4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE SOLLERS » La vérité, en un sens, est violette.
  • > SUR DES OEUVRES DE SOLLERS
La vérité, en un sens, est violette.

suivi de ’Connaissez-vous Thelonious Monk ?’

D 20 juin 2007     A par Albert Gauvin - C 11 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


IO ! Voyelles. Viol, violon, violet, violettes.
La vérité en peinture, l’évidence en musique.

« Pure méditation pourtant, en haut, vit l’Ether. Mais d’argent
Les jours clairs
Est la lumière. Comme signe de l’amour
Violette la terre. »

Hölderlin, Grèce [1]

« Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ! »

Rimbaud, Phrases.

« A droite l’aube d’été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. Défilé de fééries. »

Rimbaud, Ornières.

« Dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps. » [2]

Rimbaud, Après le déluge.

GIF

Manet, Berthe Morisot au bouquet de violettes, 1872. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« Violette, amour caché, clandestinité, secret, ambiguïté sexuelle, unisexualité, etc.
Impossible, avec la violette, de ne pas penser au bouquet introduit par Manet dans le corsage de sa belle-soeur Berthe Morisot, elle-même fleur noire et rose au regard vif de noirceur. Du même, le bouquet de violettes, près d’un éventail, petit roman érotique.
Ou bien cette provocation ; le 1er avril 1930, à Berlin, a lieu la première du film de Sternberg, L’ange bleu, avec Marlène Dietrich. Le soir même, elle part vers New-York où elle restera jusqu’en 1960. Elle s’avance sur scène dans un manteau de fourrure blanc, l’enlève et montre, épinglé sur sa robe, dans l’entrejambe, un bouquet de violettes. Rires, photos, rideau.
Tout cela semble loin, très loin, comme d’avant le Déluge. Ces signaux, ces récits de l’oisiveté sensible, nous racontent un monde où les femmes (du moins certaines) vivaient leur vie végétale en retrait, en serre, en marge centrale, en dissimulation, et comme en attente de fécondation. On envoie encore des fleurs, bien entendu, mais sans sous-entendus. Les lys ne filent toujours pas [3], mais les femmes, désormais, travaillent.
Violette, beau prénom féminin. Mot étrange : viol, viole, violon, violoncelle, voile, voilette. "Ô, l’Oméga, rayon violet de ses yeux". Rimbaud, encore : "L’araignée de la haie ne mange que des violettes." »

Philippe Sollers, Fleurs, 2006 (p 55).

JPEG - 34.7 ko
Manet. Bouquet de violettes.
Peint en 1872 pour Berthe Morisot


L’étoile des amants. 

Extrait d’Une saison dans l’île.
GIF

— Pourquoi des pervenches aux quatre coins du lit ?
— Tu as la grande pervenche à fleurs bleu clair, dite violette des sorciers, qui habite les haies, les fossés, les endroits humides et boisés. Et le petite pervenche à fleurs bleu foncé avec des variétés à fleurs simples ou double de couleur blanche, violacée ou pourpre. On employait les feuilles en infusion contre les ménorragies, philtres sournois de sorcellerie.
— Tu vas me faire rougir.
— Ménorragie, du grec mên, mênos, mois ; et rhégnumi, je fais irruption. Donc flux excessif des règles. On attribuait la ménorragie à diverses causes : excitations gnésiques, exercices violents, chutes, émotions vives, etc. De là, si tu veux, on va vers violette. " L’araignée de la haie ne mange que des violettes. " [4]
— Allons-y.
Violette, de l’ancien français viole, même origine que violon. Tu mélanges le rouge et le bleu (I et O) [5], et tu obtiens le violet : IO ! (le cri des cérémonies bacchiques) [6]. Si tu reçois un coup soudain sur la tête, il n’est pas impossible que tu voies des anges violents. Mais la violette elle-même, admirable fleur sur fond noir, se déplace dans des tas de variantes. La violette de la Chandeleur est la perceneige. Celle des dames, ou violette musquée, est la giroflée des jardins. La violette tricolore, la pensée [7]. Le bois de la violette est le palissandre. La violette hâtive, ou tardive, est une variété de pomme. La violette glacée est tantôt une jacinthe, tantôt une anémone. Enfin, on n’arrête pas le progrès, la grosse violette longue est une variété de figue. Un dessin ?
— Non.
— Il y en a plus de cent espèces, et les fleurs, naturellement, sont hermaphrodites. Dans la violette odorante [8] circulent des noms, et pas n’importe lesquels : le tsar, la France, la reine Victoria, Berthe Morisot, la violette des quatre-saisons, celle de Parme, Marie-Louise. On a le choix entre le haut et le bas. Le peintre français Edouard Manet était un grand amateur de violettes. On devrait se demander pourquoi. La vérité, en un sens, est violette.
— On joue au viol ?
— Qui commence ? Toi ou moi ?
— Moi.


Après quoi, il est toujours temps de réécouter des vieux Thelonious Monk (il a eu de drôle de parents, son second prénom est Sphere), ceux de la collection de Londres. Evidence (1948, 5 minutes, 21 secondes), Misterioso (6 minutes 23), Crepuscule with Nellie (1957, très court, 2 minutes 20, dédié par Monk à sa femme [9], I mean you (un des plus beaux, 7 minutes 49), Criss Cross (inoubliable, 3 minutes 39 [10]), Ruby my dear (6 minutes 9), Nutty (deuxième prise, 4 minutes 45), Hackensack (deuxième prise, 7 minutes 55).
On n’a jamais entendu traiter un piano comme ça, force et délicatesse, de biais, sur un pied, à l’envers, en boitant, en s’enfonçant, en s’affirmant, en se désaccordant du faux monde où on n’écoute rien, où on fait semblant. C’est l’appel, à travers le brouillage, d’un moine sphérique tranchant, fou, c’est-à-dire en pleine raison retrouvée par-delà le bruit permanent. Il vous dit adieu, il s’éloigne, crépuscule avec Nellie, eh oui. Bizarre photo sur la pochette du disque : assis sur un tabouret, tournant le dos au piano, jambes écartées, pieds et mains étrangement solidaires (on joue aussi du piano avec les pieds), regardant, bouche entr’ouverte, la fenêtre éclairée, le tout avec une expression sauvage, effrayée (blanc de l’oeil, éclat des dents, blanc et noir des touches du clavier comme les pièces d’un échiquier). Au fond, une porte vitrée très blanche, store fermé. Sur le piano noir, une assiette blanche, une partition blanche, une fine statuette chinoise en mouvement. Noir profond, blanc violent, musique violette.
Quelle heure est-il ? Tôt le matin, sans doute, éclairage vif de New-York. Il va se retourner dans trente secondes, et jouer, s’échauffer, frapper là, sur place, dans la forêt embrouillée des notes. Pas beaucoup de notes ou d’accords, n’est-ce pas, juste ce qu’il faut pour montrer qu’on ne joue pas comme il faut, comme il faudrait. I mean you : c’est de toi qu’il est question, oui, toi, viens à ma table, je te pense et te comprends mieux que tu ne le feras toi-même, je suis le transitif en transit, traçant, tournant, plaquant, basculant, pointant. N’oublions pas la section rythmique, derrière, qui réagit sec, au dixième de seconde, dans l’ombre.
Tu sais quelque chose que je ne sais pas, je sais quelque chose que tu ne sais pas, poursuivons, improvisons, jouons. Et écoutons Evidence, avec sa ponctuation d’atomes. Et dormons.

