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La Divine Comédie

Dante lisible (1965-2020)

D 23 mai 2020     A par Albert Gauvin - C 6 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Dossier du 21-03-08 complété le 08-12-11 et le 22-05-20.

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Ouverture

En octobre 2000 Philippe Sollers publie chez Plon La Divine Comédie, un long entretien avec Benoît Chantre. Le 20 janvier 2001 il est l’invité de l’émission de Michel Cazenave Les vivants et les dieux sur France Culture (35’).

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« Ce poème, composé de cent chants — trente-quatre pour L’Enfer et trente-trois pour Le Purgatoire et Le Paradis — rédigés en tercets hendécasyllabiques de cinq pieds, raconte le voyage qu’effectue Dante au cours de la semaine pascale de l’année sainte 1300 à travers les trois royaumes de l’au-delà : l’Enfer, la montagne de la Purification ou Purgatoire, et le Paradis. »

Peter Dreyer, La Divine Comédie, éditions Diane de Selliers, 2008.

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Sandro Botticelli. Dante Alighieri (1495)
Huile sur toile 54,7 x 47,5 cm. Coll. Part.
Genève.
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Un peu d’histoire : Dante et Sollers de Tel Quel à L’Infini


Tel Quel 23 Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« Ma io er
già per me stesso tal qual ei volea. » (Par. 33)

« Mais j’étais déjà
par moi-même tel qu’il me voulait. » (Dante, Paradis, 33)

Tel est l’exergue (prémonitoire ?) du numéro 23 de Tel Quel. C’est à l’automne de l’année 1965 [Je souligne les dates] que Philippe Sollers y publie son premier essai sur La Divine Comédie,  Dante et la traversée de l’écriture .

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Ce numéro de Tel Quel — dont le bandeau est « Connaissez-vous Dante ? » — contient quatre autres textes : Dante dans la perspective philosophique de Schelling, contemporain et ami de Hölderlin, sur lequel Heidegger écrivit un essai capital en 1936 [1], un texte de Vico, dont on sait l’importance pour Joyce, d’Edoardo Sanguinetti, alors membre du Groupe 63 en Italie et de Bernard Stambler. Deux Français, un Allemand, deux Italiens.

Cette même année 1965, le 26 septembre, François Wahl consacre une émission sur France Culture à "Dante en notre temps". Y participent Umberto Eco, Edoardo Sanguinetti et Philippe Sollers.
Comment ce dernier lit-il Dante ? De quel livre s’agit-il ? Peut-on considérer le livre comme objet ou comme sujet.

Ci-dessous l’intervention de Sollers (8’10).

Quarante ans plus tard, L’Infini n°94 (printemps 2006) publie la  Lettre encyclique sur Dante du pape Benoît XV qui date de 1921. La couverture du numéro de la revue porte, bien visibles (mais qui l’a vu ?), les chiffres romains CXVIII. Traduisons (c’est sans doute nécessaire) : 118. Quelques mois plus tôt Sollers a publié Une vie divine. Les derniers mots du roman sont : « Paris, le 30 septembre 118 ». CXVIII ou 118 : telle est l’année dans le nouveau calendrier que Nietzsche inaugure « au jour du Salut, premier jour de l’An I (le 30 septembre 1888 du faux calendrier) », dans sa « Loi contre le christianisme » qui conclut L’Antéchrist (Folio, p.89). A la fin de Une vie divine, le narrateur évoque un autre pape, Benoît XVI, en vacances au Val d’Aoste, jouant au piano une sonate de Mozart. A côté de lui, Ingrid Stampa, « bonne joueuse de viole de gambe ».

« Un pape, Mozart, une violiste, que vouloir de plus ? Assis dans un coin, M.N., pensif, les écoute. On se croirait au début du 21e siècle, dans un roman de Sollers. » (UVD, Folio, p.502)

Dante, Nietzsche, des papes, deux calendriers, les dates : je mélange tout ?

Dans le roman de Sollers, je lis :

« [...] devant le désastre européen annonciateur d’un désastre pire (qu’il a prophétisé avec la plus grande lucidité), on peut penser qu’il [Nietzsche] se serait forcément et discrètement rapproché du Saint-Siège, au point de proposer ses services au pape Benoît XV, le pape pacifiste de cette époque, injurié à la fois par les Allemands et par les Français. Qui sait, d’ailleurs, s’il n’est pas à l’origine de cette encyclique de 1921 rendant hommage à Dante pour le 600e anniversaire de sa mort ? Puisqu’on est en pleine régression mortifère, pas de Zarathoustra tout de suite, Dante d’abord. »(UVD, Folio, p.372)

L’Infini 2 Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Dante d’abord ? Ouvrons L’Infini n°2 (printemps 1983). Dix huit ans après Tel Quel, ce numéro porte en sous-titre : DANTE. Trois textes : Jacqueline Risset, Vitesse de la comédie (elle vient de traduire L’Enfer), Dante, Sept chants de l’Enfer, Philippe Sollers, L’analyse infinie, un entretien avec Frans de Haes.
Dans cet entretien, Sollers déclare :

« N’entre pas dans l’infini qui veut ! L’infini est catégorique ! Son bon côté c’est qu’il ne vous lâche pas l’incarnation comme ça. Rien de plus pathétique et, encore une fois, de comique — d’où ces deux dimensions constantes dans Paradis — que ça raconte ou que ça scande ! — que ces tergiversations [il s’agit de celles de Michaux dans L’infini turbulent et de Blanchot dans L’entretien infini. A.G.]...
[...] Déjà Dante le précise dans un moment tout à fait clé du Paradis, n’est-ce pas, il ne peut pas aller plus loin dans ce fameux voyage qui a commencé par la porte infernale, il ne peut aller plus loin dans le "Paradis" qu’à condition, dit-il, de s’offrir lui-même (lui qui parle, lui voyageur qui parle au moment même où il nous dit ce qu’il nous dit) de s’offrir donc en holocauste. Ce qui veut dire qu’il doit décider de l’abandon de toutes ses facultés physiques dans un anéantissement sans reste. Holocauste, ça veut dire sacrifice sans reste. Du grec holos, tout entier, d’où vient d’ailleurs le mot latin Sollers... Un hologramme, c’est bien ce que je fais ! C’est la raison pour laquelle l’ombre portée du Paradis qu’on lit n’est que la représentation en trois dimensions visuelles de la voix qui traverse cette sculpture... » (L’Infini n°2, p.19)

"Holocauste" : Sollers soulignera à nouveau le terme en 1990 dans Dante au paradis. Non sans insister sur la valeur de "démonstration" et de "raison" de l’"opération" — « pour éviter toute dérive étroitement mystique » dira-t-il, plus tard, commentant le Rimbaud de A une Raison [2] — :

«  Le paradis impose qu’on abandonne toute possession, et l’une des expressions les plus fortes se trouve sans doute au chant 14 : " De tout mon coeur, je m’offris en holocauste " (la récompense de grâce illuminante ne se fait pas attendre). Une seule erreur d’appréciation, et ce serait le masochisme mystique. Mais non, le paradis est démonstration et raison. »

Dante d’abord ? Dans un roman de Sollers, cela nous conduit à la fin du 20e siècle : en l’an 2000 précisément (112 du nouveau calendrier). Cette année-là Sollers publie des entretiens avec Benoît Chantre. Le livre s’appelle clairement : La Divine Comédie.

