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Crucifixions

Bacon, Picasso, De Kooning.

D 14 avril 2017     A par Albert Gauvin - C 7 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Documents

Le 7 février 1930 Picasso peint un petit tableau aux couleurs violentes, une Crucifixion. Il a conçu ce tableau après avoir lu dans le numéro 2 de la revue Documents, publiée en mai 1929, un article de Georges Bataille consacré à un manuscrit du IXe siècle, L’Apocalypse de Saint Sever. Cet article est illustré par six reproductions qu’on trouve — en noir et blanc — à la fin du Tome I des Oeuvres complètes de Georges Bataille [1].

L’auteur probable du manuscrit : un peintre du nom de Stephanus Garsia.
Bataille écrit à son propos :

« On ne sait si ce peintre était espagnol ou français mais, même s’il était français par le sang, il appartient à l’Espagne par la peinture. »

et aussi :

« C’est l’horreur — c’est-à-dire le sang, la tête coupée, la mort violente et tous les jeux bouleversants des viscères vivants tranchés — qui constitue apparemment l’élément même de ces peintures [...] »

Pourtant :

« l’horreur n’entraîne aucune complaisance pathologique. »

Sans doute est-ce cela ce qui retiendra l’attention de Picasso (espagnol par le sang, espagnol et français par la peinture).

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Satan
Une des figures de l’Apocalypse de Saint Sever reproduite dans Documents et commentée par Bataille.
Picasso s’en inspirera pour sa Crucifixion de 1930 [2].
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Bacon

Philippe Sollers, dans un texte repris dans La guerre du goût et intitulé, significativement, L’expérience intérieure de Francis Bacon [3], écrit :


« Un jeune Anglo-Irlandais, du nom de Francis Bacon, lit, dans les années trente, la revue de Georges Bataille : Documents.[...] Leiris était l’ami de Bataille. Il est celui de Bacon. »

Michel Leiris était aussi l’ami de Picasso.

En 1932, Picasso dessine plusieurs autres Crucifixions. Francis Bacon, à son tour, peindra deux Crucifixions dès 1933.

Le hasard, la chance ? Il se passe décidément beaucoup de choses au début des années trente.

Deux écrivains français, un peintre espagnol, un peintre anglo-irlandais (puis, plus tard, un hollandais devenu américain) : n’est-ce pas là, à travers le temps, la vraie « communauté élective contre toute communauté de sang, de sol ou d’intérêts », cette communauté qu’« Acéphale » voulait être — et a échoué à être —, à la fin des années trente [4] ?

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Dionysos-le Crucifié n’est pas loin. La revue Acéphale consacrera plusieurs numéros à Dionysos et à Nietzsche [5].

En 1882, Nietzsche, dans Le Gai Savoir, fait dire à « l’insensé » :

« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde avait possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau — qui essuiera ce sang de nos mains ? Quelle eau lustrale pourra jamais nous purifier ? Quelles solennités expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ? La grandeur de cette action n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne faut-il pas nous-mêmes devenir des dieux pour paraître dignes de cette action ? Il n’y eut jamais d’action plus grande — et quiconque naîtra après nous appartiendra, en vertu de cette action même, à une histoire supérieure à tout ce que fut jamais l’histoire jusqu’alors ! » (Livre troisième, § 125, « L’insensé » [6])

N’oublions pas que c’est « l’insensé » qui parle, puis, devant le silence de ses auditeurs, se tait, jette sa lanterne au sol et la brise, parce que son « heure n’est pas encore venue ».

« Dieu est mort ». Oui mais : QUI « Dieu » ? Comment a-t-il été tué ? Et QUI « nous » ? Comment « devenir nous-mêmes des dieux » ? Ces questions sont-elles insensées ?

Au lieu de casser sa lanterne, il faut tenter d’y voir plus clair, sortir du poncif, abandonner les clichés, regarder ce que des peintres — certains peintres — ont vu.

Et, d’abord, revenir sur une « vieille histoire discréditée », plus « vieille » encore que celle que crie « l’insensé » à la foule hilare, rassemblée « sur la place du marché », de « ceux qui ne croyaient pas en Dieu ».

Le § 124 du Gai savoir a pour titre : « A l’horizon de l’infini ». On peut y lire :

« Mais des heures viennent où tu reconnaîtras [...] que rien n’est plus effrayant que l’infini. » [7])
*

BACON à propos de Cimabue :

« J’avais vu sa Crucifixion à Florence avant qu’elle ne soit détruite. C’est une des plus merveilleuses Crucifixions que j’aie jamais vues. Quand Florence a été inondée, elle a été terriblement endommagée. On a pu voir le squelette de ce qui restait et c’était encore quelque chose de très remarquable. Peut-être avais-je encore le souvenir intact de ce qu’elle était avant sa destruction, et c’est la raison pour laquelle j’ai trouvé ce qu’il en restait encore merveilleux. »

Entretiens avec Michel Archimbaud, octobre 1991.


Cimabue, Crucifixion, Santa Croce, Florence.
Photo A. G., 5 mai 2010.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
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Dans Les passions de Francis Bacon, Philippe Sollers écrit :

On va s’étonner ici ou là. Quoi ? Vous reprenez le thème de la Crucifixion , cette vieille histoire discréditée ? Ce truc éculé ? Mais oui, figurez-vous, les grands sujets ne nous font pas peur. Depuis deux siècles, ils mobilisent une quantité considérable d’émotions humaines, sauf qu’on ne peut plus les présenter de la même façon. Cela fait d’ailleurs longtemps que personne n’est plus capable de voir l’ancienne image, et les exercices spirituels à son sujet n’ont plus cours. Le passage au massacre technique de masse a fait table rase de l’unicité du drame, oubliez donc ce sujet absurde, ces niaiseries perverses, ces diapositives d’église, ce bazar.
Seulement, voilà : Bacon, soudain, voit un Christ de Cimabue comme un gros ver blanc coulant vers le bas. Ça ne tient plus, ça s’effondre, ça dégouline, quelque chose d’inouï tremble au pied de la Croix. Plus de soldats romains jouant aux dés sous le supplicié ; plus de tête de mort sagement disposée rappelant Adam ; plus de vierge, d’apôtres, de saintes femmes s’évanouissant ou s’extasiant devant le spectacle ; plus de lumière salvatrice ni d’anges complices vers le haut. Le stabat mater est déstabilisé, le rideau est déchiré, le film millénaire, et désormais hollywoodien, coince.

Trois études pour une crucifixion, 1962.
Triptyque, huile sur toile, chaque panneau : 198 x 147,5 cm
New York, The Solomon R. Guggenhem Museum. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Puissance de la peinture : elle peut faire la nuit, c’est-à-dire ouvrir le rouge vif du dedans des yeux.
En réalité, la terre ou l’histoire, longtemps refermées comme des cicatrices, viennent de s’ouvrir pour laisser repasser les Furies, les divinités de l’enfer.
« Voici le chant de délire, dit Eschyle, le vertige où se perd la raison ; voici l’hymne des Erinyes, enchaîneur d’âmes, chant sans lyre, qui sèche les mortels d’effroi. »
Picasso nous avait prévenus. Bacon enfonce le clou, mais d’une toute autre manière. Il a autre chose à révéler, au coeur du combat.
Bref, la scène est sens-dessus-dessous, et il faut la traiter comme telle au lieu de multiplier les fausses images pour s’étourdir.
Voir les Erinyes n’est pas donné à tout le monde. Mais comment ont-elles pu être redéchaînées, celles-là ?

