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Philippe Sollers — Cavale

Une saison dans l’île

D 17 mars 2023     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Nouvelle créée pour le journal Le Monde, 2001.

« Dans ces onze pages, je lance des choses qui peuvent passer inaperçues ; comme je fais d’habitude, d’ailleurs. Une proposition simple de deux personnages qui sont quelque part, mais en réalité avec une intention métaphysique. Ils réfléchissent sur ce qui leur arrive, leur rapport au temps, à l’espace. C’est un petit traité de métaphysique déguisé en nouvelle, qui n’est elle-même qu’un roman éventuel. Ce qui me permet de glisser une critique sociale très forte de ce qui pourrait être en effet l’histoire déprimée qu’on vous raconte, l’impact, l’emprise sociale sur les individus. En tout cas, j’essaie de ne pas me raconter d’histoires. » Ph. Sollers

Cavale n’est autre que le début du roman que Sollers publiera en 2002 pour la « rentrée littéraire » : L’Étoile des amants. De courts extraits existaient sur Pileface (Voir ici). Ayant relu la nouvelle en entier, je la restitue avec les espacements — silences — qui donnent sa respiration au texte (« ouverture de la maison, respire, maintenant, respire. Ecoute, regarde, sens, touche, bois, respire »). Sollers parle du roman dans un entretien filmé avec Pierre-André Boutang en août 2022. C’est le roman d’un réfractaire, on dirait aujourd’hui d’un atlante. Bonne nouvelle.

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Cavale

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— On part ?
— On part.
Maud ne pose pas de questions, elle est prête. On interrompt les contacts, on ferme, on boucle, on roule, on disparaît, passage de la frontière, pluie et soleil, ouverture de la maison, respire, maintenant, respire. Ecoute, regarde, sens, touche, bois, respire. Je saurai plus tard où aller. Je te dirai.

On va dormir beaucoup, c’est nécessaire. Dormir et encore dormir, c’est la meilleure façon de leur échapper, et le plus possible d’un sommeil sans rêves. Car ils s’infiltrent aussi dans vos rêves, ils vous parasitent, vous tordent, vous imposent leurs voix. Bribes chuchotées, martelées, conneries, éclats, obscénités, refus, reproches, arrestations, interdictions, ordres. Impossible de les faire taire, le silence serait pour eux un poison. Ils se défendent, vous bousculent, vous attaquent, vous cognent. Vous vous croyez seul, mon œil. Votre chambre est remplie d’échos, les caméras sont là, les murs craquent, votre lit est électrique, la vermine monte dans les rideaux. « Ici ! » « Là ! » « Vous ! » « Toi ! ». Drôle de banlieue sans fin, drôle de trame.

— Tu es fou ?
— Un peu.

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Maud pense qu’on vit un roman que j’invente, elle me suit, elle me croit. Tout a commencé par son obstination et sa gentillesse. Au début, méfiance, qu’est-ce qu’elle veut celle-là, l’étudiante, bon, oui, d’accord, jeune, brune, jolie, ronde, gracieuse, danseuse, regard noir amusé profond, mélodie, harmonie, la raison même. Les cinglées, merci, j’en ai eu ma claque. En insistant un peu, on finit d’ailleurs par s’apercevoir qu’elles le sont toutes. Ça peut mettre longtemps à se dévoiler, mais ça vient. Les visages se creusent ou s’affaissent, les masques tombent, la grimace d’argent apparaît, les sourires à reproduction s’enfoncent, les yeux égarés virent au fixe. Les types, nounours plus ou moins pervers, ignorent que la grande folie passe à ce moment-là sur eux, la vraie, celle de toujours, grottes, cryptes, couvents, maternités, crèches, écoles, liftings, cliniques, hôpitaux, bureaux, banques. Ils deviennent débiles ou se taisent. La folie, elle, parle à ciel ouvert, et personne ne semble s’en rendre compte. Ils sombrent, elles se décomposent, le spectacle continue, salut.

En réalité, elles sont là pour ça : les user, les conduire du berceau au gâtisme. Folie et gâtisme, c’est le programme depuis le début. Tout le reste est comédie transitoire, bavardage technique, dénégations en tous genres. Eh, ho, c’est vous, qui êtes désespéré, déprimé, non ? Mais pas du tout, chers crétins, au contraire.

— Qu’est-ce qu’on fait ? dit Maud.
— Rien. On attend.

