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« Où en sommes-nous avec Nietzsche ? »

suivi de Lou von Salomé + Lexique Nietzsche

D 13 octobre 2019     A par Viktor Kirtov - C 8 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Edition 2019 Hors-série Le Monde : FRIEDRICH NIETZSCHE L’éternel retour

Avec un entretien de Philippe Sollers avec Frédéric Joignot : « Où en sommes-nous avec Nietzsche » et des illustrations originales de Frédéric Pajak.

Certes ce hors série porte la mention « Edition 2019 », mais nul rappel en bas de l’entretien avec Sollers qu’il figurait, in extenso, dans l’édition de juillet 2011.

Quand j’ai lu l’entretien, il était toujours d’une actualité fraîche (sauf, quand même, qu’il n’évoquait pas l’énorme emballement médiatique de ces dernières heures, concernant l’arrestation, en Ecosse, d’un homme supposé être Xavier Dupont de Ligonnès, que tout accable concernant le meurtre de sa femme et ses quatre grands enfants en 2011. Enorme méprise. Fausse piste, l’homme arrêté n’était pas XDDL).

L’entretien de Sollers, par contre, nous renvoie à une actualité de fond qui n’a pas vieilli. Sollers déclare notamment, que Nietzsche nous interroge sur le temps… « Nietzsche l’inactuel n’a jamais été autant d’actualité » lit-on aussi en quatrième de couverture. C’est exactement l’impression que j’ai eue en relisant cet entretien. Nietzsche y est bien sûr pour quelque chose, mais l’art de Sollers pour en parler est époustouflant. Huit ans après, toujours aussi frais Le temps ne révèle aucun anachronisme ni aucune fausse note. De la belle ouvrage !
J’avais oublié avoir publié cet entretien, en son temps, sur pileface. Le voici, à nouveau, dans sa fraîcheur intemporelle. Jugez-en !
(Première publication le 20/09/2011)

Avec en bonus, un extrait du lexique Nietzche (couples antagonistes conceptuels) présenté en fin du hors-série et intitulé : « Tout devenir naît de la lutte des contraires... »

Entretien du 30 juin 2011

On parle beaucoup aujourd’hui de l’actualité de Nietzsche, lui qui se voulait « inactuel  », « intempestif ». Comment expliquez-vous cela ?

Qu’est-ce que cela signifie, l’actualité inactuelle de Nietzsche ? Vous savez que je suis partisan d’adopter le calendrier que Nietzsche a proposé dans sa« Loi contre le christianisme », où il désigne le 30 septembre 1888 comme le premier jour de l’an 1 du « Salut », Salut étant écrit avec un « S » majuscule. Et donc, le 30 septembre prochain, nous serons en 124... Je défends ce nouveau calendrier car celui que nous adoptons n’est plus qu’un calendrier économico-politique. Il est chrétien, soit, mais même si vous vous situez tout à fait en dehors du christianisme, vous ne ferez pas une transaction financière en la datant du « 15 mai 123 », ce ne serait pas recevable. C’est-à-dire que le monde entier suit le calendrier de Grégoire XIII. Il faut considérer cette affaire assez sérieusement... Cela demeure malgré tout bizarre, dérangeant, de dire que nous appliquons tous le calendrier d’une religion à laquelle nous n’adhérons pas nécessairement, et cela d’un bout à l’autre de la planète mondialisée. L’extrême actualité de Nietzsche se situe là, il ironise, il se dit intempestif, autrement dit, il nous interroge sur le temps. « Où en sommes-nous avec le temps ? » C’est la fameuse question qu’Arthur Cravan posait à André Gide. Alors Gide sort sa montre, et lui dit : « Il est 6 heures un quart. » Évidemment, la question avait une portée métaphysique que Gide ne pouvait pas entendre... L’actualité comme l’inactualité de Nietzsche nous pose la même question : « Où en sommes-nous avec le temps ? » Aujourd’hui, nous sommes gavés d’actualités, d’informations, scotchés à ce qui nous arrive, bombardés de nouvelles par la télévision, les radios, le Net, tout ce que vous voulez. Nous sommes submergés par ce qui se passe chaque minute, chaque seconde, en temps réel. Tous ces morts, les cadavres dans les rues, les massacres en direct, tous les jours... Nous sommes pris dans un vertige d’actualités...

Nietzsche se voulait inactuel pour mieux réfléchir à son époque...

