : « Beaucoup pensent que la question de l’antisémitisme ne les concerne pas vraiment » pdf (Libération, 18 février 2019)

Delphine Horvilleur :
"L’antisémitisme est le révélateur d’une faille nationale"

Novembre 2018

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Delphine Horvilleur, femme rabbin française du Mouvement Juif Libéral de France (MJLF) publie "Réflexions sur la question antisémite" (Ed. Grasset). Elle est l’invitée d’Alexandra Bensaid.

4 janvier 2019

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Delphine Horvilleur et Marc Weitzmann

Rencontre à la librairie Les Cahiers de Colette

Sur Herodote.net :
Les juifs en Europe. L’antijudaïsme médiéval, de 610 à 1492
Les juifs en Europe. L’antisémitisme moderne, de 1492 à nos jours
16 février 2019. Vers un nouvel antisémitisme

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[1De 2000 à 2004, a lieu ce qu’on appelle la « seconde intifada » déclenchée par la visite du chef du Likoud, Ariel Sharon, sur l’Esplanade des Mosquées (Jérusalem-est), troisième lieu saint de l’islam. A.G.

[2La citation est extraite du commentaire de Benny Lévy sur l’article de Lévinas "Etre juif" :

« "Facticité" vient du mot "fait".
Un fait ne peut pas se retourner en acte, il est fait, toujours fait. La facticité juive : j’ai beau faire, je suis fait, les jeux sont faits, les Juifs sont faits. Un Juif est fait – comme un rat – quand il essaye de fuir – sa condition juive. Le seul problème, c’est d’être rattrapé, pas trop tard, pour que le prix ne soit pas trop élevé. » (A.G.)

[3Stéphane Zagdanski, Fini de rire, Pauvert, 2003. LIRE : Sollers en spirale par Stéphane Zagdanski.

[4Christian de Portzamparc, Philippe Sollers, Voir, écrire, Calmann-Lévy, 2003 (Folio n° 4293).

[5Edgar Faure, Philippe Sollers, Au-delà du dialogue, André Balland, 1977.

[6En 2000, la publication du livre de Renaud Camus, La Campagne de France, journal 1994, souleva une violente polémique en raison des propos antisémites qu’y tenait l’auteur. Le livre fut retiré de la vente par les éditions Fayard. Cf. Philippe Sollers, Les nouveaux bien-pensants.

[7George Steiner, Un long samedi, entretiens. (A.G.)

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