Sous le titre « Rouvrir Dante aujourd’hui », on lit :

« Benoît Chantre : Je voudrais maintenant évoquer de façon plus précise votre rapport à Dante, dont vous avez toujours été un lecteur particulièrement attentif. Votre premier texte sur lui, « Dante et la traversée de l’écriture », date de 1965. Vous dites en 1978, dans Vision à New York, que le temps est venu de « recreuser Dante en profondeur » ; vous évoquez en 1987, dans Le Coeur absolu, le projet fictif d’un film sur Dante (que des commanditaires japonais essaient d’obtenir du narrateur, un certain Ph. S...) ; ce projet devient réalité en 1991, à l’occasion de la fonte de la sixième Porte de l’Enfer de Rodin, commandée par la préfecture de Shizuoka au Japon : vous réalisez alors un vrai film, cette fois, entièrement consacré à la Porte de Rodin. Tout se passe comme s’il était pour vous de plus en plus urgent de rouvrir La Divine Comédie A quoi cela tient-il ?

Ph. Sollers : « Rouvrir » est le mot qui convient, non pas en curieux, en érudit, en touriste, mais bel et bien pour montrer que, sept siècles après, cela pourrait se lire de façon présente. Comme si cela n’avait jamais cessé d’être réellement actuel. Il y a donc un double mouvement : La Divine Comédie se referme avec les représentations qu’elle contient et en même temps qu’elle se referme, elle s’ouvre à un questionnement multiple. On ferme une porte - encore faut-il le prouver - et on en ouvre une autre, ou bien c’est la même porte qui tourne pour s’ouvrir une deuxième fois, au moins. Pour cela, donc, il aura fallu tout ce temps.
J’ai choisi, pour préparer le récit de cette sensation très forte de réouverture, de parler d’abord de parler directement de La Divine Comédie. 1965 est l’année où j’écris parallèlement un livre auquel je tiens beaucoup, Drame. Ce livre est la mise en situation d’un narrateur par rapport à ce que son corps lui dit au moment même où il écrit. Il s’agit d’un travail particulier qui montre ce qu’est un corps dévoué au langage. La situation historique est très différente de celle qu’on trouve chez Dante, mais le projet est le même. De temps en temps, Dante rappelle qu’il est là pour porter au jour des humains futurs le récit fabuleux de quelqu’un qui se serait introduit dans le fond des choses. Cela a donné lieu à ce texte sur Dante dont, je dois le dire, je n’ai eu aucun retour, excepté quelques répercussions italiennes. Je crois être le seul écrivain d’aujourd’hui qui se soit intéressé de près à Dante. Cela s’est imposé. L’une de mes amies, Jacqueline Risset, qui a d’ailleurs participé au comité de rédaction de Tel Quel, a fait la traduction de La Divine Comédie, celle qui s’est imposée désormais. Quand on entend dire que nous avons pratiqué un terrorisme littéraire, on devrait voir là ce que nous avons apporté au milieu de l’ignorance confondante de notre temps. Ensuite j’ai su que le chemin serait très long, qu’il n’y avait rien à faire frontalement. Il y a donc un décalage. Décalage d’une comédie. Par conséquent, je montre que l’oubli ou la muséification de Dante peut être interrogée en situation par un projet télévisuel asiatique, en l’occurrence japonais...

B.C. : La fiction, avec Rodin, est devenue réalité...

Ph. S. : C’est ce que j’appelle l’expansion de la fiction dans la vie réelle, pour reprendre la formule de Nerval [...]

B.C. : Qu’est-ce qui, précisément, vous a amené à rouvrir Dante ? Est-ce sa muséification ? Ce choix est-il lié à des évènements précis ?

Ph. S : Encore une fois, c’était essayer de trouver des issues. Vous voyez que je précède le mezzo [3], puisque j’ai vingt-sept ou vingt-huit ans quand j’écris ce texte, j’ai un peu d’avance (rires). C’est simplement le sortir d’en sortir qui m’anime constamment. De sortir du fini. Il n’y a pas que Dante mais il est une des veines fondamentales. [...]

Aurais-je été le premier — j’en serais surpris — à insister sur le paradis ? Ce n’est pas exclu. Vous vous rendez compte de la mise ? » (La Divine Comédie, Plon, 2000, p.53 et suivantes)

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Traduction Jacqueline Risset.
Zoom : cliquez sur l’image.
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 Dante au paradis

par Philippe Sollers

Il peut exister plusieurs paradis, y compris ceux qui sont désormais les nôtres, les artificiels. Paradis réel veut dire : victoire sur le temps et la mort, perpétuité vivante, connaissance ultime. Tout le monde connaît l’enfer, sa lourdeur, sa répétition, la damnation d’être coincé dans un corps, l’absence d’issue, le mensonge. Mais le paradis ? Qui en parle encore ? Qui oserait y croire ? A quel prix ? Mieux vaut ne pas interroger sur ce sujet un théologien. Le pape lui-même ? On ne peut pas dire qu’il soit très prolixe sur ce sujet. Restent les universitaires qui nous parlent de Dante, comme s’il s’agissait d’une question de cours. Cependant, il n’est pas interdit d’aller droit au texte, de l’écouter, de le voir se déployer devant nous comme une construction grandiose. Le voici en français, simple, direct, sans manières. Pour quelle raison une jeune femme d’aujourd’hui a-t-elle passé tant d’années à vouloir nous le faire relire ? Mystère.

Le premier mot du Paradis de Dante est gloire. Le premier mot du dernier vers : l’amour. Entre les deux se déroule par séries d’accélérations fulgurantes le plus fabuleux voyage de tous les siècles, impliquant la transformation progressive de l’expérimentation. Nous sommes à Pâques, en 1300, mais aussi bien aujourd’hui si nous le voulons, tout est printemps, la prétention du cosmonaute intérieur est de donner le fin mot de Dieu, du désir, de l’univers, de l’histoire et de la jouissance malgré l’enfer permanent (notre faute) et le purgatoire lent (notre chance de salut).

