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Les démons d’Althusser

L’aventure Althusser

D 18 janvier 2017     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Louis Althusser à l’ENS.
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L’aventure Althusser

Un film de Bruno Oliviero

France, 2016, 59’30.

Le portrait passionnant du philosophe marxiste qui, avant de sombrer dans la folie, a forgé une pensée aujourd’hui réinvestie par ceux qui contestent le capitalisme.

Le 16 novembre 1980, le philosophe Louis Althusser étrangle sa femme Hélène Rytmann dans leur appartement de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris, où il enseigne depuis plus de trente ans. Ce crime commis dans une crise de démence, son long internement en institution psychiatrique, puis sa mort, dix ans plus tard, auraient pu l’engloutir dans l’oubli. Il en allait de même pour l’idéologie communiste qu’il a toujours revendiquée, et que la chute du mur de Berlin semblait avoir condamnée. Mais après le triomphe de l’individualisme post-1968 et du néolibéralisme des années 1980, le marxisme d’Althusser et de ses disciples, d’Alain Badiou à Étienne Balibar, connaît un regain de faveur, notamment auprès de la jeunesse, à l’heure du capitalisme mondialisé. En s’appuyant sur de riches archives, mais aussi sur les passionnants témoignages de ses élèves et compagnons — les philosophes Étienne Balibar, Yves Duroux, Jacques Rancière, Lucien Sève, Pierre Macherey… —, Bruno Oliviero et Adila Bennedjaï-Zou dressent le portrait intellectuel et intime du philosophe français qui a voulu réinventer le marxisme sans tourner le dos au communisme, ni quitter le PCF, parce qu’il était, disait-il, "le parti des masses".

Catastrophe annoncée

Ces intervenants montrent combien les livres (sur Marx, Montesquieu ou Machiavel), les articles et l’enseignement de Louis Althusser, fondés sur un travail collectif avec ses disciples, ont modelé une génération, faisant de lui un maître à penser des années 1960, à l’égal de Lacan, Foucault et Barthes. Ils expliquent aussi comment l’ensevelissement progressif du marxisme dans le débat contemporain, notamment après 1968, a marqué l’œuvre du philosophe, et jusqu’à sa vie intime. Pris peu à peu dans un compte à rebours inexorable, Althusser se débattra pour tenter de dégager le marxisme de la catastrophe annoncée, désespérant d’achever la tâche titanesque qu’il s’est fixée : concevoir la philosophie que le Marx du Capital n’a pas eu le temps d’écrire. Sans prétendre expliquer le meurtre qui, deux décennies durant, fera l’essentiel de sa triste célébrité, ce documentaire évoque aussi, en filigrane, les contradictions amoureuses et les assauts de la maladie psychique qui l’entraîneront dans le gouffre.

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Les passages où Althusser parle de Marx sont extraits de Karl Marx - France Culture. Par Georges Charbonnier. Avec Louis Althusser, professeur de philosophie, et Émile Bottigelli, traducteur. Réalisation, Georges Gravier. 1ère diffusion : 13/03/1963.

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Louis Althusser lisant L’Humanité.
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Le film de Bruno Oliviero ne donne la parole qu’à des philosophes amis ou collaborateurs d’Althusser, membres de l’ENS ou du PCF. Sollers donne un point de vue différent, décalé. Voici un entretien récent avec Aliocha Wald Lasowski, auteur d’Althusser et nous (PUF, mai 2016), la « suite » de Louis Althusser et les coulisses du stalinisme.

Les démons d’Althusser

Aliocha Wald Lasowski : Vous avez souvent rencontré Althusser, discuté et échangé avec lui, lorsque vous étiez aux commandes de la revue Tel quel et qu’Althusser jouait son rôle de son côté à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Était-ce une relation soutenue, en particulier au cœur des années 1970 ?

Philippe Sollers : Mon témoignage n’est pas celui d’un ancien pensionnaire de la rue d’Ulm, pas du tout — bien sûr, ça a été très important pour un tas d’élèves, Bernard-Henri Lévy, par exemple, a dû vous en parler —, mais vous avez remarqué d’abord que j’ai publié, dans ma collection « L’Infini » chez Gallimard, un livre posthume d’Althusser, qui s’appelle Sur la philosophie, et aussi un autre ouvrage, à propos d’Althusser, celui d’Éric Marty. Rien que le titre — Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d’un passé très récent — attire l’attention sur quelque chose qui était au cœur de la pensée d’Althusser : l’histoire est un procès sans sujet. Ce qui déjà veut dire beaucoup.
Développons cette idée : si l’histoire est un procès sans sujet, il y a quelqu’un qui saute en dehors de la pensée philosophique, c’est tout simplement Hegel. Hegel s’introduit dans l’histoire en tant que sujet. Si vous supprimez Hegel, vous allez dans le sens de ce qu’ont voulu faire, pour s’en inspirer tout en prétendant le dépasser, et tout en le recouvrant complètement, Marx et Engels. Et si vous voulez voir de quoi il retourne dans cette affaire, vous allez aller de découvertes en découvertes.

