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Dante dans la perspective philosophique

F.W.J. von Schelling

D 6 octobre 2016     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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F.W.J. von Schelling (1835)
Crédit : Pinacotheca Philosophica

« Ma io er già per me stesso tal qual ei volea. » (Par. 33)

« Mais j’étais déjà par moi-même tel qu’il me voulait. »

(Dante, Paradis, 33)

C’est l’exergue du numéro 23 de Tel Quel. C’est à l’automne de l’année 1965 que Philippe Sollers y publie son premier essai sur La Divine Comédie, Dante et la traversée de l’écriture. Ce numéro de Tel Quel — dont le bandeau est « Connaissez-vous Dante ? » — contient quatre autres textes : de Schelling — contemporain et ami de Hölderlin et de Hegel — sur lequel Heidegger écrivit un essai en 1936 [1], de Vico, dont on sait l’importance pour Joyce, d’Edoardo Sanguinetti, alors membre du Groupe 63 en Italie, et de Bernard Stambler.

Lors de sa conférence sur « le catholicisme de Dante » prononcée le 1er juillet 2009 au Collège des Bernardins, Philippe Sollers est revenu sur ce numéro de Tel Quel, à bien des égards inaugural. Un jeune écrivain de vingt-huit ans publie donc un premier texte important sur un poète — Dante — que les Français ne lisent guère et décide de publier le texte d’un philosophe allemand qu’on ne lit plus guère en France : Friedrich Wilhelm Josef von Schelling. Ce texte — Dante dans la perspective philosophique — date de 1803. Schelling a alors, lui aussi, vingt-huit ans. Son ami Hölderlin en a trente trois et a effectué, l’année précédente, son célèbre voyage à Bordeaux.

Il est intéressant de relire aujourd’hui l’essai de Schelling. Non seulement parce qu’on commence à relire ce philosophe au fur et à mesure qu’on lit un peu mieux Heidegger [2], mais parce que ce que dit Schelling de La Divine Comédie de Dante témoigne d’une perspicacité et d’une compréhension d’une profondeur qui étonne aujourd’hui compte tenu de la date (1803), du contexte de la philosophie et de la théologie allemande [3].

Cinq siècles après Dante — et un siècle avant un autre allemand, le pape Benoît XV —, Schelling entreprend de montrer le caractère actuel et universel (katholikos) du poème de Dante. Mais si le pape le fera dans une perspective évidemment théologique, Schelling le fait dans une perspective philosophique. Quel philosophe aujourd’hui, alors que deux nouveaux siècles ont passé, s’attelle à cette tâche ? On n’en voit guère.

On notera que, au début de son essai, Schelling, s’attache à montrer tout ce que, selon lui, La Divine Comédie n’est pas : ni drame, ni épopée, ni poème didactique, ni roman (même si elle pourrait sembler s’apparenter à ce dernier).

Il écrit :

« La Divine Comédie n’est donc absolument rien de cela en particulier, pas plus qu’elle n’en est une mosaïque, elle est un mélange de ces genres tout à fait particulier, organique pour ainsi dire, impossible à recréer à l’aide de quelque art art arbitraire, elle est individualité absolue, comparable à elle-même seulement et à rien d’autre. » (je souligne)

N’est-ce pas ce qui fait la singularité de cet autre poème qu’est le Paradis de Sollers ?

On notera également que, si Schelling consacre l’essentiel de son analyse à l’Enfer (rappelons-le : nous sommes en 1803), il ne s’y arrête pas. Il écrit :

« Le poète, à travers le coeur même de la terre, a atteint la lumière : dans l’obscurité de l’enfer on ne pouvait distinguer que des silhouettes, au purgatoire la lumière prend feu, en quelque sorte, à la matière terrestre. Dans le paradis ne subsiste que la pure musique de la lumière [...] »

et encore :

« La disposition du poème fait que c’est justement dans l’élévation au Paradis que sont discutées les plus hautes leçons de la théologie. [...] Il est nécessaire que sous ce rapport, lorsque la contemplation [de la divinité même] se dissout dans la pure universalité, la poésie se fasse musique, que les formes disparaissent et qu’à cet égard l’Enfer puisse apparaître comme la partie la plus poétique. »

pour conclure :

« Je crois avoir montré que [cette oeuvre divine] est prophétique, qu’elle est exemplaire pour toute la poésie moderne. Elle embrasse toutes les tâches et, des matériaux encore entremêlés de celle-ci, elle surgit, première plante qui s’étend au-dessus de la terre et s’élance vers le ciel, premier fruit de la transfiguration. » (je souligne)

Prophétique Schelling !