Il s’agit d’atteindre le sommo piacer, la pointe extrême du plaisir et du savoir (l’un prouvant l’autre). Vous qui n’avez pas envie de comprendre parce que vous ne jouissez pas, n’entrez pas. Les mots qui — avec celui de mouvement — reviennent ici sans cesse sont : joie, délectation, bonheur, bien, fête, allégresse, rire. Une orgie sans fin, qui semble n’avoir rien d’humain. Dante appelle cet état : trasumanar. Il n’est pas question cependant d’" outrepasser l’humain " (comme nous le dit la traductrice), et encore moins d’arriver à une quelconque surhumanité, mais bien de passer à travers lui, sans cesse et de nouveau, pour vérifier à quel point il ne fait qu’un avec le divin.

Bien entendu, cela n’a de sens que dans la dimension de l’Incarnation et de tout ce qui s’ensuit. On n’est pas obligé d’accepter ces coordonnées. Mais si on les admet, alors la logique de l’ensemble se démontre dans ses plus profondes conséquences, là où (autre expression forgée par Dante) " gioir s’insempra ". Là où la joie s’éternise ? Sans doute, mais "s’éterniser" a pris malheureusement pour nous la couleur de l’ennui. Dante dit : quand la joie se fait toujours, se transforme en toujours. L’adverbe devient verbe, comme si j’inventais le mot toujouriser. Joie d’amour dure toujours. On devrait chaque fois écouter Monteverdi en lisant Dante, l’insistance de sa musique sur semper (nunc et semper).

Détail du Chant XIV du Paradis {JPEG}

Le Paradis est avant tout une expérience musicale intérieure sous ses masques amoureux, cosmologiques, historiques, religieux. Le spectacle que voit Dante, les vérités qu’il comprend, sont chaque fois, il insiste, des métaphores d’une autre réalité incommensurable avec laquelle, pour finir, il doit se confondre par-delà les images.

C’est aussi, très curieusement, une vendetta contre la " compagnie mauvaise, stupide, ingrate et toute folle " qui se sera dressée contre lui, ce qui nous vaut le vers célèbre, dernier aveu politique : " Il sera beau pour toi, alors, d’avoir fait un parti à toi seul. "

Plus il monte, avec Béatrice, vers le Premier Mobile et l’Empyrée ; plus il approche du but et plus il est sûr de sa vengeance. Contre quoi ? Leitmotiv de la Divine Comédie : " La cupidité, qui noie les mortels sous elle. " Marx, qui n’a jamais été marxiste, aimait Dante, et on espère ne pas trop compromettre ce chef-d’oeuvre en le rappelant.

Le paradis impose qu’on abandonne toute possession, et l’une des expressions les plus fortes se trouve sans doute au chant 14 : " De tout mon coeur, je m’offris en holocauste " (la récompense de grâce illuminante ne se fait pas attendre). Une seule erreur d’appréciation, et ce serait le masochisme mystique. Mais non, le paradis est démonstration et raison.

Raison perdue de la poésie ? Il reste à s’enchanter de ce grand texte du ciel, de son art des transmutations et des métamorphoses : les braises sont de la musique ; les lumières vivantes, des personnes et des chants ; un murmure de fleuve, une voix multiple et argumentée ; le feu et l’eau, les rayons et les étincelles, se changent en fleurs ou en pierres précieuses, topazes, saphirs, rubis. Tout converge vers la rose immense constellée de figures, vers l’énigme de la " Vierge, fille de son fils " (a-t-on jamais donné une définition aussi parfaite de l’inceste, " terme fixe d’un éternel dessein " ?

LIRE AUSSI

Les vers sont comme des cercles décrivant une roue, une horloge, dont le thème constant et varié est : encore, encore. Encore, toujours plus, jusqu’à la nervure intime de la Trinité (" O lumière éternelle qui seule en toi réside,/seule te pense, et par toi entendue,/et t’entendant, rit à toi-même, et t’aime. ") Enfin tutoyée dans son fonctionnement intelligent et incompréhensible. La substance et les accidents se confondent dans un seul livre, un noeud (nodo), dont le récitant jouit (godo) du seul fait de le dire (dicendo questo). Nous sommes chez les anges, de façon ivre et distincte. Sacrée quadrature du cercle et " bien sans fin, qui n’a que soi pour mesure ".

Philippe Sollers, Le Monde du 20.04.90.

Le Paradis de Dante. Troisième volet de la Divine Comédie,
édition bilingue, traduction, introduction
et notes de Jacqueline Risset, Flammarion, 366 p.

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Claudio Martino lit et commente l’article de Sollers.

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 La Divine Comédie

Tous les chants de La Divine Comédie de Dante — l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis — illustrés par 92 dessins de Botticelli, reproduits dans leurs couleurs et format d’origine.

Mot de l’éditeur sur La Divine Comédie de Dante Alighieri
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« Cet ouvrage monumental réunit les trois livres de La Divine Comédie de Dante écrits au début du XVIe siècle : L’Enfer, Le Purgatoire, Le Paradis.
Pour la première fois, les quatre-vingt- douze dessins de Botticelli, chacun en regard d’un chant, sont présentés dans leur format original.

Commandés par Lorenzo di Medici au XVe siècle, les dessins de Botticelli réalisés à la pointe de métal sur parchemin, repris à l’encre et partiellement mis en couleurs, permettent de partager la fascination de l’artiste florentin pour ce chef-d’oeuvre de poésie de d’humanisme imaginé par Dante. Inconnues du public, ces oeuvres sont aujourd’hui conservées, d’une part, dans la bibliothèque du Vatican, la plus ancienne et la plus inaccessible du monde, et, d’autre part, au prestigieux Cabinet des estampes et dessins de Berlin qui a pu retrouver, après la chute du Mur, le fragment acquis en 1882 et conservé à l’Est.
Chaque dessin est accompagné d’un commentaire éclairé de Peter Dreyer, spécialiste allemand de la renaissance italienne qui fut conservateur à la Pierpont Morgan Library de New York.
Son introduction, illustrée, situe l’oeuvre dans son contexte politique, historique et culturel. La traduction de Jacqueline Risset en français moderne est reconnue comme la meilleure et la plus proche du texte de Dante. Sa transparence ainsi que les notes explicatives et sa brillante préface permettent une lecture aisée et agréable [4]. »

Dossier détaillé
Site des éditions Diane de Selliers

Site avec les Illustrations de La Divine Comédie de Dante par Sandro Botticelli

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En 1965, déjà, Sollers concluait Dante et le traversée de l’écriture par une analyse des dessins de Botticelli :