Tandis que nous vivons dans une sorte d’actualité perpétuelle... Un présent permanent. Notre vie intérieure est parasitée 24 heures sur 24 par un déluge d’informations, au point de se demander si nous pensons encore, et si c’est même nécessaire de penser. Nous vivons là un saut qualitatif considérable. Il y a toujours eu des tueries sur cette planète, bien avant qu’elle soit en cours de mondialisation accélérée, mais qu’elles forment une actualité perpétuelle nous apprend quoi ? Nous aide à penser en quoi ? Est-ce qu’on pense encore quand il n’y a plus que des faits, du calcul, et plus de pensée, plus d’interprétation ? On retrouve bien là ce que Nietzsche a pressenti, qu’il a vécu comme vertige, cette question abyssale qu’il a posée...« Est-ce que notre époque pense encore ? »

Et qu’en dites-vous ?

« Le désert s’accroît », disait Nietzsche. Il y a 123 ans, il posait déjà toutes ces questions sur le nihilisme de l’époque, la misère intellectuelle et la misère tout court, qui sont constatables partout, à chaque instant... Une autre actualité de Nietzsche m’intéresse. C’est quand il énonce, dans la foulée de « la mort de Dieu », que, désormais, ça va être « plèbe en haut et plèbe en bas ».
Autrement dit, nous avons perdu le sens d’une hiérarchie des valeurs, du goût, des pensées, tout ce qui définit l’ensemble d’une civilisation. Il se demande : « Qu’est-ce qui est encore noble ? » Ce qu’il appelle l’aristocratie a disparu. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une noblesse de privilège, tombée avec la Révolution, il ne s’agit pas non plus d’admirer les mariages princiers ou d’applaudir la « peopolisation » à outrance, qui sont la vulgarité même, de gros spectacles plébéiens, voracement avalés par la foule. Voyez la grande cérémonie à Londres pour le mariage de ce prince. Plèbe en bas, dans la foule, devant les écrans, plèbe en haut, où les people se battent pour être assis près de la reine d’Angleterre. Qu’est-ce qui est noble ? Ce n’est donc pas une noblesse de privilège ou de nouveaux riches, de stars, mais la noblesse d’esprit, la nouvelle déclaration des droits de la noblesse d’esprit, des esprits libres libérés de « l’instinct de troupeau ». Et où la trouve-t-il ? Chez les Grecs bien sûr. Mais aussi dans l’esprit français, les Lumières françaises. Il admire Voltaire, à qui il dédie Humain, trop humain, Voltaire qui a pour lui la qualité du Grec antique, la vitesse d’esprit, le goût pour le style, l’intérêt pour la langue mais aussi l’humour, l’insolence française et ce refus de l’abêtissement religieux...

Vous avez écrit un article sur le thème « Nietzsche, miracle français ». Qu’avez-vous voulu dire ?

Nietzsche, c’est l’art suprême de l’aphorisme, cet art prisé par les grands moralistes français, La Bruyère, La Rochefoucauld, Vauvenargues... J’ai aussi remarqué, ce qui semble inaperçu, que plus il vieillit, plus les mots français se multiplient dans ses textes, notamment le mot « décadence ». Cet art de l’aphorisme, qui n’a l’air de rien, exige une condensation, une concision extrême, et Nietzsche se prend de passion pour cette manière française, qu’il apprécie aussi chez Montaigne et Pascal... C’est un bonheur de se rappeler qu’une telle pensée, à la fois précise, riche, faite de sentences brèves, fortes, ironiques, ait existé. À l’époque où nous vivons, celle de l’interconnexion universelle, du Net, des tweets, des SMS, nous assistons à une généralisation des phrases utilitaires, des textes courts, des expressions tronquées, bref, à un véritable appauvrissement du langage dans la communication instantanée. Or, le fait de pouvoir émettre des pensées remarquables sous une forme compacte, dans une sorte de vitesse profonde, c’est là un des enchantements que procure la lecture de Nietzsche. C’est comme un défi qu’il nous lance. Il écrit des longs passages, et puis, brusquement, il s’interrompt pour livrer une rafale d’aphorismes... Il déploie une poétique, un véritable style, tout en demeurant un moraliste puissant. C’est là son « miracle français ». Il voulait se débarrasser de la lourdeur, de l’emphase de la philosophie allemande, sans parler de sa polémique fondamentale avec Wagner, qui lui a coûté beaucoup d’efforts... L’actualité de Nietzsche ? Eh bien, c’est un écrivain qui se veut français...

Georges Bataille aussi a vu en Nietzsche un frère d’esprit...

