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La divine perception : Méditerranée - L’Ordre, J-D. Pollet, 50 ans après...

par Jean-Paul Fargier et Philippe Sollers

D 4 avril 2020     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Raimondakis dans L’Ordre.

« Le goût est le meilleur juge. Il est rare.
L’art s’adresse à un nombre excessivement restreint d’individus. »
Paul Cézanne, Lettre à Émile Bernard.

« Quand la sensation est à sa plénitude,
elle s’harmonise avec tout l’être.
Le tourbillonnement du monde, au fond d’un cerveau,
se résout dans le même mouvement que perçoivent,
chacun avec leur lyrisme propre,
les yeux, les oreilles, la bouche, le nez... »
J. Gasquet, Cézanne [1].


Méditerranée et L’Ordre.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Jean-Daniel Pollet, né le 20 juin 1936 à La Madeleine-lez-Lille, meurt le 9 septembre 2004, à l’âge de 68 ans à Cadenet dans le Vaucluse où il résidait. En 2006, Jean-Paul Fargier termine le dernier film de Pollet Jour après jour [2]. Peu après, en février 2007, Fargier donne un long entretien à la revue en ligne Ironie dans lequel il revient sur sa rencontre avec le cinéaste et sa découverte de Méditerranée. Témoignage important car Fargier y révèle les notes qu’il prit lors de sa première vision du film. Important aussi dans la mesure où le futur réalisateur de Paradis video évoque les liens entre Pollet et Sollers et les affinités de perception qui pouvaient les réunir.
En mai 2007, Philippe Sollers, de son côté, donne un interview à la revue Reliance, spécialisée dans l’étude du handicap. Il raconte, lui aussi, comment s’est faite sa rencontre avec Jean-Daniel Pollet, grâce à l’« extrême attention » qu’ils portaient tous deux « à la qualité plastique de la réalité, aux objets et à la couleur ». Sollers parle aussi longuement de L’Ordre, film que Pollet réalisa en 1973 (plus méconnu encore que Méditerranée) et que, la rétrospective Pollet, prévue à la Cinémathèque française ayant été annulée, je vous propose finalement de (re)découvrir avec des témoignages de J-D. Pollet et de Maurice Born.
En haut lieu, après avoir claironné que « nous sommes en guerre » (contre un ennemi invisible, le coronavirus), l’opération « résilience » a été lancée, mais la majorité des citoyens ne sont pas « en première ligne » parce que « confinés ». Que n’a-t-on pas dit sur ce confinement ! Je renvoie à la dernière chronique de Y. Haenel, si mal comprise, Le néant comme chance [3]. Dans L’Ordre, sur l’île de Spinalonga, Raimondakis, « le génie de la lèpre », nous dit ce qu’il en fut d’un tout autre confinement et, nous regardant droit dans les yeux, a ces mots, terribles : « Vous nous plaignez pour la maladie, pourtant je crois que c’est nous qui devons vous plaindre, car si nous, une muraille nous sépare de la jungle, de la vie, nous avons pourtant trouvé la cible et le but de la vie, ici dans la fournaise de la maladie et de l’isolement », puis, plus loin : « je vous plains, je dis ça sincèrement, pour votre indifférence ; un jour, vous deviendrez vous-mêmes des détersifs et vous habiterez dans les ordures ». A méditer. — A.G.


Méditerranée

Jean-Paul Fargier : [...] Nous étions très proches depuis des années, moi le considérant comme un maître depuis que j’avais vu Méditerranée, lui empruntant beaucoup de choses quand je me suis mis à réaliser des vidéos dans les années 80, par exemple quand j’ai fait Paradis Vidéo avec Sollers, pour moi c’était un remake de Méditerranée, des séries d’images, le côté sériel, avec en plus la voix de Sollers disant lui-même son texte, alors que dans Méditerranée c’était quelqu’un d’autre qui le disait.

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Paradis video

Paradis Vidéo n’est pas un montage qui essaye d’illustrer ce que dit Sollers, c’est une sorte de machine parallèle à son texte en train de jaillir, qui essaye d’en dégager l’énergie par un fonctionnement sériel. Pour moi, dans Paradis Vidéo, je ne faisais qu’appliquer le programme mis au point dans Méditerranée. Mais quand Pollet a vu, des années plus tard, Paradis Vidéo, il m’a dit : « Ah, c’est formidable, t’as fait un truc là que je veux te piquer pour mon prochain film. » Je lui dis : « Attends, c’est moi qui t’ai tout piqué, il n’y a rien d’extraordinaire. Paradis Vidéo est la queue de comète de Méditerranée. Méditerranée, c’était des images sérielles qui reviennent dans des ordres différents, et Paradis Vidéo c’est pareil. » « C’est pas pareil, dans Paradis Vidéo tu as mis Sollers dans l’image, je veux faire ça maintenant. »

Dans Méditerranée, la voix est derrière les images, alors que dans Paradis Vidéo la voix est devant les images.

J-P. Fargier : C’est exactement ça que Pollet a vu comme forme nouvelle qu’il voulait réactiver dans un film qu’il n’a pas pu faire, qu’on a préparé ensemble, qui était l’adaptation des Folies françaises de Sollers. Il voulait le faire avec Sollers live jouant son propre rôle avec une fille qui serait la fille de l’écrivain. C’était en 1988. On a fait des castings, j’ai filmé tous les castings. Ils avaient fini par trouver une actrice qui les intéressait beaucoup tous les deux, elle se prénommait France en plus ! Il y avait un biographe de Sollers dans le roman et c’est moi qui devait incarner ce personnage, qui au lieu de poursuivre Sollers avec un carnet et un stylo le poursuivrais avec une caméra vidéo... Tout devait se tourner dans Versailles, Pollet était allé y faire des tas de photos. Il y en a dans le scénario qu’il a envoyé au CNC... Il n’a pas eu l’avance. Alors, Pollet est passé à autre chose. [...]

Pourriez-vous à présent revenir sur votre découverte de Méditerranée — un film que vous connaissez par coeur — et sur votre rencontre avec Jean-Daniel Pollet ?

J-P. Fargier : Méditerranée, je rencontre ce film d’abord dans la revue Les Cahiers du cinéma dont j’étais un lecteur en province. J’ai lu ce numéro spécial consacré à Méditerranée en février 1967, un numéro à couverture argentée [4]. En 1967, j’étais au Maroc, j’étais instituteur à Figuig, au fin fond du Maroc, près du Sahara, comme coopérant à la place du service militaire et j’achetais Les Cahiers chaque fois que j’allais dans la ville d’Oujda. En septembre 1967, j’arrive à Paris et je cherche à voir deux ou trois films que j’avais ratés, dont Méditerranée, et par chance, il passait à la Cinémathèque. Ma vie, c’était voir des films et écrire sur ces films et accessoirement prendre quelques cours de théologie, d’exégèse, d’histoire biblique. J’étais un mauvais étudiant, je filais au cinéma tout le temps. Je pourrais retrouver dans mes carnets mes premières notes sur Méditerranée [5] et là je saurais quand le film est passé à la Cinémathèque. Là, j’ai rencontré des fans de ce film dont Gérard Leblanc. Puis on s’est revu avec Leblanc après mai 1968 et on a fondé ensemble la revue Cinéthique. C’est Leblanc qui connaissait déjà Pollet qui m’a amené vers lui. Très vite, il y a un entretien avec Pollet dans Cinéthique qui doit se situer dans l’année 1969. Et là j’ai vu Pollet dans un bar en sous-sol, un bar de nuit à Saint-Germain-des-Prés. Et après on s’est revu plusieurs fois. Au moment de payer, Pollet dit « J’ai rien sur moi ». On était des étudiants fauchés. On a dû payer des whiskys et tout. Pollet était très généreux mais il était aussi vagabond, noctambule, insouciant.

