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Marcelin Pleynet, Journal du 23 au 29 octobre 2017

L’Infini 143, automne 2018 - Heidegger, harcèlement, Chine, Leiris, Bataille, Masson, Céline.

D 12 octobre 2018     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


L’Infini

Benoît XVI a démissionné en 2013, François, son successeur, serait « le dernier pape », ou l’avant-dernier. La destruction de Rome serait proche, et la fin du monde pour 2033 (« le règne de Dieu arrive sur terre » / « il y a vingt siècles plus l’âge du Sauveur » : douzième prophétie d’Angelo Giuseppe Roncalli, futur Jean XXIII) ou pour 2026 ou 2027 (si, comme l’admettait Benoît XVI dans L’enfance de Jésus, la naissance du Christ a eu lieu six ou sept ans avant notre ère)... Incertitude du calendrier chrétien. Mais si « tout est fini », comme le déclare Philippe Sollers dans un entretien récent, pourquoi ne pas changer de calendrier ? Ni vus, ni connus, nous serions donc en l’an 130 selon le nouveau calendrier décidé par Nietzsche le 30 septembre 1888... Tout n’est pas « fini » cependant, puisque, en attendant l’apocalypse, L’Infini, qui nie le fini, poursuit sa publication ininterrompue, qui n’a pas de prix...

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L’Infini 143.
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Le n°143 de la revue L’Infini (Automne 2018) vient de paraître. Dépôt légal : septembre 2018 (le 30 ?). Trente-cinq ans que la revue a été créée, à la suite de l’épopée Tel Quel. Cette revue existe-t-elle vraiment ? A la lecture de la presse littéraire, on pourrait en douter. Pas un commentaire. « Que voulez-vous les finis ils en doutent de leur infini ça leur paraît trop gros trop inouï [1]. » Et pourtant, elle existe, cette revue, puisque je l’ai sous les yeux.
Voici le sommaire :

Julia Kristeva, L’avenir d’une révolte 3
Philippe Sollers, Centre 12
Alain Fleischer, Le Récidiviste 23
Éric Marty, Folie, Philosophie, Antiphilosophie 27
Frans De Haes, Ézéchiel et la résurrection 39
Marc Pautrel, A Jérusalem 48
Jean-Noël Godin, Provenance 63
Pierre Guglielmina, Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère ? 82
Pierre Guglielmina, Lolita sans douleur 90
Maud Simonnot, Burguete 95
Pascal David, Heidegger 99
Marcelin Pleynet , Journal du 23 au 29 octobre 2017 107
Éric Rondepierre, Reprise 118

En général, quand la revue paraît, j’ai déjà lu tous les textes de Sollers (ou de Kristeva) publiés dans des revues diverses. Je vais donc toujours en premier vers les textes de Marcelin Pleynet. Pleynet publie régulièrement, dans un désordre savamment pensé (pas d’ordre chronologique), des extraits de son Journal. Ce Journal est le plus souvent à la fin du numéro. Je commence donc invariablement par la fin. Cette fois, Pleynet publie son Journal du 23 au 29 septembre 2017. C’était, au départ, une commande de Gilbert Moreau pour la discrète revue Les Moments littéraires. Dans L’Infini, le texte est précédé d’une photographie de Heidegger et suivi de celle de Céline (aïe !). Il est aussi question de la Chine, de Michel Leiris (fait suffisamment rare pour être souligné), et, beaucoup, de Georges Bataille à propos duquel Pleynet rappelle les mots de Foucault : « On le sait aujourd’hui : Bataille est un des écrivains les plus importants de son siècle... ». On peut lire cet extrait du Journal comme la prolongation des réflexions de Pleynet dans Situation « politique » (L’Infini n° 108, automne 2009). C’est d’une brûlante actualité. Jugez-en.


L’Infini 143.
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Journal du 23 au 29 octobre 2017

Paris, lundi 23 octobre

Gilbert Moreau m’a proposé, il y a quelques mois, de publier les pages de mon journal du lundi 23 octobre au dimanche 29 octobre de l’année 2017. C’est la pre­mière fois que l’on me fait une semblable proposition, et je me demande ce que peut être un journal dont on sait à l’avance qu’il sera publié ? Mais, dès qu’il est écrit, un journal n’est-il pas d’une certaine façon déjà publié ? Au demeurant j’ai déjà publié, chez divers éditeurs, plusieurs volumes du journal que je tiens depuis plus de cinquante ans, et, dans le numéro 36 de cette même revue, Les moments litté­raires, un extrait (17 pages) de mon journal new-yorkais de l’année 1988... Vais-je me trouver influencé par cette nouvelle perspective ?