Philippe Sollers, L’étoile des amants (p. 150-153)

*


THELONIOUS MONK

Évidence

Dans son essai sur Monk, Laurent de Wilde écrit :

Une de mes pièces préférées, c’est Evidence. Voici son histoire. Just you, just me est une chanson qu’il se plaisait souvent à jouer, et qu’il enregistrera quelques années plus tard pour Riverside, rehaussée d’un arrangement mémorable. Comme base de départ à cette composition, Monk s’amuse donc à superposer sur les accords de base du morceau un accompagnement singulier, lunaire, qui renverse l’ordre établi : c’est cet accompagnement aux accents si personnels qui constituera la mélodie. Voici déjà la marque d’un compositeur exceptionnel : il inverse les hiérarchies traditionnelles, et élève l’harmonie et le rythme à un rôle mélodique prépondérant. Simple et génial, du Thelonious tout craché.
La première version que l’on connaisse d’Evidence figure dans cet autre monument du jazz moderne qu’est l’album Blue Note avec Milt Jackson enregistré en 48. Huit mesures d’introduction absconses, puis un thème-accompagnement épuré et tranchant, adouci par l’aisance désinvolte d’un solo du vibraphoniste plus agile que jamais, constituent la première mouture de ce thème encore jeune. Puis un silence discographique, pour cette composition, de six ans, presque jour pour jour.
Lorsqu’il refait surface à l’occasion de notre enregistrement parisien, le thème s’est entre-temps fixé dans sa forme quasi définitive. Monk a repris les traits les plus marquants de son brouillon de 48 pour en faire une oeuvre achevée. Rappelons que cette Evidence est une double paraphrase : mélodique, puisqu’elle substitue des accords au thème bien connu de Just you, just me, et rythmique dans le sens où ses accents sont soigneusement déplacés par rapport à un accompagnement standard. Isolez la partie de piano de celle de basse et de batterie, et vous serez devant quelque chose d’absolument incompréhensible, et rythmiquement et mélodiquement. Même le titre, par son humour de collégien, témoigne de cet hermétisme : s’il n’y a que toi et moi, il n’y a que nous (just you, just me = just us). Or en anglais Just us, par homophonie, peut s’entendre comme Justice ; et bien sûr s’il y a Justice, il y a Evidence (le mot pour Preuve). On constate que ce calembour, par les glissements progressifs d’un sens vers un autre, épouse parfaitement la forme de la pensée musicale de Monk quand il conçoit ce morceau : deuxième, puis troisième, puis quatrième degré.

Thelonious Monk a interprété maintes fois Evidence. Notamment en quartet. Mais aussi avec John Coltrane ou avec Max Roach.

Dans la collection de Londres il y a deux versions.

Voici la version dont parle Sollers. Dans le Concert de Londres de novembre 1971, c’est la deuxième prise (take 2) (piano, bass) :

*

Voici la première prise (take 1) (piano, bass, balais)

*

Version en "live" (quartet) :

*

Répétition (avec Phil Wood). Extrait du film Straight No Chaser (6’24) ;
« Evidence » (à partir de 2’50).

GIF
*

Mais on a le droit de préférer l’interprétation que Monk a donné à Paris le 20 novembre 1966. Observez les mains.

*


Connaissez-vous Thelonious Monk ? (Do you KNOW MONK ?)

Non ? Alors vous pouvez écouter des extraits de ses différentes interprétations (30 secondes minimum, certaines en version complète) sur ce site et ensuite acheter, par exemple, la collection de Londres...
Je suis de ceux qui pensent que les meilleurs concerts de Monk ont été donnés soit en quartet (avec Charlie Rouse, Butch Warren, Frankie Dunlop — à Tokyo ou à New-York en 1963 — ou, surtout, avec Charlie Rouse, Larry Gales et Ben Riley — par exemple à Los Angeles en 1964) soit en trio. C’est en trio (avec Art Blakey à la batterie et Al Mc Kibbon à la basse) que Monk donnera son inoubliable grand concert à Londres le 15 novembre 1971 édité sous le titre de The London Collection. Il se retirera ensuite peu à peu dans le silence et le mutisme jusqu’à sa mort en 1982 (hémorragie cérébrale).

J’ai, quant à moi, découvert Monk (à dix-sept ans) en écoutant The unique (vynil acheté en solde, 10 F, dans le bac d’un disquaire de Valenciennes, je m’y vois encore), puis Criss Cross. Je ne m’en lasse pas. The unique a été enregistré le 17 mars et le 3 avril 1956 à Hackensack. Monk y est accompagné d’Art Blakey (batterie) et d’Oscar Pettiford, génial et raffiné contrebassiste, le premier à avoir utiliser de manière pertinente le violoncelle dans le jazz moderne (mort trop jeune, à 37 ans, en 1960).

JPEG - 58.4 ko
The unique. La vérité, en un sens, est violette.
JPEG - 45 ko
Criss-Cross.

Sur Monk, on peut lire ou écouter :

ses rares interviews (décapants) — 1963, 1965, 1970 — dans Jazz Magazine (celui de 1970 est désormais inaccessible) et celui-ci, filmé, du 15 décembre 1969 :

Dans les coulisses de la salle Pleyel, le pianiste Thelonious Monk, répondant difficilement aux questions de Jacques Hess, évoque les musiciens qui l’ont influencé et notamment sa collaboration avec Charlie Parker. Jacques Hess traduit en français ses propos et raconte une anecdote à propos de la rencontre entre Bud Powell et Thelonious Monk.
GIF
GIF

Laurent de Wilde, Monk (1ère édition, L’arpenteur, Gallimard, 1996). Essai percutant, alerte. Écrit par un pianiste qui fut très marqué par Monk à ses débuts.

Les pieds de Monk attirent fatalement l’attention des cameramen qui le filment en train de jouer. Ils semblent avoir une vie à eux, et ils ressentent sa musique par poussée, par élans. Ils servent à beaucoup de choses, ses pieds : à exprimer toute la tension qui se déchaîne au-dessus d’eux, à enterrer ces sons dans la terre qui les porte, à battre la joie de jouer une musique aussi belle, aussi brute. [...]

