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Mathieu Lindon : Philippe Sollers, homme à flammes

suivi de : Sans Sollers par Michel Crépu

D 15 juin 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Voici sans doute l’article le plus complet publié au lendemain de la mort de Sollers (avec celui de Philippe Forest). C’est signé Mathieu Lindon [1].

Mort de l’écrivain Philippe Sollers, homme à flammes

Figure centrale du monde de l’édition depuis les années 1960, l’homme médiatique et jouisseur aura été romancier expérimental, biographe éclectique, fondateur de la revue « Tel Quel » et, depuis « Femmes », auteur provocateur à succès. Il avait 86 ans.

Philippe Sollers, en 2016. (Frédéric Stucin-Libération).
ZOOM : cliquer sur l’image.

Par Mathieu Lindon
Libération, publié le 6 mai 2023

Philippe Sollers est mort vendredi 5 mai à 86 ans. Il est né Philippe Joyaux, dans la bourgeoisie bordelaise, le 28 novembre 1936 et ne fut pas le seul à estimer rapidement qu’il était un diamant. C’est même pour ça qu’il décida de s’appeler Sollers. Dans Portrait du joueur (Gallimard, 1984), son roman au titre encore plus autobiographique que son volume de mémoires Agent secret (Gallimard, 2021) : « Pourquoi j’ai pris un pseudonyme ? Parce que j’étais mineur quand j’ai publié mon premier roman. La famille ne plaisantait pas, voulait que je m’engage elle aussi, mais dans les affaires… Menaçait de faire interdire le livre… Province !… » La majorité était alors à 21 ans et il publia dès 1957 son texte dans la revue Ecrire de Jean Cayrol, suscitant déjà l’admiration de François Mauriac, tandis que son premier roman, Une curieuse solitude, allait lui valoir celle de Louis Aragon.

C’était parti. Non seulement son œuvre littéraire mais son extraordinaire capacité à nouer des connexions, pas toujours durables (et souvent via la revue Tel Quel créée en 1960 qui devint l’Infini en 1982 quand il quitta le Seuil pour Gallimard après un bref intermède chez Denoël) avec les grands noms du monde littéraire, artistique et intellectuel de l’époque : Francis Ponge, Alain Robbe-Grillet, Jean-Luc Godard, Michel Foucault, Jean Genet, Roland Barthes, Marguerite Duras, Jacques Lacan, Pierre Boulez, Louis Althusser, Jacques Derrida, Claude Simon, Gilles Deleuze, Pierre Klossowski, Milan Kundera, Philip Roth… « Les guest-stars sont nombreuses », écrira-t-il en évoquant la vie de Vivant Denon, l’organisateur du musée du Louvre, mais on aurait tôt pu le dire de la sienne.

« Comme une tête de Jivaro »

C’est à André Malraux, alors ministre de la Culture, qu’il dut d’être en définitive exempté de son service militaire en Algérie après avoir feint la schizophrénie. En 1970, il est avec Michel Leiris et Roland Barthes un des trois préfaciers chargés de faire en sorte que Eden, Eden, Eden de Pierre Guyotat ne soit pas interdit (le roman le sera quand même) et il restera un soutien de Guyotat jusqu’à la mort de celui-ci en 2020. Dans Philippe Sollers (Seuil, « les Contemporains », 1992), Philippe Forest évoque une rencontre en 1960 avec André Breton, celui-ci ayant écrit précédemment : « Il fallut qu’Une curieuse solitude disposât d’un grand charme pour ne pâtir en rien auprès de moi du redoutable parrainage de Mauriac et d’Aragon. » Ce charme s’éteignit cependant rapidement pour Sollers lui-même qui prit ses distances avec ce roman trop classique. Il y eut aussi une rencontre Jean-Paul Sartre-Philippe Sollers en 1972.