Trois études de personnages au pied d’une crucifixion, 1944.
Triptyque, huile et pastel sur isorel, chaque panneau : 94 x 74 cm.
Londres, The Tate Gallery. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Regardez-les donc, ces grosses poules hurlantes à long cou, ces bestioles dégoûtantes à bouches dentées nourries de sang. Bizarrement, elles sont en équilibre mal assuré, sur des tables, des tabourets, des trépieds. Elles sont malades, visqueuses, pythies à bout, n’ayant repris force, semble-t-il, que pour crever. Elles sont terribles, elles sont ridicules. Elles gueulent, mais elles sont prisonnières, inoffensives. Nous allons nous épargner, ici, le vocabulaire réflexe moderne, langue de caoutchouc immédiate : angoisse de castration, symptôme, retour du refoulé, patati, patata. L’expérience de Bacon ne tient pas seulement à sa particularité subjective, elle touche l’histoire entière, et c’est bien ce qu’elle a de gênant. Ce que vous voyez est une très ancienne tentative d’intimidation organique ou biologique, elle vient, à nouveau, de fonctionner à plein tube, mais en vain. C’était donc ça. « Tourbillon d’hilarité et d’horreur », comme a dit un navigateur célèbre. Et Bacon, un jour : « Je pense que je suis de ces gens qui ont un don pour toujours s’en sortir d’une manière ou d’une autre. »

Philippe Sollers, Les passions de Francis Bacon (Gallimard, 1996, p.60-61)

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Bacon à propos de Picasso :

« Pour moi, les meilleures choses qu’il a faites se situent entre 1926 et 1932. [...] La grande période de Picasso pour moi, c’est à ce moment-là. »

Entretiens avec Michel Archimbaud, octobre 1991.

Bacon (1909-1992) a peint deux Crucifixions dès 1933. C’était après avoir vu celles de Picasso. Ces dernières ont été exposées au Musée Picasso en 1992 juste après la mort de Bacon. Philippe Sollers avait écrit un texte pour le catalogue de l’exposition et Philippe Dagen un article dans Le Monde.

Crucifixions

par Philippe Sollers

C’est aux artistes plus qu’aux religieux, aux savants ou un philosophes, qu’il faut demander une preuve sur le corps de la pensée, et les mythes qui s’y rattachent. Vivre ce corps, l’intimer sous une forme toujours singulière, pourra faire la démonstration que ces mythes n’ont pas surgi et n’ont pas été élaborés pour rien. Exemple : Watteau est en train de mourir, on lui tend un crucifix, il le repousse. Pourquoi ? Par conviction idéologique ? Pas du tout : « Il est mal sculpté. » dit-il.

Qui a pu croire que cette histoire de crucifixion était terminée et bouclée ? Qu’elle relevait désormais du Musée ? La voici reparue, transformée, chez au moins trois spécialistes du mouvement et du spasme subjectif : Picasso, De Kooning, Bacon. Chacun à sa façon, ils vont chercher cette croix de la représentation, ils la sortent du poncif où on a voulu la fixer. Plus rien à voir avec l’ostention frontale proposée à la génuflexion ou à la méditation d’une collectivité : il s’agit ici d’une expérience personnelle obligée d’inventer le code où elle se déroule. C’est pourtant bien de crucifixion qu’il est question, pas d’autre chose. Simplement, l’épreuve est réactivée, déplacée, les coordonnées ne sont plus les mêmes, un autre vertige est à l’oeuvre. On reprend le drame par l’intérieur, et peu importe qu’une telle transgression paraisse un blasphème à ceux qui ont pris une assurance sur la souffrance devenue cliché ou à ceux qui ne peuvent pas voir (tradition ou timidité) un crucifix en peinture. Personne n’est content ? Tout le monde est troublé . Voilà l’art. Voyez cette Marie-Madeleine de Rodin pâmée sur un Christ jamais vu ainsi en trois dimensions. Révélation brusque de l’érotisme en jeu ? Oui, mais débordement de justice.

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De Kooning. Untitled (crucifixion) (1966)

Picasso, comme d’habitude, va radiographier le sujet. De Kooning, lui, dans ses dessins « les yeux fermés » nous avertit qu’une telle vision est en effet retournée et fait trembler le mythe sur ses bases. Le Christ est un pauvre type ahuri mal cloué au milieu des bras, sexué par erreur, effondré par ce qui lui arrive. Position hagarde et comique. En bas, sarabande de femmes plutôt putes, nouveauté dans le scénario. Elles s’amusent, elles sont bien entendu nécrophiles, elles incarnent la volonté sociale de base : eh, eh celui-là, au moins, on l’a eu. Bacon, de son côté, part de la même invention des monstres, et tout au fond de ce sommeil la bête mange son corps de viande tordue. Contrairement à ce qu’on croit, tout cela n’a pas de rapport avec le surréalisme ou l’expressionnisme. Non, non, il ne s’agit ni de cruauté ni de cri (oubliez Munch !), ni de terreur, ni d’angoisse, ni de boucherie mais d’ intuition (le mot constant de Bacon), et finalement de délicatesse. Paradoxalement ? Pas vraiment. L’exécution est une expulsion, une évacuation, et le vide qui contient cubiquement l’opération compte autant que la figure. Exorcisme, répète sans cesse Picasso. Mais exorcisme de quoi ? De quel envoûtement nouveau ?

La petite crucifixion de 1930 ! Ce jaune, ce rouge, cette confidence extrême rentrée dans un coin ! Que se passait-il pour Picasso, à Paris, le 7 février de cette année-là ? Quelle accélération de sa vie privée, ou plutôt de la connaissance qu’il sait prendre, à travers elle, de la répétition animale-humaine ? Sept ans avant Guernica, voici une des couches fondamentales de Guernica.

Picasso, La crucifixion, 1930.
Photo A.G., 24 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image

Cette toile exigüe est un réacteur nucléaire, tablette plutôt que tableau. Comparez avec un grand Tintoret : mesure de la contraction en cours. Ah, il est en train de se passer une drôle d’affaire historique ! La mâchoire du temps est sur nous, les dieux ont soif, le vinaigre gonfle l’éponge devenue pierre levée, l’amertume est un cancer concentré, on change d’échelle ! Tout se mêle et s’imbibe, l’oeuf tourne, l’axe se décompose. La mise à mort reprend sa signification de toujours, déjà indiquée dans Crucifixion et étreintes (1903, Barcelone). La libido des artistes ? Une vraie croix pour les regardeurs. Picasso ne se dérobe pas, voici son diagnostic : l’impasse sexuelle conduit droit à la crucifixion qui en est la clé. Pas d’impasse pour lui , mais pour ses amis morts : Casamegas, Pichot (dont l’ombre apparaît dans les Trois Danseurs. La femme au filet avec pêcheur crucifié du 20 décembre 1937 ne fait que souligner le thème, digne d’un nouvel exercice spirituel à la Loyola. Méditation qui vient de loin, chez Picasso, aussi bien de son enfance catholique que de l’illumination cubiste (comme le prouvent les étonnantes mines de plomb de 1917). L’impressionnant équilibre et la souveraineté de son intervention s’expliquent aussi par cette présence, en arrière-fond, de la verticale et de l’horizontale christiques. Aucun dolorisme, pourtant, mais une seule raison d’agir : la haine de la mort.

Les dates de Picasso sont autant de romans. La scène restreinte et capitale du 7 février 1930, donc. Les très énigmatiques 19 septembre et 7 octobre 1932.

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Picasso. Crucifixion VI (19-09-1932)

Là, Picasso attaque, pousse son avantage, traverse le mur à la plume et à l’encre de Chine, jusqu’au magnifique 21 octobre, de Boisgeloup à Paris. Cette fois, l’exorcisme est allé jusqu’au bout, l’anatomie est vaincue, plus le moindre soubresaut d’organes, on est dans la préhistoire du corps humain. La ressaisie du supplice est désormais réfractaire à toute mise en scène spectaculaire, plus de film privé ou public, on est au creux du Totem, les ossements sont des rocs en état d’apesanteur, des bois de rennes, des vestiges polaires. La crucifixion n’est plus une garantie d’image pieuse, elle signe l’omnispection qui est la grande révolution de Picasso. C’est une vue tactile venant de partout, de l’intérieur devenu extérieur, pneumothorax projeté, dépassement du squelette et de sa terreur, résurrection en forme de mégalithes. Plus d’agonie, plus de mort, mais l’épure de l’incarnation elle-même et de son meurtre dans la nuit glaciale. Impossible de se livrer encore à une spéculation sadomasochiste. Fin de la passion et de la passivité. Le problème sera désormais : comment retrouver un corps et lequel [8] ?

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Picasso. Corrida VI (3-03-1959).