C’est sans doute le seul écrivain français qui a eu pour Nietzsche une sorte de dévotion, j’allais dire quasiment religieuse. Je trouve très émouvant que Bataille ait confectionné ce petit livre, Mémorandum, qui est fait de citations de Nietzsche. Il brûle d’une sorte de fidélité pour Nietzsche, sauf que Bataille vit une expérience d’angoisse profonde, jusque dans l’érotisme, qu’il décrit proche de la mort. Alors que Nietzsche, surtout les derniers temps, délivre son terrible diagnostic sur son époque au nom de la joie, d’un hymne à la Vie...

Ce diagnostic du nihilisme, de la morbidité de notre temps, voilà encore l’actualité de Nietzsche ?

Nietzsche disait qu’il fallait exiger trois qualités chez quelqu’un qui se mêlait de penser. D’abord, se situer en dehors de l’université. Cela va de soi. Vous savez de quel poids pèse la « cléricature » universitaire sur les esprits, partout, et surtout en France, avec sa « république des professeurs ». Vous n’avez pas le droit de penser en dehors de la Faculté. Moi-même, je ne suis pas censé penser, comme beaucoup d’autres... La seconde qualité exigée par Nietzsche est d’être un bon philologue. S’intéresser au plus près aux textes, à la langue, au style. La troisième est le coup d’oeil médical. Sans ces trois qualités, vous ne penserez pas très loin, vous resterez un « âne » comme il dit, qui porte le poids des idées reçues... Faire le diagnostic de son époque. Il n’est pas le seul. Un autre médecin de l’âme fait sensation ces mêmes années, ils ont même une amie commune, Lou von Salomé, c’est un certain Freud, qui va parler d’un « malaise dans la civilisation ».

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L’égérie Lou Andreas-Salomé (1861-1937)
Elle a 21 ans quand Nietzsche rencontre à Rome cette jeune Russe d’une beauté singulière et d’une indépendance troublante. Nietzsche la demande en mariage par deux fois mais Lou le quittera pour Ree, leur ami commun. Elle deviendra plus tard la muse de Rilke puis de Freud.

Le coup d’oeil médical de Nietzsche, ce regard porté sur l’homme depuis la « grande santé », repérer ceux qui renient la vie, détestent la joie, s’effraient du tragique, tout cela apporte un éclairage féroce sur notre époque. Je récapitule : pour bien penser donc, fuir l’université, philologie au plus près des grands textes, regard médical, tout ceci pour reconnaître à qui on a affaire, à...

... à des grands malades ou pas ?

(Éclat de rire) ... Oui, à des grands malades. Ouvrez les yeux, dit Nietzsche, regardez bien, la Terre a une maladie qui s’appelle l’Homme, cet être souffrant, malheureux, mais surtout, cette créature qui aime tant souffrir... Ça, c’est blasphématoire. Car Nietzsche dit aimer Stendhal, un autre Français. Or, quelle est la clef de Stendhal ? C’est, à la fin de La Chartreuse de Parme, cette formule magnifique : « Nous les heureux, les peu nombreux », autrement dit nous les « happy few » perdus au milieu d’une foule de très nombreux malheureux. Et Nietzsche va plus loin.