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Elle nage à côté de moi, on est nus, il n’y a personne. Mouettes et papillons blancs tout autour. L’endroit est unique, Maud s’y est glissée tout de suite. J’ai longtemps hésité à l’amener ici, et puis pourquoi pas. Un caprice, une fantaisie, rien à perdre. Tentons le Temps. Qu’il se montre enfin, fleur ou tête de mort. Ou les deux.

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C’est l’été, maintenant, on peut l’écouter de l’intérieur déposer sa toile sur nous. Il y a un paysage, des odeurs et des ombres, un autre en bleu-blanc, un autre dans les variations du vent. Si je m’assois pour écrire, derrière les volets, au plus chaud de l’après-midi, je sais que le temps va venir se mesurer ici, sur la page. Le papier est ma montre, mon horloge, ma sphère aimantée. Main droite, secondes et minutes. Main gauche, les heures. Cinq secondes, cinq minutes, cinq heures. A six heures du matin, grand silence solennel dans le jardin. Le soleil rouge s’annonce, les oiseaux du bois d’à côté vont commencer à traverser le ciel. Je bois mon café là, près du puits, en regardant l’eau à peine ridée par la brise nord-est. Le soleil passe au jaune, prend en écharpe les marguerites sous le figuier, le bois blanc des chaises et des tables, les pierres basses du petit mur. On dirait que les acacias, à peine agités, viennent d’une Chine toute proche. Les marins, là-bas, déjà réveillés, vont profiter de la marée, les vitres de leurs cabines brillent, les bateaux tournent sur eux-mêmes, se rapprochent les uns des autres, se préparent à gagner le large, hésitent un moment, s’en vont.

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Qu’est-ce que je fous là ? Et elle ? Pourquoi elle ? Pourquoi tout ça ? Voilà les questions du matin, bien lucides et abruties, dans l’herbe. Et pourquoi le soleil, l’eau, les oiseaux, les arbres, les fleurs, plutôt que la température invivable de Mars, Saturne, Jupiter, ou de n’importe quelle étoile de la galaxie ? Et ainsi de suite pour les dates ou la respiration en cours. Terre, Europe, côte, pointe des pieds, laissons le jour s’installer. On devrait pouvoir tout rebrasser et revivre depuis le fond organique et l’air.

Que disent les vieux textes ?
Qu’il faut atteindre la calme fermeté du corps. Qu’il convient de choisir un endroit bien pourvu en eau, agrémenté de toutes sortes de fleurs, riche en racines et en fruits, et qui produit même spontanément toutes sortes de fruits.
Qu’il n’y a pas de différence entre se trouver dans un temple ou près d’une rivière, ou encore dans un village, ou même dans une ville. Il suffit que le lieu soit agréable et permette de faire garder conscience de tout.
Que l’important est de rester toujours satisfait du style de vie que l’on a choisi.
Que, par la méditation, on peut percevoir parfaitement le remède décisif contre la servitude.
Que les signes, à l’intérieur et à l’extérieur, indiquent le moment opportun.
Que la racine du mot "homme" signifie jouer, s’amuser.
Qu’il faut ouvrir le crâne, élever le chant.
Que le chant de la syllabe est analogue à la régulation du souffle.
Que si la pratique orale n’est pas transmise par ceux qui chantent à voix basse, et si le chant n’est pas d’abord une écoute, il ne pourra pas y avoir de fruits.
Que l’être favorable et subtil, plein de félicité, se trouve dans une chambre secrète, plein de lumière.
Que la libération procède du secret.

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Que dit, de son côté, Djalâl ad-Dîn Rûmî ?
« Nuit étrange, lorsque tu entendis la voix du compagnon,
Echappant à la morsure du serpent, délivré de l’horreur des fourmis,
L’ivresse de l’amour apporte dans ta tombe comme un présent,
Le vin, la femme, la lumière, les mets, les douceurs et le parfum,
En ce temps où la lampe de l’intelligence s’est allumée,
Quelle clameur s’élève des morts ensevelis !
La terre du cimetière est soulevée par leurs cris,
Par le tambour de la résurrection et l’éclat du retour. »

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La même mouette est là, sur son piquet, en face, tournée vers la lumière montante, et, le soir, vers le couchant. Les oiseaux ont leur durée propre, les poissons et les buissons aussi. Les animaux, les humains, sont, parmi eux, des apparitions plus lourdes et sanglantes, les humains surtout, cloqués de néant.