A.W.L. : Il est certain qu’on ne se débarrasse pas de Hegel comme ça...

Ph. S. : Parfaitement, car vouloir se débarrasser de Hegel, c’est en définitive vouloir se débarrasser de la mort. Si on prend ce risque, on risque de voir la mort à l’œuvre sous des formes extravagantes, c’est le moins qu’on puisse dire, et cela s’est produit. Or Marx et Engels étaient quand même de première importance, ils avaient compris qu’il fallait absolument ne pas traiter Hegel en chien crevé et qu’il fallait donc le remettre sur ses pieds. C’est une idée originale, mais une fois Hegel renversé, il se renverse tout seul, puisque, dialectiquement, ça ne lui fait, si j’ose dire, ni chaud ni froid.
Althusser avait ce problème, et, vous l’avez rappelé dès le départ, j’ai eu beaucoup de discussions avec lui, sur des points très précis. Par exemple, il ne voulait pas entendre parler de la négation de la négation — c’est-à-dire de quelque chose de tout à fait essentiel dans la pensée de Hegel. Si vous supprimez la négation de la négation, vous dirait Hegel, vous allez supprimer l’infini. Ce qui n’est pas rien. Et vous allez aussi prendre des distances, fâcheuses, avec le néant qui n’est, comme vous le savez, pas différent de l’être.
Le seul penseur d’envergure qui a beaucoup écrit sur Hegel et sur la négativité chez Hegel, c’est Heidegger. On trouve plusieurs travaux de Heidegger sur ce point : La Phénoménologie de l’esprit de Hegel (1930-1931) ; Hegel, La négativité (1938-1942) ; Hegel et les Grecs (1960) ; et Hegel et son concept de l’expérience (1962). C’est extraordinairement important pour savoir ce qui a pu se bloquer dans le marxisme et l’effort héroïque, mais tragique, pour essayer de dire, par exemple : « Non, le marxisme n’est pas un humanisme. » Sinon, en effet, si vous faites du marxisme un humanisme, vous appliquez le mot merveilleux de Staline : « L’homme, ce capital le plus précieux. » On peut donc en faire une utilisation en termes de charnier.

A. W. L. : Alors Que faire, pour reprendre le titre du petit traité politique écrit par Lénine en 1902 ? Est-ce dans ce contexte qu’Althusser se replonge dans Le Capital, pour y trouver des solutions ou une stratégie à suivre ?

Ph. S. : Oui, vous sentez bien que cette histoire d’humanisme marxiste ne marche pas. Et puis, un concurrent étrange qu’il fait rentrer à l’intérieur, cheval de Troie, de l’École normale supérieure, c’est Lacan. Vous n’auriez pas pu dire à Lacan que vous vous passez de Lacan — j’entends encore Lacan me dire : « Ah vous comprenez, ces psychanalystes, ils n’ont même pas lu Hegel. » La passion d’Althusser, montante, pour Lacan, s’est terminée par une scène tout à fait impressionnante — il était déjà très malade — ; il est allé interpeller Lacan, en lui disant que, finalement, la libido, c’était le Saint-Esprit. Lacan a laissé tomber.
« Que faire ? » Me demandez-vous ? Il faut lire Althusser parce que c’est un brillant styliste. Il écrit très bien, très clair, très juste et rythmé. Un très bon français, écrit de manière claire et précise. Il écrit avec beaucoup d’intensité également. Je revois une belle conférence d’Althusser, « Lénine et la philosophie » — n’oublions pas, pour notre affaire, les Cahiers sur la dialectique de Hegel, les notes prises par Lénine en pleine lecture de La Science de la logique de Hegel, au cours de son exil en Suisse en, 1914. Au moment où je vous parle, aujourd’hui, vous avez bien constaté que ça ne pense plus. Je ne vise personne en particulier.