Eh bien, le voici. Nous sommes cette fois le 3 mars 1959. C’est la crucifixion corrida. Le picador Picasso, nouveau saint Paul, a eu son chemin de Damas, il gît sur le sol de l’arène sous son cheval renversé. Le taureau fonce de droite à gauche. Le Christ, bras gauche cloué à sa croix, bras droit libre, se sert de son pagne comme d’une cape ou d’une muleta. Il est devenu le torero impossible. Il est à la fois crucifié et ressuscité en action, son linge enlevé suffit à aveugler et à faire tourner l’Animal. L’idée est évidemment géniale : « Je ne cherche pas, je trouve. » Et voici enfin son visage : furieux, concentré, barbe et couronne d’épines, maître du terrain où la comédie continue, dominant l’espace et le temps comme l’éternel retour du temps en lui-même. Le regard perce. Picasso s’est une fois de plus reconnu dans son énergie [9].

Philippe Sollers, catalogue de l’exposition du Musée Picasso en 1992.
La guerre du goût, 1994.

Au début du mois de mars 1959, Picasso alterne de manière significative dessins de corridas et du Christ. Quelques exemples :

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Picasso. Corrida (2-03-1959, IX).
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Picasso. Corrida
(2-03-1959, XVII).
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Picasso. Corrida (2-03-1959, XV).
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Picasso. Christ en croix
(2-03-1959, XIV).
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Picasso. Christ en croix
(2-03-1959, XVI).
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En 1993, Alain Jaubert a également consacré une de ses émissions de la série Palettes à la Crucifixion de Pablo Picasso.

Les couleurs de la Passion

La Crucifixion est un tableau assez surprenant dans l’oeuvre de Picasso. Le peintre a en effet fort peu traité de thèmes religieux. Et, au-delà d’une représentation classique du Calvaire, il met en scène bien des personnages étranges. Le sacrifice devient une sorte de cérémonie initiatique ou d’exorcisme. La palette utilisée par Picasso est inhabituelle : des rouges, des jaunes, des verts crus composent un ensemble de formes entremêlées aux contrastes violents. La palette graphique et les trucages vidéo, une fois de plus, facilitent la lecture. L’oeuvre, composée comme une sorte de rébus, concentre une multitude d’allusions et fait aussi référence à la crise profonde que traverse Picasso à cette époque. La vie privée, l’intimité rejoignent le drame universel.

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La Crucifixion, peinte à Paris et datée au dos du 7 février 1930, n’a été exposée qu’à deux reprises du vivant de Picasso. Le tableau fait partie du lot d’œuvres versées à l’État français par les héritiers du peintre en règlement des droits de succession. Le recensement des milliers d’objets laissés par Picasso a permis une autre approche de l’histoire du peintre. Comme Goya, Picasso s’était composé une collection personnelle qui ne reflétait pas exactement ce qu’il exposait ou vendait. Y figu­raient des sculptures, des céramiques, de nom­breux carnets de dessins et des tableaux parfois difficiles à classer, comme La Crucifixion.

PICASSO ANNÉES TRENTE

En février 1930, Picasso a un peu plus de quarante-huit ans. Il est riche et célèbre. Il est marié depuis douze ans avec Olga Kokhlova. Il l’a connue en 1917 à Rome, où la jeune femme dansait dans les Ballets russes de Serge de Diaghilev. Pour Diaghilev, Picasso avait composé le rideau de scène, les costumes et les décors de Parade.
En 1921, Picasso et Olga ont eu un fils, Paulo. Il habitent rue La Boétie, près des Champs-Élysées un appartement très bourgeois. À l’étage au-dessus, la même succession de pièces sert d’entrepôt désordonné et d’atelier au peintre.
Vers 1925, les rapports du couple se dégradent. Picasso est attiré par ses amis artistes et par la vie de bohème.Olga, plus mondaine, s’ennuie. Elle multiplie les scènes de jalousie, espionne le peintre, le harcèle. Les crises se succèdent, toujours plus violentes. C’est dans ce contexte que Picasso peint au début de 1930 une Crucifixion. Le décor du Calvaire et plusieurs personnages sont reconnaissables : le Christ sur sa croix, les soldats, qui jouent aux dés sa tunique, le centurion qui, perce le flanc du supplicié pour s’assurer de sa mort, les deux larrons descendus de leur croix et dont les soldats ont brisé les membres... D’autres personnages sont plus difficiles à identifier.

PASSIONS RÉPÉTÉES


Picasso, Le Christ devant Pilate, 1896.
Zoom : cliquez l’image.
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Le thème peut surprendre chez un peintre : connu pour son athéisme et son indifférence au sujets religieux. Pourtant, l’analyse des carnets de dessins et des archives a montré que la Passion du Christ avait plusieurs fois été abordée par Picasso. Et que peut-être La Crucifixion de 1930 avait bien d’autres implications souterraines.
Tête de chien et Christ crucifié, 1892 : Picasso a onze ans. Christ crucifié, 1896. Le Christ devant Pilate, 1896. Femme en prière au chevet d’un enfant, 1899. Visage du Christ, 1901. Christ en croix, 1902. Cruci­fixion au milieu de scènes d’étreintes, 1903.
Picasso revient à la Crucifixion vers 1915-1918, avec un dessin à la mine de plomb. À la même époque, il exécute plusieurs dessins d’inspiration cubiste, où sont mises en scène les trois croix. Le cavalier à la lance fait son apparition.
Nouveau retour à la Crucifixion en 1926 avec un dessin à la plume : un Christ aux bras largement écartés, le centurion à la lance, des figures de pleu­reuses et un corps allongé au premier plan.
En mai et juin 1929, nouvelle série de dessins. 25 et 26 mai : une femme nue est à genoux, les bras dressés, révulsée à tel point que son visage est vu à l’envers et que son nez, tel un organe phallique, pointe vers son anus et son sexe. Pour Picasso, c’est Marie-Madeleine, puisqu’il la replace sur un dessin du 10 juin : elle est au bas de la croix. Il y a les pieds du Christ, un fragment de l’échelle, les joueurs de dés, les centurions et toutes sortes de visages de la foule. 17 juin : même dessin mais simplifié. 18 juin : les formes du dessin du 10 juin sont reprises avec des jeux d’ombrages.
En 1930, un dessin au crayon met à nouveau en place plusieurs des acteurs du sacrifice. La lune est présente à gauche, le soleil à droite.
Toujours en 1930, quelques jours avant de peindre La Crucifixion, Picasso dessine sur un de ses carnets la tête grimaçante qui figurera sur le côté gauche et la tête de mante religieuse de droite ; il ajoute des indications de couleurs.

DE L’ENLUMINURE AU CONTREPLAQUÉ

La Crucifixion est un morceau de contreplaqué sur lequel Picasso a peint directement à l’huile : aucune couche d’apprêt n’est apparente. La technique est simple : des traits limitent les formes, qui sont rendues par des aplats de couleurs réalisés au pinceau et au petit couteau à palette. La teinte des traits du dessin varie selon les plages de couleur. Le Christ en croix et le personnage denté ont été peints sur un fond noir. Les touches de blanc sont disposées de façon à laisser en réserve les traits noirs du dessin.
Un seul objet est traité en relief : la forme massive verte, en haut à gauche. Un ombrage de touches rouges et bleues amorce le volume. Picasso a peint la forme triangulaire jaune en bas à droite sur un fond vert, celui qui est visible non loin. De même la surface bleue à l’extrême gauche a été peinte sur un fond vert émeraude dont il ne reste qu’un élément à gauche de la figure grimaçant. Le peintre a donc plusieurs fois repris sa composition en superposant des couches jusqu’à parvenir à un équilibre chromatique satisfaisant.
Outre le noir et le blanc, la palette montre une dizaines de teintes : jaune, ocre, vert clair, vert foncé, bleu d’outremer plus ou moins clair, ou encore pur — donc plus sombre — pour certains traits, pourpre, vermillon, orangé... Les formes colorées sont entremêlées. Les couleurs complé­mentaires ou presque complémentaires sont juxtaposées de façon à obtenir les contrastes les plus stridents et même des effets optiques agressifs. C’est comme si l’exubérance et le heurt des cou­leurs voulaient traduire le paroxysme de la souf­france. L’opposition brutale entre les silhouettes blanches du centre et le fond noir résume tous ces contrastes.
La couleur sert aussi à dramatiser certains frag­ments de la scène. Les corps disloqués des deux larrons passent du jaune au bleu comme s’ils étaient peu à peu gagnés par la mort. Le bras du Christ et la partie de la croix sur laquelle l’homme est en train de le clouer sont encore jaunes, pas encore envahis par la blancheur du groupe central, blancheur qui évoque le cadavre et le linceul. La lance du centurion, d’abord rouge, devient ocre lorsqu’elle passe devant l’échelle, noire lorsqu’elle parvient dans la zone blanche.
Cette gamme de couleurs a sans doute été ins­pirée à Picasso par les enluminures de l’Apocalypse de Saint-Sever, un manuscrit médiéval auquel son ami Georges Bataille consacre un article dans la revue Documents, en 1929. Cette revue, qui mêlait ethnographie et art dans un esprit proche des surréalistes, fit très souvent référence aux travaux de Picasso. Les enluminures de l’Apocalypse Saint-Sever sont basées sur des oppositions de couleurs. Ainsi, dans Satan et les sauterelles, s’affronte deux couples de couleurs : rouge orangé et vert, brun-violet et jaune. Ces couleurs ne sont pas tout à fait complémentaires mais produisent un effet irritant, renforcé par le bleu sombre des personnages et des sauterelles. Au centre, Satan est peint en blanc et noir.