En 1970, dans Cinéthique, vous publiez un long texte sur Méditerranée, intitulé « Vers le récit rouge », dans lequel vous rapprochez le fonctionnement du film de Pollet de celui d’un roman de Sollers publié en 1968, Nombres [6].

J-P. Fargier : Nombres m’a sidéré tout de suite. Je lisais Nombres au moment où je découvrais Méditerranée. Le texte Nombres fonctionne comme le film Méditerranée. Texte et Image avec ces blocs, ces hiéroglyphes. Sollers après avoir lu mon texte m’a écrit : « Tu as inventé quelque chose, là, ce concept de film de moins ». C’est comme ça que commence mon texte : « C’est un film de moins et pas un film de plus. ». C’était un texte très littéraire, pas très critique de cinéma, très inspiré par Tel Quel dont Cinéthique se voulait le pendant dans le champ cinématographique [7], comme Peinture, Cahier Théorique (où écrivaient les artistes de Support/Surface) l’était dans le champ arts plastiques. À l’automne 69, je m’étais inscrit comme étudiant à Vincennes et pendant deux mois, j’ai fait l’analyse de Méditerranée, j’en avais une copie 35 mm, une table d’analyse 35 mm et avec Nicole, une copine de l’époque, on a analysé ce film. J’ai nommé tous les plans, j’ai pris leur durée. J’ai ainsi obtenu le découpage du film et après j’ai cherché la loi des séries et je ne trouvais pas. J’ai donc élaboré cette théorie que tout plan est le centre du film et que tout plan est le début d’une série. Il n’y a pas vraiment de série. Ça s’arrête et ça repart. C’est sériel à l’infini. « Vers le récit rouge » est un manifeste de l’infini.

Propos recueillis par Lionel Dax et Augustin de Butler

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Photogrammes de Méditerranée
Crédit : ironie 119

Post-scriptum

Que pensez-vous de cette remarque de Sollers (novembre 2001) : « Pollet est un sensuel ahurissant. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ait l’oeil, l’oreille, le nez, le toucher, le toucher de l’oeil, à ce point. C’est quelqu’un qui en face de n’importe quoi, va prendre le bon angle, la lumière qu’il faut, la couleur qu’il faut pour dire qu’il est en quelque sorte cette chose même. Ou du moins, qu’il l’enregistre en tant qu’elle est cette chose même et pas une autre » [8] ?

Je suis d’accord entièrement avec cette formulation des qualités de Jean-Daniel par Sollers (que je lui ai souvent entendu dire et que je cite régulièrement dans mes textes ou en public) : « Pollet, c’est un oeil ! »... J’ajouterai qu’il est aussi un esprit bricoleur, aimant les constructions, qui se résume à sa formule : « un plus un égale trois ». Les « systèmes » de ses films (tournage obéissant à des principes, montage selon des lois) l’ont toujours beaucoup occupé. C’est un conceptuel doué d’un oeil exceptionnel, un sensuel équipé d’une raison raisonnante. Avant de faire intervenir Sollers sur Méditerranée, il avait bataillé pendant deux ans avec... Bataille... dans les textes duquel il cherchait des outils de montage conceptuel. Le lecteur de Bataille qu’était Sollers, en poète a su opérer la synthèse post-bataillienne des questions ouvertes par le matériau rassemblé par Pollet, traçant la « traversée des apparences » qu’il dessinait « obstinément » — premier adverbe, décisif, du texte de Sollers, associé au verbe : fuir. Et c’était parti ! Récitons-le encore ce magnifique début : Une mémoire inconnue fuit obstinément vers des époques de plus en plus lointaines. Tout se rapproche. Tout se fait horizon. On croit retrouver... [9]

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Ma première vision de Méditerranée

Puisque je l’annonçais dans l’entretien, mes questionneurs m’ont demandé de retrouver mes premières notes sur Méditerranée. J’ai ressorti mes cahiers Glatigny des années 60 (où je notais sur des pages et des pages mes impressions, analyses, des nombreux films que je voyais en ces temps là de formation sur le tas).
Première surprise, ce n’est pas en automne 67 que j’ai vu Méditerranée pour la première fois, mais en octobre 68, à la Cinémathèque, lors d’une rétrospective Pollet.
Deuxième surprise, Méditerranée n’est pas mon premier Pollet, mais Tu imagines Robinson, si j’en crois la chronologie de mes notes.

20/10/68, Tu imagines Robinson...
D’abord, c’est le film le plus moderne que j’ai vu depuis La Religieuse, les derniers Godard (La Chinoise, Week-end), Marie pour mémoire (Garrel) et les Kramer (Robert).
Puis je note : oeuvre sérielle — fondée sur une savante variation de paramètres sonores et visuels. Les éléments de la composition sont réduits : (...)
J’en liste quinze, dont : un mythe, Robinson ; un monologue intérieur et extérieur, le commentaire d’un tiers. Suivent deux pages de « pistes d’analyse »...
Il n’y a pas de date pour le jour de projection de Méditerranée, que j’analyse sur deux pages, mais le note le 22 octobre 68, en tête d’une analyse du Horla et de plusieurs courts-métrages de Pollet :
Ai vu à ce jour tous les films terminés de Pollet (sauf évidemment les fragments de La Ligne de mire échappés à la destruction de son auteur).
Je crois avoir vu à cette occasion Une balle au coeur, mais je n’ai pris aucune note.
Donc Méditerranée c’était à la Cinémathèque entre le 20 et le 22 octobre. Le 21 ? Probablement.
Voici (avec ces mots soulignés d’époque) comment j’ai relaté cet évènement qui allait marquer ma vie et ma pensée.

Méditerranée, Pollet. Chef d’oeuvre absolu. Très moderne. Bien que les Cahiers du Cinéma y voit un objet pur, ayant sa propre marche, sans impulsion autoritaire (d’auteur), un film pur c-à-d. des images et des sons diversement combinés pendant une certaine durée... on peut y voir un ordre rationnel.
La cellule mère serait l’image plus de dix fois reprises, avec des variantes, de la fille sur un « billard » d’hôpital (l’image la plus répétée).
De cette cellule partent les autres images (provenant du souvenir ou de l’imagination), obsession, angoisse, devant l’opération à venir, peur de la mort, se traduisant par ces images de Mort : objets détruits, êtres assassinés, trous béants de noir, mer infinie (mer = eaux de la mort/eaux de la vie, éternité), lieux déserts, désertés.
Le commentaire renforce cette obsession. Il faudrait l’avoir là, sous les yeux, relire le texte admirable de Sollers, pour s’apercevoir à quel point c’est le texte de la question qui immanquablement surgit quand Dieu disparaît et que s’affirme la terrifiante certitude de la Mort. L’unité du Monde bascule dans les apparences du non-sens, de la désappropriation, du désordre. Il me faut absolument retrouver ce texte.
Ce n’est pas un film sur une mer, ni même sur une civilisation, c’est une oeuvre sur le Moi essayant de se saisir devant la Mort, s’efforçant de trouver une réponse sur le Sens.
Film qui sortirait de ce moment (demie veille, demi sommeil) où qqch de plus que nous pense et imagine en nous...
NB. Robinson ne fait que reprendre ce thème.
Les films de Pollet (du moins ces deux-là) ne sont pas de ceux qui s’analysent à la 1re vision - bien qu’ils soient, dès le premier abord, fascinants.
................
Dans mes notes sur Le Horla, je reviens à Méditerranée, comme je ne cesserai désormais de le faire, ce film étant vite proclamé, après une seconde vision (à la MJC de Boulogne-Billancourt, sous les auspices de Gérard Leblanc) « mon film de chevet ».
Le Horla. Ici on retrouve un thème de Médit. et de Robinson : l’obsession terrifiée de la dépossession de soi.
Médit. « Et si qqun rêvait à notre place, avait pris notre place. », citation approximative du texte de Sollers.
Robinson : David se nomme pour que la réalité de son être ne lui échappe pas.
Le Horla : « qqun vit en moi, gouverne mon âme » - Dieu redouté, nié : le Moi s’effondre.
...............
Une dernière précision. Tout ceci s’écrit dans ma chambrette de l’Institut catholique, alors que je suis encore (plus pour longtemps) croyant, étudiant en théologie, doutant de ma vocation sacerdotale, en train de me préparer à basculer dans l’athéisme. Dire que Méditerranée m’a aidé à prendre le large, cela me parait aujourd’hui une évidente et joyeuse ironie du hasard. Merci Sollers, merci Pollet, merci Dieu.