On ne peut pas vraiment dire que Monk a des mains de pianiste. [...] Lui, sa main, c’est une paume qui se divise en cinq, et dont chaque doigt finit par un extraordinaire ongle en pointe, qui semble couvrir à lui tout seul la dernière phalange, aboutissement presque végétal de cette subdivision. Les ongles ! Les ongles que l’on doit couper en cours d’enregistrement, à Londres en 1971 ("The London collection"), à cause du bruit qu’ils font sur le clavier... Ses mains sont étonnamment petites quand on considère sa stature. On prétendra même que sa technique, si éminemment personnelle, trouva son origine dans cette contrariété. [...] La main de Monk ne semble pas faite pour se fermer en poing et une force invisible semble raidir ses doigts pour au contraire les tendre en pointe. De plus, ils ne s’écartent pas beaucoup les uns des autres, les doigts de Thelonious. Ils aiment bien rester ensemble, on ne sait jamais qui va faire quoi, avec eux. On peut leur coller une cigarette, une grosse bague, un verre de whisky, c’est un peu le râteau, ça ne change pas grand-chose. Du coup, sur le clavier, ça donne des résultats impensables. Un extrait du film Straight, No Chaser  [11] montre Monk, durant un solo de piano, tirer un mouchoir de sa poche, retirer sa cigarette de sa bouche, éponger son front trempé de sueur (avec toujours la cigarette dans l’autre main), poser la cigarette sur le rebord du piano (où elle brûlera évidemment le bois), puis le mouchoir, le tout en improvisant mouchoir et cigarette à la main selon les différentes étapes, sur les accords de Round midnight ! Il peut tout faire avec ces mains-là !
Avant de frapper le clavier, elles entraînent avec elles un espace, une vie, un vide : BANG !

Lire aussi :
Jacques Ponzio et François Postif, Blue Monk, portrait de Thelonious (Actes Sud, 1996).
Yves Buin, Monk (Le Castor astral, 2002).


Studio. Londres, novembre 1971 : le testament

Si la photo qui illustre le CD du volume 2 du Concert de Londres peut sembler « bizarre », que dire de celle qui figure sur le volume 1 ! Voilà Monk déchaîné, bouche ouverte, avec une sorte d’abat-jour sur la tête...

JPEG - 100.3 ko

Pas de vidéo de l’enregistrement intégral du concert de Londres de novembre 1971, mais...

GIF
*

Dans son livre Monk (op.cité) Laurent De Wilde consacre de belles pages à cet enregistrement :

A Londres [...] Alan Bates, producteur du label anglais Black Lion, saisit avec une intuition admirable la chance qui met entre ses mains Monk, Blakey et Mc Kibbon. Août 51, novembre 71 : le même trio que celui de chez Blue Note, vingt ans après. Le pianiste n’a plus de contrat d’exclusivité avec qui que ce soit, le batteur ferait n’importe quoi pour son ami, et le bassiste, en bon accompagnateur est partant pour tout. Ça vous dirait de passer au Chappell Studio dans l’après-midi, histoire de mettre quelques morceaux sur bande ? Avec plaisir, qu’est-ce qu’on enregistre ? Bah, on verra bien.
Aucune des conditions psychologiques nécessaires à un bon enregistrement ne sont réunies pour cette session. Monk est épuisé par deux mois de tournée avec un orchestre de circonstance, dans lequel ses propres compositions sont traitées avec une humiliante désinvolture. Le studio est rempli de journalistes, producteurs et autres amis dévoués qui tentent tous de mettre leur grain de sel dans cette session qu’ils sentent historique. Il n’y a pas vraiment de programme pour l’enregistrement, aussi les suggestions, fébriles, s’engouffrent en spirale dans le silence de Thelonious. Vous ne voulez pas jouer du Jimmy Yancee, Thelonious ? Et Criss cross, vous ne voulez pas faire Criss cross ? Un blues, ce serait formidable, vous ne trouvez pas ?
L’enregistrement est une affaire assez privée, et d’avoir tout ce monde derrière la glace qui sépare l’orchestre de l’ingénieur du son devait avoir quelque chose d’exaspérant. Il n’est pas un singe, qu’est-ce qu’ils ont tous à s’exciter et à le regarder comme ça ?
Et puis Al Mc Kibbon est bien embêté, parce que le répertoire de Monk, ça fait vingt ans qu’il ne l’a plus joué ; depuis, il y a eu du neuf, et pas le genre de neuf qui s’apprend en deux minutes. Blakey, quant à lui, voit la situation avec les mêmes yeux que ceux de Thelonious, sauf que lui, il verbalise. Et quand il verbalise, ce n’est pas dans la dentelle. Mais il comprend lui aussi que cette session a quelque chose d’unique, d’inespéré, sa dernière chance d’enregistrer avec son pote avant que celui-ci ne se referme comme une huître... il n’en est pas loin, ça se voit bien ce genre de choses, en tournée... alors il essaie d’y mettre du sien... Tout le monde est sous pression... que va-t-il se passer ?... Thelonious va-t-il assurer ?
Bien sûr qu’il assure. Et royalement même. Un peu rouillé, certes, ça fait deux mois qu’il fait le clown, mais il tient le cap sans faiblir. Comme d’habitude, du pur Monk. Toujours prêt. Il est né prêt, Thelonious. 41, 51, 61, 71, même combat. En trois heures, il enregistre treize morceaux en solo, et dans les trois heures qui suivent neuf morceaux en trio. En six heures de studio, l’équivalent de trois CD. Ça, c’est du boulot. A l’ancienne. Laissez tourner les bandes, je m’occupe du reste. Blakey trouve instantanément ses marques avec le pianiste, et s’il écorche sur certaines prises un détail d’un thème de Thelonious (ils n’ont pas enregistré ensemble depuis 1958), il prouve à cette occasion qu’il a ce don rare de pouvoir se tromper tout en sonnant juste. Mc Kibbon emboîte le pas avec une assurance parfois aveugle (quelques versions en solo sont en fait des répétitions pour le bassiste ; quand on entend Crepuscule with Nellie, on entend très loin, au fond, Mc Kibbon qui tente d’attraper d’oreille les notes de basse), mais qu’importe, Monk est aux commandes. Pour peu qu’on se donne la peine de lui faire jouer sa musique comme il l’entend, il délivre son message avec une clarté et une conviction inaltérables. Reçu cinq sur cinq.
Bates a eu le bon sens de faire tourner les bandes dès l’arrivée de Monk au studio. Aussi peut-on entendre, sous le titre astucieux de Chordially (accordialement), les tâtonnements de Monk sur le piano qu’il découvre au studio. C’est étonnant ; il cherche des couleurs, des sons, des phrases, il ne peut s’en empêcher. Il ne fait pas des exercices d’assouplissement des doigts, non, il noue tout de suite avec son instrument un rapport essentiel. Il lui fait tout de suite dire de la musique. Mais il cherche en même temps : à cinquante-quatre ans, il continue d’extraire des sons nouveaux de ce clavier qu’il a tant labouré... un piano ? qu’est-ce que c’est ? comment ça marche ? il est chargé, vous croyez ? si j’appuie là, qu’est-ce que ça fait . Et il extrait de ce gros meuble des accords épais et profonds, d’où s’élèvent comme d’elles-mêmes des mélodies hésitantes mais robustes. Vingt fois, on croit qu’il va basculer vers une de ses nombreuses compositions, vingt fois on croit reconnaître un enchaînement d’accords qui appelle un air connu, mais non, il continue de chatouiller la musique toujours plus loin, plus à côté . Il n’a pas tout dit, Thelonious ; si on lui en laisse l’occasion, il a encore des trucs sous le coude, des machins qui mijotent à petit feu...
Sauf que des occasions, il n’y en aura plus. Ce disque constitue le testament de Monsieur Monk. Il se penche donc sur sa jeunesse. Criss cross, enregistré avec le même trio vingt ans auparavant ; Evidence, Mysterioso, Ruby, my dear des années Prestige, que des vieilleries revisitées avec une assurance de jeune homme. Des standards, des compositions, il va chercher au fond de sa mémoire ce qui doit lui sembler le plus digne de passer à la postérité. Il sait ce qu’il fait, Thelonious. Il sait que sa vie est en train de s’assombrir, et que la lumière ne pénètre plus que rarement dans les caves de son mutisme. Cette session n’a pas pris une ride. Monk n’aurait pu mieux achever sa propre discographie. (p.212-215)
*