Philippe Sollers, en 1959. (Maurice Zalewski / adoc-photos/DN).
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Dans un texte de 1979 ouvrant son Sollers écrivain (Seuil, 1979), Roland Barthes a écrit : « On ne dit plus jamais que c’est un écrivain, qu’il a écrit et qu’il écrit. » Et également : « Je vois Sollers réduit comme une tête de Jivaro : il n’est plus maintenant rien d’autre que “celui qui a changé d’idées” (il n’est pourtant pas le seul, que je sache). » Qu’aurait écrit Barthes s’il avait connu la fortune médiatique de son ami (dans le Monde, le Nouvel Observateur, le Journal du dimanche et maintes émissions de télévision pas seulement littéraires où il apparaissait avec son rire et son fume-cigarette), puisqu’il n’était là question que de ses interventions dans le champ politique, où Sollers fut également très actif, finissant, après avoir été compagnon de route, comme on disait alors, du Parti communiste, par soutenir bec et ongles le président Mao, ce qui ne fut pas le plus judicieux de ses engagements ?
Mais la révolution l’obsédait à sa manière (il soutint Edouard Balladur en 1995, prétendant que la survenue d’un tel homme à l’Elysée ne pouvait que la provoquer), de même que, à sa manière, il pouvait écrire sur tout peintre, musicien, photographe qu’il aimait, classique ou contemporain. Il publia diverses biographies chez Plon : celle de Vivant Denon (le Cavalier du Louvre, 1995), Casanova l’admirable (1998) et Mystérieux Mozart (2001), et des flopées de textes sur divers artistes, Fragonard et Rodin, Bacon et Watteau, Cézanne et De Kooning, Picasso et Willy Ronis. Il avait dénoncé dès 1965 dans « Dante et la traversée de l’écriture » repris dans l’Ecriture et l’expérience des limites (Seuil, 1968), les commentateurs forcenés de la Divine Comédie (il n’hésita pas à reprendre le prestigieux titre pour ses entretiens avec Benoît Chantre chez Desclée de Brouwer en 2000) et leur « érudition maniaque ». On ne pouvait pas lui faire ce reproche. Il n’était pas spécialiste de tout et tout le monde mais de Philippe Sollers et c’était justement aussi du Philippe Sollers qu’il mettait en tous ces textes.
Son âge nécessitait donc un pseudonyme, à l’origine. Mais pourquoi celui-ci  ? Portrait du joueur apporte aussi la réponse  : « Je me revois un soir, rentrant du lycée, assis devant mon dictionnaire de latin, étudiant les implications du mot sollers. Venant de sollus (avec deux l  !) et ars. “Tout entier art.” Sollus est le même radical que le grec holos, qui veut dire  : “entièrement, sans reste”. D’où hologramme. Holocauste. Absolument dédié à l’art. Brûlure  ! Sacrifice  ! Sainteté  ! Mais, en même temps, sollers veut dire  : habile, intelligent, ingénieux, adroit, rusé, le terrain le plus apte à produire… “Lyrae sollers” (Horace)  : “qui a la science de la lyre”. “Sollers subtilisque description partium” (Cicéron)  : “adroite et fine distribution des parties du corps”. Sollers, sollertis… Sollertia… Voilà un nom bien suspect, n’est-ce pas, immoral en diable  !… Une définition actuelle  ? Voyons… “Le sollers est de la technique pure  : sa combustion dans l’art ne laisse aucun résidu.” Voilà pour équilibrer Diamant. Deux noms valent mieux qu’un. Un homme deux fois nommé en vaut trois. »

A la fin des années 1960, ses admirateurs se félicitent qu’il n’ait pas de pouvoir concret en dehors de « Tel Quel » car, à voir comme il y coupe (symboliquement) les têtes, ils plaisantent que personne ne resterait vivant, puisqu’il modifie son opinion quand ça lui chante et que les fidèles d’hier deviennent les traîtres d’aujourd’hui sous prétexte qu’ils n’ont pas changé d’avis en temps et heure.

En 1961, le Parc obtient le prix Médicis quoique son aspect plus proche du Nouveau Roman déconcerte les admirateurs de la première heure, tout comme l’Intermédiaire (1963). Drame, en 1965, a comme épigraphe : « “Le sang qui baigne le cœur est pensée.” » On lit à sa pénultième page : « Il se réveille un matin dans ce qu’il a écrit. A la lettre : sans transition en ouvrant les yeux, le récit continue, se répète – il traverse avant de revenir ici les mêmes formes tournoyantes comme suspendu en elles, respirant en elles un air réfléchi… Il sort en effet du texte, naturellement, il vient d’en toucher l’existence autonome, directe. » Ce n’est pas seulement le roman en train de se faire mais aussi l’homme devenant écrivain. A ce moment, Philippe Sollers vient de rompre avec Alain Robbe-Grillet et le Nouveau Roman. Roland Barthes dans un article de la revue Critique, en 1965, intitulé « Drame, poème, roman » : « Des deux moitiés traditionnelles, l’acteur et le narrateur, unies sous un je équivoque, Sollers ne fait à la lettre qu’un seul actant : son narrateur est absorbé entièrement dans une seule action, qui est de narrer ; transparente dans le roman impersonnel, ambigüe dans le roman personnel, la narration devient ici opaque, visible, elle emplit la scène. Aussitôt, bien entendu, toute psychologie disparaît. »