Jean-Paul Fargier (quarante ans après)

Entretien avec Jean-Paul Fargier, Paris, 7 février 2007
IRONIE numéro 130, avril/mai 2008.

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Sur Jean-Daniel Pollet

La divine perception

Comment avez-vous rencontré Jean-Daniel Pollet ?

J’ai connu Jean-Daniel Pollet au début des années 1960, j’avais 25 ans et j’avais déjà publié des livres. Nous avions des amis communs, notamment la jeune femme éblouissante avec qui il vivait à l’époque. Un jour, Pollet vient me voir, il avait un problème, semble-t-il, avec un film qu’il était en train de réaliser. Il cherchait quelqu’un qui lui donnerait la clef de ce qu’il avait fait. Il possédait toute une série d’images faites autour de la Méditerranée et il a commencé un montage étrange mélangeant ses vues de Palmyre, d’Égypte, des images de corrida et celles d’une jeune femme étendue sur une table d’opération dans un hôpital. Il a procédé spontanément. Il est parti dans le fait que le film serait des souvenirs de voyage, c’est-à-dire un topo classique réaliste, le rêve que ferait cette jeune femme juste avant l’opération ou pendant son coma. Elle se remémorerait son voyage autour de la Méditerranée. J’ai refusé cette vision. J’étais persuadé qu’il fallait écrire un texte sur l’extrême puissance mythologique de ce qui apparaît dans ces images. Pollet était avant tout un oeil remarquable, mais il a toujours eu du mal à verbaliser ce que son oeil captait. Une collaboration très étroite est donc née s’articulant, d’une part, sur la verbalisation et, d’autre part, sur le montage et le mixage. J’ai écrit le texte que vous entendez lorsque vous voyez Méditerranée, en revanche ce n’est pas ma voix qui le lit. Ce film est désormais un film culte, dû en partie à ce montage très étrange. J’ai passé des heures avec Pollet en salle de montage et je suis en quelque sorte co-créateur de ce film. Au final, ce chef-d’oeuvre n’a rien à voir avec le projet initial de souvenirs de voyage. Il a trait à la vie, à la mort, à une possible résurrection dans un autre monde. Certains plans sont admirables et absolument mythologiques : je pense à ceux de la jeune Grecque en train de boutonner son tablier et de se coiffer dans un miroir.

Ces plans très lents sont inoubliables. À sa sortie, au début des années 1960, ce film n’a eu aucun succès, puis il est monté petit à petit en force, jusqu’à être considéré aujourd’hui comme un classique du montage. Le rythme est très lent. Le montage établit une sorte de cube, il va vers le fond et revient vers la surface. Voilà quels ont été mes rapports avec Pollet. Par la suite, il m’a proposé un autre film. Dans Méditerranée, il y a l’apparition brusque d’un temple grec d’Apollon, epicourios qui veut dire Apollon Guérisseur. Pollet a été fasciné et a réalisé un film entièrement consacré à ce temple fabuleux perdu dans la montagne. Ce temple donne l’impression d’une aiguille sur terre indiquant une sorte de nord énigmatique. Son aspect majestueux gris-bleu et les nuages qui s’engouffrent en lui confèrent une dimension fantastique. À la vue de ces images, j’ai écrit un texte où je convoquais les présocratiques grecs, notamment Héraclite pour donner une impression de sacré. Pollet n’a pas aimé et n’en a pas voulu. Il a demandé à Alexandre Astruc un texte quasi touristique tandis que je me refusais à faire dans le tourisme [10]. Nos relations se sont un peu détériorées. Elles ont repris par la suite, puisque j’apparais dans un film, Contretemps, où je lis Les litanies de Satan de Baudelaire. Pollet a collaboré également avec un ancien de la revue Tel Quel, Jean Thibaudeau, pour le beau film sur Francis Ponge. Mais c’est dans  L’ordre  qu’on voit éclater le génie de Pollet ; c’est un film admirable et extrêmement saisissant. Que veut montrer Pollet dans ce film ?

Une chose essentielle : l’intensité de la parole qui sort de cet homme lépreux défiguré lui redonne un autre visage peut-être plus beau que celui qu’il avait avant d’être touché par la lèpre. Ce film montre à quel point Pollet est sensible aux sons et à la voix. C’est bouleversant. Pollet est un véritable artiste, un grand peintre en cinéma. Au moins quatre ou cinq de ses films sont des merveilles, je pense notamment à l’un sur la pêche et à la corrida de Méditerranée. Il est rare de voir des poissons ou un taureau filmés dans leur vie elle-même.

Existe-t-il des communautés de perceptions entre votre oeuvre et celle de Pollet ?

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L’orange. Méditerranée, 1963

Certainement, c’est pour cela que notre collaboration a si bien fonctionné avec Méditerranée. Nous portons tous deux une extrême attention à la qualité plastique de la réalité, aux objets et à la couleur. Méditerranée n’est pas sans évoquer la peinture. L’orange suspendue à l’arbre semble être le fruit défendu du Paradis dans la Bible. Pollet l’a filmé comme une sorte d’hypnose, je n’ai jamais vu une telle orange. La communauté de perception est cette entente commune sur le fait de faire voir ce que l’on n’a jamais vu. Ce qui est très rare au cinéma. De même, dans L’ordre, tout est saisissant de relief et d’intensité poétique, c’est pour cette raison que je disais que Pollet était un grand poète.

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Ne pas voir un un lépreux revient à ne pas voir une orange

Que pensez-vous du regard critique que porte Raimondakis (le lépreux aveugle dans L’ordre) lorsqu’il dit : « Vous nous plaignez pour la maladie, pourtant je crois que c’est nous qui devons vous plaindre, car si nous, une muraille nous sépare de la jungle, de la vie, nous avons pourtant trouvé la cible et le but de la vie, ici dans la fournaise de la maladie et de l’isolement. »  ?

Ce sont des paroles très intenses. Elles pourraient être celles d’un saint. On sent que de cet homme émane une sorte de sainteté, il sent à l’inverse des gens dehors, qui se pressent dans le divertissement, comme dirait Pascal, et sont insensibles. Ils ne voient plus rien, ne sentent plus rien. Ce lépreux atteint des sommets tragiques d’une grande intensité sans pour autant tomber dans le sentimentalisme. C’est pour cette raison que le film est si fort, cela va dans le sens de la démonstration que vise Pollet. Que nous dit-il ? Vous ne voyez pas ce lépreux, vous ne l’entendez pas, vous êtes indifférent. Mais son propos ne s’arrête pas là. Ne pas voir un exclu, un « handicapé » ou un lépreux revient à ne pas voir une orange ou un arbre, ou tout simplement la réalité telle qu’elle est, magnifique. C’est ce qui fait la force de ses films. Ses oeuvres sont des adresses au spectateur indifférent qui ne sent rien, qui ne voit rien, ou uniquement des paillettes et des choses factices. La perception est essentielle et notre collaboration reposait là-dessus. De ce point de vue, elle était très intéressante : Pollet amenait l’oeil et le mouvement, j’apportais la parole. Dans L’ordre, c’est la même chose. Pollet est là, et se contente d’être là, mais apparaît ce prodigieux personnage qu’est Raimondakis. Il a l’air d’avoir traversé l’Enfer, le visage défiguré et ravagé, il n’y a plus qu’à l’écouter. Et lorsque vous l’écoutez, vous vous demandez où il trouve la force de s’exprimer, la justesse. C’est beau comme du Shakespeare.