A.G., 4 juillet 2009.

*

Dante dans la perspective philosophique

Ceux qui préfèrent le passé au présent ne seront point fâchés qu’on leur parle d’autre chose que des idées de celui-ci, qui sont souvent assez injustes, pour être ramenées à ce monument aussi ancien où la poésie s’allie à la philosophie : les oeuvres de Dante, recouvertes depuis longtemps du voile sacro-saint du passé. La seule justification que je réclame d’abord pour les considérations qui vont suivre est celle-ci : que l’on reconnaisse que le poème en question constitue l’un des problèmes les plus remarquables de composition philosophique et historique de l’histoire de l’art. La suite montrera que cette étude en inclut une autre bien plus générale, concernant les perspectives de la philosophie, et qu’elle n’est pas moins intéressante pour la philosophie que pour la poésie : leur fusion — qui est dans la tendance de toute l’époque contemporaine — exige des deux parties des conditions très précises.

Dans les sphères sacrées où se rejoignent religion et poésie, Dante est le grand prêtre, et il assigne à tout l’art moderne ses tâches. Témoin non d’un seul poème, mais de toute la poésie de notre temps, ayant créé elle-même un genre, la Divine Comédie forme un tout si parfait que les critères que l’on peut tirer des différentes formes poétiques ne sauraient suffire à la saisir et que, formant un univers en soi, elle réclame ses critères particuliers. Son auteur l’a appelée divine parce qu’elle traite de la théologie et des choses divines [4] ; il l’a appelée Comédie suivant les concepts les plus simples de ce genre, et du genre opposé, à cause de son début terrifiant et de sa fin heureuse, et aussi parce que le caractère composite de son poème, dont la matière est tantôt sublime et tantôt grossière, exigeait une forme également composite.

Mais il est facile de voir qu’on ne peut la considérer comme « dramatique » dans le sens commun du mot, car elle ne représente pas une action limitée. Dans la mesure où Dante lui-même est considéré comme le personnage principal, qui ne sert que de lien à une série infinie de visions et de tableaux, et se comporte plutôt passivement qu’activement ce poème pourrait sembler s’apparenter au roman ; mais ce mot l’épuise aussi peu que ne le ferait le terme d’ « épique » — pour emprunter une idée plus courante —, étant donné que les sujets traités ne font pas l’objet d’une succession. Il n’est pas non plus possible de le considérer comme un poème didactique ; il a été écrit dans une forme et une intention trop absolues pour être celles du didactisme. La Divine Comédie n’est donc absolument rien de cela en particulier, pas plus qu’elle n’en est une mosaïque, elle est un mélange de ces genres tout à fait particulier, organique pour ainsi dire, impossible à recréer à l’aide de quelque art arbitraire, elle est individualité absolue, comparable à elle-même seulement et à rien d’autre.

La matière de ce poème est, en gros, la formulation de l’identité de toute l’époque du poète, la pénétration des événements qui s’y déroulèrent par les idées religieuses, scientifiques et poétiques dans l’esprit le plus élevé de son siècle. Notre intention n’est pas de l’étudier dans son rapport direct avec son temps, mais bien plutôt dans son caractère universel et exemplaire pour toute la poésie moderne.

La loi nécessaire de cette dernière — jusqu’au jour encore lointain où la grande épopée des temps modernes, qui ne s’est manifestée jusqu’à maintenant que d’une façon rhapsodique et dans des manifestations isolées, apparaîtra comme une totalité parfaite, est celle-ci : que l’individu crée un tout de la partie du monde qui lui est révélée à partir de la matière que lui fournit son temps, son histoire et ses sciences, se forge une mythologie. Car si l’antiquité fut l’époque des genres, les temps modernes sont celles de l’individu : alors le général était vraiment le particulier, la race jouait le rôle d’individu ; maintenant au contraire, le point de départ est le particulier, destiné à devenir, le général. Alors tout durait, tout était immarcescible : le nombre n’avait pour ainsi dire aucun pouvoir, étant donné que le concept du général se confondait avec celui de l’individu ; aujourd’hui changement et métamorphose est la loi constante : un cercle non fermé, mais élargissable à l’infini grâce à l’individualité embrasse les destins de celle-ci ; et, comme l’universalité est l’une des conditions de la poésie, l’exigence nécessaire sera que l’individu, grâce à sa plus haute spécificité, redevienne exemplaire, grâce à sa parfaite singularité, redevienne absolu. C’est justement par cet incomparable caractère d’individualité que l’on trouve dans son poème que Dante est le créateur de l’art moderne ; celui-ci ne peut être pensable sans cette nécessité arbitraire ni sans cet arbitraire nécessaire.