UNE FRESQUE MINIATURE

Les personnages de La Crucifixion sont plats, sans ombrage, comme dans les peintures naïves, l’affiche populaire ou la bande dessinée. Ils son vus soit de face, soit de profil, comme dans la peinture égyptienne. L’espace du Golgotha est à peine suggéré. Mais les croix des deux larrons, petites,­ semblent très éloignées.


Le Déluge de Saint-Sever.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

De la même façon, le centurion à la lance qui devrait se trouver près de la croix et devant l’échelle, est si petit qu’il paraît être à des dizaines de mètres en arrière sur le sommet d’une autre colline. Encore un souvenir des enluminures de l’Apocalypse de Saint-Sever : dans Le Déluge, les personnages disproportionnés flottent dans un espace sans repères et sans perspective.
Le regard est dérouté par la prolifération des membres. D’abord le spectateur ne perçoit pas si le grand pied bleu de droite appartient au person­nage au masque jaune et rouge ou à son voisin, ou encore au soldat qui joue aux dés. Il découvre ensuite que le masque jaune et rouge est lui-même nanti de petits pieds.
Le tableau respecte une symétrie classique : la croix est située au centre, et les groupes de person­nages s’équilibrent à droite et à gauche. Les mon­tants et les barreaux de l’échelle découpent des espaces géométriques et rythmiques. La Crucifixion, telle qu’elle est reproduite dans les livres ou les catalogues, brouille les repères du spectateur. Elle pourrait être aussi bien une vaste fresque qu’un grand tableau de genre. La surprise du visiteur du musée Picasso est autant due à la stridence des couleurs qu’à la découverte de la taille modeste du tableau : 51,5 centimètres sur 66,5.

HOMMES EN CROIX

Dans la mise en scène du Calvaire, les peintres classiques soulignaient parfois le supplice exceptionnel du Christ en attribuant aux deux larrons des croix en « T » sur lesquelles ceux-ci étaient ligotés et non cloués. C’est la forme que choisit Picasso. Les larrons gisent à terre après qu’on les a descendus de leur croix et qu’on leur a brisé les membres. Le peintre reprend des silhouettes désarticulées qu’il a déjà peintes les années précé­dentes : acrobates ou nageuses. Il se souvient sans doute aussi des noyés du Déluge dans l’Apocalypse de Saint-Sever.
Le Christ du dessin de 1927 avait encore une stature imposante et une tête détaillée. Celui de la peinture de 1930 a des bras très sommaires et il semble fragile comme un enfant. Sa tête minuscule et ronde où seuls trois points figurent les yeux et la bouche s’inspire des statues des Cyclades que montrait la revue Cahiers d’art, en 1929, juste après un article consacré aux toiles récentes de Picasso. Ces toiles récentes, les Baigneuses, ont été peintes à Dinard l’été 1928. Elles montrent, elles aussi, ces petites têtes et ces corps déformés.
Le Christ, traité en blanc, est placé sur un fond noir : selon l’Évangile, au moment de l’agonie, les ténèbres se font.
Ce n’est pas la première fois que Picasso peint un personnage les bras en croix. Ainsi, en avril 1925, après une visite aux Ballets russes à Monte-Carlo, le peintre exécute un grand tableau, La Danse, qu’il modifie en apprenant la mort de son ami, de jeunesse, Ramon Pichot. Picasso, dans un de ses propos, a reconnu que l’ombre à droite était celle de Pichot. La figure de ménade déchaîné à gauche pourrait être la femme de Pichot, Germaine. En 1901, à Paris, l’un des amis de Picasso ; Carlos Casagemas, s’était suicidé par amour pour elle : il serait le personnage central de La Danse, mi-homme mi-femme, les bras en croix. En peignant Casagemas sur son lit de mort, Picasso avait déjà utilisé des contrastes violents. Cette palette correspond sans doute pour lui à l’émotion la plus grande : il la retrouve trente ans plus tard dans La Crucifixion.


Picasso, La danse, 1909-1910. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

FEMMES AVEC DENTS

La Danse, qui semble opposer les deux hommes à la femme déchaînée, peut être lue aussi comme une crucifixion et comme une allusion à la vie personnelle de Picasso. Germaine, responsable de la mort de Casagemas et, bien plus tard, du malheur de Pichot, est une autre figure d’Olga, rendue, elle, responsable de l’asphyxie progressive du peintre.
La figure blanche et bestiale plaquée contre le Christ est probablement sa mère, la Vierge Marie. Elle a deux petits yeux rapprochés, comme un poisson plat, la bouche béante montre quelques dents. Elle a le visage des femmes peintes l’année précédente dans Le Baiser ou le Grand Nu dans un fauteuil rouge.
L’homme qui cloue, debout sur l’échelle, rap­pelle plusieurs figures filiformes qu’invente Picasso à cette époque, écho de sculptures africaines. Depuis le début du siècle les peintres, et surtout les cubistes, comme Braque ou Picasso, collectionnent les arts primitifs et s’en inspirent.
L’échelle oblique était déjà présente dans le projet puis dans la version définitive du rideau de scène pour le ballet Parade en 1917. Autre réminiscence : une gravure de Jacques Callot de la série Les Malheurs de la guerre. L’arbre aux pendus, avec ses deux branches principales, ressemble à la croix ; contre son tronc, oblique, une échelle. Au pied de l’arbre, deux soldats jouent aux dés : c’est bien à Callot que Picasso a emprunté le tambour. Les deux soldats sont difformes, monstrueux. Ils ont des profils d’oiseaux aux aguets.
Le centurion à cheval avec sa lance n’a plus le rôle qu’il occupait dans certains tableaux du Quattrocento, ou encore chez Rubens. Il n’a même plus l’importance que lui accordait Picasso dans ses des­sins. Cette fois, il est minuscule et ressemble à un picador, un des personnages clés de la corrida.
Bien des années plus tard, Picasso reviendra à ce rapprochement entre la crucifixion et la corrida. Dans une série de dessins de mars 1959, Toros y toreros, le torero est assimilé à un Christ crucifié [10].

LE SOLEIL QUI REND FOU

Près de la croix, à cheval sur la frontière entre la zone de ténèbres et la zone de clarté, se tient une petite figure énigmatique. Picasso en a donné d’abord une version isolée en 1929. C’est une image qui rassemble le soleil et la lune, donc le jour et la nuit qui se succèdent au moment de mort du Christ. Le chapeau triangulaire pourrait symboliser le bonnet phrygien qui coiffe le dieu perse Mithra. Dieu solaire, il pesait sur les âmes dans l’au-delà. On lui sacrifiait un taureau. Picasso peut avoir été séduit par le rapprochement entre le christianisme et cette religion sacrificielle primi­tive, dont la corrida serait une lointaine survivance.
Le thème est abordé par Georges Bataille dans un numéro de Documents en hommage à Picasso. Dans son texte, « Soleil pourri », Bataille oppose deux images du soleil : le soleil de midi, concep­tion la plus élevée et la plus abstraite, et l’image du soleil regardé fixement et qui devient « horri­blement laid », rend aveugle ou fou. Il identifie le soleil regardé à l’homme qui égorge le taureau dans le culte de Mithra.
Ainsi la figure située à droite tient la place qu’avait le soleil dans le dessin préparatoire de 1930. Visage solaire aux yeux rouges, couronné de plumes ou de rayons, il rappelle, lui aussi, cer­taines sculptures d’Afrique ou certains masques ou heaumes d’Océanie. C’est la figure d’un dieu ou d’un sorcier participant à une cérémonie dont le Christ et le personnage évoquant Mithra seraient les autres principaux acteurs. Ou encore une sorte d’archange flamboyant comme il y en a dans les Jugements derniers de la peinture classique.
L’objet vert situé à gauche serait l’éponge qu’un homme imbibe d’un mélange de vinaigre et d’eau, la boisson des soldats romains, et tend au Christ qui, dans son agonie, a demandé à boire. Picasso en fait une masse énorme, en relief, menaçante comme un rocher prêt à écraser le personnage qui se trouve en dessous.
Ce personnage ambigu occupe la place qu’avait la lune dans le dessin préparatoire de 1930. Sa gueule béante a en effet une forme en croissant. Son profil évoque celui de certaines sculptures d’Océanie. C’est un oiseau bariolé, une sorte de perroquet au bec béant, monté sur un corps à forme humaine. Dans les mois qui précèdent La Crucifixion, Picasso peint plusieurs fois de tels monstres.

