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Nietzsche et la philosophie à venir

La vidéo du débat du Monde avec Clément Rosset, Philippe Sollers et Dorian Astor le 27 juin 2011

D 7 juillet 2011     A par Albert Gauvin - C 5 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Nietzsche et la philosophie à venir

Peu d’oeuvres ont été aussi falsifiées et caricaturées que celle du philologue et philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1840-1900). Ce fut une tâche difficile pour Philippe Sollers, romancier et éditeur, Clément Rosset, philosophe, et le jeune germaniste Dorian Astor de réhabiliter, en deux courtes heures, la richesse d’un auteur dont les derniers manuscrits ont été remontés et défigurés par sa soeur Elizabeth, afin de les mettre au service de l’idéologie nazie. Une pensée qui fut par la suite, trop souvent, réduite à quelques grands concepts dressés comme des épouvantails, "le surhomme", "la volonté de puissance", "l’éternel retour", "l’Antéchrist", ou encore critiquée comme étant incohérente, confuse ou trop poétique.

Clément Rosset, Frédéric Joignot (Le Monde), Philippe Sollers et Dorian Astor (Bruno Lévy pour Le Monde). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Philosophie du soupçon

Pour commencer, Dorian Astor a expliqué comment Nietzsche, s’attaquant "à coups de marteau" à la morale dans Par-delà bien et mal, a développé une pensée du "soupçon", que vont ensuite reprendre Freud, puis Michel Foucault. Que soupçonne Nietzsche ? "Derrière la morale et l’idéalisme, derrière la philosophie et les bons sentiments règnent les pulsions, les désirs, l’inconscient, la volonté de dominer. Pour lui, tout jugement de l’intellect trahit un jugement de goût, le "oui" ou le "non" du palais et du corps, révèle en fait des préférences... Il démasque des luttes de pouvoir derrière la froideur de la rationalité. Il débusque des politiques de domination sous la pensée logique et le calcul. Il voit des généralités inutiles dans le langage des philosophes. Il se méfie des idées d’universalité, de substance, d’Etre, tous ces concepts qui nous font croire que le réel se déploie en dehors de nous, dans l’En-soi, sans oser s’avouer qu’en fait nous l’interprétons en fonction de nos envies et notre volonté. Autrement dit, Nietzsche se livre à une critique radicale de toute la philosophie depuis Platon !

Et comme lui-même est philosophe, il tente d’inventer des manières d’écrire, réfléchir, argumenter qui font exploser le style classique en philosophie. Il procède par aphorismes, avec la poésie, la prophétie, l’humour, et tente de réécrire toute l’histoire de la morale et des valeurs en la minant de l’intérieur."

Philippe Sollers a continué sur cette lancée : " Les philosophes sont des prêtres masqués, voilà la découverte de Nietzsche. La théologie a enfanté la philosophie. Le prêtre comme le philosophe a besoin du péché et tous deux ne cessent d’affirmer qu’il existe une douleur indépassable. C’est là où Nietzsche exerce une critique fabuleuse. Dès qu’on ose dire que dans la souffrance il y a de la plainte, ou que la joie pourrait l’emporter sur la douleur, on a toujours contre soi toute la "prêtraille". Nietzsche est moderne. Des professeurs de philosophie qui donnent des grandes leçons de morale, nous en connaissons aujourd’hui, n’est-ce pas ?"

La falsification

Puis la discussion a tourné sur le supposé antisémitisme de Nietzsche et son prétendu appel à créer un "surhomme", une race supérieure. Philippe Sollers a montré, en lisant des passages de lettres très claires, combien Nietzsche détestait "l’antisémitisme militant" de sa soeur et de son beau-frère. Il a rappelé qu’elle a accueilli Hitler au Centre des archives Nietzsche — qu’elle dirigeait — pour lui donner la canne de son frère. Il a ajouté : " Nietzsche ne supportait pas la lourdeur de la pensée allemande, son patriotisme, qu’il retrouve jusque dans la musique de Wagner. C’est un prophète visionnaire. En s’attaquant à l’antisémitisme, au nationalisme, il annonce la catastrophe allemande. D’ailleurs, il refuse de se dire allemand, il se dit "sans patrie", il se présente comme un "Polonais". C’est cela que sa soeur cherche à falsifier. Quand Nietzsche tombe malade, elle va aussitôt détruire certaines pages afin que, une fois guéri, il ne puisse plus les lire."