CONCERTS DE MONK

Et six ans auparavant...

Le quartet Thelonious Monk, Charlie Rouse (saxophone ténor), Larry Gales (contrebasse) et Ben Riley (batterie) au sommet de sa forme.

Londres, 1965

Straight, No Chaser, Hackensack, Rhythm-A-Ning, Epistrophy.

(durée : 34’34" — Archives A.G.)
GIF
*


Paris, La Mutualité, le 18 mars 1966

L’un des rares documents que nous possédions du passage de Monk à Paris.

GIF
*


Oslo, 15 avril 1966

Extrait de la défunte émission de Philippe Adler, Jazz 6.

Lulu’s Back In Town
Blue Monk
’Round Midnight

(durée : 32’53" — Archives A.G.)
GIF

BLUE MONK, OSLO.
ZOOM : cliquer sur l’image.
GIF
*


New-York, 1975

Voici l’avant-dernier concert enregistré le 3 juillet 1975 au Lincoln Center de New-York.
Thelonious Monk, piano ; Paul Jeffrey, saxophone tenor ; Larry Ridley, bass ; Thelonious Monk Junior, batterie.

I Mean You
Blue Boliver Blues
We See
Misterioso
’Round Midnight

GIF

Monk ne remontera sur scène qu’en mars, puis en juin 1976, au Carnegie Hall. Pas de trace d’enregistrement. Monk termine sa vie dans le silence chez son amie, la baronne Pannonica de Koenigswarter. Il meurt le 17 février 1982.

*


Laurent de Wilde raconte Thelonious Monk

Auteur : Paul Ouazan (2010)

Le pianiste de jazz français Laurent de Wilde connaît bien la musique et la vie de l’un de ses mentors : Thelonious Monk. Assis à son piano, il se livre à des démonstrations qui nous éclairent sur la singularité et la modernité des compositions de ce génial improvisateur. Une leçon de musique exceptionnelle façon Die Nacht où se dessinent petit à petit la figure du maître Thelonious tout autant que celle de Laurent de Wilde. Pour parachever le tout, le trio de Wilde interprète en concert privé, façon Die Nacht, quelques-uns des morceaux-phares de Thelonious Monk.

GIF

BONUS : Thelonious Monk inédit, son enregistrement des Liaisons dangereuses de Vadim (Alex Dutilh, France Musique, 24 avril 2017).


[1Commenté par Heidegger en 1959 dans Terre et ciel de Hölderlin (Approche de Hölderlin, édition augmentée de 1973) :
« Alors il y a " Paix achevée. Rouge d’or. " D’or sont, manifestes, les " soleils et lunes plus jaunes ". Et " rouge " ? Est-ce le rouge par lequel, partant de la terre, le bleu du ciel devient pour la terre bleu-violet ? Ce rouge serait alors, dans la sphère du lumineux, l’écho du bleu école des yeux. » ("Bleu école des yeux" dit Hölderlin au deuxième vers du poème.)

[2Je souligne.

[3« Observez le lys des champs, ils ne peinent ni ne filent, or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! »(Matthieu VI, 28-30, et Luc XII, 27-29), cité par Sollers dans Fleurs, p. 38.

La suite nous dit : « Ne vous inquiétez donc pas en disant : qu’allons-nous manger ? Qu’allons-nous boire ? De quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain : demain s’inquiètera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. » (Matthieu VI, 31-36)

[4Sollers cite deux fois ces vers de Rimbaud : ici dans L’étoile des amants et dans Fleurs. Ils sont extraits du poème Faim - ou du moins celui qui le suit immédiatement - dans Alchimie du verbe (Une saison en enfer). Alchimie du verbe s’inscrit sous le titre Délires II. Voici le poème :

Faim

Si j’ai du goût, ce n’est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d’air,
De roc, de charbons, de fer.

Mes faims, tournez. Paissez, faims,
Le pré des sons.
Attirez le gai venin
Des liserons.

Mangez les cailloux qu’on brise,
Les vieilles pierres d’églises ;
Les galets des vieux déluges,
Pains semés dans les vallées grises.

¯¯¯¯¯¯¯¯
Le loup criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles :
Comme lui je me consume.

Les salades, les fruits
N’attendent que la cuillette ;
Mais l’araignée de la haie
Ne mange que des violettes.

Que je dorme ! que je bouille
Aux autels de Salomon.
Le bouillon court sur la rouille,
Et se mêle au Cédron.

Ce poème est suivi immédiatement de :

Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartais du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :

Elle est retrouvée !
Quoi, l’éternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil.

Dans La divine Comédie, Sollers ne commente pas le poème Faim, son histoire de "loup", de "volailles", d’"araignée", de "violettes" ou de "rouille", mais il revient longuement sur la suite (Edit. Desclée de Brouwer, p. 149 et suivantes).