Pourquoi elle ? Simplement la fraîcheur, la grâce. Pas l’innocence, non, ne rêvons pas, mais quelque chose de plus rare, de plus excitant. Comment l’appeler ? Pureté ? Haussements d’épaules, rires et huées dans la salle. Gardons pourtant le mot, on verra plus tard. Rien d’idéalisant, d’ignorant, de refoulant : une substance qui vient de plus loin que le sac physique. Rien de sportif, de sentimental : une densité de métal. La poche de venin, la vésicule vaginale biliaire, doit bien se trouver quelque part, mais pour l’instant elle est loin, cancer pas encore palpable. Elle n’est pas malade, voilà. Malade, c’est-à-dire se demandant pourquoi, à quoi bon, dans quel but, avec quelle garantie sociale. Les muscles jouent pour eux-mêmes, les jambes et les bras se parlent, pas d’embarras d’habits, de produits, de graisse, de ventre, de crèmes, de grossesses voulues ou rêvées, pas encore, pas encore. Pas de prise d’argent, de soucis, de jalousie, d’envie, de mort couvée remontante, pas encore, pas encore. Elle est dans la musique de la vie, dans sa gratuité heureuse. Pourquoi elle m’aime bien ? Parce que je confirme sans rien dire ce moment de son existence. Les corps humains ont besoin de ça, d’un silence approbateur et distant sur leurs os, leurs cellules, leurs tendons, leurs phalanges. On va dans le sens de leur sommeil réussi : ils le sentent, ils vous remercient.

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Baiser profond. Le souffle, la langue, le goût de pêche, le parfum de foin. Viens donc, je ne suis pas un méchant vampire. Vampire quand même ? Eh oui. Tu le seras aussi un jour, avec délicatesse et mesure, question de discernement. T’ai-je forcée, harcelée, obligée, attachée, battue, exploitée, entravée, niée ? La propagande te le dira, mais pas tout de suite. Tu en ris déjà, tu as raison.

Nageons. Je regarde ton nez dans les petites vagues rapides. Comme il fait un peu plus froid, tu as mis ton maillot violet. Maud dans l’eau mauve. Un mot de toi, une moue, une petite modification de bouche, que je t’écrive une ode, un psaume, une églogue, avec les grands moyens d’autrefois, les livres anciens, le grec, l’hébreu, l’arabe, le sanscrit, le chinois, le latin. Ou encore l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien. Mais non, on est en français d’aujourd’hui, caché, libre, invisible, mignonne allons voir si la rose, les courses, les chansons, les baisers, les bosquets, sous tes souliers de satin, sous tes charmants pieds de soie, moi je mets ma grande joie, mon génie et mon destin. Ou encore : si vous alliez, madame, au vrai pays de gloire, sur les bords de la Seine ou de la verte Loire, et puis le reste, et puis tout ça. Tu plonges, tu reparais, tu salues de la main, tu fais la planche. Ton bonnet blanc te signale, là-bas, comme une petite bouée dans la baie. Tu cries : « Elle est bonne ! » et puis « Ouah ! ». Tu me lances une phrase que je n’entends pas.

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Après un sommeil profond, la musique vibre mieux, plus intense. Les couleurs ont des couches plus sombres, les parfums deviennent plus familiers. Le toucher se déploie, les odeurs et les saveurs s’enroulent. Le monde se rapproche dans ses fibres. Le squelette a des ressources que les veines ne connaissent pas.
Au cœur du mouvement, le repos. Du fond du ciel bleu, l’éclair.

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Que disent encore les vieux textes ? Ceci :
« Au milieu du cercle de l’immortalité, dans le lieu du plaisir, le cœur éveillé, là est l’être pour soi. Il se manifeste sous la forme d’un enfant.
Il est le Jouisseur, la Beauté, le Non-décadent. »
Et encore :
« Autant on médite sur l’être,
autant a lieu la concentration dans l’être.
Il faut méditer sur l’être, s’y tenir,
de sorte que rien d’autre n’arrive, sinon l’être. »
Essayez de dire ça à un contemporain, pour voir.