Dans sa traduction sérielle de la Comédie, Botticelli a compris que le texte était un seul corps en état de transformation continue, de telle sorte qu’un passage n’était jamais que l’annonce, la réplique, l’annulation ou l’achèvement d’un autre, par une loi de réversibilité sans cesse vérifiée dans laquelle le livre avait été composé et vécu. Partant de cet espace des nombres, il ne peut qu’y revenir. Paysages, personnages sont les mots d’un langage impersonnel où Dante s’est vu et écrit comme un mot parmi d’autres accomplissant ce que ce langage accomplissait en lui : le trajet de la totalité vers "l’amour" qui la brise et d’où renaît une nouvelle expérience d’ensemble. Botticelli, multipliant et variant les traits, dégageant la géométrie du texte, ses condensations, ses déplacements, allant d’une multiplication intense à un équilibre qui se raréfie et finit par disparaître, Botticelli a montré que d’une page blanche à une autre page blanche, de l’endroit d’une page à son envers, la distance pouvait être celle du monde exploré dans sa plus grande dimension. On pense aussi, pour finir, à cette phrase d’un contemporain de Dante, à ce dominicain disparu après avoir été condamné par l’Eglise — tandis que Dante était exilé puis condamné à mort par les Florentins —, à cet Eckart dont les sermons redécouverts au début du XIXe siècle surprenaient Hegel : " Là je suis ce que j’étais, je ne crois ni ne décrois, car je suis là, une cause immobile qui fait mouvoir toutes choses. "
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Dans Le plus court chemin. De Tel Quel à L’Infini, son Journal de l’année 1996, Marcelin Pleynet revient sur quelques traductions de La Divine Comédie, ainsi que sur l’édition illustrée par Botticelli parue en 1996 avant d’être rééditée en 2008. « Il n’y a pas de bonne traduction. Il n’y a de traduction que celle qui donne accès au trait initialement formulé. La meilleure édition que l’on puisse lire de Dante est bilingue. » Depuis quelques années, Danièle Robert a traduit l’intégralité de La Divine Comédie (L’Enfer en 2016, Le Purgatoire en 2018 et le Paradis en 2020). J’ai ajouté dans des encarts la traduction qu’elle propose des vers dont Pleynet interroge les traductions sorties en 1996.

9 décembre 1996

DANTE

Le Livre de poche publie une nouvelle traduction des Œuvres complètes de Dante, qui vient heureusement rem­ placer celle établie par André Pézard dans la Bibliothèque de la Pléiade. Vita Nova, Rime, Convivio, De vulgari elo­ quentia, Monarchia, Epistole, Egloghe... toutes les questions portent sans conteste sur le caractère de cette nouvelle traduction de la Commedia. André Pézard avait cru devoir traduire La Divine Comédie en vieux français, en une langue, sinon illisible, décourageante, et plus éloignée de l’italien de Dante que l’italien de Dante l’est du latin. La traduction de Pézard n’est pas mauvaise, elle est anachronique comme son auteur. C’est un anachronisme universitaire... une fausse bonne idée dominante... ce qu’une volonté de maîtrise produit inévitablement lorsqu’elle se confronte à un poème : détournement, recouvrement ... obscurantisme dans sa version en effet institutionnelle, universitaire.
Littré avant Pézard (coloration des intérêts qui portent à « convertir » Dante) s’était employé à fixer, non moins arbitrairement, La Divine Comédie dans une histoire archaïque de la langue française, sans tenir compte de la traduction en prose par Lamennais (trois tomes des Œuvres posthumes, en 1855).
C’est tardivement, dans une traduction en prose, par Alexandre Masseron que j’ai lu pour la première fois l’ensemble du poème, en 1964. Le Club français du livre venait de publier l’œuvre de Dante, en version bilingue, accompagnée des illustrations de Botticelli. Je suis resté fidèle à cette édition, dont par commodité j’ai acheté la version publiée en 1947 chez Albin Michel, et qui, jusqu’à présent, est la seule à comporter un important appareil de notes (qui manque hélas à l’édition du Livre de poche) et un index de plus de deux cents pages. Édition sans doute depuis fort longtemps épuisée.

La traduction du Livre de poche, due à Marc Scialom, en décasyllabes « par commodité », est d’une belle clarté, sans doute plus proche de Dante qu’aucune autre, et d’abord en ce qu’elle en rend la langue plus immédiatement sensible et claire. Jean-Charles Vegliante a publié l’année dernière, à l’Imprimerie nationale, une édition de l’Enfer, plus maniérée et peut-être un peu précipitée, l’auteur ayant laissé passer, en conclusion de son texte de présentation, sur le rabat de couverture, une coquille très indigne de ses prétentions scientifiques et très indigne des prétentions des éditions de l’Imprimerie nationale « Insipit [sic] comoedia » (coquille fâcheuse certes, mais je n’en serais pas moins le dernier à lui jeter la pierre... si sa traduction était moins apprêtée).

Il faut dire, ce qui devrait aller de soi, que s’il peut y avoir de mauvaises traductions de Dante, il ne peut pas y en avoir de bonne. La meilleure édition reste une édition bilingue et, à ce jour, la seule qui soit complète est celle que Jacqueline Risset a publiée chez Flammarion. La meilleure édition est une édition bilingue, même pour ceux qui connaissent mal ou qui ne connaissent pas l’italien.
Pourquoi bilingue ? Pour courir le risque d’une autre langue... pour entrer dans le jeu... pour jouer la Comédie.
C’est incontestablement ce qui a tenté Jacqueline Risset (qui figure comme l’on sait sur la liste des membres du comité de Tel Quel de 1967 à 1982) découvrant dès 1965 dans la revue Tel Quel l’essai de Sollers, « Dante et la traversée de l’écriture », qui associait La Divine Comédie à ce que la littérature du XXe siècle compte de plus prestigieux. Sollers note, en 1965, que la question que pose La Divine Comédie « est d’une telle ampleur que sa visibilité, encore problématique, s’annonce peut-être seulement pour nous ».
Rien ne laissait alors supposer que La Divine Comédie puisse être un jour lisible pour les Français.
L’année même où Sollers éclaire ce qu’il en est d’une lecture de Dante appliquée à l’aventure de la littérature moderne, en 1965, paraît dans la Bibliothèque de la Pléiade l’opaque traduction d’André Pézard.
J’entends encore un grand éditeur parisien déclarer que Dante est « un écrivain poussiéreux » ! Était-ce vraiment ce qu’il voulait dire ? Ne voulait-il pas, comme beaucoup, comme tous, de ce vouloir qui fait loi, que La Divine Comédie reste définitivement illisible ? Pourquoi ? « Dante et la traversée de l’écriture » prépare les études sur Joyce, qui se développeront dans Tel Quel au début des années 70. En 1974, Sollers commence la publication de Paradis (difficile à ne pas suivre aussi dans l’interprétation que Sollers propose de Dante). Les jeux sont faits. Dante est déjà lu... En 1985, Jacqueline Risset publie en édition bilingue, chez Flammarion, le premier livre de La Divine Comédie (l’En­fer) ; et le plus fabuleux déploiement poétique du catholicisme romain se découvre au grand public... dans la Comédie.
Rien d’oriental (byzantin) dans la Comédie. Le poème de Dante dans sa disposition « trine » (trinitaire) implique l’invention du « Purgatoire que l’Église orientale ne reconnaît pas » (débats au concile de Lyon en 1273).
Les jeux sont faits, les dés sont lancés à nouveau... la poésie est le trait de la pensée (tout lecteur s’y trouve engagé), et la traduction de ce trait, sa mouvance appelle la décision initiale, la langue initialement formulée... Le passage du français à l’italien, du texte traduit à Dante, doit être dès lors incessant : la traduction est permanente ou elle trahit. En conséquence, plus il y a de traductions et d’éditions bilingues et mieux c’est.