Avec ce film, Pollet met dans le champ des exclus, il réintègre des personnes généralement hors champ.

Oui, mais pas n’importe quel exclu, des lépreux en l’occurrence. Le lépreux qui parle est un génie ou un saint.

Est-ce que vous pourriez revenir sur le titre « L’ordre »  ?

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Spinalonga

C’est un film tourné en Grèce. À cette époque, le régime au pouvoir était un régime militaire, plus ou moins fasciste. L’ordre, c’est donc un titre de dérision. Un ordre est ce qui fait que vous passez à côté d’un camp de concentration sans le voir ou de lépreux en oubliant immédiatement que vous l’avez vu. C’est un titre accusateur. L’ordre règne mais vous n’entendez pas crier les êtres torturés ou abattus dans un coin, c’est-à-dire le désordre de la planète.

Goethe a eu cette phrase : « Je préfère une injustice à un désordre. »

C’est une phrase que l’on peut mettre à charge contre Goethe et qui nous entraînerait vers une conversation sur la souveraineté. Quand Ségolène Royal nous a parlé à longueur de meetings de l’ordre juste, peut-être existe-t-il ? Pourtant ce que je perçois sous le nom d’ordre est un immense désordre. On cache et on maquille le désordre que fait régner l’ordre d’une certaine façon. Au final, il n’y a pas d’ordre, il n’y a que du maintien de l’ordre, ce qui est tout à fait différent. D’ailleurs, les forces de répression s’appellent les forces de l’ordre !

J’aimerais revenir sur la question de la perception et de la non-perception des exclus.

Gardons à l’esprit que celui qui ne voit pas les exclus ne voit pas non plus la beauté du monde. C’est fondamental. Certaines personnes s’occupent des exclus et ne les voient pas en quelque sorte. Une personne sensible l’est à tout instant, dans n’importe quelle situation et dans n’importe quelle période historique. D’où l’intérêt du cinéma de Pollet. Il a su montrer ce lépreux de génie et, en même temps, des ruines admirables, une orange comme on ne l’a jamais vue. Le cinéma de Pollet nous oblige à nous interroger sur la perception. Si on perçoit, on perçoit, on n’oublie pas de percevoir quelque chose:on est en état de perception. La perception pose problème, un problème extrêmement important pour l’époque actuelle où la perception est presque évacuée des êtres humains. Ils ne sentent pas, ils ne voient pas, ils n’entendent pas. Ils sont expropriés de leur perception. Ils sont dans un film, à la télévision ou dans des jeux de rôle en permanence. Pollet n’a jamais eu de succès comme cinéaste, il était marginal. Son cinéma ne reposait par sur l’argent, sur des vedettes et des histoires de violence. C’était un poète. Or, la poésie est exclue du monde où nous vivons. Elle ne rapporte rien. Une personne à l’intense perception de tout, y compris des exclus est dans une liberté gratuite. Il est dans le gratuit, donc déjà en rupture. C’est pour cela que j’ai dit que ce lépreux s’adressait à l’indifférence, à la non-perception des spectateurs, comme le feraient un saint ou un héros, d’où cette dimension épique. Raimondakis ne joue pas. Ce n’est pas un acteur qui joue le rôle d’un lépreux, il est dans la vérité même.

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Une solidarité de perception

Comment cela se fait-il que vous ayez pris la défense de Pollet à l’époque ?

Pour des raisons de solidarité de la perception ! On défend les personnes qui ont tendance à percevoir et à sentir comme vous, c’est une solidarité qui a eu lieu à maintes reprises dans l’histoire entre peintres et écrivains, entre peintres et poètes, entre Manet et Mallarmé, ou encore avec Artaud parlant de Van Gogh. La littérature française est très étrange de ce point de vue. Elle est celle où les écrivains et les poètes ont le mieux parlé de peinture. C’est une sorte de tradition. C’est curieux et très intéressant. Pollet était donc un cinéaste, mais un cinéaste tellement singulier parce que grand poète et grand peintre. Lorsqu’il a voulu être plus narratif, j’ai trouvé son cinéma moins puissant, à l’exception peut-être du Horla, film étonnant. Il a été question de l’exclusion créée par la lèpre, mais il importe d’évoquer la maladie mentale.
En France, sous l’occupation nazie, il y eut quarante mille morts dans les hôpitaux psychiatriques. On en parle très peu, on ne veut pas savoir, c’est soigneusement enfoui. Il faut lire Antonin Artaud pour savoir ce qu’étaient, à l’époque, la faim et les électrochocs dans les asiles psychiatriques. Il y avait des rationnements terribles et beaucoup de malades mentaux sont morts de faim. Dès que vous êtes sensible, des réalités apparaissent : le handicap, la folie, le racisme. Mais très peu de personnes perçoivent. Cézanne voyait les choses tout à fait différemment. À ses débuts, on critiquait sa peinture. Ses pommes n’étaient pas des pommes, ses arbres étaient bizarres. Et Cézanne a eu comme réponse :

« L’art s’adresse à un nombre excessivement restreint d’individus. »

Mais il vaut mieux le savoir et le dire. Il ne faut pas que tout le monde pense être en position de surplomb. L’art s’adresse à un nombre excessivement restreint d’individus tout comme les films de Pollet s’adressent à un nombre excessivement restreint de spectateurs. Au festival de Cannes, ses films feraient un bide [11] ! Ils ne « vaudraient rien » : et c’est pour cela qu’ils sont si beaux.

Est-on acteur ou spectateur d’un film de Pollet ?

Le film propose d’entrer dans la création même du film ou de la situation du film. Il nous demande presque un acte de création simultanée. C’est une proposition à entrer vraiment dans ce qui nous est montré. Si on regarde cela de manière distraite, avec des coupures publicitaires ou des interruptions liées au téléphone portable, on passe à côté du film. C’est pourquoi j’insiste à nouveau sur la dimension sacrée. Un bon film de Pollet, parmi ceux déjà évoqués, s’apparente à une entrée dans une cérémonie à caractère sacré ou à caractère « religieux ». On est pris dans quelque chose d’intense, de peu évident, de non vendeur.

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Le texte, le son et l’image

Par rapport au cinéma de Pollet, pourriez-vous revenir sur les liens entre le texte et l’image ?

