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Penser le 11 septembre (et après)

Vingt ans après

D 9 septembre 2021     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Le banc des accusés au premier jour du procès des attentats du 13-Novembre, devant la cour d’assises spéciale de Paris, le 8 septembre 2021.
(ELISABETH DE POURQUERY / FRANCEINFO)

Après le procès des attentats de janvier 2015 (cf. Raconter l’indicible), s’est ouvert cette semaine le procès des protagonistes de l’attentat terroriste du Bataclan du 13 novembre 2015. Il va durer neuf mois. « Le monde nous regarde », a déclaré le Garde des Sceaux. Quant au président de la cour d’assises, ses propos sont aussi solennels :

« Nous commençons ce jour un procès qualifié d’historique et hors normes. Historique ? Les faits que nous examinerons sont inscrits indubitablement par leur intensité dans les événements nationaux et internationaux de ce siècle. Hors normes ? Certainement au vu du nombre de victimes […] et de participants au procès et des moyens dévolus par l’État pour l’organisation de ces audiences. Hors normes ? Mais si on se réfère à l’essence même d’un procès criminel, ce qui importe est justement le respect de la norme. »
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Vue du 105e étage du World Trade Center.
Photo André Gauvin, 1988.
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Le 11 septembre 2021, est également commémoré, aux États-Unis, l’attentat dit du « 11 septembre » et ces milliers de morts. Bien que n’étant pas le premier, cet attentat, par son ampleur spectaculaire, a ouvert une nouvelle période, dramatique, avec de graves conséquences mondiales : invasion de l’Irak (sur la base d’un mensonge. Cf. Il était une fois en Irak). Création de l’Etat islamique. Intervention en Afghanistan. Débâcle américaine et de la « coalition internationale » de l’été 2021 (cf. Afghanistan : la prise de pouvoir des talibans et Le désastre afghan). « Massoud, le héros national afghan, a été assassiné il y a exactement vingt ans par deux terroristes d’Al-Quaïda. Le combat contre les ténèbres recommence », nous rappelle Gilles Hertzog sur le site de La Règle du jeu. Vingt ans après, six ans après...
Quelles vérités, dans « le respect de la norme » et du droit, émergeront du rappel de ces événements à tous égards énormes dans la nouvelle séquence qui s’ouvre ? Quels récits nationaux ? Quels nouveaux mensonges [1] ? Nous le verrons bien. « Je songe à une Guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue », écrivait Rimbaud. Une illumination ?

J’avais commencé cet article, en septembre 2012 — les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper casher et contre le Bataclan, qui datent de 2015, n’avaient pas encore eu lieu — par une citation de Guy Debord. Je la maintiens même si, aujourd’hui, elle me semble ne rendre compte que partiellement de ce qui est en jeu dans cette guerre qui est aussi une guerre des récits, compte tenu de ce que l’on sait maintenant de l’islamisme radical et du récit, étatique ou pas, qu’il impose, lui aussi, à des millions de personnes sur la planète. Je renvoie ici à deux livres essentiels : Jacob Rogozinski, Djihadisme : le retour du sacrifice (2017) et Marc Weitzmann, Un temps pour haïr (2018).
Il est bon, en tout cas, de se rappeler certaines interventions publiées, à chaud, il y a vingt ans. Et de les relire à la lumière de l’actualité.

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« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »

Guy Debord, La Société du Spectacle, thèse 9, 1967.

La démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État, elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique.

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, 1988.

11 janvier 2015. « France’s 9/11 » titre un journal américain après le lâche assassinat des caricaturistes de Charlie Hebdo. En France, d’Éric Zemmour à Michel Onfray [2], la comparaison semble s’imposer : « Le 7 janvier 2015 est notre 11 septembre ». Comparaison n’est pas raison. Si cela est vrai, au-delà de la légitime émotion suscitée par la tragédie de ces derniers jours, aggravée le 9 janvier par l’assassinat de quatre Juifs — émotion qu’évidemment nous partageons —, au-delà des nécessaires manifestations unitaires qui ont lieu dans tout le pays (« France, 11/01 » ?), il n’est pas interdit de prendre un peu de recul pour essayer de penser la complexité de ce qui est en jeu depuis ce fameux « 11 septembre » (sinon à quoi bon des intellectuels, des philosophes, des écrivains ?). Il faut pour cela une nouvelle liberté de pensée.

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11 septembre 2012. L’année 2011 fut exceptionnelle. Selon une stratégie mûrement élaborée, la commémoration du 11 septembre 2001 à New York suivait de quelques mois la mort de Ben Laden, savamment mise en scène. L’imaginaire raciste américain était sollicité : « Geronimo », tel était le nom de code apache de l’opération militaire du commando des forces spéciales de la Marine américaine.
Cette année, sobriété, discrétion. Peu d’images. Nous ne nous en plaindrons pas (tout le monde a toujours en tête les images passées en boucle pendant des semaines à la télévision des avions fous et de l’effondrement des deux tours du World Trade Center).
Comment fut perçu, analysé, pensé l’attentat du 11 septembre 2001 par les deux principaux animateurs de la revue L’Infini ? C’est dans des journaux — au statut très différent — qu’on le découvre. Le Journal de Marcelin Pleynet d’abord. La publication de Nouvelle liberté pensée (son journal de l’année 2001), il y a quelques mois, nous permet de saisir au jour le jour les réflexions du poète lors de ses fatidiques journées de septembre 2001, ses discussions avec Sollers également. Lequel Sollers analysait de son côté les évènements dans son Journal du mois, publié dans le JDD (30 septembre, 28 octobre, 25 novembre 2001...).
Le Journal de Sollers que vous retrouviez chaque dernier dimanche du mois vous manque déjà ? Vous lirez, après des extraits de Pleynet, son Journal du mois publié de septembre à décembre 2001.

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Cliquer pour voir la 4ème de couverture. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Dans le magnifique numéro de la revue faire part consacré à Marcelin Pleynet [3], Sollers, répondant, le 10 octobre 2011, aux questions d’Augustin de Butler, parle du livre de Pleynet. A propos du « fameux 11 septembre », il déclare :

[...] c’est désormais une date absolument sacrée, qui commencerait la nouvelle ère dans laquelle nous sommes censés vivre. Le 11 septembre 2001. Vous êtes priés de tourner en rond autour de cette affaire. Pleynet note : « La plus grande puissance économique et militaire, et la mieux protégée, les États-Unis, vient de faire l’expérience d’une agression sans précédent sur son territoire, où l’ennemi (mais quel ennemi ?) a frappé les deux symboles de son pouvoir, les tours jumelles de Wall Street et le Pentagone. La Bourse dans tous les pays s’effondre. » Elle a l’habitude de s’effondrer pour mieux rebondir. C’est là que nous commençons en effet quelque chose de beaucoup plus fondamental pour ce qui est du devenir financier écrivez-le à la Jarry, « phynancier ». « Le traumatisme, dit Pleynet, n’est pas seulement américain, il est mondial [nous y voici, mondialisation], et sera inévitablement vécu comme un traumatisme sexuel. » Je relis, et je souligne : « Le traumatisme n’est pas seulement américain, il est mondial, et sera inévitablement vécu comme un traumatisme sexuel. » On peut vérifier ça, dans tous les embarras sexuels, qui durent plus que jamais depuis dix ans, au moins.
Donc : actualité d’un Journal de 2001 (je souligne. A.G.). Et je ne doute pas que cela serait démontrable sur toutes les « Situations » antérieures publiées, comme dans tous les Journaux que Marcelin Pleynet a tenus au jour le jour. Le jour, c’est le jour qui implique l’ensemble des jours. Et l’ensemble des jours dans leur percussion vécue. La question, c’est : est-ce qu’on peut sortir, ou pas, d’un traumatisme, ou d’une succession de traumatismes, d’une terreur soigneusement entretenue, pour changer, ou pas, de calendrier ? Aujourd’hui, le 10 octobre 124 [4]... Je reçois très peu de vœux de nouvelle année... Il y en a d’ailleurs qui se trompent, qui se croient en 123... Il faut éviter ce genre d’erreur... 124, c’est l’ère du Salut, dit Nietzsche dans sa proclamation, et non pas l’ère de la dévastation traumatisante à effet sexuel.
Ce qui intéresse ce poète qui n’arrête pas de penser, c’est que « l’Arabie Saoudite — dit-il — détient 25 % des réserves mondiales de brut, et a vu sa fortune décuplée depuis le choc pétrolier de 1973 ». « Les soi-disant "paradis fiscaux" [vous en avez entendu parler] pris à parti ne servent qu’à illustrer l’exception que confirme la règle générale : la logique du capital encore mieux dissimulée derrière le fanatisme religieux des masses. Dans ce cas plus qu’en tout autre, la religion est littéralement l’opium du peuple. » On dirait que ce poète qui pense a lu Marx. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles le médiatique fait semblant de ne pas s’apercevoir qu’il existe. D’autant plus que, là, je vois apparaître le nom maudit — il n’y a pas que Heidegger, ça serait déjà un motif d’inculpation suffisant, mais il y a Marx... Il y a Marx au même niveau que Rimbaud, que Lautréamont, qu’Homère, que Pindare, mais c’est inacceptable ! Je cite : « Cette aventure, qui aboutira au massacre d’un certain nombre de populations, pour mieux précipiter les pays sous-développés dans l’économie du marché mondial, certains de ceux qui la suivent et qui la commentent, ont mon âge... Il fut un temps où ils se flattaient d’avoir lu Marx, et plus récemment Guy Debord. Quel fromage mou occupe aujourd’hui leur cervelle ? » Oh ! C’est, pour en revenir à lui, ce que Jarry appelait le décervelage. Auquel les palotins sont désormais soumis, avec leur approbation, bien sûr, et la servitude volontaire.
(p. 17 [5])

