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Les Fables de La Fontaine en Pléiade

Parution le 15 avril 2021

D 9 avril 2021     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Pour le 400e anniversaire de la naissance de Jean de La Fontaine le 8 juillet 1621 à Château-Thierry, ces « jours devenus moments, moments filés de soie. » (Adonis)

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Les premières publications des Oeuvres Complètes de La Fontaine en Pléiade datent de 1932 et de 1943. Une nouvelle publication des Fables, Contes et nouvelles, dirigée par Jean-Pierre Collinet, a eu lieu en avril 1991. Les éditions Gallimard annoncent une nouvelle édition des Fables illustrée des gravures de Grandville pour le 15 avril 2021 (Prix de lancement 49.90 € jusqu’au 30 09 2021).

2021 marque le quatre centième anniversaire de la naissance de Jean de La Fontaine, né à Château-Thierry en juillet 1621. À cette occasion, la Pléiade publie en "Tirage spécial", sous coffret illustré, l’édition de référence des Fables choisies mises en vers, due à Jean-Pierre Collinet (1991), et illustrée, cette fois, des célèbres gravures de Grandville (1838) accompagnées — ce qui n’a jamais été réalisé — des dessins et esquisses du même Grandville, conservés dans le fonds Grandville de la Bibliothèque de Nancy et qui montrent le travail de l’illustrateur, en particulier le jeu auquel il se livre entre représentation animale et représentation humaine des personnages des fables.
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L’édition originale des Fables de La Fontaine illustrées par Grandville est visible sur le site de la BNF/Gallica. J’ai sélectionné trois extraits qui me semblent d’actualité : Contre ceux qui ont le goût difficile, les Médecins, Les Animaux malades de la peste. Le goût d’abord.


Contre ceux qui ont le goût difficile. Livre II, fable 1.
Illustration de Grandville.

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A l’occasion de l’édition de 1991, Sollers avait écrit un article, Subversion de La Fontaine, publié (avec d’autres textes sur Proust, Titien, Dante, Bataille, etc.) dans L’Infini n°35 (automne 1991) sous le titre Les aventures du roman. Cet article sera repris dans La guerre du goût en 1994. Un autre texte a été publié dans Éloge de l’infini (2001) : Philosophie de La Fontaine.

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Jean de La Fontaine par Hyacinthe Rigaud, en 1690.

Subversion de La Fontaine

Il y a des jours où l’on aimerait écrire, en parodiant un titre célèbre, le pamphlet suivant : littérature de la misère, misère de la littérature. On y décrirait la curieuse promotion, partout présente, de la lassitude et du désespoir, de la pauvreté d’imagination et de style, ou encore de l’irrationnel au service des managers (la dernière trouvaille consistant à vous demander d’appeler Divinitel pour trouver, grâce à votre horoscope, l’emploi convenable à votre apparition sous les astres). On essaierait d’analyser les causes de ce désarroi menant à l’amnésie ou à l’exotisme, au populisme précieux, à la perte de vocabulaire sur fond de fascination pour la douleur.
On y ferait à l’inverse, et quitte à provoquer le scandale, l’apologie du détachement et du goût. On citerait en exergue ce mot d’un écrivain français s’étant présenté autrefois sous un masque grec ("un homme subtil et qui ne laisse rien passer") : "Hâte-toi mon ami, tu n’as pas tant à vivre. Je te rebats ce mot, car il vaut tout un livre. Jouis. " On oserait même écrire son nom pour le dénoncer au mépris public : La Fontaine.

Voici le livre enchanté d’une subversion masquée permanente. On pense ce qu’on veut de "la Pléiade", mais la voici à son vrai niveau incomparable : papier et vignettes, gravures et texte, présentation et notes nécessaires, trésor complet. C’est d’autant plus important, pour les Fables et les Contes, que trois siècles sont venus se mesurer ici en images. Observez les changements d’interprétations au cours du temps.

Les contemporains voient tout de suite la simplicité bouleversante de la leçon de La Fontaine (Chauveau, Oudry et Cochin). Cette leçon peut se résumer ainsi : je change les dimensions du discours et de la pensée, je parle à partir du bas dénié, je multiplie calmement mes identités, cigale, fourmi, éléphant, grenouille, rat, chat, loup, agneau, renard, lion, cigogne, hirondelle, pigeon, serpent, poule.