La révolution sous le coude

C’est l’époque, au Seuil toujours, de romans pas du tout grand public (Nombres en 1968, Lois en 1972), de la théorie et de la politique (Logiques en 1968, Sur le matérialisme en 1971) qui lui vaut une réputation d’excommunicateur. Car il mène d’une main de fer dans un gant d’idéologie le groupe Tel Quel fondé avec Jean-Edern Hallier, Jean-René Huguenin et le fidèle Marcelin Pleynet. Les œuvres que Philippe Sollers met en avant sont principalement celles d’Antonin Artaud et Georges Bataille, James Joyce et Louis-Ferdinand Céline, Sade et Rimbaud, Hölderlin, Lautréamont et Guy Debord. Mais la littérature n’est pas tout, on a toujours la révolution sous le coude.
Jean-Pierre Faye quitte Tel Quel pour fonder Change en 1969. Jean Thibaudeau, dans Mes années “Tel Quel“ (Ecriture, 1994), raconte son propre départ et les dénonciations en pagaille : « Entre autres Boulez, le “philosophe idéaliste” Derrida, la “mondaine” Backès-Clément, le “marxiste” Jean Genet » et, donc Thibaudeau lui-même qui cite la prose telquelienne de l’époque : « A bas la bourgeoisie corrompue ! / A bas le révisionnisme pourri ! / […] Vive la Chine révolutionnaire ! Vive la pensée-maotsétoung ! » Simon Leys, l’auteur des Habits neufs du président Mao (Champ libre, 1971), éreintera à Apostrophes Maria Antonietta Macchiocchi, journaliste féministe puis députée européenne italienne alors admirée par Philippe Sollers pour son De la Chine (Seuil, 1971) à la gloire de Mao (il édita d’autres textes d’elle et on supputera sa présence romancée dans Femmes). C’est le moment où même ses admirateurs se félicitent qu’il n’ait pas de pouvoir concret en dehors de Tel Quel car, à voir comme il y coupe (symboliquement) les têtes, ils plaisantent que personne ne resterait vivant, puisqu’il modifie son opinion quand ça lui chante et que les fidèles d’hier deviennent les traîtres d’aujourd’hui sous prétexte qu’ils n’ont pas changé d’avis en temps et heure. L’humour n’est pas alors sa caractéristique. Il n’est pas encore le joueur dont il écrira le Portrait ni celui qui exhibera son joyeux rire à la télévision.

1973 est l’année de « H ». A l’avant-gardisme politique succède un avant-gardisme littéraire visible. Pas un point, pas une virgule, pas le moindre signe de ponctuation dans « H », de même qu’ils seront absents de « Paradis ». Des livres qui feront plus de bruit que de ventes.

