Julia Kristeva, l’œuvre qui bouscule la littérature (2)
L’œuvre de Julia Kristeva, écrivaine et psychanalyste est dense et protéiforme. Quels nouveaux outils d’analyse des textes littéraires a-t-elle développés dans son œuvre ? Selon elle, existe-t-il un génie féminin ?
Les femmes et l’écriture
- Julia Kristeva en mars 2008
Aurore Mréjen Ingénieure de recherche à l’Université Paris Nanterre, chercheuse au Laboratoire du Changement Social et Politique (Université de Paris)
Frédéric Maget Directeur de la Maison de Colette
Julia Kristeva Écrivaine, psychanalyste, professeure émérite à l’Université de Paris et membre titulaire et formateur de la Société Psychanalytique de Paris
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Julia Kristeva, écrivain, psychanalyste, professeur émérite à l’université de Paris. En lien avec l’émission, elle a publié en trois tomes parus dans les éditions Fayard Le Génie féminin, publié en trois tomes : Hannah Arendt, 1999 ; Mélanie Klein, 2000 ; Colette 2002 (réédité en Folio Essai). Parmi ses autres publications, on trouve également :
Semeiotike : recherches pour une sémanalyse (Seuil, 1978)
Le texte du roman : approche sémiologique d’une structure discursive transformationnelle (éd. De Gruyter, 1970)
Dostoïevski. Face à la mort, ou le sexe hanté du langage (Fayard, 2021)
Seule une femme (Éditions de l’aube, 2007)
Aurore Mréjen, Ingénieure de recherche à Paris Nanterre, chercheuse associée au laboratoire SOPHIAPOL (Paris Nanterre). Elle est l’autrice de :
Arendt à la plage. La philosophie politique dans un transat (Dunod, 2023)
Co-direction avec Martine Leibovici du Cahier de l’Herne Arendt (2021)
La figure de l’homme, Hannah Arendt et Emmanuel Levinas, (Editions du Palio, 2012)
Frédéric Maget, Président de la Société des Amis de Colette et directeur de sa maison natale à Saint-Sauveur-en-Puisaye. Il est l’auteur de :
Notre Colette. Un portrait de Colette par ses lectrices (Flammarion, 2023)
Les 7 vies de Colette (Flammarion, 2019)
“Le génie est une notion qui est héritée du romantisme” explique Julia Kristeva. Le génie c’est “une descente du divin dans l’humain qui nous donne une personnalité extraordinaire qu’on déifie”. Mais qu’est-ce que le “génie féminin” ? Il désigne “la singularité au quotidien dans la créativité féminine partageable”. En d’autres termes, “les génies féminins c’est le choix de la singularité créatrice”. Julia Kristeva explore le génie féminin à partir de trois femmes car “c’est une façon de ne pas trouver une définition du génie féminin, mais d’explorer de manière très concrète, intuitive et précise si possible, les singularités de trois femmes différentes” : Hannah Arendt, Mélanie Klein et Colette.
Hannah Arendt a réfléchi à sa condition de femme. Pour Aurore Mréjen “il y a des données comme ça par lesquelles on est, qui relèvent d’une forme de contingence, mais qui en soi ne font pas une singularité. C’est après, en revanche, qu’on forme cette singularité”. Arendt en parle lors de la réception d’un prix en 1975 du prix Sonning, “où elle s’affirme comme femme et comme juive. Il y a alors plutôt une dimension politique où elle explique ce que c’est, finalement, sa façon d’être “un qui”, sa façon d’être une femme, sa façon d’être juive.
Colette joue également avec son identité. Frédéric Maget note qu’elle joue notamment avec son accent : “cet accent que vous entendez avec ces "r" qui roulent, qui est la manifestation de ses racines bourguignonnes, fait partie de son identité dès son arrivée à Paris. On a retrouvé récemment des enregistrements qui datent de 1932, où on voit que cet accent a presque disparu. Mais il revient de façon tout à fait massive plus tard”. Colette va ainsi “populariser l’image de l’écrivaine qui n’a jamais voulu écrire”.
À écouter : Le couple, la guerre et le féminisme selon Colette
Archive de Hannah Arendt sur sa position de femme - Source : TV De - 1964 - Zur Person
Lecture par Anna Pheulpin d’un extrait de Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne (1958). Editions Calmann-Lévy, traduction Georges Fradier, 2018.