A. W. L. : De quelle manière Althusser participait-il au débat des gauches ?

Ph. S. : Pour vous répondre, je dois rappeler un personnage très important, qui a complètement disparu aujourd’hui, parce que frappé par une forclusion, c’est Maria Antonietta Macciocchi. Althusser et elle ont été très amis.
Macciocchi commence, au moment où elle va tendre vers le maoïsme — ce qui a fait assez de bruit à l’époque, on ne va pas revenir dessus —, à rédiger des lettres très critiques sur le parti communiste italien — le PCI —, dont elle est membre, qu’elle envoie à Althusser, publiées en 1969 sous le titre Lettere dall’interno del PCI a Louis Althusser et traduites en 1970, Lettres de l’intérieur du parti. Le parti communiste, les masses et les forces révolutionnaires pendant la campagne électorale à Naples en mai 1968. Très dissidente, en fonction de son engagement maoïste, comme si on pouvait dépasser, grâce à Mao, Staline sur la gauche. Tous ces problèmes, qui sont maintenant très loin de nous, sont alors l’objet d’une effervescence et de passions très intenses.
La relation entre Althusser et Macciocchi est très importante et échappe à l’École normale, même si elle se déroule à l’université. Macciocchi a organisé à Vincennes des cours et séminaires contre le fascisme, elle a invité Pasolini — en décembre 1974, le film Fascista de Nico Naldini est projeté à l’université de Vincennes. Pasolini est là, invité par Macciocchi, qui tient un séminaire intitulé « Analyse du fascisme, des origines à aujourd’hui » (Cf. Éléments pour une analyse du fascisme). Elle voit Althusser quand il est visible et visitable, quand il n’est pas en traitement.

A. W. L. : Althusser était le patient de René Diatkine, son analyste…

Ph. S. : Ce n’est pas tous les jours qu’un philosophe étrangle sa femme. Ça mérite d’être répertorié, surtout quand il n’y a pas eu de jugement — d’où le livre de Marty, que j’ai publié, pour cette raison même, m’étonnant que toute cette histoire soit recouverte. Althusser était donc malade, et si Diatkine est mort, son fils a peut-être des souvenirs. Diatkine recommandait à Althusser des cures de lithium, et puis des électrochocs.
J’ai passé un temps très long avec Althusser, à lui dire que non, il ne fallait pas ça : lui qui était si charmant, c’était comme s’il se précipitait dans ce genre de thérapie, dont le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles esquintent et abîment très fortement. « Masochisme » d’Althusser ? Très important dans son cas de psychose maniaco-dépressive, très profonde. Période dépressive, où il prend des traitements, suivie d’une période maniaque, où la révolution va arriver, et le parti changer de politique. L’homme politique Roland Leroy était venu le voir.
Je parle de la monstruosité de ce qu’on aura appelé « les partis communistes ». Je dis bien monstruosité, puisqu’il s’agit d’une obsession prenante, dans la mesure où c’est du pouvoir. Pour Macciocchi, c’était Gramsci (Cf. Pour Gramsci) ; pour Althusser, ça aurait dû être lui-même qui, ressuscitant le marxisme sous sa forme fondamentale, mais en oubliant Hegel, donnerait une impulsion décisive à la révolution. C’était ce qui se disait à l’époque dans le monde entier. On entendait cela partout.

A. W. L. : On devine Althusser prisonnier du parti, comme prisonnier aussi des tourments psychiques dont il ne peut se libérer…

Ph. S. : L’embêtant, c’est qu’il n’y a pas plus inculte ou illettré que les églises constituées. Comme le disait Lacan : « Je ne sais pas ce que vous pourriez attendre de la congrégation communiste », congrégation du Saint-Sacrement, si vous voulez ! Mais l’aspect religieux est présent, tout à fait palpable. Il y avait donc ce que j’ai appelé « les deux Louis », l’un, c’est Louis Aragon, au Comité central jusqu’à la fin de sa vie — la biographie d’Aragon reste à faire — et l’autre, c’est Louis Althusser, rue d’Ulm. C’est le combat des deux Louis : tragédie dans les deux cas ! Mais tragédie très différente.
J’ai donc essayé de convaincre Althusser, homme très généreux et très brillant, beau et très séduisant, de ne pas se livrer à cette médication brutale, dans laquelle il devait trouver, malgré tout, une forme de jouissance. Tant et si bien qu’un jour, pour résumer une longue conversation que l’on a eue en forêt, j’ai mis tout cela sur le papier et lui ai envoyé une lettre avec mes objections.
Lacan avait repéré ces éléments tout de suite. N’oubliez pas qu’Althusser avait fait entrer Lacan à l’École normale, d’où il a été chassé par la suite, avec les CRS, armes au pied. C’est moi qui suis allé alors avec d’autres dans le bureau du directeur de l’ENS de l’époque, Robert Flacelière. Et comme j’ai chouravé alors dans le bureau du papier à lettres, je pourrais vous envoyer des correspondances à en-tête de l’ENS, comme ça, pour rire.