Pour lui, les hommes ne sont pas malheureux par la faute des autres, ou d’un gouvernement despotique, non, derrière la plainte, il voit le nihilisme, le masochisme. Il pense que les hommes sont malheureux « par leur faute » ! Ça, ce n’est pas du tout chrétien. Si vous dites ça aujourd’hui, dans un monde où l’on vous vend interminablement de la plainte, où prospèrent, comme disait Guy Debord, « ceux qui sont toujours prêts à prolonger la plainte des opprimés », vous êtes très mal vus. Vous allez contre « les prédicateurs de la mort », comme les appelle carrément Zarathoustra. Autrefois, le clergé se chargeait d’entretenir la plainte, il a fait ses preuves dans le déni de la vie et de la libre-pensée, avec constance, très longtemps. Mais vous en avez un autre aujourd’hui. Vous pouvez l’appeler comme vous voulez, « les intellectuels », par exemple. C’est un clergé en France. Des employés qui prolongent le malheur, l’entretiennent, des fonctionnaires de l’information triste, ou, comme dit Debord encore, « les salariés surmenés du vide ». Aujourd’hui, nous assistons à une véritable industrialisation de la plainte et du vide. Je l’entends sans cesse dans les médias. Attendez-vous à ce que la presse aille de plus en plus dans ce sens... Plainte, perte de pensée, éloge du vide, mariages princiers, people, publicité... C’est la logique même du nihilisme annoncé par Nietzsche. Nous aimons le vide, nous aimons le malheur. Un autre esprit français, La Boétie, l’ami de Montaigne, parlait très justement de « la servitude volontaire ». Nietzsche aiguise cette pensée, il insiste sur la « volonté » de cette servitude. Plutôt « vouloir le rien » que ne rien vouloir, dit-il. Voilà la définition même du nihilisme d’aujourd’hui. Plutôt un lent suicide, ne rien vouloir de grand, de noble, d’exaltant, rester dans le ressentiment et la jérémiade, sans affirmation de valeurs fortes, sans vivre des choses fortes, c’est-à-dire la vie vécue comme une mort lente. Ou alors, le suicide immédiat, à répétition, comme à France Télécom, ou alors le kamikaze qui se fait exploser quelque part au Pakistan ou ailleurs. Choc des civilisations, choc des religions, dit-on aujourd’hui. Choc des incultures, faudrait-il dire... Il ne s’agit pas de faire de l’apocalypse bon marché, ou du « déclinisme », le diagnostic comporte toujours, dans sa radicalité négative, une contre-proposition. D’où l’actualité de Nietzsche encore. Je vous fais mon diagnostic, je vous montre l’esprit de vengeance, le ressentiment, la volonté de vide, et puis je vous parle du surhomme et de l’éternel retour...

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Portrait de Nietzsche signé E. Munch, Weimar

De supposer un éternel retour de nos actes, c’est aussi se demander : « Que faites-vous de votre vie ? »

C’est la grande question. Que faites-vous de votre vie, de votre corps ? Et c’est là où les dernières années de Nietzsche apparaissent vraiment extraordinaires. Tout se passe en cinq ans, 1883-1888, comme j’ai essayé de le montrer dans Une vie divine. Qu’est-ce qui se passe ? Il marche quatre, cinq heures par jour, se nourrit frugalement, habite dans une petite pension de famille, il est obligé d’écouter tous les jours les conneries de ses voisins, donc il se retire dans sa chambre. Il écrit tout le temps. Et puis il envoie les manuscrits à son éditeur, va à la poste, reçoit les épreuves, les corrige, les renvoie. Tout ça, dans une indifférence quasiment totale. Il publie. Personne ne répond. Il annonce des choses extraordinaires. Tout le monde s’en fout. Cela rappelle la fin de vie de Mozart. Une fécondité impressionnante, dans un dénuement terrible. C’est l’époque où il compose Le Mariage de Figaro, Cosifan tutte, Don Juan, La Flûte enchantée, Titus... Cosi est un opéra flamboyant et joyeux, j’allais dire nietzschéen. Pourtant, au même moment, Mozart est criblé de dettes, il emprunte à son épicier, il est très malade. Comme Nietzsche. Et pourtant, ils écrivent des chefs-d’oeuvre admirables. Nietzsche loue la lumière du Sud, Venise. À la fin, il a des formules tout à fait étonnantes, il se demande s’il n’aimerait pas « les petites femmes de Paris »(où il n’est jamais allé), il conserve un esprit de fête, il loue la Vie et Dionysos, le dieu dansant, sans parler de son ironie mordante, sa défense du goût et cette gaieté. Il écrit : « Reste avec nous, ne nous abandonne pas, frivolité. »

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Nietzsche en tenue dionysiaque

Une vision très noire de Nietzsche a longtemps circulé, comme s’il n’avait pas été le philosophe du dionysiaque...

L’actualité de Nietzsche, ce sont aussi toutes les récupérations falsificatrices de son oeuvre. Sa soeur, les nazis, Hitler, les fascistes italiens, ou encore les fatwas communistes dénonçant un idéologue de la force. C’est à se demander : « Mais l’ont-ils lu ? Où est passé le texte ? » C’est la grande question. Qui sait encore lire ? N’importe quel psychanalyste vous dira qu’aujourd’hui la plainte la plus entendue sur le divan, c’est : « Je n’arrive pas à lire plus de vingt ou trente lignes... Et même celles-là, je les oublie. » C’est pareil pour les récupérations de gauche, le fameux nietzschéisme de gauche, alors que ces deux mots se dissolvent dès qu’ils sont prononcés.

Nietzsche fait une critique acérée de certaines idées de gauche, comme l’égalitarisme et le socialisme d’État...