Pourquoi l’araignée ? Peut-être trouve-t-on une indication dans la dernière strophe du poème. Cette strophe joue sur différents motifs bibliques : les autels de Salomon, la vallée du Cédron, proche de Jérusalem. Salomon est le fils de David. On raconte que lorsque le Temple de Jérusalem fut livré aux flammes, les oiseaux du ciel s’efforcèrent d’éteindre l’incendie en apportant de l’eau dans leurs becs, tandis que l’araignée répandit le feu partout où elle le pouvait. David se demanda pourquoi Dieu avait bien pu créer l’araignée. Or, il arriva qu’il dut, un jour, la vie sauve à cet insecte. Un jour que Saül et sa garde le poursuivirent, il chercha refuge dans une caverne, et une araignée vint après lui tisser sa toile à l’entrée. Ses poursuivants ignorèrent la caverne en pensant que si le fugitif y avait pénétré, il aurait déchiré la toile (cette métaphore sera reprise par Fritz Lang dans Le tigre du bengale). Ambivalence de l’araignée.

Il y a aussi, version potache, l’araignée DELAHAYE (comment Rimbaud ne s’en serait-il aperçu et amusé ?). C’est à Ernest Delahaye que Rimbaud écrit au même moment c’est-à-dire en mai 1873 :

" Laïtou, (Roches), (canton d’Attigny) Mai 73.

Cher ami, tu vois mon existence actuelle dans l’aquarelle ci-dessous.
O Nature ! ô ma mère !
Quelle chierie ! et quels monstres d’innocince ces paysans. Il faut le soir, faire deux lieues, et plus, pour boire un peu. La Mother m’a mis là dans un triste trou. Je ne sais comment en sortir : j’en sortirai pourtant. Je regrette cet atroce Charlestown, l’Univers, la Bibliothe., etc... Je travaille pourtant assez régulièrement ; je fais de petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre. C’est bête et innocent. O innocence ! innocence ; innocence, innoc... fléau ! "

voir : De Hölderlin à Rimbaud, à la suite de "Richesse de la nature"

[5Rimbaud, Voyelles :

" A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
— Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! ."

La vérité n’est pas violette pour tout le monde !
Ainsi André Breton, dans Les vases communicants, écrivait : " Il se trouvait que dans une vie de Rimbaud qui venait de paraître (...), j’avais appris que le dernier vers de Voyelles : " Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! " témoignait du passage, dans la vie du poète, d’une femme dont les yeux violets le troublèrent et que peut-être il aima d’une manière malheureuse. Cette révélation biographique était pour moi du plus grand intérêt. J’éprouve en effet pour le violet une horreur sans borne, qui va jusqu’à m’empêcher de pouvoir séjourner dans une pièce où cette couleur, même hors de ma perception directe, laisse filtrer quelques-uns de ses rayons mortels. Il m’avait été agréable d’apprendre que Rimbaud, dont l’oeuvre me paraissait par trop à l’abri des tempêtes passionnelles pour être pleinement humaine, avait de ce côté au moins une déception grave [Je souligne. AG.]. De plus, les yeux des femmes étaient (...), tout ce sur quoi je pouvais prétendre me guider alors. ".

Ce passage est cité par Gilles Cornec dans Les bonnes fées d’Arthur Rimbaud (L’infini n°9, hiver 1985). Si l’on peut ne pas partager l’ironie de Gilles Cornec concernant l’attrait pour l’approche "alchimique" de Breton (Rimbaud évoque bien l’alchimie), on ne peut qu’être étonné et sourire du contresens qu’ici Breton fait du vers de Rimbaud.

[6

JPEG - 15.5 ko
IO, satellite de Jupiter

Marcelin Pleynet, dans Rimbaud en son temps :
" Comment ne pas retenir ce que suggère le chant de l’oiseau ("ô iaio iaio")... qui disent-ils ces oiseaux : " ia --- le oui de "ia" à "Io" la prêtresse d’Héra, aimée de Zeus (Jupiter) qui la transforme en génisse (" l’agréable palais de Jupiter ")...le " Io " de l’invocation redoublée ou triplée dans les fêtes orgiaques de Dionysos. Philippe Sollers me communique certaines de ces indications, insistant sur la présence des oiseaux dans l’oeuvre de Rimbaud, et sur l’évidente connotation symbolique que cela représente "
(Gallimard, 2005, p. 140).

IO, entre nombreux symboles, est aussi le nom d’un satellite naturel de Jupiter. Bien sphérique. Et à la surface volcanique.L’orbite de Io traverse également les lignes du champ magnétique de Jupiter, ce qui génère un courant électrique. Ce courant électrique entraîne au loin des atomes ionisés provenant d’Io à un taux de mille kilogrammes par seconde. Ces particules ionisées forment un tore qui rayonne intensément dans l’ultraviolet autour de Jupiter.

Dans L’étoile des amants le narrateur prend une douche, " un constat de néant [l]’enivre, [l]’enchante ", " un frisson violet " le traverse " du haut du crâne jusqu’aux orteils ", il écrit : " Un tourbillon d’électrons, chez moi, est vite arrivé, mes neutrinos me protègent, mon trou noir n’est pas un secret, j’ai mon décalage vers le rouge ou l’ultraviolet, mon rayonnement transperçant, mon charme, mon vent dégradant, mon scintillement à éclipses. Ma nouvelle matière n’est pas encore décodée, j’ai plus d’un quark dans mon sac [...] je me voyage, depuis combien d’années déjà, dans ce bureau spatial, j’allume ma vitesse, je plane [...] "

[7Egalement appelée herbe de la Trinité.

[8C’est la violette odorante qu’on trouve dans les bois et les haies.

[9Version solo à Berlin en novembre 1969.

[10C’est cette version.

[11Rendez vous à l’ Evidence , c’est par là que ça commence :
Straight, No Chaser

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document


11 Messages

  • A.G. | 10 octobre 2017 - 14:20 1


    Thelonious Monk.
    Zoom : cliquez l’image.
    GIF

    « Il est toujours temps de réécouter des vieux Thelonious Monk », écrit Sollers dans L’étoile des amants (LIRE ICI). Pour fêter le centenaire de la naissance du pianiste, Jérôme Badini retransmettait les 7 et 8 octobre, sur France Musique, le Concert de Thelonious Monk au studio 104 de la Maison de la Radio à Paris le 23 février 1964.
    « 1917, année charnière dans l’histoire du monde : la première guerre mondiale prend un tournant décisif avec l’engagement des Etats-Unis et le soulèvement populaire provoque, en Russie, l’abdication du tsar Nicolas II, puis l’accession des bolcheviks au pouvoir, en octobre. Être né en 1917, est-il uniquement symbolique pour le pianiste et compositeur Thelonious Monk ? Pas si sûr quand on sait à quel point il va contribuer à révolutionner le jazz, un quart de siècle plus tard !
    Le bebop est une révolution musicale et même un acte fondateur qui s’apparente à un coup d’état. Avec Monk, Parker, Gillespie, Bud Powell ou Kenny Clarke, il y a un avant et un après. 100 ans après sa naissance, Monk défie le temps qui passe et son évidente modernité guide les pas de nombreux artistes contemporains. Un héritage précieux que ce document sonore illustre parfaitement… »