DÉVORATIONS ET BLASPHÈMES

Il peint aussi des têtes de mantes religieuses posées sur des corps explicitement féminins. Une de ces figures se retrouve greffée sur le personnage de droite qui lève les bras au ciel et reprend la pose d’une des Marie-Madeleine des dessins préparatoires. Picasso a abandonné le visage retourné vers le sexe au profit d’un masque animal. Mais ce masque lui-même est une allusion sexuelle : la mante religieuse femelle est un insecte très vorace à qui il arrive, parfois, de grignoter son mâle pendant la copulation.


Retable d’Issenheim (détail).
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Les bras levés et les mains aux doigts croisés son inspirés de ceux de la Marie-Madeleine de Matthias Grünewald. C’est en effet à partir du Retable d’Issenheim que l’année suivante Picasso, dans sa nouvelle maison de Boisgeloup, entreprend toute une série de dessins à l’encre de Chine.
Objets et personnages sont maintenant dilacérés comme décomposés. Ou bien les formes s’allongent, s’emboîtent, s’articulent, et tout le Calvaire devient une architecture d’ossements. Parfois une touche d’humour vient atténuer ces visions de cauchemar : le perizonium du Christ, ce voile de pudeur qui, de tradition, est censé lui ceindre les reins, est traité par Picasso comme un lange de bébé, et le peintre dessine même l’épingle de nourrice. Autre dérision, il prévoit une vis à la place du clou...
Tous ces dessins montrent combien Picasso était préoccupé par la Crucifixion. Il songeait peut-être à une grande composition, dont la petite pein­ture de 1930 aurait pu n’être qu’une première ébauche. Picasso reprendra le thème en 1937 avec des études de larmes et de pleureuses. Ou en août 1938, avec un dessin où se retrouve le cavalier à la lance. Cette fois, le peintre montre un linge taché de sang, voile de Véronique ou bien muleta. Le Christ hurle. Une femme lui arrache les entrailles et les dévore. Une Marie-Madeleine révulsée et urinante est agrippée au sexe du Christ. Le dessin a certes un caractère sexuel blasphéma­toire. Mais Picasso ne fait que traduire là de façon ouverte les innombrables allusions de la peinture classique à la virilité du Christ. Ce dessin explique aussi le personnage en blanc de la peinture de 1930. Cette silhouette à la bouche béante, qui pourrait être la Vierge Marie se lamentant, est prête en fait à dévorer le Christ.
La Crucifixion appartient donc à une série d’œuvres secrètes où Picasso expose ses rapports troubles avec les femmes. Composé la même année que La Danse, Le Baiser montrait déjà une étreinte amoureuse où le choc des formes et des couleurs enfermait le couple dans une sorte de sinistre guerre sexuelle.
La rencontre en 1927 avec Marie-Thérèse Wal­ter, alors âgée de dix-sept ans, ne transformera pas aussitôt l’univers de Picasso. Si au cours des années suivantes il peint souvent avec bonheur sa toute jeune maîtresse, il reste hanté par une imagerie brutale.
La Baigneuse au bord de la mer montrait une femme nue à tête de mante religieuse. La Femme au fauteuil rouge ou le Grand Nu au fauteuil rouge exprimaient la même violence, qui se poursuivra encore, après La Crucifixion, avec la Femme au stylet ou Le Meurtre. Et jusqu’à Guernica où Picasso remet en scène, dans une immense gamme de gris, des personnages fabuleux et des gestes tragiques de ses tableaux précédents.
Mais Guernica était l’illustration d’un drame mondial et le tableau géant avait été peint pour être montré. La Crucifixion, malgré l’universalité du thème, n’était pas destinée à être exposée. Personne ne peut dire avec certitude pourquoi le peintre tenait à garder précisément ces tableaux-là. Mais cette abondante série des années vingt et trente est comme le journal intime d’une longue crise qui s’est condensée dans ce petit tableau de La Crucifixion dont le peintre ne se sépara pas.

AUTOPORTRAIT

Pour raconter cette crise, La Crucifixion utilise un mode de narration particulier. Des épisodes successifs de la Passion sont montrés en même temps : le Christ est cloué sur la croix et reçoit le coup de lance, les soldats se partagent ses vête­ments et les larrons sont déjà descendus à terre, la lumière voisine avec les ténèbres, les imprécations avec les lamentations.
Cette forme d’exposition simultanée, qui rap­pelle celle de la peinture religieuse du Moyen Âge, est aussi celle des récits mythiques ou des rêves. Du mythe ou du rêve, La Crucifixion possède la dimension métaphorique : l’échelle est là pour rappeler d’abord qu’il y a un problème d’échelle, ensuite que c’est avec cette échelle de Parade que l’aventure avec Olga a commencé. L’abondance et la taille des pieds sert à illustrer que nous sommes bien au pied de la croix. Les soldats à tête d’oiseau, la Marie-Madeleine à tête de mante religieuse ou la Vierge cannibale suggèrent un monde d’ani­maux-humains de cauchemar.
Comme le mythe ou le rêve le tableau concentre donc toutes sortes d’images : images de l’histoire religieuse, images de l’histoire de la peinture, images des arts primitifs, images des recherches successives du peintre, images de sa vie personnelle... C’est comme si Picasso se mettait lui-même en scène en crucifié cerné par la sarabande des figures du Mal, et dans un rituel sacrificiel qui emprunte à d’autres pratiques primitives ou ésotériques. Par sa composition, le rituel peint devient lui-même une sorte de conjuration de la douleur et de l’épouvante. La stridence des couleurs est aussi une forme de résistance à la mort blanche et noire.
Cette image du peintre mutilé et dévoré par les femmes appartient à l’histoire secrète de Picasso. Elle ne cessera de le hanter à travers les figures du Christ-torero ou du Minotaure. Et jusqu’à cet ultime autoportrait où le peintre, enfin seul, se regarde dans le miroir, comme au bout de son chemin de croix.

Alain Jaubert, Palettes, Gallimard coll. L’infini, folio, 1998.

***


Autour des Crucifixions de Picasso

Une anthologie thématique. En haine de la mort.

par Philippe Dagen

Pas plus que Delacroix, Picasso n’était ce qu’il est convenu d’appeler un bon chrétien. La dévotion n’était pas son fort, ni le cléricalisme. Comme Delacroix, il a cependant dessiné et peint — dessiné surtout — la mort du Christ sur la croix, entre les deux larrons, le flanc blessé d’un coup de lance. Et les commentateurs de Picasso, comme du reste ceux de Delacroix, se sont étonnés de l’apparente contradiction : un peintre si peu religieux auteur de tableaux sacrés. Pour expliquer ce qui leur semblait un paradoxe, ils invoquaient le surréalisme et la chronologie. Puisque ces Crucifixions ont été exécutées pour l’essentiel en 1930 et 1932, c’était assurément sous l’influence de Minotaure et de l’exploration historique des religions. En 1969, pour essayer de résoudre la question, il était permis d’écrire que « l’attitude de Picasso à l’oeuvre dans la Crucifixion semble être celle du psychiatre-anthropologue examinant froidement le comportement humain ». La mise en croix aurait été un rituel, et même un rituel primitif comparable à une danse mithriaque.