A. W. L. : Quelle était la relation entre Althusser et Lacan ?

Ph. S. : Lacan avait tout de suite remarqué qu’Althusser le prenait avec désinvolture. Althusser, lui, avait remarqué que Lacan était un personnage qui ne se laissait pas diriger. N’oublions pas le troisième personnage important de l’époque, Jacques Derrida. Et que mai 1968 explose, que l’École est en effervescence, et que, au fond, c’est par une sorte d’accord tacite ou négocié, entre Althusser et Derrida, que Lacan est éjecté.
Lacan est éjecté, pourquoi ? Parce qu’il est rendu responsable — Jacques-Alain Miller ne me contredira pas, je suppose — d’avoir suscité un mouvement maoïste à l’intérieur de l’École, avec une photocopieuse qui fonctionnait tout le temps. Judith et Jacques-Alain ne sont pas là, c’est moi qui accompagne Lacan à ce moment-là. Je porte même ses valises, pour obtenir sur lui un article. Personne ne voulait en entendre parler, à l’époque, sauf Françoise Giroud, dont j’ignorais totalement qu’elle avait été sur le divan de Lacan, à cause d’une passe très difficile.

A. W. L. : Françoise Giroud n’était-elle l’une des premières journalistes à interviewer Lacan, dès 1957, pour L’Express, dans un entretien intitulé « Les clefs de la psychanalyse » ?

Ph. S. : Lacan me dit : « Tiens, on va aller voir Giroud. » On arrive dans la salle à manger de L’Express de l’époque. Françoise Giroud nous accueille, femme charmante et décolletée ; tout à fait en phase avec Lacan — j’ai compris plus tard qu’elle lui devait quelque chose. En effet, suite à une rupture sentimentale, elle verra Lacan en analyse quatre fois par semaine, de 1963 à 1967. Donc, juste avant cette époque, L’Express publia un article tout de suite pour soutenir Lacan. Avec les autres journaux, on passait des heures au téléphone : discussion avec Claudine Escoffier-Lambiotte du Monde, etc. Refus, refus partout. Aucun soutien.

LA LETTRE VOLÉE

  • C’est ainsi qu’un jour je me suis trouvé lui écrire une longue lettre sur le sujet — entre parenthèses : Antonin Artaud — pour tenter de le décaler par rapport à ce masochisme originaire, encouragé par l’abjection stalinienne qui trouve là ses jouissances les plus raffinées [...]. A cette longue lettre destinée à faire le point je ne reçus pour toute réponse qu’un coup de téléphone de la future victime, cette petite femme sèche, énergique, élevée dans la grande tradition du sacrifice inutile, qui sur un ton péremptoire et pincé, m’annonça qu’elle ne transmettrait pas ma lettre à Louis, parce qu’elle la jugeait perturbante, intempestive. Car voyez-vous, c’était ça aussi on ouvrait le courrier du concubin..., et on s’en flattait... [...]
    Ph. Sollers, Les coulisses du stalinisme, 1992..

A. W. L. : Que devenait pendant ce temps Althusser ?

Ph. S. : Il s’enfonçait dans son délire. Très difficilement contrôlé par le lithium ou par l’électrochoc. Ce qui nous conduisit à cette séquence ahurissante : lui écrivant mes objections, je reçus un coup de téléphone chez moi. Ce personnage, tout à fait romanesque aussi — ne l’oublions pas une seule seconde —, qu’était Hélène Legotien me dit : « Philippe Sollers, je ne montrerai pas votre lettre à Louis. » Ce qui suppose qu’elle ouvrait son courrier, chose qui, personnellement, me semble atterrante.
Ça n’entre pas dans le savoir-vivre élémentaire tel que je le conçois — de façon, me direz-vous peut-être, bourgeoise, mais que je revendique hautement. J’ai donc trouvé cela incroyable ; elle se conduisait en icône du vrai communisme. Je ne les ai vus ensemble qu’une fois, mais elle était là, à ses côtés, pour incarner cela. Ce dont il souffrait, je pense, énormément.

A.W. L. : Quel souvenir gardez-vous de ces rencontres, de ces moments avec Althusser ?