À son époque, celle de la Première Internationale, du Manifeste du parti communiste, de Marx et de Bakounine, le socialisme se développe, devient autoritaire, et, pour Nietzsche, il s’agit de la continuation du rousseauisme. Lui aime Voltaire, pas Rousseau. Il faut regarder de près... Voltaire est détesté par la droite puisqu’il n’est pas dévot, il n’est pas aimé par la gauche parce qu’il est mort riche. Bref, Voltaire est haï partout, comme Nietzsche. Ce n’est pas un hasard si Nietzsche écrit : « Voltaire, l’homme le plus intelligent avant moi ! » C’est dit avec humour, bien sûr, mais il le pense. Il voit en lui la noblesse d’esprit dont nous parlions, une noblesse ouverte à tous, pour qui veut, qui n’a rien à voir avec l’égalitarisme de Rousseau et du contrat social... D’ailleurs, Nietzsche ne propose pas un programme politique et social, il ne bâtit pas un système de pensée, une idéologie, il n’offre pas une vision pour des croyants divers. Il vous donne tout ce qu’il faut pour aller à contre-courant de ce qui est seriné à chaque instant. Est-ce qu’il est élitiste ? (gros soupir) Stendhal, qui parle des rares gens heureux, est-il élitiste ? « Songe, lecteur bénévole, à ne pas haïr et à ne pas avoir peur... » écrit-il dans sa préface à Lucien Leuwen. « Lecteur bénévole »... Personne ne vous oblige à découvrir le bonheur de lire. Nietzsche est-il élitiste ? Pour commencer, il déteste ceux qui lui font la morale...

La «  moraline  », dit-il...

Il critique sans arrêt la moraline. Je sais de quoi je parle. On me verse au moins trois verres de moraline par jour. Sans que les gens en soient forcément conscients. C’est instinctif, une seconde nature. Tout est jaugé, jugé, apprécié, en fonction de la morale, « la faiblesse de la cervelle » comme dit Rimbaud magnifiquement. C’est-à-dire, aussi, l’hypocrisie même. Car nous possédons un corps, il y a de la jouissance, c’est cela que rappelle Nietzsche constamment, la morale restreint le corps, la morale parle du corps, la morale se déguise... Son livre Par-delà bien et mal a toujours été mal interprété. Cela ne veut pas dire que le bien est négligeable, ou qu’il veut faire du mal un bien. Cela signifie qu’il existe une position philosophique évitant d’être sans cesse dans un type d’évaluation morale, moralisante, ou calculatrice... Vous connaissez l’expression qui revient sans cesse aujourd’hui : « On va vous évaluer ». La rentabilité a envahi la morale, elle devient la nouvelle morale. L’évaluation technique du profit, du résultat, se fait toujours au nom de la morale, maintenant. Je vais vous dire le chiffre juste, le bon résultat chiffré, c’est-à-dire le bien. Or, comme le montre Nietzsche, il existe d’autres critères pour réfléchir au bien et au mal, au-delà de cette morale étouffante.

Après le diagnostic, Nietzsche propose quelques remèdes malgré tout...

Dans L’Antéchrist, un texte extraordinaire, quand il proclame la fin du christianisme et notre entrée dans l’ère du Salut, il nous annonce la guérison. Nous avons enfin trouvé l’issue, dit-il, exalté, après deux milliers d’années. Nous sortons enfin de ce labyrinthe de l’ère chrétienne, du protestantisme et de sa haine de la vie. C’est, pour Nietzsche, une espèce d’illumination, il n’y a pas d’autre mot. Voici l’ère du Salut. Maintenant, là, tout de suite, dans le corps, dans ce très bizarre corps habité par le langage comme Mozart par la musique, d’une façon très difficile à imaginer. Ce corps pris de cette frénésie de marche et d’écriture. Ce corps saisi d’une créativité absolument invraisemblable, dans le vide, solitaire. Essayez de marcher cinq heures par jour et d’écrire en trois semaines Ainsi parlait Zarathoustra...

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Une lettre à son ami Peter Gast datée du 1er février 1883 dans laquelle il lui dédie Ainsi parlait Zarathoustra

Alors, il vous parle du « surhomme », il n’entend pas une quelconque race supérieure bien sûr, il veut dire l’homme échappé du nihilisme, l’homme redevenu créateur, joyeux, qui a fait sien le vers de Hölderlin, peut-être son poète préféré : « Là où croit le péril, croit aussi ce qui sauve. » Et aussi : « Qui pense le plus profond, aime le plus vivant. »

Philippe Sollers

propos recueillis par Frédéric Joignot

Première mise en ligne le 20-09-11.