Autant de voix contradictoires, de notes, de tours, de tromperies, de ruses, d’équations. Je m’oppose à l’expropriation cartésienne des animaux : non, ce ne sont pas des machines, l’animal vit en moi, je le reconnais, il parle mon langage, et d’ailleurs il n’est rien dans l’univers qui n’ait le sien comparable au mien. Je suis chêne, je suis roseau, de la même façon qu’aigle ou singe. Quand ce lien multiple et animé est brisé, alors, en effet, la régression commence. Chassé du paradis cruel et lucide de La Fontaine (qui éclate encore dans les merveilleuses fantaisies de Fragonard pour les Contes), je vais rentrer dans le fantastique (Grandville, Gustave Doré), c’est-à-dire, de plus en plus, dans le ténébreux, le phobique, l’halluciné, le toujours-déjà surréaliste.

Ce n’est pas un hasard si deux des grandes psychanalyses de Freud s’intitulent "L’homme aux rats" et "L’homme aux loups" : on y voit faire retour, en rêve, l’animal refoulé, le désir chassé de son corps. La Fontaine "nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans les créatures irraisonnables" sait, lui, qu’il faut commencer par les commencements, c’est-à-dire les mathématiques : "Comme par la définition du point, de la ligne et de la surface, et par d’autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l’on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les moeurs, on se rend capable des grandes choses."

Ne jouez pas au grand, puisque vous serez trahi par ce que vous avez de petit. N’espérez pas nous abuser ni vous abuser vous-même en faisant du bruit pour cacher votre bestiaire intime. Dites-nous plutôt comment vous vous sentez être corbeau à fromage, âne chargé de reliques, geai paré des plumes d’un paon, poule aux oeufs d’or ou pigeon amoureux. Cela s’appelle : ne pas mettre de " faux milieux " entre la chose et vous. La vérité, en somme.

Il n’y a pas de bonne création ni de bonne Société, et ceux qui disent le contraire sont les éternels charlatans des siècles. Le bon sens est la chose du monde la moins partagée. Des montagnes d’argent accouchent de souris polluées qui, d’ailleurs, ne sont que du vent. Le bon n’est pas souvent camarade du beau, raison pour laquelle si peu d’amours durent. "Tout est prévention, cabale, entêtement, point ou peu de justice : c’est un torrent ; qu’y faire ? Il faut qu’il ait son cours. Cela fut et sera toujours." Inlassablement, sous mille angles divers, les Fables, comme de nouveaux Evangiles, répètent la même philosophie musicale (celle de Molière, et aussi la seule qui vaille). On s’amusera, en passant, d’apprendre que Napoléon, à Sainte-Hélène, anticipant par là sur Paul Eluard, trouvait la fable le Loup et l’Agneau "immorale" et "de trop d’ironie pour être à la portée des enfants". Quant aux contemporains, que leur conseiller ? Les animaux malades de la peste  ? Sans doute.

Le pouvoir des Fables est souverain. Si personne n’écoute plus personne, commencez-en une : les oreilles se tendront peu à peu. C’est pourquoi "on ne saurait trop égayer les narrations", ce qui n’est pas donné à tout le monde. La ronde des péchés capitaux s’équilibre alors sous le charme d’une logique harmonique, le génie des sons s’empare du reste : "Tout est mystère dans l’Amour, / Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance." Ou encore : "Bien purs, présents du Ciel qui naissent sous les pas." Le raisonnement de la "langue des dieux" est dans ce balancement du rythme. La mémoire humaine est obligée de le retenir et d’en faire des lois. Tout le monde répète du La Fontaine : il suffirait de le comprendre, mais rien de plus difficile qu’une évidence portée à ce point. " J’ouvre l’esprit et rend le sexe habile. " Ou, plus carrément, et c’est Apollon qui parle : " Je vois de loin, j’atteins de même. "

Philippe Sollers, La guerre du goût (Gallimard, 1994, p. 353 ; Folio, p. 377).


Les animaux malades de la peste..
Illustration de Grandville.