Archive de Colette, ORTF - 1950.
Lecture par Anna Pheulpin d’un extrait de Colette, La maison de Claudine (1922).
Chanson en fin d’émission : "Non, je ne regrette rien", Édith Piaff (1956).
LIRE AUSSI :
Julia Kristeva, Hannah Arendt ou la refondation comme survie
Eryck de Rubercy, Hannah Arendt vue par Julia Kristeva
Julia Kristeva, Colette. Écrire toujours, entre Balzac et Proust
Éva Domeneghini, Julia Kristeva : Le génie féminin, tome III : Colette
- Julia Kristeva, 27 octobre 2011 en Italie.
©AFP - ALBERTO PIZZOLI
Qu’est-ce qu’une époque théorique ?
Julia Kristeva Écrivaine, psychanalyste, professeure émérite à l’Université de Paris et membre titulaire et formateur de la Société Psychanalytique de Paris
Vincent Kaufmann Professeur de sociologie urbaine et d’analyse des mobilités à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), directeur du Laboratoire de sociologie urbaine (LaSUR) et directeur scientifique du Forum Vies Mobiles
François Cusset Historien des idées, professeur de civilisation américaine à l’Université de Paris Nanterre
L’époque des années 60 et 70 est une période foisonnante théoriquement : elle est une “époque théorique”. Pour Vincent Kaufmann, elle est marquée par “une culture du livre” : “le moment théorique des années 60 et 70 a été porté par des éditeurs, beaucoup plus que par des institutions” et est marqué par une véritable “passion pour la littérature”. Aujourd’hui, “avec le basculement dans l’audiovisuel puis dans le numérique, la théorie est finalement en mode survie, si elle existe encore”.
Pour François Cusset, “les grands textes théoriques des années 70 anticipent ce qui nous arrive aujourd’hui”. Pour ce dernier, cette période nous lègue un héritage politique. Cet héritage “est du côté du mineur, du minoritaire”. En effet, “c’est peut-être un contresens par rapport à ce que disait Foucault, Deleuze, mais aussi Julia Kristeva, mais les théories féministes, homosexuelles, LGBT, postcoloniales, décoloniales, minoritaires de tous ordres, aujourd’hui, qui sont à la fois des pratiques politiques et des relectures des textes, sont les héritières de ces courants philosophiques parce qu’elles en ont fait un usage, un usage peut-être pas fidèle, mais un usage inventif”.
Les Universités américaines se sont inspirées des théories françaises de cette époque, rassemblées sous le nom “French Theory”. Or, cette appropriation américaine est critiquée car elle serait au fondement de ce que certains nomment le “wokisme”. Pour Julia Kristeva, “la French Theory n’a pas eu un effet de destruction des valeurs et de la chose littéraire : l’idée de la déconstruction, c’est la capacité de penser par interrogation, par position de question” . Or, “cette capacité est quelque chose d’inhérent à l’essence [...] de l’Occident et de notre tradition gréco-judéo-chrétienne” .
François Cusset, spécialiste d’histoire intellectuelle et politique, professeur d’études américaines à l’université Paris Nanterre. Il a notamment publié :
French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, La Découverte, 2003 ; réédition 2005.
La Haine de l’émancipation. Debout la jeunesse du monde, Gallimard, coll. “Tract”, 2023.
Ouvrage collectif sous sa direction : Une histoire (critique) des années 90. De la fin de tout au début de quelque chose, La Découverte, 2014.
La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, La Découverte, 2006.
Vincent Kaufmann, professeur émérite de littérature et d’histoire des médias à l’université de St. Gall en Suisse. Parmi ses œuvres, on trouve :
La faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Seuil, 2011.
Dernières Nouvelles du spectacle, Seuil, 2017.
Guy Debord. La révolution au service de la poésie, Fayard, 2001.
Poétique des groupes littéraires, PUF, 1997.
L’Équivoque épistolaire, Minuit, 1990.
Extrait du film Pierrot le Fou, réalisé par Jean-Luc Godard, sorti en 1965.
RAPPELS
Julia Kristeva sur Hannah Arendt
Public Sénat, 2013
par Philippe Sollers
un film de Georgi K. Galabov et Sophie Zhang
présenté au Colloque international de Cerisy JULIA KRISTEVA : RÉVOLTE ET RELIANCE (26 juin - 3 juillet 2021)
LIRE : Polylogue
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