Dès les débuts de la poésie grecque, chez Homère, nous voyons celle-ci nettement séparée de la science et de la philosophie, et ce processus de dissociation se perpétue jusqu’au parfait antithétisme des poètes et des philosophes, qui par leurs exégèses allégoriques du poème homérique, ont tenté en vain de rétablir une harmonie artificielle. De nos jours la science a précédé la poésie et la mythologie, qui ne peut être mythologie sans être universelle et attirer dans son orbite tous les éléments de la culture existante : la science, la religion, l’art lui-même, ni sans réunir en une unité parfaite non seulement la matière de la mythologie moderne, mais aussi celle des temps passés. En cette querelle où l’art exige le limité, le fini, alors que l’esprit du monde tend à l’illimité et abat toutes les barrières avec une fermeté inébranlable, l’individu doit se manifester, se différencier avec une liberté absolue, chercher à créer des formes stables à partir de l’hétérogénéité de son temps ; dans la limite des formes dictées par l’arbitraire, il doit utiliser la spécificité absolue pour rendre à sa création son caractère de nécessité et, vers l’extérieur, sa portée universelle.

C’est ce qu’a fait Dante. Il avait à sa disposition la matière historique du présent et du passé. Il ne pouvait en faire une pure épopée, en partie de par sa nature, en partie parce qu’il aurait ainsi dû exclure d’autres aspects de la culture de son temps. Pour être totale, celle-ci devait comprendre aussi l’astronomie, la théologie et la philosophie contemporaines. Il ne pouvait non plus les faire entrer dans un poème didactique, car il se serait ainsi également limité et, pour être universel, son poème devait aussi être historique. Il avait besoin d’une invention parfaitement arbitraire, puisant ses racines dans l’individu, pour cimenter sa matière et en faire un tout organique. Il lui était impossible de représenter les idées philosophiques et théologiques par des symboles, puisqu’il n’avait pas à sa disposition de mythologie symbolique. Mais il ne pouvait non plus donner à son poème une forme purement allégorique, car celui-ci aurait alors perdu son caractère d’historicité. Ce devait donc être un mélange tout à fait nouveau d’allégorie et d’histoire. La poésie exemplaire des Anciens n"offrait aucune possibilité de ce genre : seul l’individu pouvait s’en saisir, seule une invention totalement libre pouvait la traiter.

Le poème de Dante n’est pas allégorique en ce sens que les personnages ne feraient que signifier autre chose, sans être indépendants de la signification. D’autre part, aucun de ces personnages n’est à ce point indépendant du sens qu’il serait à la fois l’idée même et plus qu’une allégorie de celle-ci. On trouve donc dans son oeuvre un moyen terme tout à fait particulier entre l’allégorie et la forme symbolique par ailleurs — que Béatrice, par exemple, est une allégorie : celle de la théologie. De même que ses compagnes et bien d’autres personnages. Mais ils existent en même temps pour eux-mêmes. se manifestent en tant que personnages historiques sans être pour cela des symboles.

A cet égard, Dante est exemplaire : il a stipulé ce que le poète moderne doit faire pour rendre en une totalité poétique la totalité de l’histoire et de la culture de son temps, le seul matériau mythologique qu’il ait à sa disposition. Il lui faut, se fiant à son seul jugement- lier histoire et allégorie, il lui faut être allégorique, et il l’est à contrecoeur parce qu’il ne peut être symbolique, et il lui faut être historien parce qu’il doit faire de la poésie. L’invention qu’il fait à cet égard est à chaque fois originale, c’est un monde en soi, uniquement dépendant de sa personnalité.