Mais il est déjà directeur de revue et éditeur. La liste des auteurs publiés à un moment ou à un autre dans la collection « Tel Quel » est impressionnante : outre Philippe Sollers lui-même pour un bon nombre de ses romans, on y trouve, par ordre alphabétique et sans exhaustivité, Roland Barthes, Pierre Boulez, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye, Viviane Forrester, Gérard Genette, Jacques Henric, Julia Kristeva, Jean Ricardou, Denis Roche, Maurice Roche, Pierre Rottenberg, Severo Sarduy, Jean-Louis Schefer et Daniel Sibony. « L’Infini », revue et collection, accueillera dans des genres on ne peut plus divers et dans les générations suivantes : Frédéric Berthet, Catherine Cusset, Jacques Drillon, Benoît Duteurtre, Philippe Forest, Cécile Guilbert, Yannick Haenel, Jean-Luc Hennig, Bernard Lamarche-Vadel, Eric Marty, Dominique Noguez, David di Nota, Rachid O. et Jean-Jacques Schuhl. Il occupe ainsi une position de pouvoir éditorial comme il accédera plus tard à un statut médiatique avec la télévision, reprenant à son compte l’héritage stratégique de l’œuvre de Guy Debord dont il se fait un commentateur régulier. Certains le lui reprochent, comme s’il dévoyait l’Internationale situationniste, sans nier qu’il y a quelque chose de réconfortant à entendre dans une émission télévisée quelqu’un qui connaît la littérature et sait en parler. En 1984, Jean-Paul Fargier filmera son dialogue avec Jean-Luc Godard : Godard / Sollers. L’Entretien.
1973 est l’année de H (Seuil). A l’avant-gardisme politique succède un avant-gardisme littéraire visible. Pas un point, pas une virgule, pas le moindre signe de ponctuation dans H, de même qu’ils seront absents de Paradis (Seuil, 1981) et Paradis 2 (Gallimard, 1986). C’est à propos de H que Barthes réclame le droit à « une critique affectueuse ». « Quand serons-nous assez libres (libérés d’une fausse idée de l’“objectivité”) pour inclure dans la lecture d’un texte la connaissance qu’on a de son auteur. » (Sollers publiera en 2015 au Seuil l’Amitié de Roland Barthes, reprenant un texte ancien enrichi des lettres que lui a adressées l’auteur mort en 1980 du Degré zéro de l’écriture et de Fragments d’un discours amoureux). L’affectueux Barthes, donc : « Il faut lire H, non face au livre comme s’il s’agissait d’un produit conservé que l’on contemple et consomme en l’absence de tout sujet, mais par-dessus l’épaule de celui qui écrit, comme si nous écrivions en même temps que lui. » « Pourquoi Paradis ? Parce que, même si j’étais en enfer, ce serait ma manière d’être. Parce que j’ai l’impression d’être entré par hasard dans l’immense humour du non-être », écrit Sollers en quatrième page de couverture d’un de ces romans prétendus illisibles, mais dont des extraits ornent depuis le premier jour certains murs du café Beaubourg, à Paris, quoique cet hommage n’ait pas amené l’écrivain à délaisser pour ses rendez-vous sa familière Closerie des lilas, proche de son domicile. H et Paradis firent plus de bruit que de ventes.


Philippe Sollers et son accessoire fétiche en 1981. (Ulf Andersen/Aurimages/AFP).
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Le bruit, la fureur et le succès public éclatèrent avec Femmes (Gallimard, 1983). Première page (le narrateur est prétendument un journaliste américain vivant à Paris mais on s’est plu à y voir un Bordelais de naissance installé dans la capitale) : « Depuis le temps… Il me semble que quelqu’un aurait pu oser… Je cherche, j’observe, j’écoute, j’ouvre des livres, je lis, je relis… Mais non… Pas vraiment… Personne n’en parle… Pas ouvertement en tout cas… Mots couverts, brumes, nuages, allusions… Depuis tout ce temps… Combien ? Deux mille ans ? Six mille ans ? Depuis qu’il y a des documents… […] Rien, ou presque rien, sur la cause… LA CAUSE. / Le monde appartient aux femmes. / C’est-à-dire à la mort. / Là-dessus tout le monde ment. / Lecteur, accroche-toi, ce livre est abrupt. Tu ne devrais pas t’ennuyer en chemin, remarque. Il y aura des détails, des couleurs, des scènes rapprochées, du méli-mélo, de l’hypnose, de la psychologie, des orgies. J’écris les Mémoires d’un navigateur sans précédent, le révélateur des époques… L’origine dévoilée ! Le secret sondé ! Le destin radiographié ! La prétendue nature démasquée ! Le temple des erreurs, des illusions, des tensions, le meurtre enfoui, le fin fond des choses… Je me suis assez amusé et follement ennuyé dans ce cirque, depuis que j’y ai été fabriqué… » Philippe Sollers sur France Inter en 2017 à propos du roman : « Demandez-vous s’il serait publiable dans l’atmosphère actuelle ; je ne crois pas, car nous sommes en pleine régression sur toutes ces histoires. On ne va pas évoquer la libération de la parole, #BalanceTonPorc, etc. »