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Méditerranée, 1963

Je n’ai que cette expérience avec lui, mais je crois qu’il a recherché à recréer les conditions de cette collaboration. Je suis apparu un peu en filigrane. Les liens entre le texte et l’image constituent un axe singulier chez lui. C’est le problème de tous les cinéastes de qualité. Godard avait trouvé Méditerranée très intéressant. C’était le moment où il faisait Le mépris, film également majeur dans l’histoire du cinéma. Comment les images et les sons cohabitent-ils ? Sont-ils faits pour fusionner ou alerter sur le fait que rien ne va de soi au cinéma ? Dans le cas de Pollet, comme dans celui de tous les grands artistes de cinéma, Eisenstein ou d’autres, la coïncidence du son et de l’image ne va pas de soi. À chaque nouvelle expérience, il est nécessaire de trouver quelque chose de nouveau. Si Pollet ne l’a pas toujours fait, il l’a toujours recherché, en particulier dans ses plus grands films. C’était une hantise chez lui. Le rapport sons-images nous ramène au montage, au mixage et aux problèmes qui se sont posés pour Godard ou encore, de manière plus profonde, dans ce film, chef-d’oeuvre de Debord : In girum imus nocte et consumimur igni. Les rapports entre les images et les sons sont primordiaux, comme le rappelle Godard dans ses Histoire(s) du cinéma. Il pense que le cinéma est fini : avis que je partage. Au moment où l’on ne parle plus que de cela, il n’a plus grand intérêt. Pour cette raison, les oeuvres les plus fortes vont durer. Pollet sera étudié, réétudié par des personnes qui se demandent ce que peut faire le cinéma. De telles oeuvres posent les questions suivantes : « Qu’est-ce que vous êtes en train de voir et d’entendre, vous qui êtes dans votre fauteuil ? Qu’est-ce que veut dire tout cela ?  » Ce qui n’est pas étranger au problème du handicap puisque l’on fait sentir au spectateur dit « normal » qu’il est « handicapé » par rapport à sa perception. En ce sens,le cinéma est un acte critique essentiel.

Dans Voir Écrire...

Il s’agit d’un livre écrit avec Christian de Portzamparc [12]. Cette collaboration s’apparente à celle avec Pollet. C’est d’ailleurs un livre où il est beaucoup question de poésie.

Dans Voir Écrire, on peut lire : « Pourquoi les gens s’interdisent-ils de percevoir ? Est-ce qu’on le leur interdit ? Ou trouvent-ils dans l’interdiction qu’on leur fait une sauvegarde ? »

C’est ce qu’un de mes compatriotes bordelais, l’ami de Montaigne, Étienne de La Boétie, a appelé autrefois la servitude volontaire. On pourrait aller dans ce sens. La servitude volontaire est une passion humaine qui consiste justement à faire ce que le tyran ou le maître désire, et notamment ne pas trop percevoir, car qui perçoit beaucoup devient un esprit critique. Automatiquement, il devient réfractaire. La même différence apparaît entre les personnes qui lisent beaucoup et les autres, pour qui la lecture est dénuée de tout intérêt. Celui qui a beaucoup lu peut juger de façon beaucoup plus libre une situation. La sauvegarde, dont je parle, est la peur de la liberté, la peur de penser de façon trop variée, nuancée, précise. Il vaut mieux s’en tenir à des opinions reçues ou à des perceptions reçues, c’est-à-dire penser comme tout le monde. On parle beaucoup de pensée unique, on ferait mieux de parler de perception unique. C’est parce qu’il y a de la perception unique qu’il y a de la pensée unique ! Si je commence à dire, je vois et je sens les choses de manière distincte, je suis aussitôt réfractaire. Je suis donc déjà un mauvais citoyen.

Êtes-vous d’accord avec cette phrase de Pollet : « Un plus un ne s’additionnent pas, tout le monde le sait. L’un multiplie l’autre et réciproquement. Les deux termes de l’opération en sortent enrichis, transformés. »  ?

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L’ordre, 1973

C’est très visible dans les relations sexuelles qualifiées de « normales ». On pense qu’un plus un font un, que deux fusionnent en un alors que ce n’est jamais vrai. Cela va beaucoup plus loin. Ce qui est recherché dans cette phrase de Pollet et dans son art est bien entendu l’unique, l’unicité, c’est-à-dire la présentation d’un événement comme quelque chose d’unique. Dans L’ordre, ce lépreux est unique. S’il représente les exclus, il n’est pas un porte-parole syndical ! C’est un héros ou un saint tragique, sans quoi cela ne présenterait aucun intérêt. Ce serait au mieux un reportage sur les lépreux à intérêt documentaire, mais il n’aurait pas cette force.

C’est la même chose que de filmer une orange, elle est unique. C’est celle-là, pas une autre. Ce n’est pas une orange qui représente « l’orangité », ou l’ensemble des oranges, c’est celle-là, à tel moment. Il en va de même en peinture. La montagne Sainte-Victoire, on peut la visiter. Il existe du tourisme organisé. On peut la photographier, on peut la filmer mais c’est dans Cézanne qu’elle est unique. Elle devient unique pour nous si on se donne non le mal, mais la liberté de la rendre unique. Là, elle commence à exister et elle nous parle. Sinon, on ne fait que suivre la visite guidée avec les autres. On passe alors devant les tableaux sans les voir. Je passe mon temps à le vérifier.

Les touristes passent devant les tableaux et ne les voient pas. Parfois même, ils les photographient pour être plus sûrs de les avoir vus ! Par rapport aux exclus, je fais les mêmes observations. Ces derniers produisent, chez la plupart des vivants, un acte de rejet, de refus, de danger. Les évolutions sont lentes. À cet égard, je renvoie aux travaux de Charles Gardou et de Julia Kristeva : ce sont des personnes très sensibles qui perçoivent très bien. Julia Kristeva est, par ailleurs, une excellente psychanalyste, ce qui apporte beaucoup à la perception. L’écoute, il n’y a pas uniquement la vue. Savoir écouter est vraiment important dans le domaine du handicap. Savoir écouter, y compris sans que rien ne se dise. Une personne autiste ne dit pas grand-chose et pourtant elle s’exprime. Il est nécessaire de ne pas être prisonnier de ses préjugés, particulièrement intenses dès qu’il est question du handicap. Il faut toujours avoir à l’esprit qu’on ne s’adresse jamais à des « handicapés », mais à des personnes singulières. Dès qu’on parle des « handicapés », on est aussitôt en dehors du sujet. On transforme des individus uniques en masse. On fait de la société un ensemble de sacs de pommes de terre, comme disait Marx. C’est la solution la plus communément admise et la plus facile. On dispose de peu de temps et de moyens à leur égard et puis, ce serait trop long de s’occuper de chacun d’eux. C’est pour cela que L’ordre est un film sublime : non sur la lèpre, les lépreux ou un camp de lépreux, mais un film qui convoque et oblige
le spectateur à regarder quelqu’un de lépreux. C’est cela, je crois, le fond du problème.

Comment est-on au sortir de la vision de L’ordre  ?

Personnellement, enthousiasmé. 98% des personnes, gênées : elles veulent oublier. L’art s’adresse à un nombre restreint d’individus ! Il dit la vérité. Sinon c’est de la vérité officielle, celle des chiffres, du calcul ; à la limite, celle du gouvernement ou de la force financière en place.

*


Une société optique

Ce film aborde à maintes reprises la question du regard : « Ne le regarde pas dans les yeux car on l’[la lèpre] attrape par le regard. »

On vit, de plus en plus, dans une société optique, où prime la prise du regard par le cinéma, la télévision, la publicité, etc. On ne fait fonctionner qu’un seul des cinq sens : l’oeil. Là, danger. C’est le mauvais oeil, la Méduse : « Attention cela va me pétrifier ! » Cette situation actuelle est préoccupante dans la mesure où les autres sens sont oblitérés. Mais cette histoire de l’oeil est très ancienne, voire mythologique avec, notamment, le Cyclope. Aujourd’hui, on vit dans une civilisation cyclopéenne. Et pourtant, Ulysse est un grand héros de la liberté. Souvenons-nous de ce fameux passage dans L’Odyssée où, prisonnier du Cyclope qui dévore les Grecs, Ulysse choisit le surnom de Personne. C’est la ruse d’Ulysse. Le Cyclope croit que celui qui lui a crevé l’oeil s’appelle Personne. Magnifique passage qui nous ramène à la contagion. La puissance de ce que l’on voit d’affreux et de pénible peut en effet susciter la peur d’être contaminé. En ce cas, la vue est susceptible d’avoir une dimension mortelle, mortifère. « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement », dit La Rochefoucauld. Je crois que, face à l’horrible, les humains préfèrent ne pas savoir ou ne pas voir, tout en accomplissant des massacres. Ils en ont perpétré beaucoup tout au long du XXe siècle. À cet égard, il faut lire le roman de Jonathan Littell, Les bienveillantes. Ce livre rencontre un grand succès et montre, de manière précise, comment on peut participer à des massacres en état d’hypnose ou de semi-hypnose. Qu’est-ce qui anime vraiment les tueurs ? Des tueurs qui sont potentiellement n’importe qui. D’où leur vient cette peur d’être contaminés par certaines personnes qui les poussent à les exterminer ?