Le Monde, Hors-série,
Une vie une oeuvre
Frédéric Nietzsche, L’Éternel retour
juin 2011

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Lou von Salomé

... Le Gai Savoir (1882) commence à dévoiler une révélation jusque-là tenue secrète : durant l’été 1881, en effet, Nietzsche a séjourné pour la première fois à Sils-Maria, en Haute-Engadine, aux paysages sublimes de lacs et de montagnes (il y passera désormais presque tous ses étés jusqu’en 1888) ; là, « 6000 pieds au-dessus de la mer et bien plus haut encore, par-delà toutes choses humaines [1] », il est frappé par une vision bouleversante : celle de l’Éternel retour. il n’en parlera à personne pendant une année entière, jusqu’à ce qu’il trouve enfin celle qu’il pense pouvoir devenir sa disciple tant attendue : Lou von Salomé, qui deviendra, en 1887, madame Andreas-Salomé. Elle se souvient, douze ans plus tard, du moment où Nietzsche lui a révélé cette pensée : « Jamais je ne pourrai oublier les heures où il me la confia pour la première fois, comme un secret dont la vérification et la confirmation lui causaient une horreur indicible : il le fit à voix basse, et avec les signes manifestes de la terreur la plus profonde » [2]

C’est à Rome, au printemps 1882, grâce à Malwida et Paul Rée, que Nietzsche rencontre cette jeune Russe de 21 ans, d’une beauté singulière et d’une indépendance troublante. Les choses vont alors très vite : Nietzsche la demande en mariage par deux fois, Paul Rée se fait entremetteur, quoiqu’il soit lui aussi amoureux de la jeune fille. Malgré le risque de scandale, on projette une vie à trois,

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Fouette cocher ! Lou tient le fouet.
« La Trinité » : Nietzsche (à droite) avec Lou von Salomé, l’amie et confidente, et Paul Rée, l’ami et rival, en mai 1882.

un couvent d’esprits libres sur le modèle sorrentin, où Lou imposera une fraternelle chasteté. Mais en réalité, elle privilégie le tête-à-tête. Elle passe une partie de l’été avec Nietzsche à Tautenburg, non loin de Naumburg. La soeur de Nietzsche joue les chaperons, mais cherche à semer la discorde, car elle déteste cette jeune fille « débraillée  ». Pour cette fois, c’est en vain : les deux amis refont le monde, et Nietzsche, exceptionnellement, se livre tout entier : « Il est étrange, se souvient Lou, que, sans le vouloir, nos conversations nous mènent à ces abîmes, à ces endroits vertigineux que l’on a un jour escaladés seul pour sonder les profondeurs. Nous avons toujours choisi les sentiers muletiers et, si quelqu’un nous avait écoutés, il aurait cru entendre parler deux démons [3]. » Mais, après ce séjour, Lou rejoint Rée et n’entend pas que Nietzsche la suive. L’équilibre affectif d’une telle « trinité » était trop précaire pour être tenable. Elisabeth renouvelle ses attaques calomnieuses, et Nietzsche, que l’isolement rend influençable, se montre pusillanime, versatile et même insultant. Il va trop loin, et la rupture ne peut être évitée.

Il regrettera amèrement la perte de Lou : il se sent « un homme qui, concernant le secret du but de son existence, n’a aucun confident : celui-là ne peut dire à quel point sa perte est grande, lorsqu’il perd l’espoir de rencontrer un être semblable » [4]. À Rée, dont il a perdu aussi l’amitié, Nietzsche rendra hommage dans La Généalogie de la morale, à propos de son ouvrage sur L’Origine des sentiments moraux : « Peut-être n’ai-je jamais rien lu qui suscitât si fort en moi la contradiction, à chaque phrase, à chaque conclusion, sans en éprouver cependant la moindre contrariété, aucune impatience. » [5]