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Sollers chez Fragonard

Les arts, 7 décembre 1992

Des dessins de Fragonard, illustrant les contes érotiques de La Fontaine (beaucoup moins connus que ses fables), sont montrés pour la première fois au public dans une exposition au Petit Palais : "Fragonard et le dessin français au XVIIIème siècle" (16 Octobre 1992-14 Février 1993). Philippe Sollers évoque la rencontre inespérée entre les deux hommes, décrit Fragonard comme le peintre de l’instant désiré, parle de la philosophie française de l’époque et de la disparition de la mythologie au XVIIIème siècle qui reviendra au XIXème siècle. Pour finir, Sollers lit On ne s’avise jamais de tout (conte tiré des cent nouvelles nouvelles).

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On ne s’avise jamais de tout


Illustration de Fragonard
ZOOM : cliquer sur l’image.

Certain jaloux ne dormant que d’un œil,
Interdisait tout commerce à sa femme.
Dans le dessein de prévenir la Dame,
Il avait fait un fort ample recueil
De tous les tours que le Sexe sait faire.
Pauvre ignorant ! comme si cette affaire
N’était une ydre, à parler franchement !
Il captivait sa femme cependant,
De ses cheveux voulait savoir le nombre,
La faisait suivre, à toute heure, en tous lieux,
Par une Vieille au corps tout rempli d’yeux,
Qui la quittait aussi peu que son ombre.
Ce fou tenait son recueil fort entier :
Il le portait en guise de Psautier,
Croyant par la Cocuage, hors de gamme.
Un jour de Fête, arrive que la Dame,
En revenant de l’Église, passa
Près d’un logis, d’où quelqu’un lui jeta
Fort a propos plein un panier d’ordure.
On s’excusa. La pauvre créature,
Toute vilaine, entra dans le logis.
Il lui fallut dépouiller ses habits.
Elle envoya quérir une autre jupe,
Dès en entrant, par cette Douagna,
Qui hors d’haleine à Monsieur raconta
Tout l’accident.

" Foin ! dit-il, celui-là
N’est dans mon Livre, et je suis pris pour dupe :
Que le recueil au Diable soit donné ! "

Il disait bien ; car on n’avait jeté
Cette immondice, et la Dame gâté,
Qu’afin qu’elle eût quelque valable excuse
Pour éloigner son dragon quelque temps.
Un sien Galant, ami de là-dedans,
Tout aussitôt profita de la ruse.
Nous avons beau sur ce Sexe avoir l’œil :
Ce n’est coup sûr encontre tous esclandres.
Maris jaloux, brûlez votre recueil,
Sur ma parole, et faites-en des cendres.

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Fragonard illustre les Contes de La Fontaine

Les premiers Contes écrits par Jean de La Fontaine paraissent en 1665, les Nouveaux en 1674, à Mons, sans privilège ni permission. Plus licencieux que les précédents, ils mettent en scène des religieux, et sont interdits l’année suivante parce qu’immoraux. Cependant une première édition illustrée est imprimée à Amsterdam en 1685, sans privilège du roi, avec 58 vignettes de Romeyn de Hooch.
Il faudra attendre l’époque de Louis XV, l’influence de Watteau et l’apparition de l’art galant pour que, en France, les peintres Boucher, Pater, Lancret les fixent sur la toile et que le célèbre graveur Nicolas de Larmessin en réalise les estampes

Fragonard, vers 1770, exécute 57 dessins qu’il rehausse d’un lavis à la sépia, certainement pour un mécène. L’édition des Contes illustrés par Fragonard n’a pas lieu... Seul le premier tome paraît en 1795, chez Didot : les dessins sont repris par Fragonard pour être gravés par les meilleurs artistes. Au XIXe siècle, on parle beaucoup du manuscrit, et ce n’est qu’en 1934 que l’ouvrage entre dans les collections du Petit Palais. La plupart des illustrations présentées ci-dessous viennent de l’ensemble gravé à la fin du XIXème siècle par Martial Potémont, qui signe Martial.

Nuls traits à découvert n’auront ici de place ;
Tout y sera voilé ; mais de gaze ; et si bien,
Que je crois qu’on n’en perdra rien.
Qui pense finement et s’exprime avec grâce,
Fait tout passer ; car tout passe :
Je l’ai cent fois éprouvé :
Quand le mot est bien trouvé,
Le sexe, en sa faveur, à la chose pardonne ;
Ce n’est plus elle alors, c’est elle encor pourtant :
Vous ne faites rougir personne,
Et tout le monde vous entend. (Jean de La Fontaine : Le Tableau)

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La servante justifiée.