Je ne peux pourtant pas faire comme si mon nouveau roman, L’expatrié, ne sortait pas en librairie précisément cette semaine du 23 au 29 octobre... J’en discutais, avant-hier encore, avec Augustin de Butler, qui me remettait les pages de la petite revue dont il s’occupe, Ironie, où, sous un portrait de Wanda Landowska, il a amicalement reproduit un extrait du deuxième livre de L’expatrié, essentiellement consa­cré à une claveciniste... Que deviendra ce petit livre, au moins le cinquante­ huitième que j’aurai publié à ce jour ? Les augures le diront ou ne le diront pas ...

Il se trouve, par ailleurs, que cette même semaine, accompagnant mon roman, on trouve en librairie le numéro 140 de L’infini dont une grande partie est consacrée à un long entretien avec Florence Didier-Lambert sur ma Biographie, entretien suivi du Scénario du film sur moi, Vita Nova, que j’ai réalisé avec F. D.-Lambert, d’une conférence sur le Balzac de Rodin, faite en Italie en 1979, et d’un essai d’Andrea Schellino sur sa traduction italienne d’un de mes recueils de poésie, La Dogana ...
Sans oublier, aux éditions Art press, un livre reprenant les Entretiens sur l’art et la littérature que j’ai accordés à ce magazine entre 1973 et 2005. C’est peu dire que de dire que cette vaste sortie groupée me préoccupe... !

S’ajoutent à cela les lectures que je dois faire pour les éditions Gallimard, dont notamment les épreuves du livre, de 487 pages, de Friedrich-Wilhelm von Herr­mann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger. La vérité sur les « Cahiers noirs » , à paraître dans la collection L’infini, en mars prochain. Parution qui s’accompagnera vraisemblablement, chez le même éditeur, d’une traduction complète des Cahiers noirs... Je n’aurai sans doute pas fini cette lecture avant une bonne quinzaine de jours, mais j’en ai déjà assez lu pour savoir que dans ces désormais fameux Carnets noirs, Heidegger fait les nettes et les plus sérieuses réserves sur Hitler et le nazisme. Je ne doute pas que cette double publication fasse événement dans une presse française majoritaire­ment, et aveuglément critique, aussi bien vis-à-vis de Heidegger que vis-à-vis de Céline... N’est-ce pas à ce propos que Heidegger déclare que cette presse s’adresse essentiellement « aux yeux et aux oreilles sous presse » ? D’où l’importance actualité de cette publication... et de ma lecture...

*

C’est de mille façons que ces derniers temps l’actualité me requiert... Le sujet qui mobilise tous les médias, ces jours derniers, porte sur l’agression et le harcèlement sexuel des femmes... Sera-t-il encore d’actualité lorsque ce numéro des Moments littéraires paraîtra... ? Les femmes hystériques, ou non, en font grand cas... Il serait absurde de n’en pas tenir compte et, pendant que l’on y est, on pourrait aussi soulever la même question qui peut se poser pour un homme. N’y a-t-il pas un film américain sur ce sujet ? J’en ai moi-même fait l’expérience lorsque j’enseignais à l’École des Beaux-Arts de Paris. Ayant donné un cours improvisé sur Alberto Giacometti, dont j’étais très satisfait, et désirant en garder d’autres traces que les notes dont je m’étais servi, je commis l’imprudence de demander à une élève asiatique (que je voyais, au premier rang de l’amphithéâtre, écrire avec application tout ce que je disais) de bien vouloir me confier son cahier... Ce qu’elle fit avec un plaisir visible... Je ne devais pas tarder, pour plu­sieurs raisons, à m’en repentir, en effet non seulement le cahier en question ne contenait rien d’utilisable, mais l’élève prit cette demande pour une invite, et, en se fixant sur moi névrotiquement, ne tarda pas à me faire des confidences... Ayant découvert que j’écrivais de la poésie, elle me déclara que, dans son pays, son grand-père était un poète très célèbre, elle alla même jusqu’à me traduire cer­taines des poésies du vieillard... Je fis tout ce que je pouvais pour la décourager aussi courtoisement que possible, rien n’y fit, jusqu ’à ce que je découvre que, en fin d’après-midi, elle me suivait jusque chez moi... Je dus alors brutalement lui dire qu’elle ne savait rien de moi, et que son insistant harcèlement intervenait fâcheusement dans ma vie privée... Dès lors je ne la vis plus à mes cours, et j’en fus, si je puis dire, débarrassé...