Quant à Lou Andreas-Salomé, qui deviendra la muse de Rilke puis de Freud, nous lui devons non seulement la première grande synthèse sur la pensée du philosophe (Friedrich Nietzsche à travers ses oeuvres, 1894), mais aussi, dans ce livre, l’un des plus beaux portraits qu’un proche ait jamais écrit sur lui. Cette évocation mérite d’être citée un peu longuement : « Sans doute une première rencontre avec Nietzsche n’offrait-elle rien de révélateur à l’observateur superficiel. Cet homme de taille moyenne, aux traits calmes et aux cheveux bruns rejetés en arrière, vêtu d’une façon modeste bien qu’extrêmement soignée, pouvait aisément passer inaperçu. Les traits fins et merveilleusement expressifs de sa bouche étaient presque entièrement recouverts par les broussailles d’une épaisse moustache tombante. Il avait un rire doux, une manière de parler sans bruit, une démarche prudente et réfléchie qui lui faisait courber légèrement les épaules. On se représentait difficilement cette silhouette au milieu d’une foule : elle était marquée du signe qui distingue ceux qui vivent seuls et en marche. Le regard en revanche était irrésistiblement attiré par les mains de Nietzsche, incomparablement belles et fines, dont il croyait lui-même qu’elles trahissaient son génie. (...) Ses yeux aussi le révélaient. Bien qu’à moitié aveugles, ils n’avaient nullement le regard vacillant et involontairement scrutateur qui caractérise beaucoup de myopes. Ils semblaient plutôt des gardiens protégeant leurs propres trésors, défendant des secrets muets sur lesquels aucun regard indésirable ne devait se porter. Sa vue défectueuse donnait à ses traits un charme magique et sans pareil ; car au lieu de refléter les sensations fugitives provoquées par le tourbillon des événements extérieurs, ils ne restituaient que ce qui venait de l’intérieur de lui-même. Son regard était tourné vers le dedans, mais en même temps dépassant les objets familiers il semblait explorer le lointain ou, plus exactement, explorer ce qui était en lui comme si cela se trouvait loin. » [6]

Dorian ASTOR (extrait de l’article « Humain, trop humain »)

Le Monde / Hors-Série FRIEDRICH NIETZSCHE, juin 2011.

Sélection de liens sur pileface

Une vie divine

L’évangile de Nietzsche, entretien avec Vincent Roy

Nietzsche et la philosophie à venir

Nietzsche, miracle français (DVD) Un film de Jean-Hugues Larché.

Friedrich Nietzsche, Un Voyage Philosophique, un film de Alain Jaubert.

Nietzsche et Voltaire.

En 124 - où en sommes-nous avec le temps ? .


« Tout devenir naît de la lutte des contraires...  »

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Comment philosopher à coups de marteau.
Illustration Frédéric Pajak
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La vie et l’œuvre de Nietzsche voient s’affronter des personnages et des concepts contradictoires ; un lexique en fin du hors-série présente quelques-uns de ces couples conceptuels. Il a été établi par Dorian Astor, philosophe et germaniste, auteur d’un Dictionnaire Nietzsche (Robert Laffont, coll « Bouquins », 2017), avec le souci de respecter le mouvement de la pensée nietzschéenne. Nous vous en proposons ci-après un extrait avec deux entrées du lexique :

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APOLLON ET DIONYSOS

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Quand il s’interroge sur la signification philosophique de la tragédie-grecque (La Naissance de la tragédie, 1872), le jeune Nietzsche comprend qu’elle propose une réponse prodigieuse à l’éternelle question de la souffrance existentielle : La tragédie grecque ne fait pas de morale, elle justifie toute la tension douloureuse du monde dans une vision esthétique, elle réconcilie les deux forces antagonistes que Nietzsche retrouve à la source de toute souffrance, ·et qui traversent toute réalité : le couple divin Apollon et Dionysos, l’apollinien et le dionysiaque conçus comme les deux pulsions élémentaires de la nature et de l’humanité. Avec Dionysos, la vie est flux et devenir perpétuel, démesure, excès aveugle, réalité supra-individuelle - c’est le principe dionysiaque de métamorphose. Avec Apollon, la vie se donne comme création d’images et de formes individuelles, de limite et de mesure - c’est le principe apollinien de l’apparence. Ainsi l’apollinien est toujours puissance de régulation du dionysiaque, et le dionysiaque puissance de débordement de l’apollinien. Nietzsche exprime cet antagonisme constitutif de tout ce qui vit en une série d’analogies : opposition psychologique entre l’état de rêve et l’ivresse ; opposition métaphysique entre le monde conçu comme apparence illusoire et le monde conçu comme instinct aveugle ; opposition esthétique entre les arts visuels et plastiques ( dont la poésie épique, où l’homme se contemple dans le mythe) et les arts non plastiques, essentiellement ).a musique (sous la forme du dithyrambe, où l’homme fait l’expérience, par le chant et la danse, d’une transe collective).