Le seul poème allemand d’inspiration universelle joint de même manière les extrêmes les plus éloignés dans le dynamisme du temps grâce à l’invention originale d’une mythologie partielle : le personnage de Faust, quoique ce poème, plus que celui de Dante, puisse être considéré comme une comédie dans un sens bien plus aristophanesque, et comme divin dans un sens bien plus poétique.

La puissance avec laquelle l’individu donne forme au mélange spécifique qu’il fait de la matière de son époque avec sa vie décide de la mesure dans laquelle cette matière reçoit on pouvoir mythique. Les personnages de Dante, rien que par la place qu"il leur est assignée et qui est éternelle, sont dotés d’une sorte d’éternité ; mais une certitude vraiment mythologique s’attache, dans le contexte de son poème, non seulement aux réalités qu’il emprunte à son temps — comme l’histoire d’Ugolin, etc., mais aussi à ce qu’il ce qu’il invente totalement, par exemple la fin d’Ulysse et de ses compagnons.

Il ne serait que d’un intérêt médiocre d’analyser isolément la philosophie, la physique et l’astronomie chez Dante, puisque sa véritable originalité ne réside que dans la façon dont elles sont confondues avec la poésie. Le système de Ptolémée qui, en quelque sorte, constitue la base de son édifice poétique, a déjà en soi une coloration mythique ; par contre, si l’on considère en général sa philosophie comme aristotélicienne, il ne faut point prendre ce mot dans le sens de purement péripatéticienne, mais comme la fusion, propre à cette époque. de cette philosophie avec les idées de Platon, ainsi qu’il appert de nombreux passages du poème.

Nous ne nous attacherons pas à la puissance et à l’élégance de certaines scènes, à la simplicité et à l’infinie naïveté de certains tableaux dans lesquels Dante expose ses idées philosophiques : ainsi ce passage bien connu où l’âme naît des mains de Dieu comme une petite fille, pleure et rit comme un enfant, petite âme simpliste qui ne sait faire rien d’autre que, mue par son créateur serein, se tourner dans ce qui la réjouit ; nous ne parlerons que du symbolisme général de la forme, dans l’absolu de laquelle plus qu’en toute autre chose se manifestent la portée universelle et l’éternité de ce poème.

Si la fusion de la philosophie et de la poésie est considérée, même dans sa synthèse la plus primitive, comme un poème didactique, il faut, puisque le poème ne doit pas avoir de but extérieur, que l’intention (didactique) soit annulée à l’intérieur du poème même et métamorphosée en un absolu, de sorte que le poème puisse sembler exister pour lui-même. Or cela n’est pensable que si le savoir, en tant que reflet de l’univers et en parfaite harmonie avec celui-ci, en tant que reflet de la poésie la plus authentique et la plus belle, est déjà en soi poétique. Le poème de Dante est une compénétration plus haute de la science et de la poésie et sa forme, même en son indépendance et sa liberté, doit d’autant plus être à l’échelle d’un type général de Weltanschaung.

Le partage de l’univers et la répartition des matériaux en trois empires : enfer, purgatoire et paradis, constituent, même indépendamment du sens spécial qu’ils ont dans le christianisme, une forme symbolique pure, de sorte qu’on ne voit pas pourquoi chaque époque excellente ne posséderait pas, sous cette forme, sa Divine Comédie. Le drame moderne a communément adopté la division en cinq actes qui permet de prendre en considération chaque phase du déroulement de l’action : le début, la suite des événements, la culmination, le déclin et le dénouement ; ainsi la trichotomie de Dante pourrait être considérée, pour la poésie noble, prophétique, qui voudrait exprimer toute une époque, comme un moule que l’on pourrait emplir de façons infiniment différentes, de même qu’il pourrait toujours être ravivé par la puissance d’une invention originale. Mais ce n’est pas seulement en tant que moule extérieur, c’est aussi comme expression symbolique du type intime de toute science et de toute poésie que cette forme est éternelle, et susceptible de recueillir les trois grands objets de la science et de la culture : la nature, l’histoire et l’art. La nature, en tant qu’origine de toutes choses, est éternelle nuit et, en tant qu’unité grâce à laquelle celles-ci existent en soi, est l’aphélie de l’univers, le lieu du plus grand éloignement de Dieu considéré comme le véritable centre. La vie et l’histoire, dont la nature est une progression régulière, ne sont que Catharsis, passage vers un état absolu. Celui-ci n’existe que dans l’art, qui anticipe l’éternité, est le paradis de la vie et le véritable centre.