C’était l’interprétation de Ruth Kaufmann, publiée par le respectable Burlington Magazine et reprise dans le catalogue de l’actuelle exposition du Musée Picasso [11]. Il est assez distrayant de la relire après avoir revu les oeuvres, après avoir éprouvé leur intensité, après avoir ressenti l’épouvante qu’elles tiennent enfermée en quelques figures. Picasso examinant « froidement » la mort du Christ ? Non, évidemment non. Anthropologie, psychiatrie ? Horreur et compassion plutôt. Qu’est-ce donc qu’une Crucifixion selon Picasso ? Ni l’occasion de rivaliser avec les maîtres d’autrefois ni un exercice d’ethnographie comparée. Une Crucifixion, c’est un corps crucifié, simplement. Autrement dit, de la souffrance, des douleurs, l’acharnement des bourreaux, la veulerie des spectateurs, la lâcheté de ceux qui « laissent faire » et la jouissance de ceux qui pensent que « c’est bien fait ». Une Crucifixion, c’est le spectacle de la mort publique, telle que, de nos jours, elle s’exhibe au moyen de la photographie et de la télévision.


Matthias Grünewald, Retable d’Issenheim.
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Un peintre qui traite de ce sujet, qu’il se nomme Grünewald ou Rembrandt, Rubens ou Delacroix, Bosch l’ancien ou Beckmann le moderne, n’y voit qu’idées funèbres et morales. Il concentre dans son tableau les signes et les figures du mal et du temps. Et il en triomphe, pour finir, il échappe au désastre par la grâce de son art. Il parvient à ce prodige par le trait et la tache. Téméraire, il excite madame la Mort, il l’appelle, il l’attire, pour mieux la duper ensuite, l’emprisonner dans le filet de son dessin et la décorer de couleurs vives. Ainsi de Picasso : la petite Crucifixion de 1930 combat la peur par l’allégresse. Le Christ est un cadavre blanc, déjà drapé dans son suaire, cloué à la croix blanche sur fond noir — le noir et blanc de Guernica. Une bête dentée, blanche comme lui, ouvre sa gueule contre la poitrine du mourant. Voilà pour le centre de la composition. Tout autour, des rouges qui ne sont pas sanguins, des jaunes vifs, un vert clair incongru, des bleus suprêmement élégants. Charmes déplacés ? Charmes nécessaires, puisque l’oeuvre, allégorie de la mort, est aussi allégorie et éloge de l’art, de ses pouvoirs et de sa capacité de résistance. «  Aucun dolorisme, mais une seule raison d’agir : la haine de la mort », écrit Philippe Sollers dans le catalogue. C’est de cela qu’il s’agit en effet, de cette bataille perdue d’avance, gagnée d’avance.

Les encres de 1932 poussent jusqu’au sublime la volonté de tenir ferme. Elles figurent le crucifié sous la forme d’un agrégat de formes organiques qui se défait. Elles dépeignent la déliquescence et la corruption du corps cloué et déchiré. Radiographie onirique : l’oeil du peintre observe le temps au travail et, jour après jour, note les progrès effrayants de la destruction. Les dessins portent chacun une date et se disposent d’eux-mêmes dans l’ordre d’un journal intime, chronique de l’émiettement. Or ils sont admirables, d’une construction subtile, d’une intelligence dans la transposition et la métamorphose si puissante qu’elle impose sa vision, c’est-à-dire sa façon de voir, tout naturellement. Il y a du Baudelaire, celui du Voyage à Cythère, dans ces lavis.

Dans les deux dernières salles de l’exposition ont été rassemblées quelques autres Crucifixions et études de torturés, anthologie express qui déconcerte autant qu’elle séduit. Otto Dix voisine avec Saura, Guttuso avec Sutherland. Deux oeuvres s’en détachent, une suite de fusains de De Kooning et les Trois figures pour la base d’une Crucifixion de Bacon, anamorphoses de torturés aux yeux bandés, aux plaies ouvertes. Il ne manque que les très récentes et très belles études de crucifié de Jean-Michel Alberola — déduites de Picasso comme il se doit.

Philippe Dagen, Le Monde du 28.11.92.

***


De Kooning

« Je suis l’objet d’une rumeur pour ces dessins, c’est vrai que je les ai faits les yeux fermés.
Aussi le bloc que j’utilisais était toujours posé à plat. Je commençais souvent les dessins par les pieds... mais plus couramment par le centre du corps, au milieu de la page.
Il n’y a rien d’original là-dedans, je l’admet, et je suis persuadé que beaucoup d’artistes ont trouvé un procédé comparable... mais je me suis aperçu que fermer les yeux m’était très utile. [...] »

Préface à un recueil de dessins dans Ecrits et propos de Willem De Kooning
(Paris, Ecole nationale supérieure des beaux-arts, 1992).
Cité par Ph. Sollers dans De Kooning, vite (La guerre du goût, p.132)
et dans le livre de Sally Yard (Hazan, 2007. p.126).

Untitled (Crucifixion), 1966.
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« C’est clair ? Non ? Bon, voici les clés : des crucifixions et des vamps. Des crucifixions ? Sans blague ? En plein New York ? A la fin du vingtième siècle ? Oui, mais lesquelles ? Des clowneries. Le tragique virant au comique. Un Christ décentré, mal cloué sur sa croix de papier, en perte d’équilibre, sexe apparent, air effaré d’avoir été jeté là, dans la représentation bouffonne, entouré de putes plus ou moins funèbres ou furieuses, enjouées, parfois, dansant le charleston autour de lui. Blasphème ? Non. Ce comique est des plus sérieux, on le sent, c’est le défi de De Kooning à toute la tradition — mais il se moque en même temps des exploitations style Jésus et des volontés de n’en rien savoir ; des lobbies religieux chrétiens ou juifs et des orientalismes à la noix. Le Christ, aujourd’hui, serait cloué — mal — par des femmes folles. Le scandale des Women [12] est ici redoublé, légendé, fondé et frondé — toute la comédie humaine est attaquée en plein centre. Pas moyen d’en sortir, sauf par un tremblement de terre, une effervescence de toute la surface, une effervescence de toute la surface, un vide qui bout. Une résurrection, en somme, qui n’en a pas l’air, sans emphase, Dionysos et le Crucifié, nous avons déjà lu ça quelque part... » .

Ph. Sollers, De Kooning, vite.

« Dionysos et le Crucifié » ? Oui. Mais vous pouvez lire aussi Dionysos et le Ressuscité.

***


Le pape François et La Crucifixion blanche

Marc Chagall, La Crucifixion blanche, 1938.
ZOOM : cliquer sur l’image

13 mai 2014.
Peinte en 1938 par Marc Chagall,
La Crucifixion blanche est l’un des tableaux préférés du Saint-Père.

C’est dans une interview accordée au journal jésuite italien La Civiltà Cattolica que le pape François avait évoqué son goût pour l’art. Ainsi, on y apprenait qu’il appréciait tout particulièrement Le Caravage. Dans l’entretien, il évoquait aussi son affection pour la toile de Marc Chagall, peintre juif originaire de Russie, né en 1887 et décédé en 1985.

Après sept mois d’exil, l’une des toiles préférées du pape François, La Crucifixion blanche de Marc Chagall, retrouve son musée d’origine. En raison de travaux de rénovation échelonnés sur une période de sept mois, le département d’art moderne de Chicago avait confié ses œuvres à d’autres établissements. Aussi, la toile de Marc Chagall avait été transférée au Kimbell Art Museum, dans l’état du Texas.

Cette toile a été peinte en 1938, année de la tragique nuit de cristal (du 9 au 10 novembre 1938). Le tableau préfigurait déjà l’horreur qu’allait vivre le peuple juif pendant la seconde guerre mondiale. Une interprétation possible du tableau, partagée par plusieurs critiques d’art, est que le Christ ici représenté ne serait pas le messie des chrétiens mais l’image de l’homme juif persécuté pendant cette période terrible. La crucifixion renverrait donc aux douleurs subies par le peuple d’Abraham.

La symbolique de ce tableau est très forte, et les renvois à la religion juive y sont nombreux. Par exemple, citons le pagne du Christ remplacé par un « tallit », châle utilisé pour la prière juive. De même, sur la droite du tableau, une synagogue allemande est en flamme. Sur la gauche, on entrevoit les persécutions subies par les juifs pendant la guerre civile russe (1917-1923).