L’avenir dure longtemps.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Ph. S. : Lorsque vous entriez dans le bureau d’Althusser, à l’époque, à l’École normale supérieure, c’était assez sombre, sinistre. Il y avait une affiche de Modigliani au mur — oh non, pas pour moi ! Picasso, s’il vous plaît ! —, la photo de sa famille. Bref, tout ce qu’il raconte par la suite dans L’avenir dure longtemps, livre étonnant, sur tout ce qui a fait sa vie de souffrance, de travail. Cette vie de sensualité différée, puisque ce n’est qu’à vingt-huit ans qu’il passe à l’acte sexuel. Il le dit.
Ce qui est extrêmement intéressant : cela nous ramène au fond catholique d’Althusser. Cela explique aussi pourquoi Jean Guitton, philosophe et écrivain catholique, ami du pape Paul VI et ancien professeur d’Althusser au lycée du Parc à Lyon, est intervenu, et pourquoi Althusser à la fin voulait contacter Jean-Paul II, avant la tragédie. Tout cela est un petit roman fantastique, où le démoniaque, entre guillemets si vous voulez, mais pas forcément, agit, où le démoniaque est là.

A. W. L. : Le démoniaque est là, jusqu’à cette matinée où Althusser étrangle Hélène. Althusser est d’ailleurs mis en scène dans votre roman Femmes (1983), où il apparaît sous les traits du philosophe Laurent Lutz..

Ph. S. : En effet, avec plusieurs passages, je crois, assez réussis. Femmes est un livre où tout le monde s’est attaché à repérer les clefs masculines et jamais les clés féminines. Ce qui est un symptôme quand même assez intéressant.
Vous l’avez rappelé, Femmes paraît au début de l’année 1983, alors qu’Althusser vit jusqu’en octobre 1990. Et j’étais allé le voir dans ces endroits bizarres — je ne sais pas si vous y êtes allé vous-mêmes pour voir où il était en transit, de temps en temps.
Dissimulation, occultation, pas de jugement : je ne suis pas Dostoïevski, mais je le regrette. Parce que Dostoïevski en aurait fait quelque chose d’autre que moi. Parce que moi, ce n’est pas ma tendance. Enfin, vous avez lu Les Démons ou Les Possédés. Avouez que la Russie est venue jusqu’à nous. Dans ce cas précis.

A.W. L. : Comment expliquer ce silence, à l’époque ?

Ph. S. : Justement, il y a eu là-dessus un silence, en effet, mais qui perdure aujourd’hui. C’est pour cela que votre livre est important, pour rétablir un peu la vérité, les choses. Voyons : le président de la République Mitterrand arrive au pouvoir. « On a gagné ! » L’École normale est alors en ébullition… Il ne se passe plus grand-chose aujourd’hui rue d’Ulm, le vieux Badiou mis à part, fidèle à sa vision platonicienne, mao-platonicienne, ce qui n’est pas n’importe quoi comme conséquence à long terme (Cf. Badiou, Mao et la dialectique). « Le philosophe français le plus traduit dans le monde. » Vous retrouvez chez Badiou les paramètres que l’on vient d’évoquer (Lacan, Althusser…). Tout ça est donc, je crois, encore enfoui.
Le président, disais-je, arrive au pouvoir. C’est un Charentais décoré de la Francisque gallique par Pétain, qui fréquente monsieur Bousquet et qui fait donc gagner la gauche. Sa mission est claire : réduire au maximum le parti communiste français. Vous connaissez mes deux concepts majeurs : Vichy-Moscou, concepts en acier inoxydable, dont vous pouvez trouver la preuve absolument partout, et constamment.
Le président actuel, qui est absolument charmant, qui se fout de tout, avec humour, a une autre mission, qui est la même en fait. C’est d’en finir avec le socialisme français. Vous vous rappelez certainement que Marx, qui est quand même un génie, avait posé son trépied : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise, le socialisme français.

A. W. L. : Qu’en est-il sur ces trois fronts, sur ces trois aspects, du triptyque forgé par Marx ?

Ph. S. : Pour le premier aspect, la philosophie allemande, c’est Hegel bien entendu, mais si vous n’en gardez que l’oubli de la mort, c’est dangereux.
En ce qui concerne le deuxième aspect, l’économie politique anglaise, c’est là qu’il a fait un tabac, c’est Le Capital avec un K ! Il n’a pas vu venir, évidemment, ce qui allait se produire, ce que même Guy Debord n’a pas vu, c’est que les marchés financiers sont plus forts ; au point où nous en sommes, le capitalisme financier dépasse de très loin ce qui aurait dû être une rédemption de cette classe salvatrice qu’était le prolétariat.
Jusqu’à la fin, Guy Debord maintient toujours cela. C’est quand même la classe qui doit sauver le monde. Et dirigée par Staline, puis par Poutine, c’est pas mal non plus.
Avec le troisième aspect, le socialisme français, et là, vous tombez sur quelque chose de très important, qui va obséder Marx, parce qu’il doit se battre sur deux fronts : d’une part, renverser Hegel et le mettre en action. Sur ce point, c’est vu, processus enclenché. Mais, par ailleurs, le socialisme français, attention, c’est une tradition anarchiste très profonde, que vous retrouvez constamment dans les fibres de la République française, parce qu’elle vient de la Révolution.
On ne va pas refaire l’histoire en détail, mais tout de même, il faut y passer un peu de temps et relire par exemple Misère de la philosophie de Marx par rapport à Philosophie de la misère de Proudhon et les autres.