Je pense bien que cette sorte de fausse aventure n’arriva pas qu’à moi, et que la perversion est la chose du monde la mieux partagée... Reste à savoir dans quelle mesure agressée et agresseur s’y prêtent...

Paris, mardi 24 octobre

Dans ma bibliothèque je découvre le Journal de Chine de Michel Leiris (1955). Lorsque je sus, en 1974, que j’allais, à l’initiative de Philippe Sollers et en tant que secrétaire de rédaction de la revue, avec Roland Barthes, Julia Kristeva et Philippe Sollers, faire partie du voyage du groupe Tel Quel en Chine, je consultais un certain nombre d’ouvrages : le Tao te King, le Yi King que je pratiquais déjà depuis bien des décennies... quelques poètes traditionnels du VIIe siècle, comme Li Po, Wang Wei, par ailleurs, les livres de Marcel Granet : La Pensée Chinoise et La Civilisation chinoise, et les essais de Joseph Needham... Et comme ce voyage était en partie pro­grammé par Maria Antonietta Macciocchi, son livre De la Chine, livre qui venait d’être interdit à la vente annuelle de L’Humanité... Mais j’en restais en quelque sorte là, sans plus m’inquiéter des voyages et des voyageurs qui nous avaient précédés...

Je découvre aujourd’hui seulement, par un curieux hasard, le livre de Michel Leiris, Journal de Chine, rendant compte des groupes qui, dès 1955, visitèrent la Chine. Or, il se trouve que ces groupes comprenaient un certain nombre de person­nalités qui sont loin, très loin d’être négligeables... Je relève, entre autres, d’abord Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, que Leiris rencontrera à sept reprises, Claude Roy, auteur de Clefs pour la Chine, que j’avais lu et qui ne m’avait pas paru très intéressant... Mais ce que je remarque aujourd’hui comme singularisant ces premiers voyageurs, c’est la présence de plusieurs d’entre eux ayant collaboré à la revue de Georges Bataille, Documents : Michel Leiris, bien entendu, qui entre autres assura le secrétariat de rédaction en 1929, avant d’en devenir directeur-gérant en 1930, Paul Pelliot, Carl Einstein et Georges-Henri Rivière...


Leiris en Chine, 1955.
Centre Pompidou-Metz. Photo A.G., 10-09-15. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Fiches manuscrites de Michel Leiris.
Centre Pompidou-Metz. Photo A.G., 10-09-15. Zoom : cliquez sur l’image.

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Le volume comporte, en quasi-introduction, une carte du voyage de ce groupe de Russie en Chine, avec les villes visitées par Michel Leiris de Pékin à Kumming (Yunnan) en passant par Shanghai...

Reste que l’organisation politique de ce type de voyages a d’évidentes tendances à se ressembler, et que le Journal de Chine de Michel Leiris n’évite pas les écueils du genre, à savoir rapporter aussi soigneusement que possible les discours et pourcentages propres à la propagande politique d’un régime communiste, alors explicite­ment lié à l’Union Soviétique, et qui a tout intérêt à se présenter comme ayant transformé la société... Nous eûmes, à peu de chose près, les mêmes discours lors des mêmes visites d’ateliers et d’usines... mais dans une Chine en complète rupture avec ses anciens alliés russes, ce qui évidemment change beaucoup de choses, pour ne pas écrire change tout.