On aborde ici des questions rarement posées. Il y a eu une expérience appelée l’expérience de Milgram [13]. Elle a eu lieu aux États-Unis. On a demandé à des personnes quelconques de participer à une expérience. Il y avait cent personnes qui, après un discours efficace, étaient persuadées d’agir pour le bien. Le bien de la nation,le bien de l’État, etc. On leur a demandé de donner des chocs électriques conduisant à la mort des personnes qu’elles ne voyaient pas mais entendaient crier. Ces dernières étaient des acteurs. Eh bien, on est arrivé à ce résultat effarant : pour des raisons très différentes, seules 10% des personnes hésitaient à aller jusqu’à la mort. Seulement 10% : cela vient à l’appui de mon propos. 90% étaient insensibles !

Vous devenez optimiste, nous sommes passés de 2% à 10%.

Oui,10%, ce n’est pas mal, mais 90% participaient du même mouvement. Parmi les 10%, les raisons invoquées étaient diverses. L’un mobilisait ses convictions religieuses, un autre avait envie de vomir, etc. Preuve que cela ne pourrait pas constituer un parti ! Le parti des 10% qui ont une répugnance à tuer quelqu’un ! Mais ce n’est pas ce que l’on enseigne. Par principe, l’humanité est bonne par définition. Or en présence de la personne handicapée, on a peur. Cette peur d’attraper ce qu’il a et d’être contaminé. S’ajoute également la honte d’être en bonne santé et de ne pas avoir ce handicap. L’attitude face à l’autre est difficile. Il est un être à part entière susceptible de progrès à condition de lui accorder du temps et de le considérer avec respect et attention. La perception et la sensibilité ne font qu’un. Être sensible, c’est avoir conscience de la vulnérabilité de la vie humaine, sans quoi on passe comme un tank, on passe à travers les personnes handicapées en faisant du jogging !

J’aimerais aborder un passage de Vision à New York, où il est question de votre corps : « Je me suis avant tout formé dans la maladie. C’est dans la maladie que j’ai pu me construire un premier poste d’observation personnel. C’est à travers la maladie que je retrouve mes points d’ancrage de mémoire les plus nets par rapport à la réalité ambiante. Je ne me rappelle pas avoir eu un corps complet, fermé. Je me rappelle avoir toujours eu un corps en quelque sorte entamé, ouvert, manquant  [14]… »

Il s’agit d’une expérience personnelle, d’expériences de maladie. J’ai eu de l’asthme très tôt, avec des crises très violentes, et des otites à répétition. Cette période pourrait être dite « Du bon usage des maladies ». Cela me sanctionnait très sévèrement et en même temps était une chance. Je n’allais pas à l’école, j’étais à l’écart, je ne jouais pas le jeu. J’ai vécu des comas assez profonds, un coma hépatique. Ce n’est pas très drôle mais cela reste une expérience décisive. Je crois que quelqu’un qui n’éprouve pas son corps comme une chose extrêmement vulnérable ne comprend rien à rien, et encore moins au handicap. Cette attention portée au corps nous différencie des robots et, pourtant, la grande majorité n’en a cure. Des personnes ont été malades et n’ont tiré absolument aucun enrichissement de cette expérience, aucun avertissement fondamental, aucun signal. Alors ils vivent comme des somnambules. Pascal le dit très bien, il y a quelque chose de surnaturel là-dedans, de bizarre. Ils ne sentent pas la mort, ils ne sentent pas l’abîme !

Et vous par rapport à ces expériences ?

J’ai été attentif avec une sorte de confiance. J’avais la confiance que je m’en sortirais. C’étaient des maladies lourdes mais non dramatiques. Ces épreuves m’ont donné une sensibilité particulière à la précarité.

Dans le cinéma ou la littérature, y a-t-il des portraits de personnes handicapées qui vous ont marqué ?

Oui, par exemple, le début du Bruit et la fureur de Faulkner, avec Benjy. Faulkner se montre là admirable. Sinon, il y a toujours ce non-voyant qui voit : Tirésias.

Au cinéma ?

Le spectacle n’est pas favorable à des individus sensibles, c’est tout. Ou alors on va à Lourdes et cela n’arrange rien. Lourdes est impressionnant tout de même. Il faut y passer pour voir les béquilles, les paralysés… On comprend à quel point le sacré ou, plus exactement, le religieux intervient dans ce qui nous intéresse. Pollet était très sensible à la force du sacré, ce quelque chose de mystérieux qui résiste. C’est la raison pour laquelle il y a des croyants. Le Dieu Sauveur, le Dieu Guérisseur, le Dieu Miraculeux. On entre dans le domaine du religieux, d’où la référence à Lourdes. À Lourdes, on pénètre dans le thaumaturgique. Le roi détenait un pouvoir magique, il était censé guérir les écrouelles. Autour de la maladie et du handicap, tourbillonne une atmosphère de sacré désacralisé, quelque chose impliquant, quand même, l’empoignade avec le mystère de la vie, de la mort, du corps. Cela peut être investi par une force religieuse, mais c’est tout ce qui distingue le soin du compassionnel, la vraie écoute de la charité.

Dans «  Vision à New York  », vous citez Rimbaud : «  Je est un Autre  » et Nerval : « Je suis l’Autre.  » Quand on rencontre une personne handicapée, est-on prêt à accepter l’autre en soi ?

Si l’on n’y est pas prêt, on ne rencontre personne. « Je est un autre » signifie que le moi est mis en question. « Je » ce n’est pas moi. On vit dans une culture narcissique, où priment les images de publicité, de cinéma… Et si vous demandez à quelqu’un ce qu’il pense de la formule de Rimbaud, il ne saura pas répondre. Le « je est » de Rimbaud pose problème aux nombreux « je suis » actuels. « Je suis l’autre », dit Nerval. Cela prouve qu’il était sous l’emprise de quelque chose qui va bientôt ressembler à la folie, au délire. Les deux citations sont très différentes. « Je est un autre » est une formule étrange. « Je pense donc je suis » : demandez à quelqu’un s’il a pensé et ce qu’il pense de la pensée, cela va être compliqué. Il existe, il est bien en lui-même, il s’occupe de ses affaires, pourquoi prendrait-il le temps de s’occuper de son autre ? Alors, éventuellement, il peut avoir des rêves, mais il les oublie. Les personnes qui vont chez leur analyste ont quelques petits problèmes avec leur « autre », avec leur « je » ! Ils paient pour comprendre ce qui leur arrive lorsqu’ils se parlent d’eux-mêmes en rêve.

Face au handicap, ce serait plutôt « je hais l’autre » ?

Non, cela ne va pas jusqu’à la haine. Si cela allait jusqu’à la haine, ce serait déjà de l’amour. Pire : on préfère ne pas avoir connaissance du handicap.

Dans Vision à New York, il est question à un moment d’un personnage, le clown. Il nous est présenté comme inquiétant car source de gênes tant physique qu’esthétique. Il fait peur à l’auditoire et « représente le fléau de la société  [15] ».