Un mari ayant une aventure amoureuse au fond de son jardin avec la belle servante de la maison, fut découvert par la voisine qui observait tout de sa fenêtre. Comme il s’en était rendu compte, il fit subir la même aventure..à sa propres femme...au même endroit...
Lorsque la voisine voulut raconter à la femme l’incartade de son mari avec la servante, la femme ne put que lui répondre
C’est moi que vous preniez pour elle.
La servante justifiée est le titre de ce conte.

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Joconde.




Fragonard, ni vulgaire ni déplacé, illustre même les épisodes les plus scabreux des contes. Ici, dans Joconde, est illustré le moment où, Astolphe et Joconde, revêtus de leur bonnet de nuit, profondément endormis aux côtés de la fille de l’hôte toute dévêtue ne peuvent qu’ignorer le jeune homme qu’elle accueille et qui se glisse dans le lit .

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Les Lunettes.


Sous le nom de sœur Colette un galant s’introduit au couvent et fait tant que sœur Agnès met au jour petite créature. La prieure soupçonneuse demande à toutes ses filles de se présenter nues afin d’ identifier le coupable. Celui-ci avait, pour la circonstance, attaché ses attributs afin qu’ils soient aussi plat qu’aux nonnains, mais devant tant de beautés dénudées,
La machine échappa, rompit le fil d’un coup,
Et sauta droit au nez de la prieure,
Faisant voler lunettes tout à l’heure
Jusqu’au plancher…
(on les voit au sol en agrandissant l’image). Le conte se nomme Les Lunettes.

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Le petit chien qui secoue
de l’argent et des pierreries.




Argie, femme esseulée, en dépit des promesses de fidélité faites à son mari, finit par accorder ses faveurs à un homme qu’elle ne connaît pas en échange de l’acquisition du chien magique qui lui procurera une éternelle richesse.
La clé du coffre-fort et des cœurs c’est la même, dit La Fontaine
Le conte a pour titre : Le petit chien qui secoue de l’argent et des pierreries.

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Comment l’esprit vient aux filles.


« Me voudrait-il faire de tels présents,
À moi qui n’ai que quatorze ou quinze ans ?
Vaux-je cela ? » disait en soi la belle.
Son innocence augmentait ses appas :
Amour n’avait à son croc de pucelle
Dont il crut faire un aussi bon repas.
Mon Révérend, dit-elle au béat homme,
Je viens vous voir ; des personnes m’ont dit
Qu’en ce couvent on vendait de l’esprit.

[...]
Mon Révérend la jette sur un lit,
Veut la baiser ; la pauvrette recule
Un peu la tête ; et l’innocente dit :
Quoi ! C’est ainsi qu’on donne de l’esprit ?

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Le Savetier.


Le Savetier, Conte d’une chose arrivée à Château-Thierry
Un riche bourgeois de Château-Thierry ayant prêté de l’argent à un savetier en difficulté financière, propose à la femme du savetier de le rembourser "en nature". En accord avec son mari, elle feint d’accepter, et doit tousser pour prévenir son mari qui sortira de sa cachette, aussitôt le papier de dettes récupéré et avant de passer à l’acte...
Mieux eut valu tousser après l’affaire
Dit à la belle un des plus gros bourgeois
Vous eussiez eu votre compte tous trois.

Crédit : Musée de Château-Thierry

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Édition de 1932.


J’ai un certain attachement pour la vieille édition de 1932 qui était dans la bibliothèque de mon père. C’est dans cette édition que j’ai découvert un curieux conte : Les Rémois dont le héros serait le peintre Jean Hélart (1618-1685), un des compagnons de La Fontaine à Reims, ville où le poète séjournait beaucoup dans sa jeunesse.