Dans ce livre les voyageurs font quelques escales en URSS, à Moscou, qu’ils visitent avec un grand intérêt... Il faut savoir que, dans les années cinquante, le parti communiste français stalinien comptait un très grand nombre de voix aux élections (presqu’un tiers de l’ensemble de l’électorat). C’est dans ces conditions qu’à mon retour des États-Unis (où, après avoir enseigné à l’université de Nor­thwestern (Chicago), j’ai passé plus de trois mois), la revue Tel Quel, à mon initia­tive, fera un bout de chemin en dialogue avec les intellectuels du parti commu­niste...

Pour le reste, si je puis dire, Leiris donne bien entendu (?) une sorte de compte rendu des divers discours que lui tiendront les responsables des lieux et diverses usines qu’il visite... Rien d’inattendu, cela va de soi, et à la longue, j’en sais quelque chose, ces discours sont plus fatigants qu’instructifs et ne tardent pas à devenir ennuyeux . .. La chose est aussi évidente que possible lorsque Leiris se croit obligé de donner la liste des minorités à laquelle appartiennent les étudiants participant au Mouvement de la Paix, pas moins de 26 minorités recensées page 181 ! Mais c’est page après page que Leiris rapporte les informations que lui fournissent les respon­sables politiques de l’université de Pékin, ou encore de je ne sais quelle ferme modèle... C’est si vrai, et il n’est pas impossible que Leiris en soit conscient, que dans l’édition publiée en 1994 (soit quatre ans après la mort de Leiris) les passages où l’auteur parle en son propre nom des paysages et événements plus en accord avec sa sensibilité sont imprimés en italique...

En 1974, le groupe Tel Quel, sous la surveillance d’un employé des éditions du Seuil, aura bien entendu une feuille de route établie par les responsables politiques chinois... et ce que nous demanderons ne sera pas forcément respecté... J’ai moi­ même tenu une série de carnets, aujourd’hui déposés à la bibliothèque Jacques­ Doucet , avec l’ensemble de mes archives. Carnets qui ne comportent que le relevé, parfois mot à mot, des discours qui nous étaient tenus lors des diverses assemblées auxquelles nous avions l’obligation d’assister... Carnets évidemment inutilisables à mon retour en France... et que je doublais à l’époque d’un journal plus subjectif, que j’ai publié sous le titre Le Voyage en Chine , en 1980, aux éditions Hachette-POL, puis republié, en 2012, aux éditions Marciana...

Ce voyage de trois semaines en Chine a dû malgré tout impressionné Michel Leiris, puisque à peine terminé en novembre 1955, il l’évoque à l’entrée de ce qui sera le troisième et dernier tome de La Règle du jeu, Fibrilles, sorte de biographie psychologique qui, publié aux éditions Gallimard en 1966 (soit 11 ans après le séjour en Chine), comporte de nombreuses références au Journal de Chine [2]...


Michel Leiris. Premières pages du manuscrit de Fibrilles.
Sur la 2e page du manuscrit, Leiris a noté : « Or, ces cinq semaines révolues, et quelques autres années écoulées depuis que je suis revenu, je garde bien la conviction que d’ici peu d’années
la Chine sera la première — au lieu d’être seulement la plus ancienne — de toutes les nations...
 »

Centre Pompidou-Metz. Photo A.G., 10-09-15. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Bref, Michel Leiris, qui obtient le Prix des Critiques en 1952 (?) et refuse le Grand Prix national des Lettres en 1980, ne sera jamais plus clair sur ce voyage que dans ce troisième et avant-dernier tome de La Règle du jeu, que je découvre tardive­ment mais sûrement, comme incontestablement à suivre...

Si le volume s’ouvre sur les souvenirs du voyage en Chine, il ne tarde pas à manifester une résistance à ce que Leiris était alors. Conflit et résistance tels qu’après avoir pris conscience de son rôle de « cryptocommuniste », les contradic­tions à l’intérieur desquelles il se débat, et où il ne faut pas exclure de sérieux pro­blèmes sexuels, le conduiront à une analyse et à une très sérieuse tentative de sui­cide... dont il sortira tant bien que mal en acceptant finalement son statut d’écrivain...

De cette dramatique aventure il écrira, à l’hôpital Claude-Bernard, où il est soi­gné : « Mentalement, avec la crise conclue par une plongée de plus de trois jours dans le néant du coma, j’avais subi un choc plus rude que je ne l’imaginais. »

Mon livre préféré de Michel Leiris reste encore à ce jour et de loin celui qu’il a publié, avec des illustrations d’André Masson, d’abord aux éditions GLM, puis repris en 1981 aux éditions Fata Morgana, sous le titre Miroir de la tauromachie ... J’ai dans ma bibliothèque chacune de ces éditions.