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— Tu me racontes ta vie ?
— Laquelle ?
Sous-entendu : tes femmes, mais là, silence. Parlons plutôt de la thèse qu’elle doit faire, du temps, des nouvelles, des publicités grotesques, des plans télé attrapés en vitesse (les meilleurs, les plus comiques, étant sur Arabsat, vers 333 et plus), des journaux de plus en plus ennuyeux, de la mauvaise littérature générale, du cinéma qui ne vaut pas mieux, des éternels problèmes entre hommes, femmes, gays, pas gays, jeunes, vieux, riches, pauvres, noirs, blancs, jaunes, juifs, palestiniens, américains, sous- américains, mondialisés, sous-mondialisés. Et puis la sexualité, et encore la sexualité, et toujours la sexualité, et encore une fois cette immense affaire que semble être la sexualité. Allons dîner quand même, là, pas loin, près de l’eau tranquille. Raconte, toi. Ta mère, ton père, ta demi-sœur, ton enfance à Saint-Jean-de-Luz (oui, je connais), tes études, tes voyages un peu partout sur la planète, ton héritage plutôt consistant, roman familial minimum, merci, pas besoin de divan. La différence d’âge entre nous ? Mais très bien, justement, on est dans l’intervalle, le coude, le détroit possible. Gratuits (huées dans la salle). Tu as bougé, lu, réfléchi, baisé un peu, beaucoup, pas vraiment, pas lucidement, pas du tout. Tu t’es surtout ennuyée, n’est-ce pas, tu es restée réfractaire (c’est le mot que tu viens d’employer).

RÉFRACTAIRE : du latin refractarius, querelleur, de refringere, briser. Qui résiste à une autorité. Qui résiste à certaines influences physiques ou chimiques. Qui résiste à de très fortes températures : argile réfractaire. Biologie : qui résiste à une infection microbienne. Période réfractaire : diminution ou annulation passagère de l’excitabilité d’un récepteur sensoriel ou d’une fibre nerveuse. Prêtre réfractaire : prêtre qui, sous la Révolution, refusait de prêter serment à la Constitution civile du clergé. Au XIXe siècle, conscrit qui cherchait à échapper au service militaire (on dit aujourd’hui insoumis). De 1942 à 1944, nom donné à celui qui se dérobait au service du travail obligatoire en Allemagne (tiens donc).

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Actualisons : on est réfractaire dès la naissance ou jamais. La situation est d’abord confuse, mais l’enveloppe corporelle se souviendra de ce rapt. Quelque chose est jeté là, dans un cri, sommé de devenir moi. Quel moi ? Ça y est, c’est parti, c’est la guerre. L’enfance n’a pas de bords, le vertige est constant, il n’y a pas à discuter, le numéro est tombé, une fois que le vin est tiré, il faut le boire. Cette histoire est quand même à dormir debout, vous n’en sortirez que les pieds devant, bien raide, annulé comme tout le monde. On fabrique de la mort sans cesse, encore un, encore une, quelques millions, des milliards, et rien de plus naturel, n’est-ce pas, comme le dit la pseudo-sagesse des nations, c’est-à-dire la folie globale. Bon, vous êtes né, vous allez mourir après avoir tourné ou détourné votre film, tout cela était-il vraiment nécessaire ? Attention à votre réponse. Si c’est oui (très rare, hurlements dans la salle), que ce soit fondé sur un non radical, persistant, oblique, rusé, vous m’avez contraint à l’arithmétique, je vous réponds par l’algèbre, vous me limitez fini, je me décale infini. Pour qui vous prenez-vous ? Pour rien de ce que vous offrez comme étant à prendre. [Gardez vos bonbons.] [1]

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Oh le petit animal ! Pourtant, on a ses photos. Il n’a pas l’air dangereux, on peut le classer dans l’ossuaire. D’ailleurs, il a l’air d’une fille, là (c’est moi, bébé bouffi sur une plage), et celle-là a l’air d’un garçon (voilà Maud campée sous un peuplier, ahurie, compacte, comme fichée dans le paysage). Les photos sont toujours les mêmes depuis qu’il y a des photos, nous sommes depuis très longtemps l’humanité des photos (et maintenant, après les empreintes digitales, de l’ADN). N’essayez pas de nous embobiner avec votre métaphysique : ce dont il n’y a pas de photo n’existe pas, nourrissons, nourrissonnes, veaux, vaches, cochons, pigeons, crabes, restaurants, voitures, skis, piscines, bateaux, avions, mariages, enterrements, incinérations, soirées, orgies, grand-père ou grand-mère. Vous ajoutez le mouvement, cinéma, télévision, ça ne change rien, tout ça est bête comme une photo. Elle prouve, elle atteste, elle enferme face et profil, elle définit, elle clone, elle crucifie, elle excite, elle horripile, elle règne. Le Diable a voulu prendre Dieu en photo, voilà le fond de l’affaire. Cartes d’identité, passeports, réunions de familles, vols d’intimité plus ou moins organisés, polaroïds pornos, photos, photos, photos. Votre cerveau est un appareil de photo. C’est lui, c’est bien elle, ce sont eux, mais oui, c’est elle, surtout elle. On connaît son objectif fixe : reproduire la situation qui peut être prise en photo. Berceau, mon beau miroir, ma poupée, mon ange. J’ai acheté une nouvelle robe, un nouveau body, je ne me déplais pas dans votre regard, si vous saviez quelle est ma misère, n’en parlons plus, vous voulez vous abuser, j’y consens, je me récupère, je m’épanouis, je brille : photo.