Le poème de Dante donc, de quelque côté qu’on le considère, n’est pas l’oeuvre isolée d’une certaine époque, d’un certain degré de la culture, il est exemplaire par sa portée générale qu’il lie à l’individualité la plus absolue, par son universalité qui lui permet de n’exclure aucun aspect de la vie et de la culture, par sa forme enfin, qui ne constitue pas un type particulier, mais est tout simplement la norme de l’observation de l’univers.

La division particulière centripète du poème ne peut avoir évidemment cette portée générale, étant donné qu’elle répond à des idées contemporaines et aux intentions personnelles du poète ; par contre — et que peut-on attendre d’autre d’une oeuvre aussi achevée et aussi intentionnelle ? — son caractère interne universel est symbolisé extérieurement par la forme, la coloration, la tonalité des trois grandes parties du poème.

En présence d’un sujet aussi peu commun, Dante avait besoin de justifier la forme de chacune de ses inventions, justifications que seule pouvait lui fournir la science de son temps, laquelle constitue, pour ainsi dire, la mythologie et le fondement d’ensemble qui porte l’édifice audacieux de son imagination. Mais même dans le détail il reste fidèle à son intention d’être allégorique sans cesser d’être historien et poète. L’Enfer, le Purgatoire et le Paradis ne sont en quelque sorte que le système théologique édifié in concreto et selon une certaine architecture. Les mesures, chiffres et relations qu’il observe à l’intérieur de la théologie étaient prescrits par celle-ci dans ce domaine, il renonça sciemment à toute liberté d’invention pour, à l’aide de la forme, donner à son oeuvre - illimitée de par son sujet - une nécessité et une limite. Le caractère sacré de l’ensemble et le symbolisme des chiffres sont aussi un genre de forme extérieure sur laquelle se fonde sa poésie. C’est ainsi que tout le savoir logique et syllogistique de son temps n’est pour lui que forme, et celle-ci doit lui être concédée si l’on veut accéder aux régions où se situe sa poésie.

Toutefois, dans cet attachements aux représentations religieuses et scientifiques qui constituaient la valeur la plus universelle que lui offrait son temps, Dante ne cherche jamais une sorte de poétique vulgaire, il annule plutôt ainsi toute intention de flatter les sens grossiers. Son entrée dans l’enfer s’effectue comme il devait s’effectuer, sans qu’il fasse une tentative prosaïque de la motiver ou de la rendre compréhensible, dans un état qui ressemble à une vision, sans qu’il y ait cependant intention de le faire passer pour telle. Il exprime en un seul vers son élévation par le pouvoir des yeux de Béatrice, à travers lesquels la puissance divine continue, pour ainsi dire, à se communiquer en lui ; il métamorphose lui-même immédiatement le caractère miraculeux de ses aventures en une parabole des mystères de la religion, et il les justifie à l’aide du plus haut mystère : ainsi quand il fait de son accueil sur la lune, qui le reçoit « comme l’eau reçoit un rayon de lumière qui ne trouble pas sa surface » [5] une image de l’hominisation de Dieu.

Pour montrer, dans la construction interne des trois parties, la richesse de son art, la profondeur de l’intentionnalité qui va jusqu’au moindre détail, il faudrait une science spéciale : c’est ce qui, peu de temps après la mort du poète, a été reconnu par son pays qui a créé une chaire spéciale de dantologie, que Boccace fut le premier à occuper.

Mais les diverses inventions de chacune des trois parties du poème ne sont plus les seules à faire transparaître la signification universelle de la forme première ; avec plus de force encore sa loi se manifeste dans le rythme interne et spirituel qui oppose l’une à l’autre ces trois parties. L’Enfer, de même qu’il est le plus terrible des thèmes, est aussi doté de l’expression la plus puissante, de l’accent le plus marqué, il est même sombre et terrifiant dans son vocabulaire. Sur une partie du Purgatoire tombe un profond silence : les plaintes du monde inférieur se taisent ; sur les hauteurs du Purgatoire, l’antichambre du Ciel, tout devient couleur ; quant au Paradis, c’est une véritable musique des sphères.