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Les Rémois

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Fragonard, Les Rémois

Il n’est cité que je préfère à Reims :
C’est l’ornement, et l’honneur de la France :
Car sans compter l’ampoule et les bons vins,
Charmants objets y sont en abondance.
Par ce point-là je n’entends quant à moi
Tours ni portaux ; mais gentilles galoises ;
Ayant trouvé telle de nos Rémoises
Friande assez pour la bouche d’un roi.
[...]
Sommes-nous pas compagnons de fortune ?
Puisque le peintre en a caressé l’une,
L’autre doit suivre. Il faut bon gré mal gré
Qu’elle entre en danse ; et s’il est nécessaire
Je m’offrirai de lui tenir le pied :
Vouliez ou non, elle aura son affaire.
Elle l’eut donc : notre peintre y pourvut
Tout de son mieux : aussi le valait-elle.
Cette dernière eut ce qu’il lui fallut ;
On en donna le loisir à la belle.
Quand le vin fut de retour, on conclut
Qu’il ne fallait s’attabler davantage.
Il était tard ; et le peintre avait fait
Pour ce jour-là suffisamment d’ouvrage.
On dit bonsoir. Le drôle satisfait
Se met au lit : nos gens sortent de cage.
L’hôtesse alla tirer du cabinet
Les regardants honteux, mal contents d’elle,
Cocus de plus. Le pis de leur méchef
Fut qu’aucun d’eux ne pût venir à chef
De son dessein, ni rendre à la donzelle
Ce qu’elle avait à leurs femmes prêté ;
Par conséquent c’est fait ; j’ai tout conté.

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Les médecins.
Illustration de Grandville.

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Philosophie de La Fontaine

Paul Valéry, sans aller beaucoup plus loin que le plaidoyer formel et académique, l’a quand même noté : «  Il court sur La Fontaine une rumeur de paresse et de rêverie, un murmure ordinaire d’absence et de distraction perpétuelle. » Oui, c’est ça. On croit à une facilité naturelle de l’auteur des Fables et des Contes ; à une aisance enjouée qui nous permet de prendre, par rapport à lui, un ton condescendant ou paternaliste. Au fond, il aurait mis en vers un certain nombre de lieux communs : on a souvent besoin d’un plus petit que soi ; la raison du plus fort est toujours la meilleure ; petit poisson deviendra grand pourvu que Dieu lui prête vie ; rien ne sert de courir, il faut partir à point ; patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ; la discorde a toujours habité l’univers, notre monde en fournit mille exemples divers ; tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. La musique de La Fontaine enveloppe et dissimule sa pensée, qui a l’air simple, enfantine, évidente, alors qu’elle est probablement une des plus étranges et des plus libres de tous les temps. Si je dis, par exemple, qu’il y a plus de rapports entre La Fontaine et Rimbaud, Mallarmé ou Apollinaire qu’entre La Fontaine et Valéry, je peux donner l’impression d’énoncer un paradoxe.

Et pourtant, c’est ainsi : rien de moins néoclassique qu’un classique ; rien de plus classique qu’un moderne non moderniste. Donner à une langue, en son temps, sa base et sa dimension de proverbe est une des choses les plus difficiles qui soient.

Rimbaud ? « Oisive jeunesse à tout asservie ; par délicatesse, j’ai perdu ma vie. » Mallarmé ? « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change. » Apollinaire ; « Incertitude, ô mes délices ; vous et moi nous nous en allons ; comme s’en vont les écrevisses ; à reculons, à reculons. » La Fontaine ? « Les Sages quelquefois, ainsi que l’Ecrevisse, marchant à reculons, tournent le dos au port. C’est l’art des matelots. C’est aussi l’artifice de ceux qui, pour couvrir quelque puissant effort, envisagent un point directement contraire, et font vers ce lieu-là courir leur adversaire. » L’art des matelots : bien dit.

La pensée de La Fontaine, donc, philosophique et politique, voilà ce qui devrait nous retenir : « Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être. » Quelle ruse de se déguiser en auteur licencieux, léger, animalier ; quelle stratégie maritime cachant un « puissant effort ». Or, pour deviner cette pensée, il faudrait arrêter de commémorer un La Fontaine restreint, accepter de savoir qu’il est un auteur d’une quantité prodigieuse. Qui lit encore Adonis, Le Poème du quinquina, Le Songe de Vaux, Les Amours de Psyché et de Cupidon ? Où vais-je trouver ces chefs-d’oeuvre sinon dans le deuxième tome non disponible de la « Pléiade » (édition de 1958) ? Y aurait-il, ici ou là, une volonté de ne plus rien connaître de la grande affaire de pouvoir du XVII siècle, l’affrontement Louis XIV-Fouquet ? Comment apprécier (rien de plus actuel) la guerre sourde, implacable, qui se mène alors entre individus affranchis et collectivistes d’Etat, entre épicurisme et christianisme dévot, entre perception ouverte et obsession morale, entre refoulement et invention des corps, entre centralisme manipulateur des consciences et liberté esthétique annonçant les Lumières ?