Chantre du politiquement incorrect

C’est d’abord dans sa propre œuvre que Femmes est une révolution, même s’il s’étonnera qu’il « n’ait pas été perçu comme un livre “d’avant-garde”, de la même façon que Drame ou Paradis ». Finies les audaces de ponctuation de H et de Paradis, le rythme que le lecteur devrait se créer tout seul. Femmes est un roman qu’on peut (et ne peut pas) mettre dans toutes les mains  : pas besoin d’un lien particulier avec la littérature pour y plonger. C’est le début du Philippe Sollers non pas misogyne mais provocateur grand public, le chantre du politiquement incorrect qui cherchera à se faire détester avec un succès massif qu’il imaginait d’autant moins qu’il estimait, de ce point de vue, avoir déjà eu sa dose.
C’est aussi le début d’un cycle où les romans se succèderont rapidement. 1984 : Portrait du joueur. 1986 : Paradis 2. 1987 : le Cœur absolu. 1988 : les Folies françaises. 1989 : le Lys d’or. 1991 : la Fête à Venise. 1993 : le Secret (tous chez Gallimard). A l’exception de Paradis 2, tous ces romans s’offrent à une lecture prétendue plus facile. Venise, ville aimée où Philippe Sollers va passer beaucoup de temps, devient un élément de plus en plus important de l’œuvre. S’il classe en 2021 Agent secret comme un livre de mémoires (qu’est-ce qu’un écrivain sinon un agent secret ?), il présente, près de trente ans plus tôt, le narrateur du Secret comme « dévoilant enfin, avec une conviction étrange, les ressorts du monde violemment antinaturel dans lequel nous sommes désormais jetés ». Il y est question de l’attentat de 1981 contre Jean Paul II et de l’étonnant intérêt que Philippe Sollers va prendre pour « le Pape ».


De gauche à droite : Wiaz, Philippe Sollers, Bernard Pivot, Sempé
et le propriétaire de vignobles Bernard Magrez, à Pessac, en 1997.

(Frédéric Reglain/GAMMA). ZOOM : cliquer sur l’image.

Ce glissement vers l’humour ou la gaieté, une fantaisie en tout cas, est presque théorisé dans Studio en 1997. Le roman débute ainsi : « J’ai rarement été aussi seul. Mais j’aime ça. Et de plus en plus. » Quant aux joutes politiques qui l’ont tant intéressé un temps comme acteur : « Les vainqueurs écrivent l’Histoire alors que, si nous avions gagné, nous, nous ne l’aurions pas fait. Pas le temps : on se serait amusés. » Mais il a intitulé la Guerre du goût le recueil de ses articles publié en 1994 (suivra Eloge de l’infini en 2001), histoire de ne pas déserter les conflits et de faire comprendre que les couleurs et les goûts, ça se discute, lui qui a très tôt résisté à « la sociomanie ». Les romans se succèdent (toujours chez Gallimard) : Passion fixe en 2000 (« Ce mois-ci, novembre ou décembre, j’avais vraiment décidé d’en finir », mais non), l’Etoile des amants en 2002 (« Dormir et encore dormir, c’est la meilleure façon de leur échapper, et le plus possible d’un sommeil sans rêves »), Une vie divine en 2005, les Voyageurs du temps en 2009, Trésor d’amour en 2011 (« Il y a plusieurs Venise, mais la plus dérobée et la plus secrète est la mienne depuis toujours ») et l’Eclaircie en 2012. Il a repris un rythme d’écriture ultrarapide qu’il ne quittera plus (mais les romans deviennent plus brefs). Médium, 2013 : « Vous êtes fou, c’est entendu, mais vous n’avez aucune raison de préférer la folie des autres à la vôtre. » Il y a « la contre-folie » comme il y aura « la Contre-Beauté » dans Beauté (2017) et « le contre-désir » dans Désir (2020). Contre, en particulier « la France moisie », est une position qui sied à Philippe Sollers. « Les sociétés changent de peau, comme les serpents, mais le venin reste le même, et il y a seulement des mutations dans la desquamation. »

« On naît vieux. Très vieux »