Pas d’images donc, mais des textes. De la pensée. De l’ironie [6].

*


Nouvelle liberté de pensée

Extraits

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Extraits choisis.

Paris, le mardi 11 septembre

Le Nouveau monde

Ce 11 septembre incontestablement fait date dans l’histoire du monde moderne.

La plus grande puissance économique et militaire, et la mieux protégée, les États-Unis, vient de faire l’expérience d’une agression sans précédent sur son territoire, où l’ennemi (mais quel ennemi ?) a frappé les deux symboles de son pouvoir, les tours jumelles de Wall Street et le Pentagone.

La Bourse dans tous les pays s’effondre. Le traumatisme n’est pas seulement américain, il est mondial, et sera inévitablement vécu comme un traumatisme sexuel.

Plus rationnellement, il faut retenir que l’évolution de la technique fragilise le pouvoir de la technique. Ce sont des avions de ligne qui ont été utilisés comme armes de destruction.

Implosion propre à la technique, l’opération, comme le note Sollers, suppose une très grande technicité.

Après la chute de l’URSS et cette guerre portée sur le sol américain, quelque chose du XXe siècle s’effondre à jamais.

Et si le XXIe siècle se préparait à être le siècle de tous les excentrements ?

Comme confirmation du traumatisme profond produit par cette destruction — non par les informations rapportées pendant près de 10 heures sans interruption sur toutes les chaînes de télévision (cette pratique de saturation de l’information n’a d’autre fonction que d’irréaliser et de faire assumer inconsciemment ce sur quoi elle insiste) —, je pense plus sérieusement à l’expression immédiatement inscrite sur le visage des écrivains employés des éditions Gallimard qui tout à l’heure regardaient les images retransmises sur l’écran de télévision dans un des bureaux du service de presse de la rue Sébastien-Bottin. Il se dégageait de ce groupe je ne sais quelle impression de misère et d’abandon inconscient qui m’a fait penser à un certain tableau de l’exode lors de l’arrivée des Allemands en France.

Au-delà de la monstruosité humaine propre à ce drame, je ne peux pas me défaire d’un curieux sentiment de satisfaction à assister ainsi en direct à ce que l’on peut considérer comme la fin d’une histoire... c’est-à-dire aux prémices forcément catastrophiques de la naissance d’un monde.

Le Monde du jour titrait, avant l’événement bien entendu :

« Les marchés redoutent que la chute de Wall Street casse le moral des ménages américains. » (Sic.)

Paris, mercredi 12 septembre

Ce matin, au téléphone, Sollers revient sur l’extraordinaire maîtrise technique que suppose une semblable opération.

Pour mener cette opération à bien, il fallait en effet déjouer, aux États-Unis, la surveillance mondiale des moyens de communication. Ce qui, comme le remarque Sollers, n’a pas pu se faire sans de sérieuses complicités sur place, jusque dans les services secrets.

Sollers évoque l’assassinat de Kennedy comme autre phénomène propre à l’ère américaine.

Il compare la destruction des deux tours à l’incendie de la Fenice.

Tout en insistant à juste titre sur l’extraordinaire (c’est le cas de le dire) beauté des images de l’implosion de ces deux géants (400 mètres de haut) de l’architecture mondiale. Et semble d’accord avec moi sur l’importance historiquement existentielle de l’événement.

Le Monde du jour a titré :

« L’Amérique frappée, le monde saisi d’effroi ».

Intéressant dossier d’extraits de la presse américaine et internationale. The Washington Post a une curieuse formule n’excluant pas le fait que l’assaut n’ait pas été fomenté par l’étranger. Le Ha’aretz, de Tel-Aviv, appelle et encourage les Américains à se « venger », tandis qu’à Londres The Independent appelle à la « retenue ».

*

Paris gris pâle. Je traverse chaque jour le pont de la Concorde. Panorama, ouverture au-delà du pont Alexandre III, gris et or. La Seine, étale, luit comme la moire d’un ciel vert et bleu, étendu. Déploiement d’un vrai paysage traversé par ce large chemin liquide. Élégance dans l’air, les rives, la hauteur des nuages qui fuient vers les collines de Chaillot. Ample respiration. Mais déjà la voiture s’engage dans le boulevard Saint-Germain.

Les Etats-Unis, New York... un autre monde qui n’eut jamais de prise réelle sur celui-ci.

[...]

Samedi 15 septembre, entre Paris et Nice

Capitalisme

Les attentats contre les tours du World Trade Center et le Pentagone continuent à faire la une des journaux. La réaction des États-Unis est attendue, crainte, souhaitée. Chacun est bien conscient que la guerre n’est plus ce qu’elle était... et l’agression contre l’Amérique est en train progressivement de convaincre que si la guerre n’est plus ce qu’elle était c’est que la paix elle-même n’est plus ce qu’elle fut. Chacun découvre avec terreur et fascination que la paix ne saurait être désormais, dans l’ordre de la mondialisation, qu’une guerre permanente.

Le Figaro présente en noir et blanc, en pleine page, une vue de New York prise depuis la Statue de la Liberté, où l’on peut voir Manhattan encore dominée par les deux admirables tours du World Trade Center, le 10 septembre. Et sur une autre page, en couleurs cette fois, la carcasse squelettique des restes du building... le 11 septembre.

La paix devenue une guerre permanente. Qui ne sait que le capitalisme en tant que tel ne peut survivre qu’en un continuel état de guerre économique ?

Les terroristes auraient-ils voulu faire savoir cela au monde, ils n’auraient pas choisi d’autres cibles.

Une fois considérée la tragédie humaine propre à une agression en tout point bouleversante, je me demande si qui que ce soit abordera la question économique, qui reste, quoi qu’on en pense, le fond de cette affaire... que l’on ne cherche pas par hasard à recouvrir du manteau de la religion.

Christianisme contre islamisme, Le Figaro titre en page une « La prière des réservistes » et présente sur plus de la moitié de la page l’image couleur d’un réserviste vétéran de l’US Air Force qui, le drapeau américain sur l’épaule, prie, comme des millions de personnes, pour les victimes des attentats.

Si j’étais quelque jour victime d’un tel attentat (et personne n’en est à l’abri), je ne pourrais pas faire savoir ce que je pense de ces prières.

N’est-ce pas ?