En ce qui concerne les Cinq études d’ethnologie (Coll. « Tel », Gallimard, 1988), la première, « Race et civilisation », qui doit dater de 1951, respire comme la plupart des suivantes le politiquement correct, à savoir : le racisme c’est pas bien, même chose avec la seconde que l’on peut ranger sous la rubrique : le colonialisme c’est pas bien... Ces Cinq études témoignent d’abord de la bonne volonté d’un homme politiquement correct de la gauche plus ou moins libérale... Quant à l’essai sur Tristes tropiques de Lévi-Strauss, rien que je n’ai pensé en le lisant sur la recomman­dation de L’Observateur de l’époque, lorsque j’avais 18 ans. Le seul essai qui se dis­tingue un peu des autres, c’est l’hommage que Leiris rend à Alfred Métraux, « Regard vers Alfred Métraux », où Leiris parle à la première personne et évoque ses souvenirs, et dit ce qu’il doit au grand ethnologue. Mais pourquoi faut-il que cela soit suivi, en 1969, d’une « Communication au Congrès culturel de La Havane » ?

Les temps passent et changent, et ce qui hier n’était que bien-pensance n’est plus aujourd’hui que triste manifestation d’une ambiguïté politique... On se dit qu’un honnête homme nommé Michel Leiris a existé, avec toutes les ambiguïtés huma­nistes de son monde... et que, en conséquence, il s’est à sa façon imposé... Faisant aussi, si l’on veut, histoire...

Paris, jeudi 26 octobre

J’ai travaillé une grande partie de la journée à mon nouveau roman, Le Bouquet de roses ou Le Prisonnier, quelque quarante pages d’établies, la chose doit pouvoir être menée à bien... à plus ou moins long terme...

*

... J’accueille avec émerveillement l’automne et son cortège de brouillard et de pluie. Sur la place de la Concorde, que je traverse deux fois par jour, les fontaines de Hittorff et l’obélisque de Louxor, matin et soir, percent lentement l’air embrumé qui enveloppe la place... Il faut vivre, il faut absolument vivre puisque c’est notre destin, à nous autres humains, de savoir que nous sommes mortels...
N’en demandez pas plus !

Aujourd’hui comme hier, ou demain, nous sommes faits de l’étoffe dont sont faits les rêves... et c’est déjà beaucoup pour un destin d’homme... Aussi l’automne me convient on ne peut mieux... Pour le reste, bonjour chez vous !

Je terminerai mon roman, plutôt que de l’achever comme c’est trop souvent le cas chez tant d’écrivains, ou qui se disent tels...

Parcours

Chaque jour, de la rue de Saint-Marceaux (l’artiste du XIXe siècle, dont on peut voir deux sculptures de part et d’autre de l’entrée du Petit Palais), à la rue de Ver­neuil (fils de Henri IV), l’autobus passe par la place Wagram (une victoire de Napo­léon sur les Autrichiens) où le carrefour est régulièrement aménagé en un magni­fique parterre mélangé de fleurs cultivées et de fleurs des champs. C’est un chatoiement de mille couleurs chaudes et automnales... De la place de Wagram on peut apercevoir l’Arc de Triomphe, de la place de l’Étoile... puis le même bus pour­ suit jusqu’à la place du général Catroux (né en 1877 et mort en 1969, un ans après 1968), où le boulevard Malesherbes traverse l’avenue de Villiers... Je retrouverai l’Arc de Triomphe, place de la Concorde, en haut de l’avenue des Champs-Élysées, avant de passer quai d’Orsay devant l’Assemblée Nationale, dit aussi Palais-Bourbon (en restauration), et de m’engager à l’angle de la rue Aristide-Briand, dans le boule­vard Saint-Germain, pour descendre à la station Bac-René Char (aurais-je pensé, lorsque j’étais jeune et que René Char m’adressait ses plaquettes poétiques, qu’un jour son nom serait donné à une place de Paris ?), d’où j’irai jusqu’à la rue Gaston­ Gallimard, prendre mon courrier que j’emporterai à mon studio rue de Verneuil... Ainsi chaque jour depuis plus de quinze ans...