A. W. L. : Quelle place occupe le socialisme anarchiste français dans notre culture ? Que représente-t-il pour vous ?

Ph. S. : Une place essentielle, n’en doutez pas ! Cette commotion provoquée par les attentats contre Charlie hebdo, ce massacre terrible, tient à ce point ultrasensible, c’est le nerf sciatique, le socialisme anarchiste français. Alors Proudhon, Saint-Simon (pas le duc, l’autre), les saint-simoniens, c’est très important.
Et Marx a fini par faire triompher son point de vue, c’est la Troisième Internationale, d’accord, mais il n’empêche que, en France, c’est toujours là. Une très bonne question consistera à se demander comment il est possible que cette tradition nationale soit en quelque chose réinvestie, au contraire de tout le reste de l’Europe, par le Front national. Je ne rêve pas, c’est bien de ça qu’il s’agit !
Vous êtes dans un roman policier, un roman fantastique ; il faut voir où sont les tenants et les aboutissants, la crise dans l’université, l’école, penser qu’on va apprendre la morale civique à l’école — oui, bien sûr, mais c’est tard.

A. W. L. : Qui sont les responsables de cette crise sociale, culturelle, intellectuelle ?

Ph. S. : Comme d’habitude, les responsables de la crise de la famille, de l’école, de l’université, on dit toujours que ce sont les soixante-huitards ! C’est eux qu’il faut éradiquer (plus tard le programme de Sarkozy, avec André Glucksmann qui ne dit rien, ou qui applaudit). Althusser a très mal vécu cela. Il y avait des graffitis partout, on ne touche pas à l’alma mater ! C’est très grave. Encore une fois, il suffit de se demander où en est maintenant la philosophie.
Mon cher Aliocha, vous allez passer tous les jours à exhumer le cadavre de Heidegger et à le refusiller sur place, et ça fait déjà longtemps que ça dure. On l’a déjà fusillé une cinquantaine de fois, ça me fait un peu de peine, parce que je le lis avec intérêt, notamment quand il parle de Hegel, pas seulement, mais de Hölderlin, ou d’autres.
J’ai donc une lecture très attentive quand je me penche sur Heidegger. Bernard-Henri Lévy est marrant, lorsqu’il dit que Heidegger était nazi, on va le fusiller à nouveau aujourd’hui, et Yann Moix, qui fait tout son séminaire sur Heidegger et Péguy. Mais où est-ce qu’on est, là ? Charles Péguy, sauf erreur, est mort en 1914. Peut-être a-t-il été tué par le soldat Heidegger, je ne sais pas ? Vous permettez qu’on garde un principe d’ironie, comme disait mon ami Voltaire. C’est ça qui compte.

A. W. L. : Comment qualifier cette passion française, cette ferveur pour la pensée française ?

Ph. S. : J’ai été frappé, en relisant Hegel, de voir à quel point il fait l’apologie des écrits philosophiques français, de leur énergie. Extraordinaire ! Comme vous savez, Hegel, avec Hölderlin et Schelling, à Tübingen, était un fervent partisan de la Révolution française, à cause de ce que je peux appeler mon parti, qui n’est autre que la Gironde. Hegel et ses amis suivaient l’évolution, avaient les informations. Après ça, aïe ! Napoléon, ça va encore : Iéna, 1807. La Phénoménologie de l’esprit, oh là là... Et puis après, le pauvre Napoléon, c’était l’« âme du monde », figurez-vous (Cf. Hegel et la Révolution).
Les Français ont donc une énergie considérable. Bravo. Sauf qu’ils ne peuvent pas penser ce qu’ils font. Et donc ils ne peuvent pas penser leur Révolution. Ils sont énergiques, magnifiques dans l’action, comme Voltaire, Diderot ! Alors, si je suis Hegel, je m’en vais penser : il y a deux dates qui comptent, deux périodes, le christianisme et la Révolution française. Vous changez le calendrier, si vous voulez.