    Thelonious Monk (piano)
    Charlie Rouse (saxophone ténor)
    Butch Warren (contrebasse)
    Ben Riley (batterie)

    1ère partie : Four In One (Thelonious Monk)
    I’m Getting Sentimental Over You (George Bassman)
    Straight, No Chaser (Thelonious Monk)
    Solo (Ben Riley)
    Well, You Needn’t (Thelonious Monk)
    Epistrophy (Thelonious Monk, Kenny Clarke)
    Blue Monk (Thelonious Monk)

    GIF

    2ème partie : Blue Monk (Thelonious Monk)
    Sweet And Lovely (Gus Arnheim, Charles N. Daniels, Harry Tobias)
    Hackensack (Thelonious Monk)
    Rhythm-a-Ning (Thelonious Monk)
    Bright Mississippi (Thelonious Monk)
    Epistrophy (Thelonious Monk, Kenny Clarke)

    GIF

    Les légendes du jazz.


  • D.B. | 10 juillet 2008 - 11:37 2

    Que l’amante, nous dit-on, soit Julia... pourquoi pas. Ceci dit, rien ne nous empêche de penser qu’il pourrait tout aussi bien ou autant s’agir de Dominique... Qu’entendons-nous à prononcer "Maud" à l’envers... ?


  • A.G. | 9 juillet 2008 - 14:27 3

    Un an après...
    Dans mon commentaire du 9 juillet 2007, je citais ce passage de Nombres :

    « 3... et la voix disait cela, maintenant, et c’était bien ma voix s’élevant de la vision colorée ou plutôt du fond brûlant des couleurs, ma voix que j’entendais moduler une conjuration fluide, pressante, où les voyelles se suivaient, s’échangeaient et paraissait s’appliquer au texte à travers mon souffle. [...] et je revois les sons pénétrer le ciel violet jusqu’au fond des yeux. La formule pourrait s’énoncer ainsi : I-O-U-I-A-I- à condition de lui imprimer une ondulation constante, quelque chose d’ivre... ».

    Le hasard fait que, ce 9 juillet 2008, relisant L’engendrement de la formule, l’essai que Julia Kristeva a consacré au roman de Sollers et qui est repris dans Sémiotikè, Recherches pour une sémanalyse (1969), je (re)découvre que J.K. y analyse longuement cette séquence.
    S’appuyant sur les Vedas, citant Rimbaud, elle écrit :

    « Le vocable "voix ouvre la séquence, et, si on veut y lire une différentielle signifiante au lieu de l’immobiliser dans un signe, on sera amené à déchiffrer d’abord ce que la terminologie analytique appelle aujourd’hui le Signifiant, et que les Hymnes sacrés (tels les Vedas célébraient comme un pouvoir magique sous le nom de "son", "parole", "voix". Plusieurs fois répété dans la séquence, "voix", insiste dans : "fluide", "voyelle", "vocal", "vol", "ondulation", "note" etc. Le " v " est souvent redoublé par d’autres " v " ou " f " à proximité. Ainsi, rien que dans la première phrase : Voix, s’éleVant, Vision, Fond, Fluide, Voyelle, suiVaient, traVers, soufFle. Plus loin, "voix" se dissout encore plus et les différentielles signifiantes donnent "vol", "vois", "pouVOIR, "le ciel violet". Mais aussi violé, viol, (3.55... " et c’était, après ce retournement et ce viol, l’étendue elle-même qui semblait se vivre dans sa lenteur ") ; de même que (absent du texte) voile, "voilé — voile déchiré par un viol violet qui retrouve la voix au-delà de la surface voilé ; ainsi que viole — instrument de musique évoquant la voix... Le géno-texte différencié s’engouffre dans la formule du phéno-texte. Le sonnet des voyelles peut être mis à la place du filtre entre l’engendrement infini et la formule. — Remarquez que toute la phrase est tenue sur la note O / U : atome, opération, objet, émission, projection, retourné, vol, pouvoir, tout, ouvrait, lointain, dehors, revois, son, violet, jusqu’au fond des yeux. Evoquez Rimbaud : " O, oméga rayon violet de ses yeux. " Et vous approchez de la lecture de « je revois les sons pénétrer le ciel violet jusqu’au fond des yeux » . La phrase de Nombres, si elle est "filtrée" par le vers de Rimbaud, n’est ni sa copie ni son renversement. Elle est, dans la même langue, autre. Car elle marque une constatation froide, soustraite au temps et à la combinaison subjective où plonge l’acte prophétique et locutoire d’un poème, pour retrouver cette surface non-informative du texte qui "ne veut rien dire" parce qu’elle dit tout ce qui a pu être dit au-delà du filtre (dans le cas précis rimbaldien) de la littérature subjective. » (p. 305-309).

    Oublions la "littérature subjective" et tenons-nous en à la " constatation froide, soustraite au temps " : si les vacances ne vous occupent pas trop, je vous invite à relire Julia Kristeva.

    Je m’égare ? Peut-être.
    Mais n’a-t-on pas dit que le "personnage" central, "l’amante de ce beau livre ", L’étoile des amants, ce serait elle ", J.K. (J.A. Miller, Sollers en ronds de ficelle.) ? Et quand, dans ce roman-là, Sollers écrit : " Maud passe. ", il me plaît à penser que le mot de passe, d’une formule à l’autre, d’un roman à l’autre, du roman à l’essai et de l’essai au roman, pourrait bien être, " littéralement et dans tous les sens " : " la vérité est violette ".


  • D.B. | 24 avril 2008 - 17:27 4

    S’agissant de cette exploration des belle(s) soeur(s), peut-être faut-il en trouver une origine dans l’histoire personnelle (en l’occurence familiale) de Ph Sollers qui depuis longtemps insiste sur cette singularité de deux soeurs mariées à deux frères...


  • D. | 24 avril 2008 - 12:55 5

    En relisant ces pages du journal de l’année 1998, esquisse sans aucun doute du passage de Fleurs que cite A.G., tout une composition rythmique et pleine de sens m’apparaît dans ce qui semble n’être que des notes éparses, étalées sur plusieurs jours. Méditation sur la vérité : Heidegger et Debord apparaissent. Pourquoi faut-il dire que Debord aimait la musique baroque ? Quel rapport avec Roland Dumas et les affaires en cours ? Et un portait de Manet ? « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » La vérité est violette, les violettes sont le sourire des morts, la peinture triomphe en permanence de la mort, les impressionnistes plantent la bêtise et redécouvrent que « pourtant, la nature est très belle »." Tout cela « ne veut pas rien dire ».