Ce problème est soulevé par David Hayman, avec lequel je m’entretiens. Je partage son avis. Le clown est là pour faire rire. Il va donc se présenter sous la forme d’une personne handicapée, qui joue de son handicap. Il fait semblant d’être plus handicapé qu’il ne l’est. Il est comme vous et moi, une fois démaquillé. Mais lorsqu’il est en scène, il a l’air de ne plus savoir marcher, se tenir, parler. Ainsi, ce qui devrait provoquer de l’angoisse chez le public provoque le rire. Les enfants s’amusent. Ce n’est pas perçu comme quelque chose de sérieux ou, pour reprendre une expression ancienne, comme une infirmité grave. Le public a conscience du jeu du clown, d’où les rires. Tandis que le désir de détruire qui se porte parfois sur des personnes en situation de handicap est très sérieux. La haine n’est même plus de la haine : c’est de la cruauté où domine le désir de tuer. Dans les régimes totalitaires, les bourreaux exécutaient de la façon la plus administrative qui soit, et les personnes en situation de handicap pouvaient susciter une violence extrême et devenir des boucs émissaires.

On soulève ici une question fondamentale : que peut-on supporter comme différence chez l’autre sans avoir aussitôt envie de s’enfuir ou de la supprimer ? Je préfère les personnes qui s’enfuient qu’un attroupement qui passerait de la dérision à la moquerie puis à la cruauté. Le clown est dans cette situation d’exorcisme. Il est là pour présenter en général à un public enfantin, et aux parents présents, cette catharsis, cette décharge d’angoisse, sous forme de rires. Toutefois, la violence demeure, ne l’oublions pas.

Le clown porte toujours un regard sur lui-même .

Je crois que les gens les plus sensibles ont un grand sens du comique, mais le clown est ambivalent, il est comique et il est tragique. Il ne se prend pas au sérieux.

Le personnage du clown nous amène au processus d’individuation. Le clown provoque des réactions chez l’auditoire. Vous écrivez : « Il s’agit de lui faire sentir qu’il [l’individu] pourrait être happé, qu’il pourrait être sorti, en tant qu’individu, de l’ensemble pour passer ailleurs. Alors, il recule, effrayé parce qu’il a chaud dans son groupe, il a peur de s’individuer, mais, en même temps, il se dit que là est le problème  [16]. »

J’ai dit cela il y a longtemps. Je le redirais exactement de la même façon. Je me méfie des personnes qui vous disent : « Ensemble, tout est possible. » Il faut d’ailleurs généralement se méfier des ensemblistes. Je reviens donc à ma proposition principale : l’unique, l’unicité. Un par un, une par une, et non des ensembles. L’ensemble n’est pas dangereux tant qu’il ne prend pas des formes écrasantes, mais il tend souvent vers ce côté écrasant, comme ce fut le cas au cours du xxe siècle. Soyons vigilants.

Pour terminer, que dire de l’esprit de vengeance, dont parle Heidegger dans Qu’appelle-t-on penser ?

Was heißt denken ? de Martin Heidegger est un cours donné dans les années 1950. Il s’appuie sur Nietzsche. Tout tourne autour de l’esprit de vengeance, et cela peut intéresser notre discours, parce que, en effet, l’esprit de vengeance animerait constamment la volonté humaine, le ressentiment de l’esprit humain. Alors peut-on se libérer de l’esprit de vengeance ? Telle est la question posée tout en sachant que cet esprit de vengeance empêche de penser. Pour penser, il faut s’en libérer. La formule de Nietzsche est magnifique. En quoi consiste l’esprit de vengeance ? C’est le ressentiment de la volonté contre le temps lui-même et son « il était ». Si l’on suit la progression de ce cours magnifique, on voit que Heidegger insiste de plus en plus sur le fait que la pensée serait comme un remerciement. Ce n’est pas ce qu’on a l’habitude d’entendre. Un remerciement, denken, danken.

Qu’est-ce qui anime les humains à longueur de temps à cause de leur volonté, à cause du ressentiment de la volonté elle-même, ou encore à cause de la volonté de volonté ? C’est très anti-handicap la volonté, au fond, alors qu’il faut laisser être. Il y a quelque chose d’étonnant, les humains, à leur insu, sont porteurs du ressentiment de la volonté contre le temps et son « il était ». Dans le sujet qui nous occupe, le handicap, on peut très bien comprendre pourquoi on peut les déranger. Ils sont obligés de s’arrêter, de considérer le temps. Cela les met en face de quelque chose qui les dérange considérablement, et qui peut exacerber leur désir de vengeance. Nous avons de mauvais rapports avec le temps, on a tort de dire qu’il passe, on devrait dire, comme Heidegger, qu’il surgit. La question du handicap me paraît étroitement liée à celle du temps. Le handicap est le saisissement de l’humain qui se croit « normal » dans ses calculs et dans sa volonté de volonté, devant quelque chose qui n’entre pas dans son calcul, c’est-à-dire désormais dans son profit. Travail, famille, profit !

Qu’est-ce que le surgissement, une voiture qui vous renverse ?

Non, pas le temps ! Pas le temps ! Je suis passé à travers des arbres, je ne les ai pas vus ! Il y avait peut-être des fleurs mais apportez-moi une photographie pour que je puisse les voir. J’ai publié récemment un livre sur les fleurs. J’étais dans une librairie, et une dame très gentille s’approche : « Tiens, un livre sur les fleurs ! Est-ce qu’il y a des photos ? » ! Une photographie de fleur est ce qu’il y a de plus éloigné d’une fleur. Cela vaut pour les fleurs comme cela vaut pour n’importe quoi. On apprécie là l’emprise qu’a désormais la représentation. Un cas très récent : je vois chez quelqu’un des lys magnifiquement épanouis, et la personne qui me recevait me dit : « C’est curieux, j’ai une amie qui est venue me voir et m’a dit : “Oh, c’est beau ! On dirait du plastique” » ! On retrouve notre problème initial, celui de la perception. Si je ne perçois pas les fleurs, comment voulez-vous que je perçoive une personne handicapée ?

Philippe Sollers, Reliance n° 25, mai 2007.
L’Infini n° 100, septembre 2007

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Voir en ligne : Tout le dossier Méditerranée-Pollet de pileface



L’Ordre

Jean-Daniel Pollet (40’50)
France 1974
Scénario : Jean-Daniel Pollet en collaboration avec Maurice Born
Images : Jean-Daniel Pollet
Montage : Jean-Daniel Pollet, Françoise Geissler
Producteur : Novartis Pharma
Distributeur : P.O.M. Films

Prix de la critique au festival de Grenoble, 1975.

J-D Pollet (1993)

« Un jour les Laboratoires Sandoz m’appellent pour m’avertir de la présence de Maurice Born qui leur proposait un sujet : il avait fait une étude sociologique de deux ans sur les lépreux et voulait tourner à Spinalonga. On est parti, un peu comme un commando, en prétendant vouloir réaliser un film touristique...
Le tournage a duré en tout et pour tout dix jours aller-retour. Nous avons tourner sur l’île où les lépreux furent rassemblés jusqu’en 1957 puis à l’hôpital où ils ont été soignés et où certains sont restés.
Raimondakis est le génie de la lèpre, c’est lui qui a la parole : il parle au nom des lépreux. Fils d’avocat, plutôt intellectuel, touché par la lèpre, il fut enfermé, menottes aux poignets puis prit la tête de cette île, de 800 m de long pour 400 de large. S’il y a un film que je retiendrais bien, c’est celui là. »

(durée : 40’49" — Archives A.G.)
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Extrait du texte de Maurice Born (la voix off) :

« En 1904, l’état (grec) décide d’enfermer des lépreux. La police les arrête partout et les parque dans l’île de Spinalonga, au large de la Crête, pour qu’ils y finissent leurs jours, dangereux pour la société, donc isolés. Ils s’installent sur l’île et s’organisent une vie. Plus tard on trouve un moyen de lutter contre la maladie. Les lépreux ne sont plus des condamnés, plus de raisons de les enfermer. En 1956, on les déplace vers un hôpital près d’Athènes pour qu’il se réadaptent avant de retourner dans le monde.
Mais voilà, ils ne retournent pas dans le monde .. »

*

« Pourquoi aller voir des lépreux, pour parler de quoi, pour parler de qui ? ». Dans cette quête tendue entre la volonté de cerner au plus près le réel de la lèpre, comme question sociale (d’exclusion), et l’impératif de ne pas trahir la parole de ceux qui en ont été privés pendant 50 ans, le film de Pollet propose une approche à la fois poétique et réflexive de la question de la liberté et de l’enfermement où l’émancipation passe par la pensée.