A. W. L. : Althusser appartient-il à cette lignée de penseurs énergiques, dont vous parlez ?

Ph. S. : Il aurait été intéressant pour lui de continuer, mais il n’en avait plus les moyens, sauf de faire son autobiographie, perturbée au maximum. Mais il dit déjà beaucoup de choses, sur toute une époque. L’Algérie notamment ! Donc, voilà, si vous arrivez à faire sentir ce roman fantastique. Vous ne pouvez pas l’appeler Les Démons ou Les Possédés, c’est déjà fait, mais ça y ressemble ! C’est un livre fabuleux. Disons les choses.
Alors, oui, Lacan, lorsqu’il a publié ses Écrits, il voulait que son livre soit acheminé tout de suite à Paul VI, pape d’assez grande envergure. Althusser voulait voir Jean-Paul II — vous imaginez une séance d’exorcisme ! Je n’aurais jamais osé aller aussi loin. J’aurais peut-être être dû.
Il y a là quelque chose qui fait qu’on ne se débarrasse pas de la métaphysique comme ça. Le camarade Staline était bien bon quand, vers la fin, il dit : « C’est toujours la mort qui gagne.  » Ouais. « Le pape ? — Combien de divisions ? » On en aura vu. Mais dans ce petit secteur de la rue d’Ulm, de très grande tradition, il y a eu des passants considérables, Sartre quand même…
Pour Bernard-Henri Lévy, Heidegger nazi, la question est réglée. Alors on va le refusiller demain. Pourquoi pas ? Ça les soulage sans doute. « Mais il faut le lire », dit Bernard-Henri Lévy. C’est gentil de sa part. Seulement il oublie de dire ce qu’il faut lire. Il faut prendre un certain temps pour lire Heidegger. Comme pour Hegel. Comme pour Nietzsche.

A. W. L. : Ne faut-il pas y voir aussi une interrogation sur la place de la pensée ?

Ph. S. : D’où le problème : c’est la pensée elle-même qui est désormais visée. « Le temps de cerveau humain disponible », selon l’expression du PDG de TF1 Patrick Le Lay en 2004. Et on peut se demander d’où est venue cette pulsion de mort, comme l’a dit quand même d’une façon éblouissante Sigmund Freud, qui reste un des héros du XXe siècle. Ça n’a pas plu, lorsqu’il a introduit la pulsion de mort en 1922. C’était après la grande boucherie de 1914-1918. Pas possible ! Vous n’allez pas dire qu’il y a une pulsion de mort ! Oh là là. Combien d’égorgements et de massacres ? Simplement pour donner raison à Hegel, à la fin de l’histoire, la mort vivra une vie humaine.

A. W. L : La pulsion de mort a marqué, finalement et définitivement, la pensée du XXe siècle ?


Georges Bataille, 1955. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Ph. S. : Il y a quelqu’un qui se signale à notre attention, c’est Georges Bataille, tout simplement. Vous savez qu’il a assisté au cours de Kojève sur Hegel. On peut discuter. Il a été ébloui (Cf. Bataille lecteur de Hegel (et de Kojève)). 1955 et 1956. Comment se fait-il qu’un esprit de cette époque ait pu à la fois, ce sont les mêmes années, écrire sur Lascaux un livre absolument fabuleux, La Peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance l’art — quand je l’ai lu, j’avais dix-huit ans, je me suis précipité en voiture à Lascaux, j’ai été absolument saisi —, un livre sur Manet, Manet. Étude biographique et critique, et des textes sur Hegel, pour la nouvelle édition de L’Expérience intérieure ? Époustouflant.
Vous voyez où je veux en venir : à la « guerre du goût  ». C’est-à-dire à la largeur diversifiée. Si vous supprimez le goût en même temps que la pensée, vous pouvez communiquer sans arrêt. C’est bien ce qu’on vous demande. Les enfants sont fatigués le matin, paraît-il, parce qu’ils passent leur nuit à s’envoyer des textos, des SMS, etc. Vous les voyez partout. Arrêtez-vous à la terrasse d’un café, il n’y a plus de conversation.

A. W. L. : L’illettrisme gagne du terrain, et l’ignorance de l’histoire avec elle, ce qui est peut-être encore beaucoup plus important ?

Ph. S. : Et ça va très vite ! Quand le tissu des connaissances traditionnelles se fissure, la dégradation est accélérée. À savoir que plus personne ne peut lire. Pour revenir un peu à notre affaire, ce qui est touchant, c’est qu’Althusser ait intitulé son livre Lire Le Capital. Mais, dans le fond, qu’est-ce que vous allez vous emmerder ? On ne lit pas Le Capital. On est communiste, ça suffit, pas besoin. « Oh, me disait Althusser, Waldeck Rochet, le successeur de Maurice Thorez à la tête du parti communiste français, lit Spinoza ». Je lui répondais : « Tu plaisantes ? » Althusser confirmait : « Si, si, je t’assure. »
Voulez-vous alors avoir la gentillesse de lire Freud, quand même ? Au cas où vous ne liriez plus rien d’ailleurs, comme littérature, j’ai accompagné Lacan jusqu’à son séminaire sur Joyce, c’était déjà très ancien tout ça ! Il s’est passé beaucoup de choses très importantes, au XXe siècle, siècle d’horreurs, mais siècle de très grandes créations aussi.
Heidegger fusillé tous les jours, je vous l’ai dit, vous prenez Céline, on le refusille aussi tous les jours. Vous pouvez faire ça constamment. Si ça soulage !