Quant au capitalisme, il semble bien que l’enquête se porte sur un capitaliste saoudien, Oussama Ben Laden, qui en un premier temps aurait été, en Afghanistan, utilisé par les Américains contre les Russes, avant de devenir la bête noire de ces mêmes Américains, et de quelques autres, lors de la guerre du Golfe. Oussama Ben Laden va alors utiliser son immense fortune contre l’ennemi prioritaire, les États-Unis.

Mais qu’en est-il d’une semblable fortune, et des dispositions de son capital dans sa circulation internationale ? Libération donne quelques maigres précisions : en 1989, l’homme d’affaires saoudien possède plusieurs sociétés ayant pignon sur rue dans la capitale soudanaise, c’est l’une d’entre elles qui construit l’aéroport de Port-Soudan. En 1998, c’est le groupe Ben Laden qui construit, pour 150 millions de dollars, un ensemble de bâtiments destinés à héberger les soldats américains basés en Arabie Saoudite. (Qu’en est-il dès lors de la prime de 5 millions de dollars que le FBI, en 1999, offre pour sa capture ?) Ben Laden investit dans des banques, des sociétés d’import-export, des exploitations agricoles où l’on produit et exporte de la gomme arabique, détail qui laisse supposer que ce capital n’est pas, bien au contraire, clos sur lui-même, cette gomme arabique étant indispensable à la fabrication du Coca-cola... On suppose qu’une partie de sa fortune est placée çà et là dans divers paradis fiscaux. Quel qu’il soit, islamique, protestant, catholique ou juif, le capital ne se limite aujourd’hui ni à une religion, ni à une nation, il ne vit et survit et prospère que dans son organisation inévitablement internationale. N’est-ce pas d’abord ce que Ben Laden met au service du terrorisme musulman et des talibans ?

Qui oserait aujourd’hui dire que ce qui vient de se passer aux États- Unis n’est que la figure la plus spectaculaire du règne de la technique, telle qu’elle implique une guerre de pouvoir, de souveraineté à tout moment conflictuelle, du capital ?

[...]

Nice, mercredi 19 septembre

État des lieux — capitalisme (suite)

Les liens entre le terrorisme et le capitalisme sont finalement très crûment évoqués sans que qui que ce soit s’inquiète de cette logique du capital. J’entends ce soir même, au cours d’un journal télévisé, une autorité sur la scène économique déclarer :

« L’effet sur l’économie mondiale de ce qui vient de se produire à New York est plus important que l’attentat lui-même. »

Et c’est vrai. Puis :

« L’argent du crime est l’équivalent de la masse économique des États-Unis. »

Et c’est vrai. Un autre expliquera que les liens de Ben Laden avec les pétrodollars sont connus depuis toujours, et sans doute impossibles à délier. Londres est devenue la plaque tournante d’un marché où circulent des dizaines de milliards de pétrodollars recyclés.

Dans Le Monde du jour :

« L’Arabie Saoudite détient 25 % des réserves mondiales de brut, et a vu sa fortune décuplée depuis le choc pétrolier de 1973. »

Ce n’est donc pas seulement les banques, mais, asservi aux banques, l’ensemble des pouvoirs politiques de la planète, bref l’internationale capitaliste, qui alimente le terrorisme. Les soi-disant « paradis fiscaux » pris à parti ne servent qu’à illustrer l’exception que confirme la règle générale : la logique du capital encore mieux dissimulée derrière le fanatisme religieux des masses. Dans ce cas plus qu’en tout autre, la religion est littéralement l’opium du peuple.

Cette aventure, qui aboutira au massacre d’un certain nombre de populations, pour mieux précipiter les pays sous-développés dans l’économie du marché mondial, certains de ceux qui la suivent et qui la commentent, ont mon âge... Il fut un temps où ils se flattaient d’avoir lu Marx, et plus récemment Guy Debord. Quel fromage mou occupe aujourd’hui leur cervelle ?

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, 1988. il y a 13 ans :

« La démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État, elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique. »
« Comme on pouvait facilement le prévoir en théorie, l’expérience pratique de l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande aura montré vite et sans exception que le devenir-monde de la falsification était aussi un devenir-falsification du monde. » Guy Debord.

[...]

Nice. mercredi 26 septembre

Que se passe-t-il dans le français ? Les analyses de l’attentat terroriste sur les deux tours du World Trade Center sont misérables. Dans un supplément du Monde sur « Le Nouveau désordre mondial », c’est le texte d’un écrivain allemand qui de très loin se détache. Hans Magnus Enzensberger se révèle une fois de plus comme un des rares penseurs des achèvements du monde moderne. Qui d’autre après Guy Debord ? Danièle Sallenave, André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy, il y a quelques jours à la télévision, font dans le pathos spectaculaire. Marx n’a pas existé et Freud moins encore. Les Français pataugent dans les ressassements d’une pensée pour laquelle les avatars dix-neuviémistes du XXe siècle ne cessent d’imposer la douloureuse et complaisante figure du nihilisme. Inutile de dire que si Marx n’a pas existé, Debord reste inexistant, etc., etc.

Je ne pense pas qu’Enzensberger ait jamais tenu compte de l’œuvre de Debord — biographie professionnelle oblige — mais il a lu Marx qu’il présente en tête de son article comme « un scientifique » qui, il y a maintenant cent cinquante ans, analysait le processus de mondialisation comme un phénomène de pure économie politique... C’était en 1858.

Il suffit en effet de poser et de penser l’ordre du monde de ce début du XXIe siècle en fonction de son économie, pour voir se mettre en place ce qui gère son ordre et ses désordres politiques, dans le cadre de ce que Guy Debord a établi comme gouvernement de la société du spectacle.

N’est-ce pas le pathos spectaculaire qui, traitant du terrorisme, s’emploie à convaincre (réussit à convaincre) « que l’agression vient de l’extérieur » ? Le phénomène n’est pas nouveau. Il est historiquement lié au recours, à « la pratique ancestrale » du bouc émissaire (forme politique de ce que Enzensberger associe au « sacrifice humain »). Reste que les moyens techniques mis au service de la mondialisation de cette pratique, imposent une analyse qui tienne compte de la logique du capital non seulement dans la « ratio » qui l’ordonne, mais dans la crise où cette « ratio » est formidablement prise, et idéologiquement engagée.

Je ne suis pas Enzensberger lorsqu’il écrit que « pour savoir d’où provient l’énergie psychique qui a alimenté la terreur, l’analyse idéologique est sans réponse. »

De la même façon, son implicite référence à Freud — « on s’en tient au postulat d’un instinct de conservation qui serait l’instance régulatrice des comportements humains, oblitérant, de désir de mort individuel », soit la pulsion de mort — ne procure qu’un éclairage événementiel... Certes, cet éclairage n’est pas, loin de là, inutile... en ce qu’il se révèle plus ou moins, et plutôt plus que moins, convaincant.

Il n’empêche, cette conviction ne peut finalement alimenter qu’un pessimisme profond qui objectivement se trouve lui aussi pris dans l’ordre des engendrements métaphysiques du nihilisme.

Bref, la pensée de Marx et celle de Freud sont indispensables pour repérer les conséquences symptomatiques de la maladie, mais elles ne peuvent en aucune façon éradiquer le mal auquel elles restent associées au titre de produit, d’antidote (au sens étymologique du mot : « donné contre. »).

Lorsque Enzensberger écrit :

« Les auteurs des attentats de New York n’étaient pas seulement en pointe dans le domaine technique. S’inspirant de la logique symbolique des images ayant cours en Occident, ils ont mis en scène leur massacre à la façon d’un grand spectacle médiatique. [...] Une compréhension aussi intime de la civilisation américaine ne témoigne pas d’une mentalité anachronique. Elle jette au contraire une lumière sur les prétendues convictions de leurs auteurs »

il met clairement l’accent sur ce que la mondialisation du capital (des banques du Golfe à celles de Londres en passant par celles de New York) suppose d’étroite collaboration avec la mondialisation, la souveraineté de la technique et des modes d’asservissement mortifère, de l’intégration des diverses catastrophes. Ce que Guy Debord appelle « le spectaculaire intégré ».