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— Tu n’aimes pas les photos ? dit Maud.
— Je m’en fous. Et toi ?
— Je n’aime pas. J’évite.
— Tu veux rester en position de force ?
— Peut-être.
— Les faux dieux se cachent.
— Et les faux prophètes n’arrêtent pas de se montrer.
— On peut aussi se montrer pour mieux se cacher. Il y a plusieurs écoles. On finit par ne plus voir quelqu’un qu’on voit tout le temps. Les surexposés sont invisibles. Comment, vous ? Mais je vous connais, vous ne pouvez pas être quelqu’un d’autre que votre image !
— De toute façon, le truc est pourri.
— Il fonctionne.
— C’est le plus étonnant.
— Regarde.

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Je ne suis pas photographe, mais quand même, le recueil est particulièrement réussi. Portraits d’une réfractaire, donc. Elle a chaque fois une façon différente de dire non dans les images, et c’est très beau.
— Tu ne publieras jamais ça ?
— Parole.
On voit seulement ses yeux, et on sait qu’elle est nue. On regarde ses épaules, son dos, et on sent qu’elle est en train de lire. Jamais tout entière ? Mais si, là, de loin, au fond du jardin, le bras droit levé, "Arrête !". Ou encore contre la porte-fenêtre, le soir, tee-shirt noir et pantalon noir, de profil (il y a de la musique, les vocalises de la Reine de la Nuit). Ou encore, elle boit son thé, le matin, derrière la table de bois blanc, elle a le nez dans sa tasse, elle fait semblant de bouder. Nuit bizarre, plusieurs fois entre deux rêves. Lesquels, déjà ?
— Des poursuites.
— Moi ?
— Sans doute, mais tu n’étais pas là.
— On essaie de nous retenir ? De nous tirer en arrière ?
— Ce genre-là.

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Ce qu’on perçoit, dans les moins mauvaises photos, ce n’est pas la présence, mais l’absence, la force qui n’a jamais été intériorisée, n’a pas franchi le mur de la vision et du son, est restée enfouie, méconnue, torrent du temps inlassable. Maud était bien dans ce fauteuil, à neuf heures du matin, avec, sur la gauche, le jeune figuier en pleine expansion, et alors ? On retrouve ses mains (ah, ses mains !) tenant un livre ouvert, et alors ? Tout a disparu au moment même où l’appareil a fonctionné, pellicule fantôme, jolie jeune brune en été au bord de l’eau. Que voulez-vous réellement ? Du sexe, de la violence, de la corruption, des cris, de la mort ? Des électrochocs organiques ? Oui, sans doute, et alors ?

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N’espérez pas vous évader comme ça hors de la machine à bouclage. La caméra n’est pas seulement dehors un peu partout, elle est dedans, et en permanence. Je pense donc je suis veut dire en réalité : je me représente donc je risque de disparaître. Je ne suis pas quand je ne me représente pas, à moi, au secours. Cela a lieu bien avant les reflets, les lacs, les miroirs, les théâtres, les écrans, les panneaux, les journaux, le doublage est actif dans les intervalles. Le Diable était là, clic-clac, la famille ou la société n’en sont que des instruments. Amitiés, rapprochements, liens, baises, amours, même constat. A peine nouez-vous un rapport, négatif oblige. L’inversion commence par là.