Puis Clément Rosset expliqua qu’en fait le "surhomme", pour lequel on a tant critiqué Nietzsche, "est un terme tardif qui fait une brève apparition dans Zarathoustra. Il ne désigne pas chez lui une race supérieure, mais le philosophe à venir, enfin dégagé du poids du christianisme, capable de forger des nouvelles valeurs après "la mort de Dieu". Plutôt que le "surhomme", il entend exalter la joie, l’allégresse.

C’est là le grand apport de Nietzsche, affirmer que nous pouvons surmonter nos peines en acceptant le tragique de la vie. C’est là sa devise. Amor fati. Aimer son destin. Nietzsche se méfie de toute morale qui nous empêche de vivre et fuit dans l’illusion religieuse, il rejette l’esprit réactif, de revanche, le ressentiment, il développe une philosophie du "oui" à la vie. A la fin de Zarathoustra, dans le chant de l’ivresse, il décrit avec une étrange extase combien l’allégresse est plus forte que la tristesse".

Dionysos, le dieu philosophe

La discussion a tout naturellement continué sur Dionysos, le dieu de la joie. Toute sa vie, depuis La Naissance de la tragédie jusque dans ses derniers textes, Nietzsche a été hanté par Dionysos, "le dieu philosophe" comme l’a expliqué Dorian Astor : "Pour lui, la tragédie grecque ne fait pas de morale, elle réconcilie dans une vision esthétique deux forces fondamentales qui traversent les hommes et le monde, Dionysos et Apollon. Dionysos incarne la vie comme devenir, démesure, excès, transe, ivresse, cruauté, métamorphose, tout ce qui soulève l’homme, le supra-individuel.

Apollon, un autre dieu cruel, représente la limite, la mesure, la belle forme, la régulation. Dans le monde grec des débuts, la destinée humaine mise en scène dans la tragédie exprime le dialogue entre les deux dieux. Car l’homme est multiple, chez lui l’apollinien contient la puissance dionysiaque, qui à son tour déborde la retenue et la raison. Pour Nietzsche, le dionysiaque disparaît avec la mort de la tragédie et l’arrivée de la philosophie.

C’est Apollon qui l’emporte, c’est-à-dire l’apparence contre l’instinct, les arts visuels contre la musique, la belle forme contre la tragédie. Socrate pour lui est apollinien. En disant chercher la "vérité" de l’Idée, plutôt que l’interprétation, il invente l’idéalisme. L’alliance des contraires est défaite, la tragédie et l’acceptation de la souffrance reniées, le dionysiaque refoulé. La décadence de la culture commence là, elle ouvre la voie au christianisme, au poids du péché, aux morales du ressentiment. Mais, pour Nietzsche, le mythe de Dionysos n’est pas mort pour autant. Il revient éternellement."

Philippe Sollers a conclu en expliquant comment nous sommes entrés dans l’âge de Dionysos, l’ère du "salut" selon Nietzsche : " Comme vous le savez, nous sommes en 2011. Aucune transaction financière ne sera avalisée si elle n’est pas datée de ce jour, le 27 juin 2011. Que vous soyez chrétien, musulman, athée, si vous voulez faire des affaires, vous devez adopter le calendrier d’un pape, Grégoire XIII. C’est ainsi, l’agenda économico-politique est catholique. Nietzsche l’avait bien compris.

Et, comme c’est un philosophe de la dynamite, il a décidé de changer le calendrier, comme avant les révolutionnaires français. Il a décidé de prendre le 30 septembre 1888, à l’époque où il achève d’écrire L’Antéchrist, comme le premier jour de l’ère du "Salut", avec un grand "s". Alors pensez-y le 30 septembre, vous passerez en l’an 124 du nouveau calendrier nietzschéen...".

Friedrich Nietzsche l’Eternel retour. Hors-série "Le Monde", disponible en kiosques, 122 p.

Le Monde du 01.07.11

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Débat du journal Le Monde

le 27 juin 2011 (en partenariat avec la Fnac)

Extraits

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Les interventions de Sollers filmées par G. K. Galabov sont ici.