La richesse et la diversité des châtiments, dans l’Enfer, sont conçues avec une puissance d’invention qui n’a presque pas d’égale. Entre les crimes et les tourments il n’est jamais d’autre rapport que poétique. L’esprit de Dante ne recule pas devant le terrible, il va même jusqu’à ses plus extrêmes limites. Mais on pourrait montrer sur chaque cas particulier qu’il ne cesse jamais d’être sublime et toutefois d’une beauté véritable ; car ce que des gens, incapables de saisir la totalité, ont traité partiellement de vulgaire, ne l’est pas dans le sens où ils l’entendent : c’est un élément nécessaire de l’hétérogénéité du poème, et c’est bien pourquoi Dante l’a nommé « Comédie ». La haine des méchants, la colère d’une âme divine qui s’expriment dans le terrible édifice de Dante ne sont pas le partage d’âmes communes. Certes, il ne faut sans doute pas ajouter foi à l’idée généralement admise selon laquelle c’est l’exil de Florence — alors qu’il avait jusque-là consacré sa poésie avant tout à l’amour — qui a donné à son esprit, porté à la gravité et à l’extraordinaire, l’élan nécessaire pour cette grandiose création où il exprima la totalité de son existence, des destins de son coeur et de sa patrie, en même temps que son amertume. Mais la vengeance qu’il exerce dans l’Enfer, il l’exerce comme au nom du Jugement dernier, en tant que juge élu, avec une puissance prophétique, non point poussé par une haine personnelle, mais d’une une âme pieuse que révoltent les horreurs de son temps, et avec un amour de la patrie tel qu’on n’en avait vu depuis longtemps ; c’est ainsi qu’il se représente lui-même dans un passage du Paradis, où il écrit : « S’il arrive jamais que ce poème sacré, dont le ciel et la terre m’ont fourni les couleurs, et qui m’a réduit à la maigreur, pendant de longues années, apaise la colère qui me tient banni de la belle bergerie, où, ennemi des loups qui la désolaient, je dormais ainsi qu’un agneau, ce sera avec une voix plus harmonieuse et une autre toison que je reviendrai, comme poète, prendre la couronne de laurier dans le temple où l’on m’a donné le baptême [6] ». Il tempère l’horreur des tourments qu’endurent les damnés par les souffrances qu’en éprouve sa propre sensibilité, laquelle, presque au bout de tant de peines, altère son regard au point qu’il a envie de pleurer et que Virgile lui dit : « Pourquoi te troubles-tu ? ».

On a déjà fait remarquer que la plupart des châtiments de l’Enfer sont symboliques des crimes qu’ils punissent, mais beaucoup le sont encore dans un sens bien plus général. Par exemple cette scène de métamorphose au cours de laquelle deux natures différentes se transforment l’une en l’autre et l’une par l’autre et échangent pour ainsi dire leur matière. Nulle métamorphose de l’Antiquité ne peut se mesurer à celle-là pour la puissance de l’imagination, et si un naturaliste ou un poète didactique était en mesure de créer des symboles de l’éternelle métamorphose de la nature avec une telle force, il pourrait s’estimer heureux.

L’Enfer n’est pas seulement, comme nous l’avons noté, différent des autres parties par sa forme extérieure, mais aussi par le fait qu’il est avant tout le domaine des personnages, il est ainsi la partie plastique du poème. Nous verrons sur le Purgatoire la partie pittoresque. Les pénitences infligées aux pécheurs ne sont pas seulement traitées, en partie, avec un don du pittoresque qui va jusqu’à l’humour ; mais surtout la promenade à travers les collines sacrées du Purgatoire offre une rapide succession de vues et de scènes fugitives, d’effets de lumière variées, et cela jusqu’à ses frontières : lorsque le poète est arrivé aux bords du Léthé, la splendeur de la peinture et des couleurs éclate dans la description des bosquets de ce paysage, de la divine translucidité des eaux recouvertes de leurs ombres éternelles, de la vierge rencontrée sur le rivage et de l’arrivée de Béatrice dans un nuage de fleurs, voilée de blanc, couronnée de feuilles de lauriers, drapée dans un manteau vert et parée de la pourpre d’une flamme vivante.

Le poète, à travers le coeur même de la terre, a atteint la lumière : dans l’obscurité de l’enfer on ne pouvait distinguer que des silhouettes, au purgatoire la lumière prend feu, en quelque sorte, à la matière terrestre et devient couleur. Dans le paradis ne subsiste que la pure musique de la lumière, la réflexion cesse, et, degré par degré, le poète s’élève vers la contemplation de la substance pure, incolore de la divinité même.