Éternel débat que la misère contemporaine nous fait oublier, mais que la langue porte, ramène, approfondit, protège pour qui veut l’entendre. Pour cela, il suffit d’écouter, de lire entre les lignes, de desserrer la mâchoire romantique et nihiliste qui est devenue notre loi. Laissons donc aller le concert permanent des sens, vue, toucher, oreille, parfums, goût, divination dans les fibres. Cela ne fait pas l’affaire de tout le monde ? Bien sûr. Furetière, déjà, sur La Fontaine : « La force de son génie ne s’étend que sur les saletés et les ordures sur lesquelles il a médité toute sa vie... Toute sa littérature consiste en la lecture de Rabelais, de Pétrone, de l’Arioste, de Boccace et de quelques auteurs semblables. »

Voilà un jugement lucide. La Fontaine, c’est vrai, s’intéresse d’abord au fonctionnement, à la circulation des substances, à la fièvre, au sang, aux coulisses de la sensation. Il défend un atomisme résolu, enchanté, fluide ; et voilà comment l’esprit vient aux filles ; et voilà pourquoi les femmes ne sont pas en bons termes, en général, avec le secret ; et voilà comment la vanité et l’hypocrisie mènent le monde ainsi que l’esprit de contradiction. La nature est plus fine que l’homme : ce dernier s’en aperçoit rarement. Même le savant, rentré chez lui, n’est pas à l’abri de la grossièreté qui le guette.

La nature ? Écoutez ce que La Fontaine dit de l’eau dans Le Songe de Vaux : « L’eau se croise, se joint, s’écarte, se rencontre ; se rompt, se précipite au travers des rochers. » S’agit-il d’évoquer le temps du bonheur ? Ceci : « Jours devenus moments, moments filés de soie. » Il nous parle à mi-voix, il sinue, il insinue, il suggère, il insiste ; pas de déclamation, pas de déclaration : autant dire qu’il ne ment pas. D’ailleurs, c’est clair : il « hait les pensers du vulgaire ».

La voix du peuple serait la voix de Dieu ? Allons donc : « Le peuple est juge récusable », et la preuve en est que ses compatriotes tenaient Démocrite pour fou. « Son pays le crut fou : petits esprits ! Mais quoi ? Aucun n’est prophète chez soi. » Démocrite (ou Épicure) s’occupe des « labyrinthes du cerveau » au même titre que du mouvement des astres. En réalité, c’est la poésie, plus que la science, qui pénètre la nature : expérience oubliée. Du même geste, les charlatans sont condamnés et la joie de la connaissance prouvée. « Pour nous, fils du savoir, ou, pour en parler mieux ; esclaves de ce don que nous ont fait les dieux ; nous nous sommes prescrit une étude infinie. » Ou encore : « Si j’excellais dans l’art où je m’applique, et que l’on pût tout réduire à nos sons ; j’expliquerais par raison mécanique ; le mouvement convulsif des frissons. » Quoi ? Qu’avez-vous dit ? Il s’agit d’un don ? Eh oui. « Peu de gens que le Ciel chérit et gratifie ont le don d’agréer infus avec la vie. » Il s’ensuit, logiquement, une apologie constante de l’amour : amants, heureux amants, et le reste. « Soyez amant, vous serez inventif. » Chut, pas trop fort, en douce, prudence, vigilance, cadence.

Les plus beaux vers et la plus profonde pensée de La Fontaine ? Je crois qu’on les trouve à la fin des Amours de Psyché, quand l’auteur invite la Volupté à venir habiter chez lui pour au moins un siècle :

J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un coeur mélancolique.

Lisez bien : le jeu et la musique, l’amour et les livres. La musique à la campagne et les livres à la ville, ou le contraire. Pas d’amour sans jeu, et ainsi de suite. Mais la proposition la plus fabuleuse est là : tout tourne à mon avantage, je vis, quoi qu’il arrive, dans le souverain bien. Même la maladie des siècles, la Mélancolie, peut devenir alors un plaisir ? Sombre ? Mais oui, c’est sa couleur.

Philippe Sollers, Éloge de l’infini (Gallimard, 2001, p. 423 ; Folio, p. 431).