De contre à Centre, roman de 2018, il n’y a qu’une lettre, mais la position ne change pas. « Qui tue un homme tue l’humanité tout entière. A voir ce qu’elle est devenue, c’est parfois tentant. » Philippe Sollers veut être à la fois au centre et à la marge, que la marge soit le centre ainsi qu’il n’est pas le seul à le souhaiter. Autoportrait, sans doute, dans le Nouveau (2019) : « Vous êtes peut-être un précurseur qu’il faudra très longtemps pour trouver nouveau. » L’air du temps, quel qu’il soit, étouffe Philippe Sollers plus qu’il ne lui fournit de l’oxygène. Désir (2020) : « Si vous voulez connaître l’Histoire, tapez Clio. Si vous choisissez d’en connaître les dessous, croyez-moi, tapez Clito. » Légende (2021) a une épigraphe de Machiavel : « Heureux celui dont la façon de procéder rencontre la qualité des temps. » Au demeurant, alors que tant d’écrivains se réclament du malheur et de la souffrance, Philippe Sollers s’est toujours voulu du côté de la jouissance et du bonheur. « On dirait qu’il passe son temps à jouer aux dés sans que les résultats lui importent. En général, il rit, il est gai, comme si sa devise insupportable était “Hasard et Gratuité”. » Chacun, sans doute, cherche son Graal, titre d’un très bref roman de 2022 où Philippe Sollers exprime de quelle descendance il est en étant si familier de l’île de Ré : « Avec une rare désinvolture, le militaire français Laclos a raconté, en 1790, comment il a écrit son célèbre roman, les Liaisons dangereuses. “J’étais en garnison à l’île de Ré. Je résolus de faire un ouvrage qui sortît de la route ordinaire, qui fît du bruit, et qui retentît encore sur la Terre, après que j’y aurai passé.” »


Philippe Sollers et sa femme Julia Kristeva, psychanalyste, en 2015.
(Samuel Kirszenbaum/Libération). ZOOM : cliquer sur l’image.

La sexualité est un thème récurrent de l’œuvre de Philippe Sollers, aussi bien romanesque que théorique. Il était marié depuis 1967 avec Julia Kristeva (ils eurent un enfant en 1975), la psychanalyste et sémiologue d’origine bulgare qui publia en 1990 chez Fayard les Samouraïs, roman à clés autour des personnages de l’entourage intellectuel et amical du couple. Il eut aussi une longue relation avec l’écrivaine belge Dominique Rolin, née en 1913 et morte en 2012, qu’il rencontra en 1958, quand il avait vingt-deux ans et elle quarante-cinq. Gallimard a publié en 2017 Lettres à Dominique Rolin, 1958-1980 puis, l’année suivante, Lettres à Philippe Sollers, 1958-1980 puis les seconds volumes, 1981-2008. Elle écrit, comme le cite Frans de Haes dès son avant-propos au premier volume : « Je relis sans arrêt tes lettres. Chacune d’elles contient quelques graines de pollen de Paradis, envoyées par ta plume-pistil en or massif, rayonnant. Tu ne peux imaginer la force et la confiance que cela me donne. » Philippe Sollers fut un fervent soutien de Gabriel Matzneff, présent à l’émission d’Apostrophes de 1990 réapparue après la publication du Consentement de Vanessa Springora (Grasset, 2020). Il ne donna certes pas dans la mesure pour défendre son ami et s’en prendre à Denise Bombardier s’en prenant à Gabriel Matzneff.

Dans Une conversation infinie (Bayard, 2019), constitué de dialogues avec son amie Josyane Savigneau qui dirigeait le Monde des Livres quand Philippe Sollers y participait régulièrement, autre autoportrait : « Je tiens beaucoup à ma très mauvaise réputation. Voilà. Le Diable est très moral. C’est sa fonction. » Comment réagit-il quand on lui dit que Femmes est un livre misogyne ? « Je hausse les épaules. Moins misogyne que moi, je n’en connais pas. Je renvoie à mon existence. » Josyane Savigneau l’interroge sur ce qu’est vieillir (il a 82 ans ans quand le livre paraît) : « C’est rajeunir. Se dépêtrer de plus en plus de tout ce qu’il y avait de sourdement vieux dans ce qui vous accompagne dès le début de la vie, à cause de la pression sociale gigantesque. On naît vieux. Très vieux. […] Je me sens plus jeune aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. » Josyane Savigneau : « Mais vous courez moins vite. » Philippe Sollers : « Oui, mais ça ne m’impressionne pas. Je cours peut-être moins vite mais je pense plus vite. » Sa vitesse et sa jeunesse vont manquer.

Libération, 6 mai 2023.

Sans Sollers

L’écrivain rend hommage à Philippe Sollers, disparu le 5 mai, à 86 ans.