Pour en revenir au Purgatoire, lieu privilégié de toute traduction, comment faut-il lire

Dolce color d’oriental zaffiro,
che s’accoglieva ne ! sereno aspetto
del mezzo, puro infino al primo giro
a li occhi miei ricomincià diletto,
tosto ch’io usci’ fuor de l’aura morta
che m’avea contristati li occhi e’l petto.
Purgatoire
, I, 13-18

Traduction Danièle Robert
La douce couleur d’oriental saphir
qui, dans le climat serein du milieu
se recueillait, pure à n’en plus finir
vint redonner du plaisir à mes yeux
dès ma sortie de l’atmosphère morte
qui m’avait attristé le coeur et les yeux.

Jacqueline Risset traduit :

Douce couleur de saphir oriental
qui s’accueillait dans le serein aspect
de l’air, pur jusqu’au premier tour,
recommença délice à mes regards
dès que je sortis de l’air mort
qui m’avait assombri le visage et le cœur.

Marc Scialom traduit les mêmes vers :

Un ton très doux d’oriental saphir,
épanoui dans la calme apparence
de l’air, limpide jusqu’au premier cercle,
recommença le plaisir de mes yeux,
quand je sortis de l’atmosphère morte
qui m’avait assombri cœur et regards.

Que faut-il préférer ? Pour « Dolce color d’oriental zaffiro » : « Douce couleur de saphir oriental » est plus proche de l’italien que « Un ton très doux... ». Par contre, on se demande pourquoi J. Risset traduit dans le quatrième vers « li occhi » par « mes regards », ce que M. Scialom traduit fort justement par « mes yeux » dans un style poétiquement plus moderne que le très dix-septiémiste « regard » (pour les yeux). On se demande pourquoi Dante s’autorise à répéter deux fois dans ces six vers le mot « occhi », ce que semblent craindre les traducteurs. Alors que le sens est clair qui veut qu’une chose réjouisse les yeux et qu’une autre les attriste.

On n’en finirait pas. Il n’y a pas de bonne traduction. Il n’y a de traduction que celle qui donne accès au trait initialement formulé. La meilleure édition que l’on puisse lire de Dante est bilingue. Certes, le traducteur joue plus ou moins heureusement ce trait... mais en ce domaine le plus évident n’est pas forcément le plus clair.

DANTE ET GIOTTO


Giotto, La Navicella (1305-1313)
Saint-Pierre de Rome. Zoom : cliquez sur l’image.
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Comment traduire les deux premiers vers du Purgatoire, tels qu’ils marquent l’écriture, la parole et le « trait » du deuxième livre de la Comédie ?

Per correr miglior acque alza le vele
omai la navicella del mio ingenio,
che lascia dietro a sé mar sicrudele ...

Pourquoi M. Scialom traduit-il

Or, s’élançant vers de meilleures eaux
la nef de mon esprit lève ses voiles...

Traduction Danièle Robert
Alors lève ses voiles la nacelle
de mes facultés pour des flots plus heureux
laissant derrière elle une mer si cruelle

ce que J. Risset traduit

Pour courir meilleure eau il hisse les voiles
à présent le petit vaisseau de mon génie...

Sortant de l’Enfer et abordant le Purgatoire, « Pour » est incontestablement meilleur que « Or », et « génie » plus juste que « esprit ». Mais pourquoi J. Risset veut-elle que le génie de Dante soit « petit » : « un petit vaisseau » plutôt qu’une « nef » dont la taille se passe de qualificatif ?
On peut certes justifier sa traduction, en retenant la traduction littérale de navicella : navicula (lat.), diminutif de navis. Mais dans l’affaire, navicella traduit par « petit navire » discrédite le génie de Dante. Ce n’est bien entendu pas l’intention de la traductrice que l’on surprendra en soulignant ce qui ne discrédite pas sa traduction mais littéralement rapetisse le « trait ».

Détail ? Détail qui pourtant dans ce cas particulier engage l’interprétation. On sait que le voyage dans l’au­ delà que Dante intitule la Comédie dure une semaine et a lieu au cours de l’année 1300, année du Jubilé, année sainte pour laquelle, à l’occasion de leur séjour à Rome, les pèlerins, qui furent particulièrement nombreux, bénéficiaient, pour eux-mêmes et pour leurs morts, d’indulgences plénières, notamment valables au Purgatoire. C’est pour cette raison précise et avec insistance que Dante situe son voyage dans l’au-delà en 1300 ; puisque, semble-t-il, il n’a commencé à y travailler qu’autour de 1306. 1300, l’année du Jubilé, est donc, entre toutes, dans la vie de Dante, l’année du « Purgatoire »... l’année où les âmes émigrent comme jamais jusqu’alors autour de la Montagne du Purgatoire ; rattrapées et dépassées par Dante qui au chant XI, traversant le groupe des orgueilleux, en profite pour évoquer le peintre Giotto, son contemporain, toujours, et même plus que jamais, en activité :

Oh vana gloria de l’umane posse !
com’poco verde in su la cima dura,
se non é giunta da l’etati grosse !
Credette Cimabue ne la pittura
tener lo campo, e ora ha Giotto il grido
si che la fama di colui è scura.
Purgatoire
, XI, 91-96

Ô vaine gloire de la puissance humaine !
comme il dure peu, le vert de votre cime,
s’il n’est pas suivi par des temps plus grossiers !
Cimabue crut, dans la peinture,
tenir le champ, et Giotto à présent a le cri,
si bien que la gloire de l’autre est obscurcie.