La théorie, parée à l’époque du poète d’une dignité mythologique, du système de l’univers, des propriétés des étoiles et du rythme de leur mouvement est la base sur laquelle se fondent ses inventions dans cette partie du poème ; et s’il laisse encore subsister dans cette sphère de l’Absolu des degrés et des différences, il les annule par la magnifique parole qu’il met dans la bouche d’une des âmes-soeurs rencontrées dans la lune : tout lieu dans le ciel est paradis [7].

La disposition du poème fait que c’est justement dans l’élévation au Paradis que sont discutées les plus hautes leçons de la théologie. La grande vénération qu’il a pour cette science est préfigurée par son amour pour Béatrice. Il est nécessaire que sous ce rapport, lorsque la contemplation se dissout dans la pure universalité, la poésie se fasse musique, que les formes disparaissent et qu’à cet égard l’Enfer puisse apparaître comme la partie la plus poétique. Or, on ne doit ici rien considérer isolément, et l’excellence particulière de chaque partie ne s’avère et n’est reconnaissable que dans ses relations harmonieuses avec le tout. Si l’on embrasse le rapport des trois parties avec l’ensemble, on admettra comme nécessaire que le Paradis soit la partie purement musicale, même dans l’intention du poète qui, d’ailleurs, exprime celle-ci en utilisant fréquemment les paroles latines des hymnes liturgiques.

L’admirable grandeur du poème, qui resplendit dans la compénétration des éléments de la poésie et de l’art, devient ainsi parfaitement visible. Cette ?uvre divine n’est pas plastique, ni pittoresque, ni musicale, elle est tout cela à la fois, et dans une harmonie calculée : elle n’est pas dramatique, ni épique, ni lyrique, elle en est une synthèse originale, unique, sans exemple.

Je crois avoir également montré qu’elle est prophétique, qu’elle est exemplaire pour toute la poésie moderne. Elle en embrasse toutes les tâches et, des matériaux encore entremêlés de celle-ci, elle surgit, première plante qui s’étend au-dessus de la terre et s’élance vers le ciel, premier fruit de la transfiguration. Que ceux qui veulent connaître la poésie qui lui succédera, non à partir de concepts superficiels, mais à sa source, s’attachent à ce grand et sévère esprit pour apprendre par quels moyens se laisse saisir la totalité des temps modernes, et que ce n’est pas un n ?ud léger qui les unit. Que ceux qui n’y sont pas appelés appliquent à eux-mêmes les mots qui se trouvent au seuil de la première partie :

Vous qui entrez ici, laissez toute espérance !

Friedrich Wilhelm Josef von Schelling, 1803.

Traduction de Jacques Legrand.


Voir en ligne : Biographie de Schelling


[1Heidegger, « Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine », trad. J.-F. Courtine, Gallimard, 1993.

[2Voir Sollers, La divine comédie, 2000, p.163, entre autres :

« Voyons ce que dit Schelling : "Celui qui est tant soit peu familier des mystères du mal, celui-là sait que la plus haute corruption est en même temps la plus spirituelle et qu’avec elle disparaît tout ce qui est naturel, même la sensibilité..., et jusqu’au plaisir lui-même [...]. Celui-ci se change en cruauté et le mal démoniaque et diabolique est encore étranger à la jouissance que le bien [...]. Si donc l’erreur et la méchanceté sont toutes deux spirituelles et proviennent de l’esprit, celui-ci ne peut absolument pas être le plus haut." »

Ainsi que Illuminations, 2003, p.159.
Et La Connaissance comme Salut :

« [...] la mauvaiseté qui se déploie sous nos yeux va beaucoup plus loin qu’une exploitation sociale. Schelling, sur ce point, s’avère plus précieux que Marx. »L’Infini 107, été 2009, p. 44.

[3Le protestantisme y domine largement et "limitera" l’approche de la grandeur de la poésie catholique chez Hölderlin comme, plus tard, chez Nietzsche.

[4On sait que l’adjectif « divine » n’est pas de Dante lui-même, mais a été ajouté par Boccace.

[5Traduction du Chevalier Artaud de Montor.

[6idem.

[7Ce n’est pas « l’âme-soeur », mais Dante lui-même qui le constate.

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