Reste à se demander ce qui, au-delà du diagnostic, peut permettre de penser la souveraineté de la technique comme souveraineté d’un asservissement mortifère, là où elle est subie (spectaculaire intégré), là où elle demande à être pensée... où le refus de penser est un passage à l’acte de l’asservissement autodestructeur à la technique par l’intermédiaire de la technique.

De ce point de vue, l’attentat contre les tours du World Trade Center témoigne et présente le fabuleux spectacle du triomphe souverain de la technique.

Le défaut de penser, le manque à penser dans les multiples et mondiales interprétations de cet attentat, ne sont rien d’autre qu’une manifestation du nihilisme spectaculairement et mondialement intégré, le goût profond et mortifère d’autodestruction et de la volonté religieusement masochiste de se sacrifier sur l’autel du néant.

En attendant que qui que ce soit revienne sur la conférence prononcée par Heidegger le 18 novembre 1953 sous le titre « La question de la technique » et publiée en français aux éditions Gallimard en 1958 dans Essais et conférences.

Cette conférence est à disposition, en Allemagne depuis quarante-huit ans, en France depuis quarante-trois ans.

« La menace qui pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint l’homme dans son être. »

Allez-y voir vous-même.

Il est vrai que Heidegger conclut en apparentant l’essence de la technique à l’art.

« L’essence de la technique n’est rien de technique : c’est pourquoi la réflexion essentielle sur la technique et l’explication décisive avec elle doivent avoir lieu dans un domaine qui, d’une part, soit apparenté à l’essence de la technique et qui, d’autre part, n’en soit pas moins foncièrement différent d’elle. L’art est un tel domaine. »

Cette proposition pourra être entendue par celui qui pensera que le livre de Sollers sur Mozart (j’en ai lu la dactylographie il y a deux semaines) est un livre d’actualité.

Ou, toute différence et proportion gardées, par ceux qui se donneront la peine de comprendre ce que j’ai voulu mettre en constellation avec Le Pontos.

*

Encore une fois, comment ne pas être frappé par ce qui se trouve généralement çà et là évoqué à propos de cet attentat contre les tours du World Trade Center et du Pentagone, sans que l’analyse en soit jamais portée au-delà de l’événementiel. Ce qui se joue là, à un certain niveau de développement de la logique du capital — tel que Marx a pu en dévoiler l’essentiel —, engage une pensée qui va bien au-delà de cette logique où elle se trouve prise... et qui, comme je le signale sommairement ci-dessus, est indissociable de ce que dans son ensemble vise l’œuvre de Heidegger. Pour s’en convaincre, il faut lire l’essai que Gérard Guest consacre à l’œuvre de Heidegger en partant d’un texte de François Fédier, publié dans L’Infini n° 56, « S’il s’agit vraiment de rendre justice à Heidegger » :

« La non-identité d’Auschwitz et d’Hiroshima ne doit pas nous aveugler en nous empêchant d’apercevoir la mêmeté qui est à leur principe. »

« Esquisse d’une phénoménologie comparée des catastrophes » (titre de l’essai de Guest [7]), qui éclaire admirablement, entre autres, la conférence de Heidegger sur « La question de la technique », a été écrit bien avant les événements récents, et bien plus avant encore les oeuvres de Heidegger qui s’y trouvent citées [8].

Rien n’est lu, et il semble que la « bonne » volonté du « ne pas vouloir savoir » s’accompagne à cette occasion d’une campagne délibérée de dénigrement et de falsification qu’on ne peut pas ne pas considérer comme explicitement complice du génocide humain... non seulement de telle ou telle race, mais, si je puis dire métaphoriquement, du « gène », du « genos » de toute humanité.

Magnifique page de Gérard Guest sur « l’être humain privé de sa propre "mort" » :

« Il est porté atteinte — irrémédiablement — à ce qui n’est rien d’autre que "l’aître de la mort", et, ce faisant, aussi, purement et simplement, à l’"aître" même de l’être humain. »

Ce « ne pas vouloir savoir » — ce ne pas vouloir lire — est le fait de ceux qui ne sont délibérément et délicieusement complices de leur propre destruction que pour être, dans cette destruction, délicieusement et en une jouissance profonde, associés à la destruction de toute humanité.

Je lisais, comme je l’ai noté ici même, que la France s’était distinguée par un intérêt et une fixation particulière sur l’oeuvre de Heidegger. Cet essai de Gérard Guest, en hommage à François Fédier, est lui aussi écrit en français.

Il se passe quelque chose dans cette langue, telle qu’elle réagit sans doute depuis deux siècles à un évènement sans précédent dans aucune autre langue (j’entends la Révolution française et la terreur qui n’est pas française) et tel qu’il mérite d’être éclairée.

Ainsi Heidegger est « à la mode » en effet. [...]

Marcelin Pleynet, Nouvelle liberté de pensée.

*


Journal du mois, 30 septembre 2001

Le Journal du dimanche du 30 septembre 2001 Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Feu

RAPPELEZ-VOUS, c’était le début du mois de septembre, il y a au moins trente ans. Chevènement annonçait sa candidature à la présidentielle, l’assassinat de Santoni, en Corse, plombait Jospin, Chirac était réélu dans un fauteuil, Michèle Alliot-Marie souriait de toute sa mâchoire, Sarkozy était Premier ministre, l’horizon virait au bleu malgré les menaces de récession aux Etats-Unis. Les déclarations irresponsables de Houellebecq suscitaient une réprobation générale, et on se demandait s’il n’allait pas, nouveau Rushdie, se retrouver sous le coup d’une juste fatwa. Comment un écrivain français pouvait-il énoncer de telles insanités sur le Coran, ce livre essentiel d’ailleurs publié en Pléiade ? Son éditeur, affolé, songeait déjà à s’excuser publiquement, il avait peur pour les ventes. Une chose, en tout cas, était sûre : Plateforme n’aurait pas le Goncourt.
Quoi encore ? Le trotskisme est-il une maladie guérissable, alors que le maoïsme, lui, est incurable ? La Bible, dans une nouvelle version écrite par une vingtaine d’écrivains, peut-elle retrouver des couleurs ? On en était là, ou à peu près, avec, chaque soir, des morts israéliens ou palestiniens au programme. Sur le plan scientifique, on apprenait que la frontière entre l’homme et le singe s’estompait, devenait de plus en plus ténue. Le sort lamentable des prostituées venues de l’Est ne semblait émouvoir personne. La mondialisation, disait quelqu’un, sera heureuse. Certes, comme Dieu, ses voies sont impénétrables, mais nous n’avons pas d’autre choix. Si la mondialisation est une impasse, l’antimondialisation est un cul-de-sac. Peu importe d’ailleurs, la planète tourne, elle en a vu d’autres. Jusqu’au mardi 11 septembre à New York et à Washington.

Silence

On a tout dit sur ce moment incroyable et les heures qui ont suivi. Des milliers de morts, une merveille architecturale détruite, le mot « kamikaze » répété sans arrêt sur fond de Pearl Harbor, le sentiment immédiat d’être entré dans une autre dimension du temps et de l’espace. Ici, justement, le mot « kamikaze » est trompeur, il n’atteint pas le cœur des ténèbres qui consiste à se suicider en emmenant n’importe qui dans la mort. Pas un mot, aucune revendication, l’acte nihiliste pur. Le diable a immédiatement surgi des décombres sous la forme illuminée de Ben Laden, faux Jésus souterrain au regard d’encre. Vous connaissez la suite, vous en entendez parler tous les jours, l’histoire ne fait que commencer, c’est la guerre.
Quand je vivais à New York, à la fin des années 70 du dernier siècle, la seule présence bleutée ou scintillante du World Trade Center me rendait heureux. Je ne suis pas sûr de me sentir « américain », mais New-Yorkais, absolument. De tous les témoignages recueillis, c’est celui de l’architecte Rem Koolhaas qui me touche le plus :

« Le miracle du World Trade Center était d’avoir échappé à tout environnement XIXe et de s’être affirmé comme résolument moderne, dans le sens baudelairien... C’était l’apothéose du concept de sublimation et d’abstraction. Le plus étonnant est que le bâtiment soit resté contemporain pendant trente ans. Identique. Complètement neuf. »