    On est songeur sur ces circonstances partiulières qui ouvrent toute la séquence...

    J’aime beaucoup, enfin, l’expression « déclaration de délicatesse érotique violente ». A côté de l’inceste père-fille (Molière, Les Folies françaises, Paradis 2), Sollers aura beaucoup exploré les rapports avec les belles(-)soeurs (Manet, Fragonard, Sade).

    Mercredi 1er juillet

    J’ai vu ce matin, dans des circonstances particulières, le portrait que Manet a fait de Berthe Morisot en 1872. Il a alors 40 ans, elle 31. C’est un tableau bouleversant de vivacité, de curiosité, d’amour. Une victoire de la Commune de Paris, en noir positif. Berthe est la belle-soeur de Manet, mais surtout sa belle soeur. Dans le bouquet de violettes du corsage s’affirme la victoire sur la mort (Morisot). Le sourire de la mort. Manet avait été très déprimé, l’année précédente, par les massacres de la Semaine sanglante.

    Dans violette, il y a viol, voile, voilette, violet (« le rayon violet de ses yeux », l’« Oméga » de Rimbaud), bien que les yeux, ou plutôt le regard aigu, de Berthe Morisot soient de couleur noisette. Il y a aussi viole, l’instrument de musique. Dans un petit tableau magistral, Manet peint, côte à côte, un billet écrit, un bouquet de violettes et un éventail. Bleu, blanc, rouge. On lit Mlle Berthe, et sa signature. On peut difficilement faire plus explicite comme déclaration de délicatesse érotique violente.

    Rimbaud : « l’élégance, la science, la violence ».

    Quand le style français atteint cette pointe du concert (Watteau, Fragonard, Manet), c’est exécuté avec presque rien.

    Voilà ce que Bataille appelle l’indifférence active de Manet. Un détachement vibrant.

    Magie de ces deux vers de Rimbaud :

    Mais l’araignée de la haie

    Ne mange que des violettes.

    Ce Manet est un des plus beaux portraits du monde. Il illumine ma journée.

    (...)

    Jeudi 2 juillet

    (...)

    On peut se contenter, désormais, dans tous les articles à propos de philosophie, de lire en diagonale pour trouver le signal rituel. Il suffit de regarder si le nom de Heidegger est imprimé : dans ce cas, il sera automatiquement suivi d’une proposition négative.

    Je repense au portrait de Berthe Morisot par Manet. À la lettre, il sort du mur, il traverse tous les murs et tous les sommeils. C’est la fraîcheur de l’éveil, la curiosité même.

    Plus on parle d’« affaires » et de « transparence » (le juges), et plus on peut en conclure que les affaires redoublent dans un opacité nouvelle, d’un autre côté. La mafia russe s’est mise en place après la glasnost. Théorème du Guépard : il faut que tout change pour que tout reste pareil. Il serait intéressant d’avoir une vraie conversation avec Roland Dumas, par exemple. Mais qu’est-ce que le mot vrai vient faire ici ? On se perdrait dès le troisième tournant dans le labyrinthe.

    Debord aimait Watteau, les autoportraits de Rembrandt (on retrouve ce goût dans ses films, quand il montre des photographies accusant le travail du temps sur son visage), la musique baroque.

    (...)

    Dimanche 5 juillet

    Vers l’île de Ré. TGV Atlantique.
    L’oiseau perché sur un fil dans le souterrain de la gare Montparnasse. Je l’entends chanter dans le bruit. Je lève la tête. Impossible de l’identifier de loin. Je décide que c’est pour moi un signe de protection. Ainsi d’Athéna apparaissant, dans l’Odyssée, sous forme d’hirondelle à Ulysse. Il lève la tête : « Il reconnaît le dieu. »

    La campagne : étangs, marais, ponts, rivières, rideaux d’arbres, châteaux, églises, hangars abandonnés, meules de foin, vaches.
    On comprend les impressionnistes : laisser tomber la Société, trop de bêtise. On va la nier à coups de peupliers, de champs de blé, de coquelicot, d’ombres, de ciels. Grande révolution, fureur des clergés à croûtes.
    Manet et son noir : il reste au coeur de la négation. Du coup, des fleurs comme personne. « La richesse abyssale de l’être s’abrite dans le néant essentiel » (Heidegger. Cette phrase ne peut se comprendre que comme expérience vécue. On ressent violemment de quoi elle parle, ou bien on pense que c’est une formule creuse parmi d’autres (Heidegger écrit cela à Sartre en 1945).

    Entre Poitiers et Niort : Lusignan (vite).
    On entre dans le Sud-Ouest : élargissement du paysage, plaine à perte de vue, couleurs plus vives et plus foncées (formées), maisons souvent vides. Après Niort, la lumière bascule, plus claire et plus douce, les champs de tournesols surgissent, et, tout à coup, avant La Rochelle, après le dernier virage, l’océan est là.

    Taxi, arrivée au Martray, bleu et silence. Trois mouettes au-dessus de moi. Léger vent d’ouest.
    Clairière et présence.

    L’année du Tigre, 1998, p. 123-126


  • A.G. | 9 juillet 2007 - 23:58 6

    En lien avec la note 5 de cet article que je rappelle :

    " Marcelin Pleynet, dans Rimbaud en son temps : " Comment ne pas retenir ce que suggère le chant de l’oiseau ("ô iaio iaio")... qui disent-ils ces oiseaux : " ia --- le oui de "ia" à "Io" la prêtresse d’Héra, aimée de Zeus (Jupiter) qui la transforme en génisse (" l’agréable palais de Jupiter ")... le " Io " de l’invocation redoublée ou triplée dans les fêtes orgiaques de Dionysos. Philippe Sollers me communique certaines de ces indications, insistant sur la présence des oiseaux dans l’oeuvre de Rimbaud, et sur l’évidente connotation symbolique que cela représente " (Gallimard, 2005, p. 140).

    je me suis souvenu du début de Nombres (1968, p.14-15) que je livre à votre savante méditation :

    " 3... et la voix disait cela, maintenant, et c’était bien ma voix s’élevant de la vision colorée ou plutôt du fond brûlant des couleurs, ma voix que j’entendais moduler une conjuration fluide, pressante, où les voyelles se suivaient, s’échangeaient et paraissait s’appliquer au texte à travers mon souffle. [...] et je revois les sons pénétrer le ciel violet jusqu’au fond des yeux. La formule pourrait s’énoncer ainsi : I-O-U-I-A-I- à condition de lui imprimer une ondulation constante, quelque chose d’ivre... " (je souligne la permanence de la pensée).