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Comment atteindre la négation de la négation, le néant du néant, l’affirmation même ? Ça les préoccupe très tôt, les réfractaires. On croit les élever, les éduquer, les terroriser, les domestiquer, on obtient avec eux des résultats minimaux, ils apprennent anormalement vite à lire et à écrire, mais c’est comme si ce don particulier ne les menait à rien, ils le gardent pour eux, on ne comprend pas ce qu’ils projettent d’en faire. Ils ne partagent pas volontiers, ne semblent pas attirés par les sacrifices et les mortifications, l’ascèse ou la discipline. Le garçon sera un salarié bidon, un déserteur, un simulateur, incapable de la moindre carrière ouvrière, militaire, policière, financière, fonctionnaire, universitaire. La fille ne sera ni actrice, ni mannequin, ni professeur, ni docteur, ni publicitaire, ni bonne mère, et encore moins hystérique mystique ou anorexique. Que leur reste-t-il ? L’art ? Mais comme, là encore, le caractère réfractaire persistera dans cette dérivation, il y a fort à parier qu’il s’agira d’un art non conforme à ce que les contemporains considèrent comme tel (c’est-à-dire, aujourd’hui, le n’importe quoi culturel). Un art de vivre, alors ? Ce n’est pas impossible, c’est même ce qui fait si peur. Que voulez-vous, ce sont des irresponsables. On dirait qu’ils se moquent de leur réputation. Ils s’habillent n’importe comment (mais aussi, parfois, avec une élégance inexplicable), dépensent tout leur argent, interrompent leurs relations d’un moment à l’autre, se lèvent et partent sans s’excuser dans des dîners, oublient leurs amis, leurs femmes, leurs maris, leurs amants, leurs maîtresses, ne font pas de cadeaux, ne donnent aucune indication sur leurs maladies ou leurs états d’âme. Ce sont des asociaux, même pas des conservateurs, incontrôlables, irrécupérables. Mal vus à droite, mal vus à gauche, vomis par le centre, étrangers aux marges, où voulez-vous les mettre ? Dans l’au-delà ? Même pas.

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Dans la propagande d’anciens réfractaires, on trouve des choses comme ça :
« Oui, l’heure nouvelle est au moins très sévère.
Car je peux dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent — des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. — Damnés, si je me vengeais !
Il faut être absolument moderne. »
[Qu’est-ce que ça veut dire exactement ? On ne sait pas.] [2]

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La vie érotique de Maud jusqu’ici ? Agitée, comme celle de presque toutes les filles d’aujourd’hui. Tentatives ici ou là, un peu partout, n’importe comment, l’époque. Et puis repli, léger délire, poésie, philosophie. Et puis fatigue, grande fatigue, abstention spontanée, sans problème, avec gym, tennis, nage, vélo. Et puis moi, un soir, chez des amis : "Vous avez quelque chose à me dire ? — Je crois."
Les premières fois sont émouvantes. On est vraiment dans le noir, on cherche, on trouve, on sait qu’on doit sauter par-dessus un mur. On n’est pas là pour l’acrobatie sexuelle, je te suce, tu me branles, je te bourre en con et en cul, tu jouis avec de petits cris en clitoris ajouté, et moi avec un râle profond et rauque, bref la sauce littéraire débitée à longueur de temps par les nouveaux possédés mélancoliques du stade terminal de la marchandise. Ça peut se décrire comme ça si vous y tenez, mais bientôt le pressement de main sous la table reviendra à la mode, avec monsieur qui bande d’émotion romantique et madame qui mouille à ce simple contact furtif. D’ailleurs, la question n’est pas là. Le truc sexuel est spirituel, bien entendu, contrairement à ce que voudrait faire croire son organisation en viande disponible après l’avoir brandi comme un péché horrible, un sirop d’amour reproductif ou un pilonnage de pathologie psy. Du calme, contorsionnons-nous ensemble, soit, mais allons plus loin. Là, il faut éviter la drague des sectes, temples solaires ou lunaires, qui, comme par hasard, prétendent contrôler la douane. Arriver à être réellement seul avec quelqu’un devient de plus en plus difficile. Est-ce que cela a déjà été possible de façon détendue ? Pas sûr. Nous sommes dans une nouvelle île, un naufrage a eu lieu, tu es Vendredi, je suis Robinson, ou le contraire, épargne-moi ton passé, je te fais grâce du mien, Crusoë, crux, la croix, zoé, la vie, personne n’a vu le message de résurrection de ce petit roman pourtant très populaire. Voyons la rotation qu’on peut lui donner, toi femme moi homme, deux sauvages, deux civilisés, on reprend tout à zéro, flot des temps, levée de l’antique malédiction, âge d’or suivant, on prépare le retournement. Pour l’instant, on fait coïncider les sensations, elles peuvent flécher une fois sur dix dans la cible. "Salope", "salaud", etc. - il faut bien se dire des mots directs et doux, et puis rire, sinon l’abcès grossit, la psychomanie s’obstine. Le bonjour-bonsoir prostitutionnel est mille fois plus honnête que les sous-conversations aigres des partenaires qui se sont manqués. Le seul ennui, avec le placebo sexuel, c’est que la faim recommence alors qu’il faut se dégager et passer. Mais on peut aussi ne rien faire. Et c’est gagné si on trouve ça, de part et d’autre, pareil.