Un véritable défi au temps, donc, sans rien de national ou de religieux, comme le prouve la diversité des victimes.
Cathédrale du commerce et de l’argent ? Sans doute, mais la drôle de guerre planétaire qui s’annonce est d’abord interbancaire : paradis fiscaux et judiciaires, enchevêtrement des comptes, opacité offshore, coulisses de Londres et l’Amérique elle-même, via l’Arabie saoudite et retour. Qu’on me montre les sommes blanchies ou noircies depuis la guerre du Golfe, et je saurai peut-être (après des années de travail) qui a pu manipuler des candidats à l’assassinat suicidaire. Sur la psychologie de ces derniers, il faut citer Hans Magnus Enzensberger :

« Leur triomphe consiste dans le fait qu’on ne peut ni les combattre ni les punir, puisqu’ils s’en chargent eux-mêmes. Quant à leur donneur d’ordres, il attend lui aussi dans son bunker le moment de sa propre extinction : comme Elias Canetti l’avait déjà compris voici un demi-siècle, il se repaît de la seule idée que tous les autres, y compris ses partisans, auront si possible trouvé la mort avant lui. »

L’Amérique était censée mondialiser le monde ? La voici mondialisée à son tour. Mais ce qui s’y découvre alors n’est autre que mondialisation du désir de mort, l’un des plus profonds de l’étrange nature humaine. Quand Freud a commencé à le dire, tout le monde a jugé qu’il était pessimiste (c’était après la première Guerre mondiale). On a vu la suite, puis on a préféré l’oublier. La revoici, sous une autre forme.

Galaxie

Où vais-je enquêter ? Aux Bahamas, dans l’île de Man, à Chypre, à Malte ? Dans l’île d’Antigua, que les Pays-Bas protègent avec acharnement ? Trouverai-je la trace des spéculations qui ont, comme par hasard, précédé le drame ? Je lis cette information :

« Les transactions suspectes actuellement épluchées par les différentes autorités boursières occidentales dépassent, et de très loin, les capacités d’investissement d’un Ben Laden, quand bien même il aurait entraîné des banques islamiques dans son sillage. »

A New York même, tout le monde a spéculé la semaine précédant l’attentat. Le bruit courait que les services secrets s’attendaient à quelque chose de violent sur le sol américain, témoigne un banquier anglo-saxon. Des investisseurs pourraient avoir spéculé à l’aveuglette : si c’est un avion détourné, il y aura crise du transport aérien. Seule la spéculation sur Morgan Stanley (avec des volumes 25 fois supérieurs à la moyenne) semble indiquer que des investisseurs disposaient d’éléments autrement plus précis : cette banque d’affaires occupait vingt-deux étages du World Trade Center. Là où le deuxième avion est allé précisément s’écraser. On autorise le lecteur à éprouver un léger vertige.

City


Je continue à lire, il n’y a rien d’autre à faire : « Du fait de son poids financier, mais aussi de ses liens étroits avec le Moyen-Orient, Londres est en première ligne. » « Une bonne partie de l’argent des groupes terroristes passe par ici », affirme un officier du renseignement. Les policiers britanniques « examinent toutes les pistes », assure le Trésor. Les circuits financiers classiques, mais aussi les réseaux caritatifs islamistes et un système de transfert de fonds plus occulte, très développé du Golfe au Sud-Est asiatique, connu sous le nom de Hawala. Un changeur au noir reçoit une somme en liquide, voire de l’or, à Kuàla Lumpur, Karachi ou ailleurs, et demande par téléphone à son correspondant londonien de reverser la contrevaleur à un client. Pas de traces. La ’confiance remplace le jeu d’écriture. Restent les grands réseaux financiers...
On attend sans doute ici que je prononce le mot de mafia. J’allais le faire. C’est fait. Mais il suffit de rappeler ces quelques lignes de Debord dans Commentaires sur la société du spectacle :

« On se trompe chaque fois que l’on veut expliquer quelque chose en opposant la Mafia à l’Etat : ils ne sont jamais en rivalité. La théorie vérifie avec facilité ce que toutes les rumeurs de la vie pratique avaient trop facilement montré. La mafia n’est pas étrangère en ce monde ; elle y est parfaitement chez elle. Au moment du spectaculaire intégré, elle règne en fait comme le modèle de toutes les entreprises commerciales avancées. »

Qui osera dire que le fanatique islamique suicidaire n’est pas un excellent élément dans un rapport de forces intermafieux ? Non seulement il se sacrifie sans chercher à savoir pourquoi, mais en plus il endosse le costume du diable. Ce qui permet, aussitôt, l’élargissement des opérations.

Transversales


J’ouvre le Laboratoire de catastrophe générale de Maurice G. Dantec, livre puissant et halluciné, et je tombe sur cette citation de G. K. Chesterton, dans ce chef-d’œuvre, déjà ancien mais trop peu connu, Le nommé Jeudi :

« Nous sommes des hommes qui luttons dans des conditions désespérées contre une vaste conspiration. Une société secrète d’anarchistes nous poursuit comme des lapins. Il ne s’agit pas de ces pauvres fous qui, poussés par la philosophie allemande ou par la faim, jettent de temps en temps une bombe. Il s’agit d’une riche, fanatique et puissante Eglise : l’Eglise du pessimisme occidental qui s’est proposé pour tâche sacrée la destruction de l’humanité comme d’une vermine. »

J’ouvre le dernier numéro de La Nouvelle Revue Française, et je tombe sur un magnifique texte-entretien de Philip Roth sur Primo Levi. Roth :

« Survival in Auschwitz avait été publié sous le titre Si c’est un homme, restitution fidèle de votre titre italien, Se Questo è un Uomo, et c’est d’ailleurs le titre que vos premiers éditeurs américains auraient dû avoir le bon sens de garder. Quand vous évoquez, quand vous analysez vos souvenirs atroces de "la gigantesque expérience biologique et sociale" à laquelle se livraient les Allemands, on vous sent très précisément gouverné par une préoccupation quantitative des mille manières de transformer ou briser l’homme au point que, telle une substance chimique, il perde ses propriétés caractéristiques. Si c’est un homme se lit comme les mémoires d’un théoricien de la bioéthique, qui joue contre son gré le rôle de l’organisme de référence soumis à l’expérimentation de laboratoire la plus sinistre. Cet être prisonnier dans le laboratoire du savant fou se trouve représenter le type même du savant rationnel. »

Toulouse

Là encore, explosion tragique. Accident à 99 %, nous dit-on, sans penser au lent attentat qu’aura été l’installation progressive de la ville tout près de cette usine chimique. Est-ce tout à fait un hasard si la crise politique des Verts s’accentue maintenant jusqu’au grotesque ? Vous avez dit environnement ? Vraiment ?

Musique


L’un des plus grands violonistes de tous les temps, Isaac Stern, vient de mourir. On l’aperçoit jouer en Israël, au moment de la guerre du Golfe et des scuds irakiens, devant une salle où les auditeurs ont mis des masques à gaz. L’image est grandiose et plus que jamais parlante. L’ennuyeux est qu’on n’entend pratiquement pas la musique. A la radio, voici quelques mesures de son interprétation du Concerto de Beethoven, et aussitôt après, l’animateur : « Nous venons d’entendre Isaac Stern dans un concerto de Bach. » Beaucoup de bruit, beaucoup de fureur, beaucoup d’argent, beaucoup d’ignorance, beaucoup de haine, peu de musique. Je me demande soudain si je n’ai pas été fou de passer tout un été dans la compagnie exclusive de Mozart. Non.

Philippe Sollers, Le Journal du Dimanche, Dimanche 30 septembre 2001.