Pour le Père John Pawlikowski, directeur du programme sur les études entre religions juives et catholiques à la Catholic Theological Union de Chicago, l’affection portée par le Saint-Père à cette toile peut sans doute s’expliquer par son amitié et sa sensibilité envers la religion juive. Le Père Pawlikowski mentionne notamment la bombe qui explosa en 1994 dans le centre juif de la capitale argentine, qui avait beaucoup touché le futur pape.

Gaëlle Bertrand/National Catholic Reporter, 13 mai 2014, aleteia.

LIRE : Chemin de Croix : le Pape François dénonce la honte du péché (14 avril 2017).

Première mise en ligne le 10 avril 2007. Version complétée.

***

Portfolio

  • Picasso. Crucifixion (7-02-1930)
  • Cimabue (1270)
  • Grünewald (1515)
  • De Kooning. Dessins (1967)
  • De Kooning. Untitled (1964-66)
  • Francis Bacon. Trois personnages au pied d'une crucifixion) (...)
  • Francis Bacon. Trois études pour une crucifixion (1962)
  • Bacon, Trois études de personnages au pied d'une crucifixion (...)
  • Francis Bacon. Trois personnages au pied d'une crucifixion) (...)
  • L'antéchrist tuant les prophètes Elie et Enoch
  • Holbein, Le Christ mort (1521)
  • Le déluge
  • Francis Bacon. Trois personnages au pied d'une crucifixion) (...)
  • Francis Bacon. Trois personnages au pied d'une crucifixion (...)

[1On peut retrouver ces reproductions, en couleurs, sur Beatus de Saint Sever.

[2Voir mon additionnel commentaire du 13 novembre 2007.

[3L’expérience intérieure est le titre d’un livre de Bataille, publié en 1943, qui deviendra le premier volume de La somme athéologique.

[5Cf. Acéphale.

[6Nietzsche, Le gai savoir, Oeuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1967, p. 138.

[7Nietzsche, Le gai savoir, Oeuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1967, p. 137.

[8Entre le 17 septembre et le 21 octobre 1932, Picasso réalise à Boisgeloup (d’où le nom qui les désigne) une série de treize dessins sur le thème de la crucifixion, en s’inspirant de celle de Matthias Grünewald (voir ci-dessus l’article de Philippe Dagen). Ils sont reproduits l’année suivante dans le premier numéro de la revue Le Minotaure, dans une mise en page de Brassaï. Dans le même numéro, un article de Jacques Lacan sur « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’existence ».

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Picasso. Crucifixion I (17-09-1932)
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Picasso. Crucifixion IV (19-09-1932)
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Picasso. Crucifixion V (19-09-1932)
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Picasso. Crucifixion XI (7-10-1932)


Crédit : @on line Picasso project.

[9Ce dessin ne fait-il pas irrésistiblement penser à la fameuse « scène du puits » des grottes de Lascaux sur laquelle Bataille, encore lui, écrivit ? Le picador à terre, en tout cas, en semble directement issu (cf. Le miracle de Lascaux).

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Lascaux. La scène du puits

[10Voir plus haut.

[111992.

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7 Messages

  • A.G. | 11 avril 2009 - 22:42 1

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    Bacon, Étude d’après le portrait du pape Innocent 10 par Vélasquez, 1953
    Wahrol, Electric chair, 1967.


  • V.K. | 11 avril 2009 - 19:36 2


    Dimanche 12 avril (Pâques)

    Tempête toute la nuit, violent vent nord-ouest.
    _ 11h 30 : soleil et vent calme, comme si de rien n’était.
    _ En bateau sur une île.

    Picasso, 1935 : « Je mets dans mes tableaux tout ce que j’aime. Tant pis pour les choses, elles n’ont qu’à s’arranger entre elles. »
    _ « Je me comporte avec ma peinture comme je me comporte avec les choses. Je fais une fenêtre comme je regarde à travers une fenêtre. Si cette fenêtre ouverte ne fait pas bien dans mon tableau, je tire un rideau et je la ferme comme j’aurais fait dans ma chambre. Il faut agir avec la peinture comme dans la vie, directement. »
    Tout cela, bien sûr, applicable à la littérature.
    Un Américain, en 1945, veut absolument qu’une tête de taureau dans l’extraordinaire Taureau noir, Palets Chandelier (1938) représente le fascisme. « Non ; Picasso, le taureau n’est pas le fascisme, mais la brutalité et l’obscurité. »
    Autrement dit : c’est vous, là, vous, et votre question qui est déjà une réponse, vous qui ne voulez pas voir ce tableau.

    Picasso, au 7 rue des Grands-Augustins, à Paris 9 novembre 1944. Il dit à Daniel-Henry Kahnwei « La peinture, ce n’est pas du vent. Je crois aux fantôrnes, ce ne sont pas des vapeurs brumeuses, c’est quelque chose de dur. Quand on veut planter un ongle dedans, il se retourne. »

    [...]

    Picasso a toujours dit qu’on le prenait pour un peintre mais qu’il était autre chose : « Au fond, je crois que suis un poète qui a mal tourné. » Matisse se moquait lui en lui disant qu’il voulait attraper la « quatrième dimension ». Il ne savait pas ce qu’il disait, remarque Picasso, mais c’est exactement ça. Platitude décorative de Matisse par rapport à Picasso (Matisse, en effet, n’est qu’un peintre, un « grand peintre »).

    [...]

    « Chemin de croix » à Rome, au Colisée. Jean-Paul II sous la pluie (les cardinaux hésitent). De nouveau, un geste en direction des Juifs. De deux choses l’une : ou bien le catholicisme est à bout de souffle et avoue ainsi son erreur millénaire (comme tout le monde, ou presque, désormais, l’y invite), ou bien il se sent assez fort, de nouveau, « à la veille du troisième millénaire » (comme on dit) pour reconnaître et dépasser cette histoire sanglante de tous les diables. Qui vivra verra.

    [...]

    J-P. II, bénédiction urbi et orbi. Il est épuisé, vis fermé, il souffre. « La vie triomphant de la mort
    _ Fleurs, groupes de jeunes (filles, surtout) qui s’amusent (c’est un show). La vie, la vie, la vie. Et puis : « indulgentiam plenam  ». Amen, ponctuent ici les mouettes.

    De nouveau l’exercice magique consistant à dire la résurrection dans toutes les langues, la plus petite ayant le même rang que la plus grande. Ma langue préférée, aujourd’hui, sera le swahili. Babel à l’envers, Babel d’espérance. L’énorme misère, les massacres et les persécutions ont lieu en ce moment même un peu partout, on peut y compter. Cependant, c’est la première retransmission télévisée d’une bénédiction papale en Russie (bras d’honneur à l’ex-KGB en souvenir de deux balles dans le ventre). La Pâque orthodoxe est dans une semaine. Coïncidence avec la Pâque juive.

    Cette cérémonie laisse la plupart de mes amis (ou amies) insensibles, voire franchement hostiles. On ne se comprend donc pas du tout ? Non. Aucune importance (Le Secret, livre gênant [1]).

    Il y a longtemps que j’ai renoncé à faire sentir l’humour grandiose du catholicisme (Joyce). Misère dix_neuvièmiste du catholicisme français et de ses adversaires. Leur ignorance crasse de la Bible. Rideau. Pleine lune à travers les cupressus noirs.

    Philippe Sollers

    L’année du Tigre, journal de l’année 1998

    Cycle astral, comme en cette année 2009, le calendrier fixait Pâques, le dimanche 12 avril.

    [1Nota (pileface) : livre de Philippe Sollers, traitant de la tentative d’assassinat du pape Jean Paul II.


  • V.K. | 11 avril 2009 - 16:46 3

    Le clou de Pâques 2009 : une sculpture représentant le Christ mort sur une chaise électrique, exposée jusqu’à dimanche dans la cathédrale de Gap (Hautes-Alpes).

    Baptisée "Pieta", la sculpture de Paul Fryer représentant la passion du Christ vaut à Mgr di Falco, à l’origine de l’exposition, de vives réactions, "en majorité positives", précise-t-il.
    "Cette oeuvre ne laisse pas indifférent, mais parler de polémique est faux. Le scandale n’est pas là où on le croit", explique Mgr di Falco à l’AFP.