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A lire, parus récemment :
Nietzsche : Inédits, Manucius.
Guillaume Métayer, Nietzsche et Voltaire : de la liberté de l’esprit et de la civilisation, Flammarion.

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5 Messages

  • Albert Gauvin | 28 juillet 2015 - 11:21 1

    Réponse à Tonio.
    Vous avez raison : Rosset ne semble guère avoir lu Heidegger.
    Rosset a raison : la "volonté de puissance" n’est pas un livre de Nietzsche (il existe pourtant, sous ce titre, chez Gallimard).
    Vous devriez quand même lire Rosset.


  • Tonio | 27 juillet 2015 - 20:14 2

    Je viens de lire dernièrement un article de Clément Rosset sur Nietzsche et je suis en désaccord avec ce qu’il dit de Heidegger à tel point que je le soupçonne de ne pas l’avoir réellement lu. En tout cas il reste prisonnier de la métaphysique en ce sens que pour lui tout fonctionne par un jeu d’oppositions : d’un côté il y a les affirmateurs (Nietzsche...), de l’autre les négateurs ( Heidegger...), il y a le vrai il y a le faux, le sensible le suprasensible etc... Alors que justement tout le travail de Heidegger est une recherche d’un temps antérieur à la métaphysique qui prend en compte le monde, le tout dans sa totalité sans le diviser en deux parties contradictoires. De fait Heidegger vise à retrouver la question de l’être abandonnée presque dès l’origine de la philosophie avec Platon qui fonde la différence entre un monde vrai, le monde des idées, et un monde faux, trompeur, celui du sensible. C’est pourquoi Heidegger se passionne pour les "Présocratiques" chez lesquels il voit une chance pour un autre chemin philosophique que celui de la division, puisque basé sur l’unité où la pensée, la science et la poésie marchent de concert malgré leur profonde différence. Jamais Heidegger, comme dit Rosset, ne "réfute le sensible". Je le mets au défi de trouver dans son œuvre (qui est colossale) ne serait-ce qu’une phrase de Heidegger prouvant cela. L’être n’est pas l’étant et l’être n’est pas en dehors de l’étant ni ne lui est supérieur ou dans un monde au-delà, il est le simple qui surgit au cœur de l’écoute et de la méditation et pénètre l’humain qui se trouve soudain dépaysé (ou comme à l’étranger ici dans le familier). Je m’étonne en lisant dans l’Obs que Rosset "est l’auteur d’une œuvre extrêmement originale" alors que ce qu’il écrit sur Parménide et Heidegger dans cet article est extrêmement "bateau" et digne d’un niveau de terminal c’est-à-dire sans intérêt en ce qui me concerne. Je n’ai plus l’âge ni le temps de faire joujou avec des concepts. La pensée doit pour moi déboucher sur "des retrouvailles" ou comme dit Heidegger sur une entente de l’être ou si j’étais poète, ramener le frisson d’être, le parfum de la phusis.


  • A.G. | 27 juillet 2015 - 14:52 3

    "Nietzsche ou la joie par-dessus tout", par Clément Rosset. A lire ici. L’entretien en pdf


  • A.G. | 12 février 2014 - 12:05 4

    France Culture et « Les Nouveaux chemins de la connaissance » consacrent cette semaine une série d’émissions à Nietzsche sous le titre, Le Crépuscule des idoles de Nietzsche.
    La 1ère émission : Philosopher en maniant le marteau (avec Céline Denat).
    La 2ème : Ce que je dois aux Anciens (avec Yannis Constantinides).
    La 3ème a pour invité Dorian Astor, ancien élève de l’ENS, germaniste, philosophe et musicologue. Incursions d’un inactuel.

    La 4ème, demain jeudi : Comment le « vrai monde » finit par tourner à la fable (avec Paolo d’Iorio).


  • A.G. | 22 juillet 2011 - 11:51 5

    Généalogies de la morale : Nietzsche moraliste

    avec :
    _ Louis Van Delft, professeur honoraire à l’Université de Paris Ouest
    _ Dorian Astor, agrégé d’allemand, auteur, rédacteur, dramaturge.

    franceculture.

    PS : « Les Nouveaux Chemins de la connaissance » sera désormais présenté par Adèle Van Reeth. On ne doute pas qu’elle saura éveiller les auditeurs comme l’a fait Raphaël Enthoven.