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— Tu te sens seule ?
— Divinement. Et toi ?
— Divinement.

Là, sans blague, on pourrait mourir. Mais ce n’est pas le moment.

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Le Monde, 31 août 2001.

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Cavale, la nouvelle inédite de Philippe Sollers

Son pseudonyme est formé de sollus et ars, "tout entier art". Né en 1936 à Bordeaux, ses débuts en littérature — avec Une curieuse solitude (Seuil, 1958) — furent aussitôt célébrés par Mauriac et Aragon. Parrainage exceptionnel, redoutable aussi pour un jeune écrivain. Il s’en dégage dès 1960 en créant la revue Tel Quel qui se retrouve au cœur de tous les débats : structuralisme, psychanalyse, gauchisme... Ce qui n’empêche pas Sollers de continuer son travail littéraire. Après Le Parc (prix Médicis 1961), il publie notamment Drame (1965), Logiques (1968), H (1973) et Paradis (1981, tous au Seuil). Il rejoint ensuite les éditions Gallimard (où il fonde la revue L’Infini et devient membre du comité de lecture). Sans abandonner sa volonté de critique sociale, il expérimente, à partir de 1983, avec Femmes, une forme de narration plus classique. Citons encore La Fête à Venise (1991), Le Secret (1993), Studio (1997) et enfin Passion fixe (2000). Philippe Sollers mène sa "Guerre du goût" sur tous les fronts, écrivant dans les journaux (en particulier Le Monde, depuis 1987) et publiant des essais qui rassemblent ses passions pour les écrivains — Dante, Casanova, Proust — mais aussi les peintres — Cézanne, Bacon, Picasso, De Kooning — et les musiciens — son Mystérieux Mozart paraîtra en octobre chez Plon. "Tout entier art", c’est d’abord une autre façon d’être au monde, au plus près de ses sensations, comme l’illustre "Cavale" où, à travers une idylle singulière, Philippe Sollers glisse un petit traité de métaphysique.

Le Monde, 31 août 2001.

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Philippe Sollers en « cavale »

Trop pressé parfois d’entrer dans le vif du sujet, on ne s’arrête pas assez aux titres des livres. Or ceux que choisit Philippe Sollers et qui fonctionnent pour lui comme un « déclic » offrent une première clé de lecture. Et, en prenant le soin et le temps de les regarder tous ensemble, apparaît la vision cohérente d’une oeuvre, d’un cheminement intérieur, d’une pensée et d’un corps unis dans le mouvement perpétuel de l’écriture. Une façon d’être à soi et au monde « s’écrivant et se lisant, le livre devenant monde » — ainsi qu’il l’expliquait dans Vision à New York (Grasset, 1981). Il suffit de se remémorer Une curieuse solitude, son premier roman, Paradis, Femmes, Portrait du joueur, La Fête à Venise, Le Secret, Passion fixe, La Guerre du goût ou Eloge de l’infini, pour n’en citer que quelques-uns. Cavale n’échappe pas à cette définition. Sa définition.