  • V.K. | 24 juin 2007 - 16:35 7

    Le florilège de A. Gauvin sur la violette et ses dessous consacré par l’actualité sollersienne et française...
    Mais oui, voici ce que nous livre Philippe Sollers dans son Journal du mois de juin 2007 dans le Journal du Dimanche du 24 juin :

    La France violette
    Regardez une carte de France après les élections législatives : un coup de bleu (moins que prévu), pas mal de rose, mais comme le bleu et le rose ont de plus en plus tendance à se conjuguer, vous êtes dans le violet. Quelqu’un de droite vous dira sans doute que le bleu s’ouvre trop au rose, quelqu’un de gauche ajoutera que le rose est trop entaché de bleu. En réalité, vous avez le bleu sombre pompé au Front national, le bleu clair traditionnel, rose rosé habituel, le rose tirant sur le rouge, mais sans excès. L’Assemblée nationale n’est donc pas du tout « bleu horizon », mais violette, puisque le bleu, très habilement, a capté du rose, et que le rose était depuis longtemps de plus en plus infiltré de bleu. Moralité : le drapeau tricolore, alternativement agité par les deux partis en campagne, ne peut plus être le symbole de la nation en cours de mondialisation. Le bleu-blanc-r-ouge, avalant difficilement le bleu à étoiles européen, doit laisser la place à un drapeau violet de belle apparence. Comme, sous toutes les dénégations, la droite passe à gauche et la gauche à droite, la France, violée en douceur, est donc violette, et il s’agit d’un événement majeur.

    [Côté Femmes]
    Là, je suis comblé. [...] Cela dit , l’enlèvement par Sarko de l’éblouissante Rama Yade (Affaires étrangères et Droits de l’Homme) et de l’incorruptible et active Fadela Amara (chargée de :la Politique de la ville), relève de la haute acrobatie, du donjuanisme le plus effréné. Chapeau. Rama Yade est, d’emblée, une vedette du futur spectacle : beauté, assurance, énergie, le pauvre François Hollande la regardait l’autre soir avec stupeur. C’est déjà une Condoleezza Rice en puissance, rien ne devrait l’arrêter, et Rachida Dati, l’autre vedette incontestable du gouvernement, a tout de suite compris qU’elle a là une concurrente redoutable. Rama ou Rachida ? L’avenir le dira. Personnellement, je me sens plus d’affinités avec Rama, à moins, ce qui est probable, qu’elle ne me laisse, en tant qu’écrivain, en rade. Mais que vois-je soudain ? Non, pas possible, je me frotte les yeux : Christine Boutin et Fadela Amara, bras dessus, bras dessous, dans les jardins de leur ministère ! L’Eglise catholique en personne, et la musulmane de Ni putes ni soumises, comme de vieilles copines ravies d’être ensemble. Dites-moi que je rêve ! Quel scoop ! ?Quel miracle ! N’essayez pas dé.grogner que Dieu n’existe pas, voilà une preuve de son évidence. Je connais un peu Christine Boutin (plus marrante qu’on ne croit) et Fadela Amara (moins soumise. qu’on ne le voudrait). Question toutesimple ; pourquoi Fadela n’est-elle pas, depuis longtemps,une star du Parti socialiste ? Réponse : la France violette, voilà le travail

    Couples
    [ à propos des déboires des couples plotiques Cécilia-Sarko, Ségolène-Hollande]
    [...] Oui, il faut refonder tout ça, aller plus loin dans le mélange bleu-rose. Du violet ! Du violet heureux, sans cesse et partout.

    Philippe Sollers
    Journal du mois de juin 2007

    [1]


  • A.G. | 21 juin 2007 - 22:02 8

    " Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant dans les déserts de thym, — et les églogues en sabots grognant dans le verger, puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps. "

    Sur ce passage, il faut se reporter à l’interprétation de Marcelin Pleynet dans Rimbaud en son temps (incontournable), p. 341 et suivantes.

    Sur Monk, je recommande cette video Monk vivant sur le site de Stéphane Zagdanski.


  • D. | 21 juin 2007 - 11:25 9

    Pardon ! le Manet, pas Renoir !


  • D. | 21 juin 2007 - 11:24 10

    Voici encore un très bel article. Merci pour ce bouquet ! Le Renoir est très beau. Merci aussi pour Monk : je cherchais, justement, quoi écouter pour le découvrir.

    Eucharis est un nom d’insecte, de femme et de fleur, signifiant vraie, belle, bonne grâce (en grec moderne, eucharisto (dites efkaristo) veut dire merci) ; n’insistons pas sur le sens religieux (eucharistie)... C’est une nymphe dont Télémaque tombe amoureux dans un roman en vers de... Fénelon.

    Dans celui de Marcelin Pleynet, la vie à deux ou trois, l’héroïne, Hélène, a des yeux qui, souvent, passent au violet.

    Cordialement

    D.

    Voir en ligne : Eucharis


  • V.K. | 20 juin 2007 - 22:22 11

    d’autres violettes dans l’essai Fleurs sous-titré par Sollers « le grand roman de l’érotisme floral »

    Obéron à Puck :
    « Donne-moi la fleur. Je connais un talus où s’épanouit le thym sauvage, l’oreille d’ours et la violette inclinée. Il est couvert parun dais de chèvrefeuille vivace, d’églantiers et de roses musquées.C’est là que dort Titania à un certain moment de la nuit, bercée dans ces fleurs par les danses et les délices ; c’est là que le serpent jette sa peau émaillée, vêtement assez long pour couvrir une fée. Je teindrai ses yeux avec le suc de cette fleur, et je l’obséderai d’odieuses fantaisies... »

    p. 42
    oOo
    Inutile de dire que, sauf prudence momentanée, on ne trouve [Omar] Khayam ni à la mosquée, ni à la synagogue, ni à l’église, ni au couvent, ni au temple :
    « Libertin comme une tulipe ! à la fois infidèle et croyant ! »
    [...]
    Arrière, donc, clergés, faux savants, hypocrites et vanités en tous genres, râteliers universitaires, puritains, puritaines, mélancolies, ressentiment, gémissements poétiques, immense tartuferie sociale sous tous les climats et dans tous les temps :
    « La rose de la gaieté s’est épanouie ! » « Tout point que peint la violette en jaillissant de terre, A été un grain de beauté sur la joue d’une jolie ! »
    p. 61
    oOo
    Le lieu et la formule de Rimbaud se résument ainsi dans Mouvement  :
    « le sang, les fleurs, le feu, les bijoux. » Une rose vous regarde, un rubis se dissimule, le feu de votre sang le sait :
    « Dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps. » [1]

    p. 72

    Philippe Sollers
    Fleurs
    éd. Hermann, 2006

    [1] Après le déluge, Illuminations,