*


Journal du mois, 28 octobre 2001

Oussama


AVOUEZ que vous ne vous attendiez pas à un spectacle de cette envergure. Les bombardements : vous ne voyez rien, c’est la nuit, des taches blanches poudroient sur un écran vert. Tout semble avoir lieu sous l’eau, on ne vous dira que le minimum, censure militaire oblige. Boum-boum-boum-boum. Aquarium sur Kaboul, commandos spéciaux, nouvel avion cracheur de feu, c’est l’occasion technique de tester le nouveau matériel, comme pendant la guerre du Golfe. Et puis, soudain, le Vieux de la Montagne surgit en chair et en os. Une télévision imprévue annule toutes les autres : Al-Jazira. On s’en souviendra de celle-là : les parts de marché explosent, l’ Audimat s’envole, al-jazira, jazira, jazira, les Occidentaux à la lanterne ; al-jazira, jazira, jazira, les Occidentaux on les pendra.
Voici Dieu lui-même, ou en tout cas son prophète, entouré de ses apôtres en armes, assis tranquillement devant une grotte du plus bel effet architectural. L’homme des cavernes succède aux cols blancs et aux golden boys du World Trade Center. Dieu va parler, il prend un micro, il s’exprime avec une voix d’outre-tombe, visage fatigué et pâle, barbe un peu poussiéreuse, regard intense et charbonneux. Que dit-il ? Que le grand Feu final est allumé, une vraie fournaise ; qu’il va dévorer jusqu’aux entrailles les incrédules et les anéantir ; que le Jour est venu où les humains seront semblables à des papillons dispersés et les montagnes comme des flocons de laine, etc., etc. C’est du bon Coran récité sans arrêt, et destiné à pétrifier de peur les infidèles, autrement dit la planète entière. Il est fabuleux, cet Oussama milliardaire ascétique, il vient de déclencher la troisième guerre mondiale, ce n’est qu’un début, dit-il, des avions suicides sont prêts un peu partout, des candidats au paradis s’entraînent. Dieu est miséricordieux, il tient à vous prévenir, un courrier de sa part va vous parvenir.

Poudre

Et en effet, des lettres suivent. En Floride, à New York, à Washington, et même en Argentine. Vous aviez la vache folle, voici la Poste aux bacilles. Vous ouvrez, vous respirez, vous êtes contaminé. L’infection cutanée est légère, mais la respiratoire est mortelle. L’anthrax (la maladie du charbon) est un agent divin parmi d’autres.
Pour en savoir plus, il faudrait entrer dans les vrais recoins de laboratoires ayant préparé, depuis des années, la guerre bactériologique. Les Russes se sont beaucoup préoccupés de la question. Leurs réserves sont formidables anthrax, peste, variole, variantes hémorragiques diverses, effets garantis, milliers de morts potentiels, agonies atroces. Des pustules apparaissent, l’asphyxie monte, votre sang se met à couler un peu partout. Le bioterrorisme est donc né dans le secret des Etats.
Nous en sommes aux premiers tests visant, bien entendu, des journalistes ou des hommes politiques. Panique ? Psychose ? Pas encore, mais ça peut venir. Dieu, quand il s’y met, est extrêmement contagieux. Vous me direz qu’il ne s’agit pas de Dieu lui-même, mais de fanatiques et de fous qui se servent de son nom dans un but obscur. C’est juste : l’obscurité est totale, puisque vous ne savez à peu près rien de ce qui se trame en réalité.
[...]

Philippe Sollers, Le Journal du Dimanche, Dimanche 28 octobre 2001.

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Journal du mois, 25 novembre 2001

Le Journal du dimanche du 25 novembre 2001 Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Baudrillard

JEAN BAUDRILLARD écrit un long et bel article dans Le Monde, intitulé L’esprit du Terrorisme, et, tout de suite, il incarne aux yeux des bien-pensants le Mal absolu, l’irresponsabilité des élites, la trahison des clercs, le déshonneur aggravé des intellectuels, la perversité de l’intelligence, la collaboration avec la barbarie, bref le Diable. Sa proposition était pourtant élémentaire et modeste : essayer de penser à ce qui se passe dans la tête des nouveaux suicidés criminels, d’où viennent-ils, que veulent-ils, de quoi sont-ils les symptômes. Non, Baudrillard, vous n’avez pas le droit de poser ces questions quand la démocratie tout entière est en danger, vous ne faites que perpétuer la sinistre engeance des penseurs aveugles qui ont passé leur temps à chanter les louanges des totalitarismes. Non, non, Baudrillard, taisez-vous, honte à vous. Que vous est-il arrivé ? Vous aviez bu ? Pris des substances hallucinogènes ? Relu de trop près, un soir de mélancolie, ce méchant livre qui s’appelle Les fleurs du Mal ? Au passage, je signale aux esprits sains qu’il ne devrait pas être permis de laisser en circulation des vers ignobles comme ceux-ci :

« C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. »

Vous me dites que Baudelaire est un grand poète ? Eh bien, je n’en suis pas aussi sûr que vous. Je le trouve ambigu, trouble, libidineux, ténébreux, louche. Il serait temps d’y mettre bon ordre, car les notions de Bien et de Mal doivent être clairement définies et, s’il le faut, sans nuances. Le Bien est le Bien. Le Mal, le Mal. J’en parlais l’autre soir avec le banquier Norpois qui donnait un grand dîner pour célébrer la marche victorieuse des armées de la liberté vers Kaboul. « Vous avez lu ce Baudrillard ? me dit-il. Une honte ! » J’ai immédiatement compris qu’il valait mieux ne pas discuter.
Les racines du Mal, on les connaît une fois pour toutes : la pauvreté, l’ignorance. Il n’est pas question de chercher plus loin. Que veut dire exactement ce Baudrillard avec sa « singularité irréductible », sa « radicalisation sacrificielle », sa « lutte dans la sphère symbolique », ses formules à l’emporte-pièce du genre « le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle » ? En réalité, il est, comme d’autres, fasciné par Ben Laden et ses fous de Dieu. Au trou, Baudrillard, et n’essayez plus de jeter un doute nauséabond sur notre mondialisation radieuse. Gardez vos élucubrations vicieuses pour vous. « Et ce Houellebecq, a repris Norpois, vous n’allez pas me dire que vous aimez son Plateforme ? Vous avez lu ses dernières déclarations où il ose comparer son chien aux femmes quand elles sont gentilles ? C’est odieux ! » N’ayant ni chien ni chat, je n’ai su quoi répondre. J’ai enchaîné rapidement sur les paradis fiscaux.

Les fanatiques d’Al-Qaida vont tout droit au Paradis coranique, on le sait, et Oussama (toujours introuvable à l’heure où j’écris ces lignes) nous prévient qu’il possède des armes chimiques et nucléaires qu’il emploiera peut-être un de ces jours. L’empoisonnement de l’eau potable dans les villes est une possibilité. Quelques explosions ne sont pas exclues, par exemple celle, déjouée au dernier moment, de la cathédrale de Strasbourg. Pendant ce temps, dieu sait ce qui se passe dans les comptes aux Philippines, en Malaisie, en Indonésie, aux Bahamas, aux îles Caïmans, au Luxembourg, à Monaco, à Hong Kong, en Suisse. Les îles Cook me font rêver, Rarotonga est plus centrale qu’on ne croit. Les Antilles, Chypre, Malte, Gibraltar ont des secrets que j’aimerais connaître.
Combien de trous blancs sur la planète ! Pour ne prendre qu’un exemple merveilleux et cocasse, qui aurait pu penser que Guernesey, îlot sanctifié par la présence de Victor Hugo, ses déferlements réguliers d’alexandrins et ses tables tournantes, deviendrait un paradis noir de rotation accélérée des capitaux ? Le grand exilé inspiré de Hauteville House a-t-il discerné, au loin, celte métamorphose imprévue ? L’auteur des Misérables, seul sur son rocher, pouvait-il soupçonner qu’il était assis sur un avenir numérique ? J’étais, il y a quelques jours, à Genève. Quel était le livre en train de s’envoler dans les librairies ? Le Coran. J’avais bonne mine avec mon Mozart ! Les Suisses se mettant au Coran, avouez qu’il s’agit d’un scoop mondial ! Est-ce la faute de Rousseau ? De Voltaire ? De l’influence pernicieuse de Baudrillard ? A qui se fier, désormais, si les banquiers se mettent à lire les sourates en cachette ? Le Coran va-t-il envahir les tables de nuit des hôtels à côté de la Bible ? Il faut y penser, puisque les blanchiments privilégiés d’argent sale sont le tourisme, l’hôtellerie, les golfs, la restauration, les casinos et tout ce qui touche au spectacle. Un chiffre, un seul (car je pourrais m’étendre sur tout ce qui a lieu, en ce moment même, en Russie, en Hongrie, en Ukraine, en Syrie, ou dans l’île Nauru) : l’intégration de l’argent blanchi (ou noirci) à l’économie légale est aujourd’hui estimée à trois mille milliards de dollars. Ce n’est pas rien, aurait dit ma grand-mère. C’est même trop pour l’imagination. Une seule solution, donc : marchons.