En outre, voilà un mot qui sied à cet homme vif et rapide, agile et rusé, direct aussi, passé maître dans l’art du contre-pied, de l’esquive, de l’ellipse et de la fugue. Son secret ? La vitesse : sa stratégie et sa défense pour échapper à toutes les emprises. Celles du temps et de la mort, de l’ennui, de la bêtise et de la haine, de la misère sexuelle ambiante, de la société du spectacle, des embrigadements de toutes sortes : famille, Eglises, partis, sectes... Sans oublier le clergé, qui ne sait d’ailleurs plus à quelles étiquettes le vouer. Mais voilà, Sollers échappe à tous les genres. Pour preuve, la nouvelle écrite pour Le Monde. « A vrai dire, si l’on commence avec les histoires de genre, on risque de se perdre, car je fais des romans qui ne passent pas pour être de vrais romans, donc, si j’écris quelque chose qui s’appelle « nouvelle », cela ne va pas être ce que l’on entend habituellement par nouvelle. Les genres et moi... J’ai mauvais genre pour les genres », ponctue-t-il d’un bel éclat de rire, avant de reprendre, mezza vocce : « En fait, ce que je viens de faire est probablement le premier chapitre d’un livre à venir, mais qui peut très bien tenir comme une nouvelle. Il y a un commencement, et puis une pause qui peut être suspendue. D’ailleurs, ce qui m’a intéressé, c’était de voir à quel moment, dans ce que j’avais écrit depuis un an, il y avait une pause, et donc un texte qui se tient et que l’on pouvait détacher. »

Question de forme, certes. Mais pas seulement : « Ce texte est à l’image de tout ce que je fais, il n’y a pas de fin, tout est ouvert. D’ailleurs, les nouvelles qui ne continueraient pas ne m’intéressent pas, cela voudrait dire qu’il y a un côté négatif, tragique, une sorte de mort, de disparition. Voilà pourquoi j’essaie d’écrire des choses qui pourraient durer indéfiniment. Ce qui est contraire à la story anglo-saxonne, au coup de fusil et au drame. »

Pas de tragédie donc dans Cavale, mais une histoire d’amour, heureuse — donc subversive, selon la philosophie sollersienne —, entre un homme et une femme, ici une étudiante et un narrateur-écrivain. Une idylle solitaire, le temps d’un été, au fil de l’eau, des parfums, des couleurs, avec un air de Fête à Venise mené sur le tempo de Passion fixe. A cela près que, cette fois, nos deux réfractaires ont pris le large pour une fugue en Ré. Loin du vacarme, du bavardage généralisé, des images et du virtuel. Place au silence, au repli sur soi, au plus près des sensations.

Changement de décor donc, mais pas de ton. Et encore moins d’intention : « Dans ces onze pages, je lance des choses qui peuvent passer inaperçues ; comme je fais d’habitude, d’ailleurs. Une proposition simple de deux personnages qui sont quelque part, mais en réalité avec une intention métaphysique. Ils réfléchissent sur ce qui leur arrive, leur rapport au temps, à l’espace. C’est un petit traité de métaphysique déguisé en nouvelle, qui n’est elle-même qu’un roman éventuel. Ce qui me permet de glisser une critique sociale très forte de ce qui pourrait être en effet l’histoire déprimée qu’on vous raconte, l’impact, l’emprise sociale sur les individus. En tout cas, j’essaie de ne pas me raconter d’histoires. »

Le Monde, 1er septembre 2001.

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Une saison dans l’île

Cavale n’est autre que le début du roman que Sollers publiera en 2002 pour la « rentrée littéraire » : L’Étoile des amants.

En août 2002, Philippe Sollers reçoit le documentariste Pierre-André Boutang dans sa maison de l’île de Ré. Ils se connaissent depuis plus de quarante ans — la complicité est évidente. Le documentaire s’appelle Une Saison dans l’île. Une saison au paradis en somme, pas une saison en enfer. C’est le sujet de L’Étoile des amants, roman de l’innocence et du temps retrouvés, à volonté. « Maud passe ». Qui est la Maud du roman, cette « jolie jeune brune en été au bord de l’eau » ? Des hypothèses ont été formulées. Une habituée de l’île de Ré ? Peu importe. Elle seule a le mot de passe. La Parole. « OM » ? [3] « — Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! » « La vérité, en un sens, est violette ». L’ordinateur ici-même vous le rappelle.

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« La lectrice excitée éteint l’électricité. »
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[1Phrase supprimée dans L’Etoile des amants.

[2Idem.

[3On lit dans Graal, le dernier roman publié de Sollers : « On peut très bien imaginer que l’Atlantide ait eu pour Graal la sibylle sacrée OM, qui traverse jusqu’en Inde les Millénaires. OM est une vibration de la "Parole Suprême" qui n’a rien à voir avec le langage conventionnel. Elle est émerveillement indifférencié, comparable à un signe de tête intérieur. Étant pure conscience, sans autre essence qu’elle-même, reposant sur elle-même, elle est toujours éveillée, indestructible, éternelle, et n’est rien d’autre que le "Je absolu". » LIRE ICI.

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