Paris, vendredi 27 octobre

Cette semaine j’aurai relu les dernières épreuves du numéro 141 de la revue L’in­fini, avec au sommaire, entre autres, un extrait du prochain roman de Philippe Sol­lers, « Tourbillon », un texte de Jacques-Alain Miller, « Lacan cesse d’être discret », un court texte de Jean-Jacques Schuhl, « Marge et le cardinal », un extrait d’un livre d’Augustin de Butler, « Renoir, Venise et les Vénitiens », une nouvelle de Marc Pautrel, « L’invité », deux textes de Pierre Guglielmina...

*

Au bureau nous (Sollers, son secrétaire et moi) parlons du dernier livre de Yan­nick Haenel, Tiens ferme ta couronne , dont toute la presse sans exception dit le plus grand bien... avec un excellent article de Bernard Pivot, et, hier, une grande page, avec photographie, dans Le Monde des livres. Le roman, semble-t-il, se vend très bien et n’a manqué que d’une voix le Grand Prix du roman de l’Académie française... en attendant éventuellement d’autres prix, puisqu’il est également aussi bien sur la liste du Goncourt... que sur celle du prix Médicis... La collection et les éditions Gallimard attendent beaucoup de ce roman... Nous verrons dans les semaines qui viennent ce qu’il en sera...

*

Philippe Sollers me montre les épreuves reliées de sa Correspondance avec Dominique Rolin. Le premier volume compte les lettres qu’il a adressées à Dominique Rolin de 1958 à 1980... Les lettres manuscrites, y compris les lettres de Domi­nique Rolin à Sollers, sont la propriété de l’Académie Royale de Belgique, et devraient paraître en croisé : après un tome des lettres de Sollers, un tome des lettres de Dominique Rolin... Ce premier tome est programmé à paraître en librairie le 2 novembre. J’ai eu l’occasion de lire quelques-unes de ces lettres, lorsqu’elles furent publiées dans un précédent numéro de L’infini... je ne connais rien de comparable dans toute l’histoire de la littérature française ! Elles sont indispensables à qui s’intéresse de près, comme de loin, aux œuvres et à la pensée de Sollers, qui bien entendu s’adresse ici à la femme qu’il aime, et avec laquelle des années durant il partage tout (ne vont-ils pas deux fois par an à Venise, où il écrit dans la chambre qu’ils ont louée à la pension Calcina, sur les Zattere, alors que de son côté Domi­nique Rolin écrit sur la terrasse de ladite pension).

Ces lettres sont d’abord le témoignage vivant des intérêts essentiels de Sollers au cours de ces années : de Rimbaud, Pascal, à la Bible, à Joyce... à la Chine ...

Louis-Ferdinand Céline

Les éditions Gallimard ont finalement obtenu l’autorisation, de Lucette Almanzor­ Céline, de publier une édition critique des Pamphlets. On peut supposer que Gallimard reprendra l’édition critique canadienne que, il y a quelques années, les éditions 8 m’avaient si aimablement fait parvenir. Cette édition des Écrits polémiques est établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi. Elle est sans exemple et permet de lire les Pamphlets (Mea culpa - Bagatelles pour un massacre - L’École des cadavres - Les Beaux draps) avec !’Hommage à Zola - À l’agité du bocal - et Vive l’Amnistie, Monsieur !

Cette édition, situant Céline dans le contexte de l’époque, engage à lire Céline comme on doit le lire, et comme il n’a jamais été lu. Elle relativise, autant que pos­sible, la plupart des reproches qui sont adressés au chroniqueur-écrivain. N’est-il pas le seul à vraiment rendre compte des extraordinaires désordres et destructions de l’Allemagne hitlérienne... Voir le portrait qu’il fait de l’état de Berlin à la fin des années 50, dans D’un château l’autre...

Les pamphlets sont ce qu’ils sont, mais que comprendre au génie de Céline si on les ignore ? Il était grand temps que cette censure soit levée... Elle va l’être sans aucun doute dans l’année qui vient.