*

Extrait du propos de Raimondakis (in) :

« Il y a 36 ans que je suis emprisonné sans avoir commis de crime. Pendant ces années, beaucoup de gens sont venus nous voir. Certains pour faire des photos, d’autres avec un point de vue littéraire, pour voir une espèce de gens différents, plusieurs ont tourné des films. Hélas, ils nous ont trahis jusqu’à aujourd’hui. Aucun n’a transmis ce que nous voulions et ce qu’ils avaient promis de montrer au monde.
Finalement une duperie, une photo, et une légende dessous qui modifiait les promesses et nous trahissait - et ceci nous blessait, parce que les uns voulaient montrer de la compassion et les autres de la répulsion - mais nous ne voulons ni qu’on nous déteste ni qu’on nous plaigne. Nous avons seulement besoin d’un sentiment, l’amour. Amour, en tant que personne qui a une infortune, et non comme s’il était une sorte différente d’homme, un phénomène...
Je me demande si, bien qu’étrangers et partant très loin, je me demande si vous rendrez la vérité, ou si vous garnirez de mensonges ce que vous avez tourné pour l’utiliser qui sait dans quels buts, qui sait pour quelles idées. »

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Raimondakis dans L’Ordre.

« La première chose que j’éprouve en regardant cette photo de Raimondakis, c’est qu’il est là, ici même. Il est vivant. La deuxième chose (mais je peux le dire aussi pour tous les lépreux que j’ai rencontré là-bas), c’est que jamais je ne l’ai senti, vu, comme défiguré. Ils ne m’ont jamais fait peur. je dirai même que Raimondakis est un des types les plus beaux que j’ai jamais vu ; je ne me force pas pour le dire. Devant moi cette statue antique. Quand je le vois là, je ne pense pas à la lèpre, je pense à lui, Raimondakis, à personne d’autre. Je vois bien que ses yeux ne sont plus des yeux, mais derrière, il y a mieux que le regard, cet espèce d’écran très mystérieux. Les courbes des yeux sont en en rapport avec celles de la bouche. Et, en fait, cette assymétrie, toutes ces assymétries dans son visage, au lieu de lui conférer justement la laideur, lui donne une sorte de multiplicité absolument extraordinaire. La carte de ce visage m’évoque un volcan, une montagne sur lesquels serait passé un torrent de pluie qui aurait raviné, modelé naturellement un paysage. Puis, si je regarde les oreilles qui sont grandes, des pavillons on voit qu’il est aveugle, on peut imaginer que ses oreilles ont grandi à mesure que ses yeux rétrécissaient. Et puis, il y a ce menton légèrement en avant. Enfin, c’est un visage, pour moi, de sérénité. »

J-D Pollet - G. Leblanc, "L’entrevue", Ed. de l’oeil, 1998, Paris.

LIRE AUSSI : A la recherche de Jean-Daniel Pollet (entretien de Jean-Paul Fargier avec Maurice Born, 19 octobre 2013).

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Photographie (archive personnelle de Maurice Born) :
Remoundakis (premier plan centre),
sa femme Tassia (deuxième plan à sa droite),
Jean-Daniel Pollet, Maurice Born et son épouse d’alors Marianne. Prise à la fin du tournage de L’Ordre.
******

[1Cf. Marcelin Pleynet, Cézanne, Folio, 2010.

[2Sur Jour après jour, voir Hommage à Jean-Daniel Pollet.

[3Faut-il rappeler qu’il faut avoir lu, vraiment lu, les livres de Haenel pour comprendre ce dont il s’agit dans ce qu’il y dit ?

[5Voir plus bas : « Ma première vision de Méditerranée ».

[6Sur Nombres, voir L’emprise des signes.

[7Voir l’entretien, aussi de 2007, avec Gérard Leblanc, Penser politiquement le film.

[10Voir Bassae.

[11L’ordre a été programmé au festival de Cannes de mai 1974, Section parallèle.

[12Ph.Sollers, C.de Portzamparc, Voir Écrire, Paris, Gallimard, 2003, p. 92.

[13L’expérience de Milgram :


L’expérience de Milgram par Super_Resistence

L’expérience a été reprise sur France 2 en 2010 sous le titre Le jeu de la mort avec les mêmes effets. Sollers en parlait dans son Journal du mois, JDD mars 2010.

[14P. Sollers, Vision à New York, Paris, Gallimard, 1998, p. 56.

[15P. Sollers, op. cit., p. 140.

[16P. Sollers, op. cit., p. 147.

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2 Messages

  • Albert Gauvin | 13 avril 2021 - 16:15 1

    Oui, cher Boris, EN PLEIN DANS LE MILLE !


  • POLLET | 13 avril 2021 - 14:43 2

    MERCI ENCORE.
    QUELLE ACTUALITE !
    04/04/2020

    La divine perception 2007 m’a décillé les yeux sur les questions d’aveuglement et de visions.

    Une société optique

    Ce film aborde à maintes reprises la question du regard : « Ne le regarde pas dans les yeux car on l’[la lèpre] attrape par le regard. »

    On vit, de plus en plus, dans une société optique, où prime la prise du regard par le cinéma, la télévision, la publicité, etc. On ne fait fonctionner qu’un seul des cinq sens : l’oeil. Là, danger. C’est le mauvais oeil, la Méduse : « Attention cela va me pétrifier ! » Cette situation actuelle est préoccupante dans la mesure où les autres sens sont oblitérés. Mais cette histoire de l’oeil est très ancienne, voire mythologique avec, notamment, le Cyclope. Aujourd’hui, on vit dans une civilisation cyclopéenne. Et pourtant, Ulysse est un grand héros de la liberté. Souvenons-nous de ce fameux passage dans L’Odyssée où, prisonnier du Cyclope qui dévore les Grecs, Ulysse choisit le surnom de Personne. C’est la ruse d’Ulysse. Le Cyclope croit que celui qui lui a crevé l’oeil s’appelle Personne. Magnifique passage qui nous ramène à la contagion. La puissance de ce que l’on voit d’affreux et de pénible peut en effet susciter la peur d’être contaminé. En ce cas, la vue est susceptible d’avoir une dimension mortelle, mortifère. « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement », dit La Rochefoucauld. Je crois que, face à l’horrible, les humains préfèrent ne pas savoir ou ne pas voir, tout en accomplissant des massacres. Ils en ont perpétré beaucoup tout au long du XXe siècle. À cet égard, il faut lire le roman de Jonathan Littell, Les bienveillantes. Ce livre rencontre un grand succès et montre, de manière précise, comment on peut participer à des massacres en état d’hypnose ou de semi-hypnose. Qu’est-ce qui anime vraiment les tueurs ? Des tueurs qui sont potentiellement n’importe qui. D’où leur vient cette peur d’être contaminés par certaines personnes qui les poussent à les exterminer ?