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Sollers parle de La Fontaine et lit Le Serpent et la Lime

Jean de La Fontaine, fidèle et rebelle, 2007

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Le Serpent et la Lime

On conte qu’un Serpent voisin d’un Horloger
(C’était pour l’Horloger un mauvais voisinage),
Entra dans sa boutique, et cherchant à manger,
N’y rencontra pour tout potage
Qu’une Lime d’acier qu’il se mit à ronger.
Cette Lime lui dit, sans se mettre en colère :
Pauvre ignorant ! et que prétends-tu faire ?
Tu te prends à plus dur que toi.
Petit serpent à tête folle,
Plutôt que d’emporter de moi
Seulement le quart d’une obole,
Tu te romprais toutes les dents :
Je ne crains que celles du temps.
Ceci s’adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui n’étant bons à rien cherchez sur tout à mordre.
Vous vous tourmentez vainement.
Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages
Sur tant de beaux ouvrages ?
Ils sont pour vous d’airain, d’acier, de diamant.


V.K. a parlé en son temps du beau documentaire de Franck Dhelens, passé sur France 5 le 19 avril 2007, Jean de La Fontaine, fidèle et rebelle. Un portrait du poète et conteur émaillé de scènes du film Jean de La Fontaine, le défi, réalisé par Daniel Vigne et interprété par Lorent Deutsch (dans le rôle de La Fontaine) et Philippe Torreton (Colbert). Philippe Sollers y intervenait en compagnie de Marc Fumaroli et Erik Orsenna (VOIR ICI).
VOIR AUSSI :
Quand Fragonard illustrait galamment les Contes licencieux de Jean de La Fontaine.

Portfolio

  • Les animaux malades de la peste. Gustave Doré
  • Illustration de Fragonard
  • Joconde. Illustration de Fragonard (1770)

3 Messages

  • Albert Gauvin | 21 avril 2021 - 17:08 1

    Le loup, l’agneau et le dessinateur

    par Philippe Lançon

    Granville est une aimable petite ville portuaire et touristique de Normandie. Si l’on ajoute un d au milieu du nom, on obtient Grandville. C’est celui d’un célèbre caricaturiste du XIXe siècle qui, prenant le patronyme de ses grands-parents, se baptisa ainsi. La tradition du pseudonyme est l’une des formes que prend l’esprit libertaire et agressif de la plupart des dessinateurs. N’est-ce pas, Foolz, Riss, Coco  ? N’est-ce pas les autres  ? Réduite à un mot, comme on signe Zorro à la pointe de son épée, la signature prolonge le trait (ou l’aiguise). Grandville a illustré, de 1837 à 1840, les Fables de La Fontaine. Les gravures ont été faites à partir de ses 343 dessins, réunis dans deux cahiers qui se trouvent dans la bibliothèque de sa ville natale, Nancy. La Pléiade publie une édition complète des Fables, illustrée poème après poème par 192 de ces dessins. S’il y a un journal où il paraît nécessaire d’évoquer ces bijoux tranchants, c’est Charlie.

    Dans sa préface, La Fontaine écrit que les fables « ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d’autres connaissances. Les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés  ; par conséquent, les nôtres aussi, puisque nous sommes l’abrégé de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand ­Prométhée voulut former l’homme, il prit la qualité dominante de chaque bête ». Le loup et l’agneau sont donc, à la fois, des animaux et des hommes. Comment illustrer ça  ? Grandville, à propos de ce texte, explique son travail, l’édition reproduisant les dessins successifs dont il parle : « Une première intention fut de m’écarter du texte et de n’en prendre que l’esprit. J’imaginai donc ce garde champêtre tel qu’on le voit dans les croquis.  » Effectivement, un premier dessin, splendide, montre un redoutable garde champêtre engueulant dans un bois, le doigt tendu, une pauvre gamine en sabots.

    « Cependant, poursuit-il, cela ne me paraissait pas assez saisissant, je passai à la deuxième idée d’un querelleur cherchant noise à un pauvre adolescent bien innocent de la querelle d’Allemand qu’on lui cherchait. » Ce dessin est aussi reproduit. Le querelleur est un bourgeois en haut-de-forme, barbu, doigt tendu également. L’adolescent, assis derrière une table où sont posés un verre et une carafe, a déjà, un peu, la tête d’un agneau. Grandville utilise une coupe de l’époque, une chevelure longue et lisse divisée par une raie, pour obtenir cet effet ovin. Sur la feuille, au-dessus, il a aussi dessiné une tête de loup en haut-de-forme et une tête d’agneau endimanché. Le dessinateur cherche encore. « Dans ces deux croquis, écrit-il, je cherchai à approcher les visages des individus de celui des animaux qui sont mis en scène dans cette fable – mais après examen plus long… après un coup d’œil frais redonné sur ces croquis assez avancés, je vis qu’il fallait aborder franchement encore la question, frapper fort, et ne voulant pas trop user des métamorphoses, je m’arrêtai, et je fis bien, au croquis qui avait été gravé, les animaux ayant assez du mouvement de l’homme pour faire songer à l’application qui en est faite par l’apologue. »