Hugo

Puisque je viens d’évoquer l’ombre de Victor Hugo, laissons-lui un moment la parole :

« La tête qui ne se retourne pas vers les horizons effacés ne contient ni pensée ni amour. Par moments, Marius prenait son visage dans ses mains et le passé tumultueux et vague traversait le crépuscule qu’il avait dans 1e cerveau (...) Il s’interrogeait ; il se tâtait ; il avait le vertige de toutes ces réalités évanouies. Où étaient- ils donc tous ? Etait-ce bien vrai que tout fût mort ? Une chute dans les ténèbres avait tout emporté, excepté lui. Tout cela lui semblait avoir disparu comme derrière une toile de théâtre. Il y a de ces rideaux qui s’abaissent dans la vie. Dieu passe à l’acte suivant. »

Dieu dramaturge grandiose et cinglé ? C’est une hypothèse.

Liberté

Bien entendu, on se réjouit avec tout le monde de l’effondrement du régime aberrant des talibans, de la libération de Kaboul, de la bonne fortune des coiffeurs débordés par la suppression des barbes, du dévoilage des femmes emprisonnées derrière leurs burqas, du fait qu’elles pourront enfin s’instruire et travailler au lieu de croupir dans l’obscurantisme local. Qu’une femme, parlant à visage découvert à la télévision, puisse être un événement mondial donne un léger vertige au spectateur occidental. Ce dernier s’attend maintenant, à chaque instant, à apprendre qu’un avion s’est écrasé ici ou là, à New York ou ailleurs. Deux cent soixante morts, en période normale, est un événement, là c’est presque un détail ; même si des journaux titrent, de façon apocalyptique, « malédiction ». A ce compte, Dieu n’est pas non plus content des Algériens qu’il punit par des inondations catastrophiques. Les nouveaux problèmes qui vont se poser en Afghanistan (chefs de guerre, conflits ethniques) seront redoutables. Pour l’instant, on voit apparaître cette monstruosité : l’aide humanitaire bloquée, tandis qu’en sens inverse la drogue passe allégrement les frontières. Les stocks sont en vente, les camions roulent vers leurs clients. A Saint-Pétersbourg, dans les derniers mois, les camés ne venaient plus demander de seringues : l’héroïne n’était plus là, ils étaient obligés de se transférer sur d’autres substances. Depuis quelques jours, les revoilà en demande, l’héroïne est revenue, elle coule à travers la Russie, atteint déjà la Suède avant de retraverser l’Atlantique. Ainsi va le monde, et on préfère, après tout, que cela ait lieu en musique. Ce n’est pas encore Mozart à Kaboul, mais ça viendra.

Encore Debord

Un auteur qui se vérifie de plus en plus avec le temps, cela est rare. En réalité, l’article de Baudrillard a choqué les salariés de la surveillance morale parce qu’il pouvait faire penser à Debord. La preuve :

« Au moment où presque tous les aspects de la vie politique internationale, et un nombre grandissant de ceux qui comptent dans la politique intérieure, sont conduits et montrés dans le style des services secrets, avec leurres, désinformation, double explication — celle qui peut en cacher une autre, ou seulement en avoir l’air — le spectacle se borne à faire connaître le monde fatigant de l’incompréhensible obligatoire, une ennuyeuse série de romans policiers privés de vie et où toujours manque la conclusion. C’est là que la mise en scène réaliste d’un combat de nègres, la nuit, dans un tunnel, doit passer pour un ressort dramatique suffisant. »


Et encore :

« L’imbécillité croit que tout est clair, quand la télévision a montré une belle image, et l’a commentée d’un hardi mensonge. La demi-élite se contente de savoir que presque tout est obscur, ambivalent, "monté" en fonction de codes inconnus. Une élite plus fermée voudrait savoir le vrai, très malaisé à distinguer clairement dans chaque cas singulier, malgré toutes les données réservées et les confidences dont elle peut disposer. C’est pourquoi elle aimerait connaître la méthode de la vérité, quoique chez elle cet amour reste généralement malheureux. »

Le corps du diable

Que faire d’Oussama ben Laden ? Il est peu probable qu’il soit capturé vivant et traduit devant la justice. Le procès, pourtant, serait exceptionnel, les révélations fracassantes. Condamné à mort, son exécution par injection létale filmée serait un document inoùï : un accusé qui débiterait des numéros de comptes secrets entre deux citations du Prophète mérite, de toute façon, d’inspirer un grand roman ou un feuilleton télévisé. On doit y travailler. Mais, mort, que faire de son cadavre ? Le présenter en posture christique, comme Guevara ? Non, mauvaise publicité pour martyr. Mais alors, sous quelle forme ? Disparu dans un éboulis de bunker ? Enfoui sous les gravats ? Sans doute, mais comment éviter la légende de sa fuite nocturne, de son invincibilité magique, de son élection diabolique divine ? Telles sont les questions que se posent, désormais, les spécialistes de la mise en scène. Oussama doit mourir, c’est un fait. On attend le scénario, les détails, les photos, les cassettes. Sera-t-il trahi par un de ses gardes du corps (des mallettes remplies de dollars accompagnent les commandos américains ou britanniques au sol) ? Se suicidera-t-il comme Hitler (mais non, le Coran le lui interdit) ? La pression monte, la traque se rétrécit, on attend avec impatience la phase finale. C’est ce qui s’appelle entrer dans l’Histoire en fanfare, pour la plus grande gloire du voyeurisme communicationnel [9].

Le « Che »

Chevènement est le « Che », Chirac le « Chi ». La France a les héros qu’elle mérite. La République est en danger, un Français doit mourir pour elle. Chevènement est fragile, sympathique, la France et la République n’ont pour lui que des qualités, et c’est être déjà un mauvais Français qu’émettre à ce sujet le moindre doute. Il vient d’ailleurs d’être rejoint par le vieux Poujade qu’on croyait mort. Mais non, il était là, il rempile. Je vois que des tas de « bons intellectuels » s’engagent dans ce combat exaltant. Il est donc temps que je file doux, et me taise.

Philippe Sollers, Le Journal du Dimanche, Dimanche 25 novembre 2001.


Journal du mois, 30 décembre 2001

Extraits

Où est-il ?


Mort, pas mort, enfoui sous les éboulis, en fuite ? Le criminel planétaire a disparu. Par précaution, il faut continuer à pilonner les montagnes et les grottes, on ne sait jamais, il pourrait ressurgir dans une nouvelle cassette et continuer ses sinistres plaisanteries. Vous l’avez vu rire comme un taré illuminé en évoquant les attentats de New York ? En remerciant ses complices religieux saoudiens d’avoir béni ses meurtres dans leurs mosquées ? Je ne crois pas qu’on ait fait assez remarquer le côté parfaitement imbécile de ses propos.
Il raconte des rêves, celui d’un match de football où les joueurs étaient devenus des pilotes, un peu de Dieu sur tout ça, n’importe quoi. On attendait un super-Mabuse, un docteur No, on a un crétin évident. Et ses grottes, parlons-en : rien, pas la moindre installation hollywoodienne, pas une image technologique à diffuser, des munitions en désordre, un terrier-foutoir, des galeries sans panache, minables. Un tel adversaire est-il digne de la première puissance mondiale ? On commence à en douter. Regardez ces talibans : à la première bombe, ils s’effondrent. Il n’y a plus que Bush pour paraître convaincu. Il a une façon inimitable de prononcer le mot « terroristes » : ça donne deux syllabes, « trorists », qu’il répète toutes les dix secondes pour marquer sa détermination.
Oui, décidément, ce Ben Laden est bien décevant, et la suite du film risque d’être de plus en plus misérable. Cela dit, ne nous plaignons pas : la démocratie est sauvée, la liberté règne, le travail de nettoyage est d’ailleurs loin d’être terminé, suivez mon regard en Somalie, au Yémen, un peu partout, je vois d’ici des suspects, je les cible.