Paris, samedi 28 octobre
Encore et toujours Heidegger

Je reprends Apports à la philosophie — De l’avenance (1989, traduction de François Fédier, Gallimard, 2013) pour clarifier ma lecture des essais de Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger. La vérité sur ses « Cahiers noirs »... Heidegger est comme toujours relativement facile à lire, dès que l’on est un tant soit peu familier avec ses concepts. Et depuis le temps que je le pratique je me suis plus ou moins fait à son type de pensées ... De telle sorte que j’avance relati­vement aisément dans ces essais, même si ceux-là réclament une attention particulièrement soutenue... La notion d’« avenance » essentielle n’étant pas facile à saisir... Je reviendrai plus longuement sur ma lecture dans les semaines qui viennent... Mais en attendant je ne voulais pas laisser passer cette occasion de noter tout ce que je dois à Heidegger : ma pensée, et par voie de conséquence mon écriture, mes lec­tures, depuis la fin des années 50. Lectures sans lesquelles je n’aurais certainement rien écrit de ce que j’ai pu écrire, aussi bien dans le domaine littéraire et poétique que dans celui des arts plastiques ...

Comment imaginer, étant donné l’attention que réclame le moindre essai de Heidegger, que les quelque 500 000 lecteurs d’un journal quotidien puissent se faire la moindre opinion de ce qu’est et de ce que pense Heidegger ? Même une culture philosophique avancée ne tend-elle pas spontanément à penser, encore en 2017, que Dasein signifie « réalité humaine » ? Commettant ainsi la même erreur que Henry Corbin traduisant (en 1938, dans la première édition française de Qu’est­ ce que la Métaphysique ?) Dasein par « réalité humaine »... Qui a lu quoi ? Qui a lu Heidegger ? Qui a lu Hegel ? Qui a lu Bataille ? Qui a lu ? Qui sait lire ?

Georges Bataille

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En couverture : André Masson, Aube à Montserrat, 1935
Huile sur toile, 50 x 65cm

En 1990, Marina Galletti publie, dans la collection « Essais » des éditions de la Différence, un ensemble d’inédits de Georges Bataille sous le titre L’Apprenti Sorcier, textes, lettres et documents, 1932-1939. Marina Galletti, que j’ai rencontrée à Rome où Jacqueline Risset, dont elle était une élève, me l’a présentée, n’a, autant que je sache, écrit et publié que cette seule anthologie de textes de Bataille... J’ai déjà eu l’occasion d’en parler dans un de mes journaux... Mais je souhaite y revenir aujourd’hui pour, autant que possible, clarifier la position extrêmement complexe et riche (c’est le moins qu’on puisse dire) de Bataille.

C’est, à mon avis, à juste titre que Marina Galletti ouvre son discours analytique en citant Michel Foucault qui, en 1970, déclare : « On le sait aujourd’hui : Bataille est un des écrivains les plus importants de son siècle... »

Philippe Sollers, qui a par ailleurs écrit de très nombreux et brillants essais sur Bataille, y reviendra lors des colloques sur Georges Bataille et Antonin Artaud, organisés en 1970 [3], à Cerisy-la-Salle... (sur ces colloques voir les deux volumes publiés par les éditions de poche 10/18, Christian Bourgois en 1973)...


Fiche de Michel Leiris.
Centre Pompidou-Metz. Photo A.G., 10-09-15. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Paris, dimanche 29 octobre

Encore Bataille... l’un des problèmes secondaires, il est vrai, qui se posent avec Bataille, comme d’autre part, mais différemment, avec Leiris, c’est la sorte de rap­port que l’un et l’autre entretenaient avec André Masson. Ne collaborent-ils pas régulièrement aux hommages rendus çà et là à André Masson ? En 1937 dans un hommage en édition de luxe, sans nom d’éditeur (édition reprise par André Dimanche éditeur, en 1993). Cette édition comporte des poèmes et essais de Michel Leiris, Paul Éluard, Georges Bataille, André Breton, Pierre-Jean Jouve, Benjamin Péret, Robert Desnos, Georges Limbour et Armel Guerne... Et encore et à nouveau dans l’édition de l’album de 447 pages, André Masson, l’insurgé du XXe siècle, où l’on retrouve Michel Leiris avec Jean-Marie Drot, Jean Leymarie, Achille Bonito Oliva, Alain Jouffroy, mon amie Jacqueline Risset, et quelques autres... Le tout, comme le premier catalogue, illustré d’un grand nombre de dessins de Masson.