    Grandville, Le Loup et l’Agneau .
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    L’illustration finale montre un loup à l’air cruel qui domine, dressé sur ses pattes avant, un agneau sortant du ruisseau et qui l’observe d’un air triste, inquiet. Au second plan, dans le ciel vide, un rapace poursuit un petit oiseau  ; sur terre, un paysan bat un enfant avec un fouet. Le dessin donne à voir la fable et, discrètement, la décline. Grandville suit et accentue la démarche de La Fontaine, qui va des hommes vers les animaux. Mais, souvent, il la renverse graphiquement : des animaux, on remonte aux hommes. Les bêtes portent alors des redingotes, des chapeaux, des cannes. Le pot de terre et le pot de fer ressemblent à Sancho Pança. La grenouille est un notable louis-philippard. La cigale et la fourmi sont en robe et bonnet. Grandville le justifie : « Je ne combattrai pas plus longtemps ceux qui m’ont blâmé d’avoir dressé, relevé les animaux sur leurs jambes, de les avoir habillés… si j’eusse fait autrement, je n’eusse rien ajouté au texte et qui n’ajoute rien à une œuvre n’y fait rien, la plume les ayant fait parler, le crayon devait les faire marcher, gesticuler en humains, c’était tout bête, tout naturel, tout tracé. » Et il en appelle au public : « Ça lui a plu et La Fontaine l’a dit : en France, ce qui plaît, c’est la règle. »

    Charlie Hebdo, 21 avril 2021.


  • A.G. | 4 janvier 2014 - 20:48 2

    Jean de La Fontaine (1621-1695)

    Une vie, une oeuvre, France Culture, 4 janvier 2014.

    Le 5 septembre 1661, Nicolas Fouquet, surintendant des Finances de Louis XIV, est arrêté. Il est accusé de prévarication et, au terme de trois années de procès, emprisonné à vie. La chute de Fouquet est un coup de tonnerre et le coup d’envoi d’une révolution monarchique, car Louis XIV montre ainsi sa toute-puissance. Mazarin est mort au printemps, le roi entend désormais régner seul. Pour La Fontaine, cette arrestation est un choc. Le poète, déjà âgé de 40 ans, eût été poète royal si Fouquet avait continué sur sa lancée. Pourtant, il va lui rester fidèle.

    « Diversité, c’est ma devise » écrit La Fontaine, qui fréquente en même temps les jésuites, Port-Royal et les libertins érudits. Nous verrons dans ce portrait comment la chute de Fouquet, conjuguée à la sensibilité littéraire et psychologique de La Fontaine, pousse ce poète esthétiquement vers la souplesse, la vélocité, les nuances, la légèreté, la gaité : des valeurs qui le séparent du rationalisme et de la rigueur de l’absolutisme. La Fontaine joue à cache-cache avec le goût et la politique de son temps.

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  • D.B. | 12 septembre 2007 - 22:25 3

    Du 16 octobre 1992 au 14 fevrier 1993, au Musée du Petit Palais, s’était tenue une exposition dont une large part était consacrée à La Fontaine, et spécialement à ses "Contes" , à travers les 57 dessins d’illustration de Fragonard... (Fragonard et le dessin français au XVIII ème siècle dans les collections du Petit Palais).

    A l’occasion du bicentenaire de la mort de Fragonard, (et vingt ans après l’exposition au Grand Palais) sera présentée à compter du 3 octobre prochain au Musée Jacquemart-André, 158 bd Haussmann 75008 Paris, une nouvelle exposition rassemblant une centaine d’oeuvres (Fragonard, Les plaisirs d’un siècle).

    Le texte de Philippe Sollers, Les Surprises de Fragonard, paru également il y a tout juste vingt ans, pourra alors avec profit être relu, ou découvert... "sur le motif".


    La bande annonce de l’expo