J’ai repris cela dans un essai sur Giotto, publié chez Hazan en 1985 (livre qui est aujourd’hui tout à fait épuisé [5]). Il n’est donc pas inutile d’insister. Giotto fut lui aussi associé à cette année du Jubilé puisque pour l’occasion le pape Boniface VIII lui commanda une immense mosaïque qui dominait l’entrée de l’ancienne basilique Saint-Pierre. En cette année 1300, Giotto a le cri, il est célèbre et sa célébrité, il la doit à un pape, Boniface VIII, que non seulement Dante ne porte pas dans son cœur, mais qu’il situe, alors qu’il est encore vivant, en Enfer. Un pape auprès duquel Dante se rend comme ambassadeur guelfe blanc de Florence en octobre 1301.
Dante a-t-il vu la mosaïque de Giotto au fronton de la basilique Saint-Pierre à Rome ? Les vers du Purgatoire le laissent supposer. Pour que Dante célèbre la gloire de Giotto, il faut qu’il ait rencontré cette gloire et qu’il l’ait rencontrée à Rome. Dante, en exil, n’a pas pu voir les fresques que Giotto a réalisées dans la chapelle Peruzzi (autour de 1318), dans la chapelle Bardi (autour de 1325) à Santa Croce à Florence. L’admirable suite de la chapelle Scrovegni (consacrée à Padoue, le 16 mars 1305) est située dans un bâtiment relativement modeste. Pour que la gloire de Giotto surpasse celle de Cimabue et figure comme un exemple de l’orgueil et de la vanité du pouvoir, il faut qu’elle ait été affichée, telle qu’elle s’affichait à l’occasion du Jubilé de 1300, en dominant, avec une œuvre monu­ mentale, la basilique Saint-Pierre à Rome.
De cette mosaïque, qui a aujourd’hui disparu, on ne peut voir désormais qu’une image entièrement refaite à travers les restaurations du XVIe et du XVIIe siècle. En 1683, Giovanni Battista Falda la présente dans une reconstitution idéale de l’ancienne basilique San Pietro à Rome (voir la chronologie et documentation des œuvres de Giotto par Edi Baccheschi, Flammarion, 1982).
La mosaïque de Giotto (intitulée La Navicella, la nacelle, dans le catalogue des œuvres du peintre) représentait la barque des apôtres et illustrait, d’après l’Évangile selon saint Matthieu, l’épisode au cours duquel le Christ marche sur les eaux. (« En le voyant marcher sur les eaux, les disciples crièrent d’effroi. Aussitôt Jésus leur parla et dit : "Courage ! C’est moi, ne vous effrayez pas." Pierre lui répondit : "Seigneur, si c’est toi, ordonne-moi de venir au­ devant de toi sur l’eau." Jésus lui dit : "Viens." Pierre descendit du bateau, marcha sur les eaux et vint au-devant de Jésus. Mais voyant le vent, il fut effrayé et, comme il commençait à s’enfoncer, il cria : "Seigneur, sauve-moi !" Aussitôt, Jésus tendit la main, le saisit et lui dit : "Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ?" »)
Giotto a représenté la barque des apôtres pourvue d’une voile gonflée par le vent et, sur les eaux, à droite, à genoux devant le Christ, saint Pierre. Scène d’une poésie fabuleuse qui ne pouvait que s’imposer à l’auteur du Monarchia et de la Comédie.
Qu’en est-il de « la navicella del mio ingenio » qui ouvre le Purgatoire de Dante et de La Navicella de Giotto ?

Au Chant XXXII du Purgatoire, Dante utilise à nouveau le mot « navicella » qu’il associe cette fois explicitement à l’Église et à la barque des apôtres (« e qual esce di cuor che si rammarca, / tal voce usci del cielo e cotal disse : / "O navicella mia, com’mal se’ carca !" » — « et comme elle sort d’un cœur qui se lamente, une voix sortit du ciel et dit : "Ô ma nacelle que tu es mal chargée !" », XXXII, 127-129). C’est bien l’auteur du Monarchia qui inspire ici l’auteur de La Divine Comédie.

Est-il vraisemblable que Dante, qui cite la gloire de Giotto dans ce même chant du Purgatoire, n’ait pas en ouverture associé la navicella de son ingenio à la barque des apôtres (La Navicella de Giotto), la barque de Pierre, l’Église (on ne peut oublier que l’espace que parcourt Dante, de l’Enfer au Paradis, ne peut être qu’un espace théologique) : « Pensa oramai qua fu colui che degno / collega fu a mantener la barca / di Pietro in alto mar per dritto segno  »