Nietzsche voit ces oppositions surmontées, transcendées, et en même temps justifiées par la tragédie grecque. Du fait que la tragédie grecque réussisse à allier le dionysiaque et l’apollinien, sans rien retrancher, Nietzsche tire des conséquences philosophiques : il diagnostique une décadence de la culture dans l’abandon de la dimension tragique de toute vie au profit d’un triomphe de la dialectique socratique et de la morale platonicienne. Pour lui, l’alliance des forces contraires a été défaite, les excès, la joie, la force esthétique du dionysiaque ont été refoulés, la mesure apollinienne a été fixée en un schématisme logique, et le sens du tragique oublié. Et par la suite, dans le sillage de Socrate et Platon, le christianisme a promu l’esprit contre le corps, la science contre l’art, la vérité contre l’illusion, la conscience contre l’inconscient, le mondé idéal contre le monde phénoménal : il a condamné la vie et sa tragédie au lieu de l’affirmer. Pour reconquérir le dionysiaque, Nietzsche réunit peu à peu les deux principes antagonistes en un seul dieu : tandis qu’Apollon disparait des textes, Dionysos recueille aussi l’essentiel des qualités apolliniennes. Il devient la force primordiale de l’univers : le principe porteur de la réconciliation entre être et apparence, vérité et illusion, conscience et pulsion. Si bien qu’à la fin de sa vie, Nietzsche fait de Dionysos une nouvelle figure de « rédempteur » opposé au « Crucifié ».

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ÉTERNEL RETOUR ET DEVENIR

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Nietzsche affirme le fond pulsionnel de toute vie, ce principe « dionysiaque  » selon lequel le devenir, l’illusion et la métamorphose forment la seule réalité, sans origine ni destination, comme un « hasard devenu nécessité ». Il conçoit le devenir en dehors de toute opposition avec l’Être, cette invention des philosophes. Pourtant, parvenu à la maturité, Nietzsche fait un choix extrêmement difficile : il affirme que le devenir lui-même est le principe de permanence de la vie, et il implante de l’éternité au cœur de la métamorphose incessante du monde. Il s’agit moins de fonder une ontologie ( qui privilégierait la fiction d’un Être permanent) qu’une éthique, c’est-à-dire la possibilité pour chaque homme d’affirmer courageusement que le monde est devenir et changement perpétuel. Ainsi, dans Le Gai Savoir, Nietzsche se demande : que dirais-tu si tu devais revivre tous les instants de ta vie une infinité de fois ? Peut-être serais-tu écrasé par cette pensée, effrayé, pris par un immense dégoût de ton existence ; mais peut-être, si tu affirmais chaque geste de ta vie au point d’en vouloir la répétition infinie, y gagnerais-tu une légèreté, une force, une joie, des valeurs nouvelles. Penser le retour éternel de toute chose conférerait à chaque instant l’épaisseur de l’éternité, chaque seconde affirmerait le tout de ton existence et du monde, dans un parfait acquiescement au destin, un grand « Oui » à la Vie. Ce serait l’Amor fati, l’amour du destin. La pensée de l’Éternel Retour, Nietzsche l’a éprouvée comme une vision transfiguratrice, survenue en 1881 devant la splendeur du lac suisse de Silvaplana. Tout le projet d’Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) tend à s’approprier cette révélation bouleversante, à surmonter le dégoût existentiel et l’effroi qu’elle suscite, à forger la volonté pour chacun d’entre nous d’un retour éternel de toutes nos actions, et de toutes choses.

Car si Nietzsche a parfois tenté d’étayer sa vision par des théories physiques (la constance de la quantité d’énergie dans le monde, qui oblige, à un moment donné, le retour de toutes les configurations de forces qui constituent la réalité), la pensée de l’Éternel Retour est avant tout un geste éthique, une décision philosophique comparable au « pari » de Pascal ou à « l’impératif catégorique » de Kant (et en concurrence avec eux), une expérience de la volonté et de l’affirmation de ses valeurs, et du tragique de la vie, qui doit modifier radicalement notre rapport au monde.

Une expérience de l’éternité telle que nous ne serions peut-être plus tout à fait humains... mais surhumains.


[1Fragment posthume 11 [141], août 1881.

[2Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche à travers ses oeuvres.

[3Lou Andreas-Salomé, Ma vie, 1935.

[4Lettre à Malwida von Meysenbug, 1er janvier 1883.

[5La Généalogie de la morale.

[6Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche à travers ses oeuvres.

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