André Masson, Portrait de Georges Bataille, 1937. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Avec le temps, Masson ne s’impose pas vraiment comme un artiste majeur du XXe siècle. On en pense ce qu’on veut, mais les dessins comme les peintures sont le plus souvent d’une laideur et d’une sottise difficilement supportables... Comment se trouve-t-il faire l’unanimité chez les intellectuels ? Où est l’aveuglement ? Il tient, me semble-t-il, essentiellement aux discours et aux lectures dont se réclame Masson : Héraclite et Nietzsche, ou encore, comme l’écrit Leiris, Rimbaud, Dostoïevski, Raymond Lulle, certains ouvrages de magie, Paracelse... voire, plus tard, Sade...

Le plus difficile à admettre, c’est lorsque les références deviennent picturales. Que peut-il y avoir de commun entre l’art de Masson et Mantegna, Poussin, Delacroix ? Et plus encore entre l’art de Masson et Cézanne... Lorsqu’il avance cela, de toute évidence Leiris est imprudent, même s’il prend la précaution de privilégier le caractère biographique de son essai...


André Masson, Portrait de Michel Leiris, 1939.
« Son visage aux traits accusés [...], son crâne ras
[...] forment peut-être ce que j’ai jamais rencontré
de plus contradictoire : une lâcheté évidente
(plus évidente que la mienne) mais si empreinte
de gravité, si impossible à délivrer
que rien n’est plus navrant à voir. »

Georges Bataille, Le Coupable Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Photo A.G.

Les deux hommes, c’est flagrant, ne sont pas sur la même longueur d’onde... Ce que ne laisse pas supposer le texte de Jacqueline Risset qui, dans sa précipitation, n’hésite pas à parler de « communauté » et à associer étroitement Masson et Bataille, que tant de choses séparent, ne serait-ce que la psychanalyse pour laquelle, Masson, si on en croit Leiris, « n’éprouvait guère de curiosité »... alors que Bataille aussi bien que Leiris éprouvèrent la nécessité d’aller voir ce que ce qui se jouait de ce côté-là...

Ce qui m’apparaît de plus en plus clairement, c’est que le travail de Marina Gal­letti est une réponse, subtilement déguisée, au texte de Jacqueline Risset, qui n’hé­site pas à écrire : « Entre 1929 et 1939, Bataille fonde et dirige une série de revues constituant souvent les écrits de plusieurs groupes à la fois. La notion de « commu­nauté » dans toutes ses variétés et toutes ses implications (jusqu’à « la communauté inavouable » que décrit Maurice Blanchot) est au cœur de ses réflexions, parfois de son action. Masson reste tout à fait étranger aux groupes les plus marqués politique­ment, comme le groupe d’études marxistes (la Critique sociale), ou comme moyen d’intervention de gauche (Contre-Attaque) qui marque la réconciliation provisoire entre Bataille et Breton. »

Nous somme ici très, très loin de la visée de Marina Galletti, qui s’attarde en effet longuement aussi bien sur le Cercle communiste démocratique que sur Contre-Attaque, que sur Acéphale... en publiant de façon critique l’ensemble des correspondances inédites propres à ces mouvements. Et en n’hésitant pas, bien que prudem­ment, à évoquer la question lancée par Bataille des sacrifices humains... soulignant ainsi la brouille entre Georges Bataille et Michel Leiris...

Bref, il faut par priorité recommander la lecture de L’Apprenti Sorcier, et la lecture des Œuvres complètes de Georges Bataille, sur toute autre lecture tendant à brouiller ce qui se pense d’essentiel dans cette affaire qui nous concerne aujourd’hui comme jamais... les enjeux n’ayant pratiquement pas changé .. .

*

Ce matin je me suis levé une heure plus tôt...

Marcelin Pleynet, L’Infini 143, p. 106-117.


L’Infini 143.
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[2Plus de quarante pages au début du premier des quatre chapitres du livre intitulé « La Fière, la fière... » (A.G.)

[3Le colloque « Artaud-Bataille » eut lieu, en fait, en juillet 1972. Voir le lien précédent. (A.G.)

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