DANTE ET BOTTICELLI


Botticcelli, L’aigle du rêve de Dante dans Le Purgatoire (1480-1495)
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Tout ceci pour le plaisir et aussi parce qu’en ce plaisir traduction et interprétation (poésie et pensée) sont liées.
Le texte de La Divine Comédie est désormais disponible, mais le poème de Dante n’est pas pour autant rendu lisible. Grâce à l’université française l’œuvre de Dante est désormais disponible. Mais c’est aussi souligner que, dans le même mouvement, l’œuvre de Dante reste aux mains de l’université. Pézard s’est employé en toute conscience professionnelle à rendre le texte de Dante littéralement illisible. Aujourd’hui l’interprétation du poème n’en reste pas moins, et avec le même entêtement consciencieux, le plus souvent déterminée par l’« esprit » de la IIIe République (l’école de Jules Ferry)... Avec plus ou moins d’érudition, l’interprétation du poème de Dante est aujourd’hui pour l’essentiel portée au compte de ce que je dirais un idéalisme populiste. On remarquera que cet accent d’idéalisme populiste s’impose lorsque l’universitaire plus ou moins institutionnalisé doit interpréter l’histoire et son « Il était » en tenant compte, par exemple, d’un écrivain de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle, Dante, et d’un peintre de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, Botticelli (né autour de 1445, mort en 1510).
L’admirable édition de La Divine Comédie que publie Diane de Selliers réunit pour la première fois en un volume, qui est un véritable monument de bibliophilie, le poème de Dante, dans sa version française, illustré des quatre-vingt-douze dessins que Botticelli a consacrés à La Divine Comédie et qui se trouvent ici pour la première fois reproduits dans leurs couleurs et leur format d’origine (47 x 32 cm). Dante et Botticelli. Le XIIIe et le XVe siècle. Ce que l’on peut en savoir, ce que l’on veut en savoir, ce qu’il faudrait en savoir programment une lecture que l’érudition ne peut éclairer puisqu’elle se trouve au service des préjugés d’une interprétation qui l’obscurcit. Mais justement parce que, de l’un à l’autre, de Dante à Botticelli, l’interprétation accuse ses préjugés, le texte finalement se dégage de ce qui s’emploie à le recouvrir : cet idéalisme néoplatonicien (ésotérisme plotinien et scolaire) qui n’en finit pas de ressasser ses anachronismes dix-neuviémistes. Et, contrairement à ce qui nous est proposé, on en arrive à découvrir que l’intérêt de Botticelli pour Dante, loin de confirmer un supposé néo-platonisme de Dante, témoigne d’une crise de la Renaissance florentine et d’un recours spontané à la pen­sée théologique et au catholicisme du poète.
Que faut-il penser de l’interprétation qui nous est proposée en préface d’« une laïcisation de l’art » florentin à l’époque des Médicis ? D’une initiative de Botticelli transformant au chant IX du Purgatoire Dante en Ganymède sous prétexte qu’au lieu de représenter sainte Lucile (encore les yeux) portant Dante à la porte du Purgatoire, Botticelli choisit d’illustrer le rêve au cours duquel Dante s’est vu enlevé par un aigle ? Dante, bien qu’il cite Ganymède, ne suggère bien entendu rien de tel. Lucile, protectrice de Dante, apparaît pour la première fois au chant II de l’Enfer, c’est elle qui conseille à Béatrice d’aller au secours du poète qui se trouve menacé, et c’est encore elle qui se montre, sous l’apparence d’un aigle (Peter Dreyer précise quant à lui que, déjà au XIVe siècle, Benvenuto Rombaldi da Imola donne à Lucile la figure d’un aigle)...
Nous sommes très loin du néoplatonisme de Landino. Mais peut-être faut-il forcer cet épisode pour que la préface puisse, un peu plus loin, présenter le rapport de Dante et de Béatrice comme un rapport entre l’enfant et sa mère : « Le rapport entre Dante et Béatrice au Paradis est à la fois un dialogue avec la Sagesse divine et un intense rapport d’amour, qui reprend en soi l’énergie première du rapport entre l’enfant et sa mère. » (C’est moi qui souligne.)
Enfin, que penser de l’assimilation de Béatrice avec la figure de la Vénus lucrétienne (sic) ? Si ce n’est qu’il s’agit en effet de laïciser à tout prix, fût-ce au prix de la plus grande confusion, et que si la langue de Pézard est abandonnée, sa « pensée » (comme celle de Littré) reste dominante.
Non seulement la pensée de Dante n’est pas celle de saint Thomas nuancée par celle d’ Averroès (voir Étienne Gilson, Dante et la philosophie), mais au moment où il se consacre aux illustrations de La Divine Comédie, la pensée de Botticelli n’est plus, loin de là, celle du néoplatonisme florentin.

Les œuvres profanes de Botticelli (Le Printemps, 1482 ; Mars et Vénus, 1483 ; La Naissance de Vénus, 1484-1486 ; Pallas et le Centaure, 1482-1483) datent de son retour de Rome. Lorsque le peintre travaille sur La Divine Comédie, entre 1485 et 1505, il est de plus en plus occupé par la réalisation d’œuvres religieuses dont le thème dominant est La Vierge à l’enfant ; l’un des premiers et des plus illustres exemples date de 1487 et se trouve au musée des Offices à Florence.
On sait qu’en 1491 Savonarole est prieur des dominicains, qu’en 1494 Pierre de Médicis est chassé de Florence et qu’en 1497 Savonarole fonde la république théocratique de Florence. Sandro Botticelli et son frère notamment ne sont pas étrangers au cercle de Savonarole. Et la Crucifixion symbolique (Fogg Art Museum, Harvard University, Cambrige, États-Unis), qui traite du salut de Florence repentie, a été peinte l’année du « bûcher des vanités », en 1497. C’est dire si Botticelli est loin des Vénus lucrétiennes lorsqu’il réalise sa suite d’illustrations pour La Divine Comédie.
La grandeur, l’ingenio de Dante, emporte la grâce, la force et la beauté du trait de Botticelli. Réunis dans cette édition monumentale de La Divine Comédie, Dante et Botticelli sont liés à la vigueur et à la hauteur avec lesquelles, à plus de deux siècles de distance, ces deux grandes figures de l’art occidental assument les mouvements et les turbulences d’un courant infiniment plus profond et éclairant que ce que la religion néoplatonicienne et ses puérilités ésotériques auraient pu leur apporter. André Chastel disait cela avec beaucoup plus d’élégance en traitant Marsile Ficin d’« aimable philosophe ».

*

Au cours de ces dernières années il m’est arrivé de relire l’œuvre de certains auteurs pour mieux comprendre, et j’ai mieux compris.

Marcelin Pleynet, Le plus court chemin. De Tel Quel à L’Infini,
Gallimard, 1997, p. 234-246.


Pleynet sortant du tombeau de Dante à Ravenne.
Photogramme du film de Marcelin Pleynet et Florence Lambert, VITA NOVA, 2008.

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« Il n’y a pas de bonne traduction. Il n’y a de traduction que celle qui donne accès au trait initialement formulé. La meilleure édition que l’on puisse lire de Dante est bilingue. »


Vous pouvez maintenant relire :
1. Jacqueline Risset et Dante
2. L’Enfer traduit par Danièle Robert (2016)
3. Le Purgatoire traduit par Danièle Robert (2018)
4. Le Paradis traduit par Danièle Robert (2020)

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Dante ressurgit dans le dernier roman publié par Philippe Sollers Désir (Gallimard, 2020, p. 62-63). Citation du dernier vers du Paradis. Hommage à Jacqueline Risset, traductrice de Dante (« elle est géniale »), décédée en septembre 2014.

EXCEPTIONS

Le Philosophe n’a jamais pensé fonder une nouvelle religion. La Franc-Maçonnerie, pourquoi pas, mais ce n’est pas une religion, bien qu’elle soit souvent trop sociale, pour ne pas dire socialiste, avec risque de dis­ parition. Chacun doit faire son salut tout seul, c’est pourquoi il faut garder la philosophie comme étoile. Débrouillez-vous avec le fatras des mythes, visez les singularités suggérées.

Après sa mort, en 1803, et sa résurrection instantanée, le Philosophe a beaucoup vécu dans le sud­ ouest de la France, avant de voyager en Europe, avec une prédilection pour l’Italie. Sa vie discrète à Venise peut être étudiée en détail, de même que ses relations surprenantes avec le Saint-Siège. Une de ses plus fortes émotions se situe à Ravenne, ville éblouissante par ses basiliques et ses mosaïques (elles ont l’air d’avoir été faites le matin même), et surtout Galla Placidia, lieu irradiant, puisqu’il a été le tombeau de Dante. La doctrine des Fedeli d’Amore n’a pas de secret pour le Philosophe. Sa biographie intime l’établira un jour.