Philippe Sollers, en 2007. (Patrick Swirc/Libération).
(Frédéric Reglain/GAMMA). ZOOM : cliquer sur l’image.

par Michel Crépu, écrivain et critique littéraire
Libération, publié le 13 mai 2023

Philippe Sollers était le plus bel oiseau du jardin littéraire d’expression française. De là ce battement d’ailes à travers les pages, du Lys d’or à Studio, de Passion fixe à De Kooning vite, à Femmes, à l’ensemble d’une œuvre splendide par son énergie propre. De là encore, peut-être pour la dernière fois de cette manière, une apparition de langue, pleine et entière. Il va donc falloir faire sans.

Aucun écrivain n’aura été rigoureusement à ce point adéquat à lui-même. Sollers avait fait d’un principe de contrariété de la Famille une arme de guerre, comme une seconde nature. Le paradoxe d’un réfractaire devenu avec les années un personnage public, s’amusant volontiers d’un spectacle qui ne lisait pas ses livres, ces cavernes secrètes où Sollers déposait ses trésors tel l’adolescent qui ne veut pas être dérangé.

Qu’est-ce qui le tenait donc ainsi ? Il faudrait demander aux joueurs de cartes de Cézanne qui furent l’objet d’un essai époustouflant, le grain du temps, le silence de la poche droite qui offre à la peinture la matière lumineuse des ombres muettes. Ce qui le tenait ? Le désir de savoir être l’exact contemporain de soi-même et de son temps, c’est-à-dire de son corps. Sinon quoi ? A quoi bon donner des images fausses quand il y a une partition qui attend d’être exécutée ? Sollers est entré dans son époque comme un pianiste installant très vite ses batteries. Oui, oui bien sûr, il y a la carrière des prix littéraires, le show qui épuise à mesure. Mais il y a surtout la manière dont un écrivain livre son interprétation de la situation. Tous les écrivains auxquels Sollers a prêté en quelque sorte sa « plume », de Lautréamont à Joyce, tous ont été ces interprètes du XXe siècle, sans lesquels il ne valait rien de vivre quoique ce soit. Musique, donc.

Café du matin à la Closerie

On lit dans Mouvement : « Il y a eu deux événements capitaux dans l’histoire : le christianisme et la Révolution française. » Baudelaire disait qu’il n’y avait rien de plus intéressant que les dogmes théologiques. Tout cela a été raconté jusqu’au fond mais il n’est pas certain que cela ait été entendu. Sollers est certainement l’écrivain de son temps qui a le mieux parlé du catholicisme, via les études d’André Chastel sur le baroque vénitien, manière dont la littérature se charge de nous renseigner sur ces mouvements souterrains qui étonnent, font qu’on se précipite à la fenêtre pour comprendre ce qui se passe dans la rue. C’était un petit spectacle en soi de voir Sollers prendre son café du matin à la Closerie. Lire le journal de notre apocalypse. Le Sollers quotidien, le Bordelais de Paris ayant toujours sur lui un bout de papier apportant une information supplémentaire sur la planète.

L’explication sur la Chine, devenue sujet capital, n’aura pas eu vraiment lieu, alors même que la sinologie française avait des munitions, de longue date. La comédie maoïste avec ce qu’elle avait de ridicule n’aura pu que servir de proie à l’ironie glacée d’un Simon Leys. Qu‘a-t-il donc manqué ? L’espace intellectuel français des années 70-80 a vécu sous la férule marxiste, une férule que le Sollers de cette époque trouvait sans doute douce à l’emploi, dans les arrière-salles de Saint-Germain-des-Prés. Il a manqué plus de liberté intellectuelle, tout simplement. Il y avait beaucoup d’esprit alors, il en eut fallu bien plus encore pour se défaire de la bure maoïste et la jeter à la rivière. Les enchaînements de cette histoire sont d’un immense intérêt pour l’esprit curieux. Le plus étonnant est de voir que ce sont les maos de cette époque – André Glucksmann en tête –, qui ont compris, soudain, ce que recouvrait l’imposture du Grand Timonier. Philippe Sollers va peu à peu s’éteindre dans la grande douceur des limbes. Le frémissement solitaire d’une fin de journée. Et le voyage continue.


[1On se souvient que Sollers avait pris la défense de Lindon dans un article de 1998 : La littérature contre Jean-Marie Le Pen.

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