    L’exposition est en revanche l’occasion de susciter un débat sur le Christ, reconnaît l’évêque : "Je voulais que le choc provoqué nous fasse reprendre conscience du scandale de quelqu’un cloué sur une croix. Par habitude on n’éprouve plus de réelles émotions face à quelque chose de véritablement scandaleux, la crucifixion".

    Mgr di Falco, évêque de Gap, préside aussi le Conseil pour la communication de la Conférence des évêques de France. Bien inspiré, Mgr di Falco. Il pourrait seconder Philippe Sollers qui s’était proposé de prendre en charge la direction de la communication papale (Cf. son Journal du mois de mars 2009))

    D’après AFP, 10 avril 2009.


  • A.G. | 13 novembre 2007 - 14:26 4

    Je découvre le documentaire réalisé par Alain Jaubert à la Crucifixion de Picasso dans Palettes. Alain Jaubert y évoque l’influence de "L’apocalypse de Saint Sever" sur laquelle Georges Bataille avait écrit un long article dans la revue Documents.
    Picasso aurait repris "l’opposition de couleurs (bleu, vert, orangé, jaune)" qu’on peut voir dans " Satan " :

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    Satan



    ainsi que "les corps désarticulés" (déjà présents cependant dans les figures d’acrobates ou de nageuses des années précédentes) qu’on voit dans " Le déluge " :

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    Le déluge
    Une des figures de l’Apocalypse de Saint Sever reproduite dans Documents et commentée par Bataille.



    Il n’est pas interdit de penser que la masse verte, en haut à gauche du tableau, ait été inspiré par Le songe de Nabuchodonosor ("La pierre se détache de la montagne et frappe la statue aux pieds d’argile", Daniel 2 / 31 - 35)



    Ces miniatures font partie des six sur lesquelles Bataille écrivit de longues notes dans son article de Documents.
    On notera également que Documents consacrera un numéro en "Hommage à Picasso". Dans son article ("Soleil pourri") Bataille rapproche le culte de Mithra, le soleil et le sacrifice, thèmes eux aussi présents dans le tableau de Picasso (et aussi dans beaucoup d’autres).


  • A.G. | 6 octobre 2007 - 11:59 5

    Parcourant le site que je mentionnais dans le Forum, je découvre que la petite Crucifixion peinte par Picasso-Dionysos le 7 février 1930 a été choisie pour "illustrer" l’entretien " Sur la religion catholique " donnée par Sollers au Monde des religions en 2006.

    Paradoxe ? Oui : pour la doxa.

    Pour mieux comprendre, on peut se reporter - dans  Guerres secrètes  - à ce que Sollers, après avoir longuement cité le  Jésus de Nazareth  de Joseph Ratzinger-Benoît XVI (Flammarion, 2007) dit de " cette troublante ressemblance entre le Christ et Dionysos" chez Nietzsche et surtout Hölderlin (le "mystère du cep") (p. 193-195).
    Rappelons que, pour Hölderlin, le Christ, Hérakles et Bacchus étaient "frères" (L’unique).


  • A.G. | 4 octobre 2007 - 20:09 6

    Dostoïevski ?
    Le passage des Passions de Francis Bacon que je citais au début de mon article se poursuit ainsi :

    " Il y a un cri, une crise. Crise de l’homme, crise de Dieu, crise de l’Homme-Dieu. Commotion et électro-choc. Il y aura beaucoup de suicides. Un autre joueur passionné, autrefois, a eu une attaque d’épilepsie après avoir vu Le Christ mort de Holbein. Mais Bacon, s’il ne peut éviter de se convulser sous le choc, n’est pas Dostoïevski, il n’a rien d’orthodoxe. Il ne s’évanouit pas, ne se pétrifie pas, il est loin des icônes comme des cadavres. [...]" (Gallimard, p.61)


  • D. | 4 octobre 2007 - 19:11 7

    Merci pour ce nouvel article très beau et très documenté.

    Au dossier, ma mémoire me pousse à ajouter la description bouleversante d’une crucifixion de Holbein dans L’idiot. Sans doute Sollers aurait-il beaucoup à répondre à Dostoïevski...

    Le voilà, pour le plaisir :

    Je me levai pour fermer la porte à clé derrière lui : à ce moment, je me rappelai brusquement un tableau que j’avais vu le matin chez Rogojine, dans une des salles les plus sombres de sa maison, au dessus d’une porte. Lui-même l’avait montré en passant et j’étais resté, je crois, environ cinq minutes devant ce tableau qui, bien que dénué de toute valeur artistique, m’avait jeté dans de singulières transes.

    « Il représentait le Christ au moment de la descente de Croix. Si je ne me trompe, les peintres ont l’habitude de figurer le Christ soit sur la Croix, soit après la descente de Croix, avec un reflet de surnaturelle beauté sur son visage. Ils s’appliquent à Lui conserver cette beauté même au milieu des plus atroces tourments. Il n’y avait rien de cette beauté dans le tableau de Rogojine ; c’était la reproduction achevée d’un cadavre humain portant l’empreinte des souffrances sans nombre endurées même avant le crucifiement ; on y voyait les traces des blessures, des mauvais traitements et des coups qu’Il avait essuyé de ses gardes et de la populace quand Il portait la Croix et tombait sous son poids ; celles enfin du crucifiement qu’Il avait subi pendant six heures (du moins d’après mon calcul). C’était en vérité le visage d’un homme que l’on venait de descendre de croix ; il gardait beaucoup de vie et de chaleur ; la rigidité n’avait pas encore fait son oeuvre en sorte que le visage du mort reflétait la souffrance comme s’il n’avait pas cessé de la ressentir (ceci a été très bien saisi par l’artiste). Par surcroît, ce visage était d’une impitoyable vérité : tout y était naturel ; c’était bien celui de n’importe quel homme après de pareilles tortures.

    « Je sais que l’Eglise chrétienne a professé, dès les premiers siècles, que les souffrances du Christ ne furent pas symboliques, mais réelles, et que, sur la croix, son corps fut soumis, sans aucune restriction, aux lois de la nature. Le tableau représentait donc un visage affreusement défiguré par les coups, tuméfié, couvert d’atroces et sanglantes ecchymoses, les yeux ouverts et empreints de l’éclat vitreux de la mort, les prunelles révulsées. Mais le plus étrange était la singulière et passionnante question que suggérait la vue de ce cadavre de supplicié : si tous ses disciples, ses futurs apôtres, les femmes qui L’avaient suivi et s’étaient tenues au pied de la Croix, ceux qui avaient foi en Lui et L’adoraient, si tous ses fidèles ont eu un semblable cadavre sous les yeux (et ce cadavre devait être certainement ainsi), comment ont-ils pu croire, en face d’une pareille vision, que le martyre ressusciterait ? Malgré soi, on se dit : si la mort est une chose si terrible, si les lois de la nature sont si puissantes, comment peut-on en triompher ? Comment les surmonter quand elles n’ont pas fléchi alors d’avant Celui même qui avait, pendant sa vie, subjugué la nature, qui s’en était fait obéir, qui avait dit « Talitha Cumi ! » et la petite fille s’était levée, « Lazare, sort ! » et la mort était sorti du sépulcre ? Quand on contemple ce tableau, on se représente la nature sous l’aspect d’une bête énorme, implacable et muette. Ou plutôt, si inattendue que paraisse la comparaison, il serait plus juste, beaucoup plus juste, de l’assimiler à une énorme machine de construction moderne qui, sourde et insensible, aurait stupidement happé, broyé et englouti un grand Etre, un Etre sans prix, valant à lui tout seul toute la nature, toutes les lois qui la régissent, toute la terre, laquelle n’a peut-être été crée que pour l’apparition de cet Etre !

    « Or, ce que ce tableau m’a semblé exprimer, c’est cette notion d’une force obscure, insolente et stupidement éternelle, à laquelle tout est assujetti et qui vous domine malgré vous. Les hommes qui entouraient le mort, bien que le tableau n’en représentât aucun, durent ressentir une angoisse et une consternation affreuses dans cette soirée qui brisait d’un coup toutes leurs espérances et presque leur foi. Ils durent se séparer en proie à une terrible épouvante, bien que chacun d’eux emportât au fond de lui une prodigieuse et indéracinable pensée. Et si la Maître avait pu voir sa propre image à la veille du supplice, aurait-il pu Lui-même marcher au crucifiement et à la mort comme Il le fit ? C’est encore une question qui vous vient involontairement à l’esprit quand vous regardez ce tableau.