L’amour continue à mouvoir le soleil et les autres étoiles, mais dans un tout autre sens qu’en 1325. Dante, un matin du XXe siècle, a contacté directement le Philosophe pour lui expliquer ce transfert. Du coup, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis ont changé de place et de nature, et le Philosophe se retrouve dans cette nouvelle répartition, au point de charger une de ses amies, elle-même philosophe, une ravissante blonde vivant à Rome, de traduire à neuf La Divine Comédie. Elle le fait très bien, elle est géniale. Une photo, dans un coin du Spectacle, attire l’attention : celle du Philosophe offrant un livre de lui sur La Divine Comédie à un pape, sur la place Saint-Pierre à Rome. Elle a déclenché, cette photo, un petit scandale chez des journalistes et des intellectuels arriérés. On n’a pas tellement d’occasions de rire.

Les Français, à part l’amie du Philosophe, ne connaissent pas Dante, ils ne connaissent pas non plus un de leurs héros qu’ils ont été contraints d’élire, après bien des troubles, à la présidence de la République : de Gaulle. Il les a sauvés du déshonneur de la collaboration avec les nazis, a mis fin à leur rêve colonial, avant d’être sèchement congédié pour cause de référendum raté. On doit l’imaginer, avant son grand incendie, à Notre-Dame de Paris. C’était un homme du XIIIe siècle, comme la cathédrale elle-même. Il mériterait le titre de Général Inconnu. [...]


Philippe Sollers remettant La Divine Comédie à Jean-Paul II.
Saint-Pierre de Rome, octobre 2000. Zoom : cliquez sur l’image.
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Qu’est-ce que la Divine Comédie ?

Un film de Thierry Thomas réalisé en 2006. Présences : Jacqueline Risset, Carlo Ossola, Erica Durante, Bertrand Schefer, Sébatien Allard, Didier-Marc Garin, Tristan Macé, Vincenzo Albanese, Laura Aldorisio, Marta Busani, Valentina Constantini, Donatino Domini, Stefano Mascetti, André Nembrini, Ivan Salvadori, Paolo Valentini. Lectures : Kelly Rivière et Jean-Pierre Kalfon.

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Portfolio

  • Jacqueline Risset
  • Détail du Chant VI du Paradis

[1Heidegger, « Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine », trad. J.-F. Courtine, Gallimard, 1993.

[2Illuminations, Folio, 2003, p.26.

[3Début du Chant I de L’Enfer :

« Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva obscura
che la diritta via era smarrita
 »

« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue » (traduction Jacqueline Risset)

« Selon Dante, suivant Isaïe, la vie humaine dessine un arc dont le centre, et le point le plus haut, est l’âge de 35 ans. Né en 1265, Dante a 35 ans en l’an 1300, date de son voyage à Rome, au moment du jubilé organisé par le pape Boniface VIII. La « forêt obscure », au sens allégorique, représente les vices et l’erreur (« la forêt d’erreurs de cette vie », Convivio, IV, XXIV, 12) ; elle correspond, pour Dante, à une période d’égarement moral et intellectuel. » (Note de J. Risset, La Divine Comédie, 2008)

Sollers a eu 35 ans en 1971. Commencent alors les trois ans de ce qu’il appellera, dans Un vrai roman, « la folie Mao ». Égarement ? « La voie droite », alors, était-elle perdue ? Sollers ne le dit pas.

A la même époque, j’ai fait un rêve. Dans ce rêve, je disais (à haute voix) : « La ligne droite mène au fascisme. »

Il y a voie droite et voie droite.
Il est vrai aussi que « la voie vraiment voie est autre qu’une voie constante ».

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Marc Devade, Nel mezzo (tryptique, 1981)

[4Note à propos d’un étrange oubli :
La première édition de ce magnifique ouvrage a été publiée en octobre 1996. L’éditrice nous précise que cette nouvelle édition (mars 2008) reprend « l’édition de 1996 avec mise à jour de l’avant-propos et de la bibliographie ». De la bibliographie ? On veut bien le croire mais, alors, comment expliquer que cette "mise à jour" ignore la publication par Philippe Sollers de ses entretiens avec Benoit Chantre, intitulés précisément La Divine Comédie, chez Plon, en 2000 ? Jacqueline Risset, membre de Tel Quel de 1967 à 1982, qui, pour cette édition de 2008, a revu sa traduction, n’a-t-elle pas relu la bibliographie ? Etrange... D’autant plus étrange qu’on peut lire le nom de Jacqueline Risset dans la liste des personnes faisant l’objet de "remerciements" à la dernière page de l’édition Plon et qu’elle a consacré un article au livre de Sollers dans Le Monde du 13 octobre 2000 (Au paradis de la « Divine Comédie »).
Ou alors, le livre de Sollers sur Dante, comme son Paradis — que Sollers appelle, ne l’oublions pas,  Comédie  dans Femmes (ce qui est la traduction littérale du titre la  Comoedia  de Dante et dit bien ce qui est en jeu dans Paradis) —, n’aurait-il pas été lu ? Lettre volée ?
Laissons-là nos hypothèses et contentons-nous de constater qu’aucun ouvrage mentionné dans la bibliographie n’est postérieure à la date de la première édition, 1996.

J’ai parlé de « lettre volée », j’ouvre La Divine Comédie (le livre de Sollers) et je lis :

« La Lettre volée d’Edgar Poe pourrait là nous servir un bref instant de référence, pour signifier que tout est fait en quelque sorte par et pour la police, de façon à ce qu’elle fouille partout pour ne pas trouver ce qui est là, retourné sous ses yeux. Je pense que c’est une fable qui nous interpelle maintenant, pour la bonne raison que les livres seraient là, partout, y compris, là sous nos yeux, comme La Divine Comédie de Dante, mais qu’il n’y aurait plus personne pour les lire. On les classerait, on les rangerait, on les lirait même, sans les lire, comme si, dans une dimension invisible du cerveau, quelque chose comme des mots retransmetteurs ne fonctionnait plus. L’être humain lirait des phrases, croirait en avoir perçu le sens et, bizarrement, les oublierait aussitôt après, comme si elles ne s’imprimaient pas dans sa mémoire, au point qu’on ne se rendrait même pas compte que quelque chose est en train de se dire. » (Ed. Plon, p.31. Je souligne.) CQFD.

A.G.

[5Le livre a été réédité en 2013, toujours chez Hazan. A.G.

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