A.W. L. : Althusser est-il victime de cette mélancolie du siècle, qu’il traverse ?

Ph. S. : Ça vous laisse une très grande tristesse, «  les passions tristes » comme dit Spinoza pour le coup, Althusser est cette tristesse. Je lui disais très souvent : « Déménage. » C’est comme si je lui avais parlé de déclencher une bombe atomique ! « Tu traverses la rue, tu prends un appartement un peu plus loin, tu viens à l’École le matin. Enfin, change de quartier !  » Il faut savoir que c’est surtout facile à Paris, une ville qui se prête merveilleusement à la clandestinité, encore aujourd’hui malgré les caméras de surveillance, qui se multiplient partout — vous en aurez de plus en plus !
L’époque dont je parle, c’est un peu la fin, les années 1970, « les années de plomb », puis après les années 1980, nous sommes dans l’ouverture des « années du spectacle ». J’avais tout de suite remarqué qu’Althusser n’avait pas la télévision, et qu’il ne la regardait pas. Il n’était pas sous-informé, d’une certaine façon : il avait son réseau d’informations (communistes, dissidents...), à dimension internationale. Le parti devenait l’intellectuel organique qui a disparu sans laisser traces.

A. W. L. : C’est d’une certaine manière la crise même du politique qu’a vécue Althusser ?

Ph. S. : Absolument, et il faut d’ailleurs se demander pourquoi, aujourd’hui, l’extrême gauche ne bénéficie pas de cette crise épouvantable. Tout le monde vous dit que c’est bizarre, mais personne ne vous dit pourquoi. C’est beaucoup plus profond qu’on ne croit. Et, pour tout vous dire, je suis, moi, persuadé que le fascisme français n’a jamais été analysé à fond. Et que c’est précisément ce peuple qui souffre le plus profondément en fait de la mondialisation. « La grande nation », comme disaient les Allemands.
Non, ça n’a pas été pensé à fond, parce que la Révolution n’a pas été pensée à fond. Je suis loin de vouloir revenir à un système monarchique, la Révolution était inévitable, même Casanova le dit ! Il n’est pas suspect.
Sauf que la Gironde, mon parti, il y a des gens, là, d’où je viens, Montaigne, La Boétie, Montesquieu, Condorcet… les Girondins ont eu la possibilité de se suicider, comme vous le savez, mais ils n’ont pas voulu le faire. Ils sont morts en révolutionnaires, en changeant un mot de La Marseillaise : non pas « l’étendard sanglant est levé », mais «  le couteau sanglant est levé ». La suite, on la connaît : « Contre nous de la tyrannie. » Le tyran, c’est Robespierre, bien sûr, qui a bien compris d’ailleurs qu’il fallait refaire une religion, parce qu’un peuple ne peut pas être sans religion. Ah, c’est ce que Houellebecq nous rappelle sans arrêt. Mais laquelle ? Celle d’Auguste Comte, disait encore Houellebecq autrefois. Franchement, Auguste Comte ! Par rapport à Hegel ! Vous vous rendez compte du désastre.

A. W. L. : N’a-t-on pas besoin de la figure de héros ?

Ph. S. : Ici, ce sont les Girondins qui sont morts en chantant. Le vingt et unième qui chante, alors que les autres têtes sont tombées dans la sciure, a un système nerveux particulier quand même. Je ne vous parle pas de Manon Roland, qu’adorait Stendhal. C’est lui qui, venant à Bordeaux, dit : « C’est la plus belle ville de France. » Bien sûr. Stendhal, voilà ! Que les Français se ressaisissent, avec leurs Lumières ! Comme ça, ils mériteront l’éloge de Hegel, mais peut-être avec la pensée supplémentaire qui leur manque et qui visiblement leur a manqué, dans cette période absolument tragique.
Voilà. Amen. C’était mon sermon d’aujourd’hui. Mais suivez mon conseil, faites sur Althusser un roman fantastique. Ce n’est pas simple. Le culte, ce n’est pas mon truc.

Philippe Sollers, 2016.

Aliocha Wald Lasowski, Althusser et nous, PUF, 2016

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