Chaussures

Génial, le coup des chaussures à l’explosif. D’autant plus que le kamikaze a vraiment tout fait pour se faire remarquer. On enlevait ses souliers pour entrer dans les mosquées, on les enlèvera désormais dans les aéroports, nouveaux lieux de prière. Plus patibulaire que ce voyageur aux talons de feu, difficile à faire. Il allume une allumette dans l’avion, il mord une hôtesse, on le ceinture, on l’arrête, on l’interroge, on n’en tirera probablement pas grand-chose. A-t-il vu Ben Laden ? En rêve, peut-être. La conséquence est que nous n’avons pas assez de chiens flaireurs, pas assez de palpations, pas assez de nez, de suspicion. Moralité : restez chez vous, évitez de voler, ne fréquentez que le moins possible les endroits collectifs. Evitez de prendre le train, l’autobus, marchez. Partout où il y a un rassemblement, un tueur à l’affût rôde. En quelques mois, le paysage a changé.
Vous êtes à Jérusalem, à Haïfa, dans les Territoires. On comprend que les gendarmes français aient profité de ce client délétère pour faire monter leurs prix. Police, gendarmerie, voilà l’avenir. A quoi bon envoyer l’armée vers l’Afghanistan si tout se passe à Roissy ?
[...]

Philippe Sollers, Le Journal du Dimanche, Dimanche 30 décembre 2001.

*


ANNEXES

Lire aussi : Jean Baudrillard, L’esprit du terrorisme pdf .

Robert Kurz (1943-2012), « Économie totalitaire et paranoïa de la terreur. Sur le 11 septembre 2001 ». Les éditions lignes ont publié certains de ses livres (voir ici).

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Jacques Derrida et Jürgen Habermas, Le « concept » du 11 septembre
Dialogues à New York (octobre-décembre 2001)
(Galilée, 2004)

Derrida - Birnbaum, Et si, enfin, nous pensions le 11 septembre.

Interview de Jacques Derrida

24 avril 2004 (à son domicile)

1ère partie

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2ème partie

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3ème partie

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4ème partie

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crédit France Culture (archives A.G.)

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Vingt ans après...

Habermas-Derrida y a-t-il un concept de 11 septembre

Les Chemins de la philosophie par Géraldine Mosna-Savoye, 7-9-21.

Quelques semaines après les attentats du 11 septembre, deux philosophes européens, Jacques Derrida et Jürgen Habermas, questionnent cet évènement. Peut-on l’élever au rang de concept ?

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Les deux tours du World Trade Center
le 11 septembre 2001.
Crédits : Paul Turner - Getty

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On sait tous où on était le mardi 11 septembre 2001.
On a tous suivi les évènements en temps réel à la télévision.
On se souvient tous comment on a découvert, su, compris que les Etats-Unis étaient touchés par des attentats terroristes.
Sidérés, on a avalé les images en boucle, les deux tours du World Trade Center qui s’effondrent, les morts, la panique.
Rares sont les évènements de ce genre capables de réunir et de déchirer en même temps un monde entier, dont deux philosophes européens, Jürgen Habermas et Jacques Derrida, qui, quelques semaines plus tard, par voie interposée, ont choisi d’élever le 11 septembre au rang de concept.

L’invité du jour :

Pierre Bouretz, philosophe et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales

Deux philosophes opposés

Habermas est quelqu’un qui n’est pas un penseur systématique, mais qui a une théorie sociale, sur ce que c’est que l’agir de l’homme avec l’homme, ce que c’est que l’action sociale, ce que c’est que l’action politique. Il sait bien et il voit bien que tout cela est complètement explosé, pourtant il essaie malgré tout de revenir dans ses marques. Derrida, c’est l’inverse, c’est quelqu’un qui est habitué à la navigation, qui a passé sa vie à tourner autour de problèmes qu’il désignait comme plus ou moins incompréhensibles, c’est le penseur de la déconstruction.
Pierre Bouretz

Textes lus par François Raison :

Jürgen Habermas, Le "concept" de 11 septembre, Dialogue avec Giovanna Borradori, éditions Galilée, pages 57-58
Jean Baudrillard, L’esprit du terrorisme, éditions Galilée, pages 10-12

Sons diffusés :

Extrait du film World Trade Center, de Oliver Stone, 2006
Archives de Jacques Derrida, dans Les Matins de France Culture, 26 avril 2004
Chanson de fin : Leonard Cohen, On That Day


[3Cf. Itinéraires de Marcelin Pleynet.
A commander à Revue faire part 1440 route de Vals-les-Bains 07160 Mariac (25€).

[5Le texte est repris dans le n° 120 de L’Infini (septembre 2012).

[6En ce mois de septembre 2012, je ne peux que conseiller la lecture du roman de Stéphane Zagdanski, Chaos brûlant. Les liens entre capitalisme mondialisé, spectaculaire intégré, nihilisme, MaFi (marchés financiers), argent, sexe et technique y sont brillamment décrits et démontés. C’est alerte, précis, jubilatoire. J’y reviendrai.

[7Gérard Guest, Esquisse d’une phénoménologie comparée des catastrophes, L’infini, n° 77, Hiver 2002, p. 3-40. La publication est accompagnée de cette note :

À quelques variantes et précisions près, le présent essai est extrait de l’ouvrage où il a premièrement paru : La Fête de la pensée (Hommage à François Fédier. Textes rassemblés par Hadrien France-Lanord et Fabrice Midal), Lettrage, Paris, 2001, pp. 185-219. — Tel qu’il paraît ici dans L’Infini, le texte en demeure dédié à François Fédier. — La mention de « Premier Diptyque » s’entend de ce que l’essai — en forme de diptyque — appartient à un ensemble de trois, dont le second et le troisième restent encore inédits. Le second se met en devoir de scruter, à la faveur de la pensée de l’Être, l’atroce symétrie d’Auschwitz et d’Hiroshima ; le troisième s’efforce de remonter dans le labyrinthe de l’Événement même — l’Ereignis — à partir duquel seulement l’actuelle configuration du monde peut apparaître comme ce qu’elle est — « catastrophe mondiale ». Et tout cela à la lumière de ce que Martin Heidegger nous enseigne — imperturbablement (c’est-à-dire aussi à qui veut l’entendre) — d’une secrète « économie » —, et peut-être même d’une « tropologie » de l’Ereignis. — L’ensemble ressortit à une méditation, menée depuis 1989 (date de parution des Beiträge zur Philosophie de Heidegger), concernant l’« aître du mal » et « la méchanceté de l’Etre ».

[8Gérard Guest sur pileface.

[9La phase finale ? Sollers en parle, dix ans plus tard, dans son Journal du mois de mai 2011 :

Ben Laden

Il est étonnant qu’un des immeubles où DSK aura été détenu se soit trouvé à côté de Ground Zero, lieu où erre, la nuit, le fantôme de Ben Laden. Son corps pourrit quelque part en mer, mais on oublie trop vite son nom de code dans l’opération de son assassinat : « Geronimo » ! Geronimo, le grand chef apache qui a passé son temps à scalper des Américains, le héros subliminal de tous les westerns ! Vous avez vu la photo où, à la Maison-Blanche, Obama et Hillary Clinton regardent le meurtre en direct, comme dans un jeu vidéo. Pas de photo du cadavre (trop horrible), pas de tombeau, immersion précipitée contre les règles les plus sacrées de l’islam. Il paraît que Ben Laden, en cachette de ses femmes, regardait le soir, dans son bunker pakistanais, des cassettes pornographiques. Comme Kadhafi, sans doute, ou Bachar El-Assad, ce massacreur sans complexes. La principale information, dans tout ce charivari ? Peut-être celle-ci : l’or a connu une hausse de 29 % en 2010. Voilà qui peut rassurer les milliers de jeunes manifestants, promis au chômage, de la Puerta del Sol, à Madrid.

Cette fois, photo :

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