Julia Kristeva et Philippe Sollers, mercredi 27 avril 2011, 18h30,
Réfectoire des Cordeliers, 15, rue de l’Ecole de Médecine, Paris 6ème.
27 avril 2011. Journée consacrée à « Julia Kristeva aujourd’hui » à l’Université Paris-Diderot. A cette occasion, un film réalisé par Alain Monclin, Julia Kristeva - Une étrangère, citoyenne du monde est projeté. Le soir, au Réfectoire des Cordeliers, entretien entre Julia Kristeva et Philippe Sollers, animé (avec tact) par Colette Fellous (France Culture) : « L’expérience intérieure, à contre-courant ». Un moment fort.
Georgi Galabov a filmé le débat comme à l’accoutumé. La vidéo sera dans quelques jours sur les sites respectifs de Julia Kristeva et de Philippe Sollers. Je leur en laisse la primeur, avant d’y revenir.
(mis en ligne le 11 mai 2011)



Année décisive !
SITUATION
27 avril 2011. « Julia Kristeva aujourd’hui ». Avant le débat, petite séance de dédicaces. Je ne les collectionne guère. Je n’ai pas amené de livres, mais un vieux numéro de Tel Quel (le n° 29, printemps 1967). Je vais voir Julia Kristeva, je lui tends le numéro sans rien dire.
— Oh ! C’est rare ! Il faut le conserver précieusement !
— C’est le premier numéro que j’ai lu. Après, j’ai acheté tous les autres...
JK regarde plus attentivement et voit le sommaire.
— Mais... c’est mon premier texte !
— Eh oui. Pour une sémiologie des paragrammes...
— Il faut que je le montre à Philippe...
— Je comptais le faire.
Pendant qu’elle dédicace le numéro, je lui dis :
— Vous vous souvenez de votre venue à Lille à la fin de l’hiver 1969 ?
— Très bien. C’était avec Jean-Claude Chevalier [1].
— C’est ça. Vous vous souvenez qu’un jeune étudiant est venu vous chercher à votre hôtel avec sa vieille 2CV ?
— Oui. C’était vous ?! (un temps) Cela ne nous rajeunit pas...
— J’ai une anecdote à ce propos. Quand j’ai demandé à la réception de l’hôtel Julia Kristeva et Philippe Sollers, on m’a répondu : "il n’y a personne de ces noms-là" ! Et, comme, peu après, j’en faisais la remarque à Sollers, il me dit : "On est ici incognito !" [2]
Kristeva se dirige vers la table où, à quelques mètres, Sollers dédicace ses propres livres, lui montre le numéro de Tel Quel :
— Regarde !
Sollers regarde le sommaire et me dit :
— Très très important. Une année décisive ! Merci !
— Le toit, votre texte sur Bataille, fut aussi, pour moi, très important.
Sollers écrit à son tour sa dédicace, voit que, dans l’émotion, JK a écrit « 2010 », rajoute « 2011 », me tend le numéro, le reprend, vérifie la date de publication (printemps 1967), puis, à nouveau :
— Oui, oui, une date décisive !

Il y a des moments d’attention, brefs mais privilégiés. Il ne faut pas en abuser.
1967 : Précisions
Marcelin Pleynet écrit dans « Le plus court chemin - De Tel Quel à L’Infini » :
« Il faut retenir l’essai de Julia Kristeva, Pour une sémiologie des paragrammes, qui fut publié en 1967 dans le numéro 29 de Tel Quel. Ce texte eut immédiatement un retentissement considérable qui reste à apprécier [3]. Il ne faut pas oublier que Julia Kristeva entre au comité de rédaction de Tel Quel en février 1968. »Marcelin Pleynet, Entretien avec Patrick Ffrench, Gallimard, mai 1997, p. 282.
C’est à partir du n° 29 de Tel Quel que le sous-titre de la revue sera « Science / Littérature », et ce jusqu’au n° 42, avant de devenir « Littérature /Philosophie / Art / Science / Politique » (n° 43, automne 1970)... qui est aujourd’hui encore le sous-titre de la revue L’Infini.
Dans le numéro 1 de L’Infini (hiver 1983), Julia Kristeva donne des précisions sur ce « printemps 67 » :
Je passe sur le premier accueil que j’ai reçu de l’opinion française : un article insultant du journal Minute qui avait cru déchiffrer en moi, à partir d’un article sur Bakhtine que j’avais publié dans Critique [4], une espionne soviétique. On me l’a apporté à l’hôpital Cochin où je me trouvais avec une hépatite virale au printemps 67, et je crois qu’il m’a aidée à me remettre.Julia Kristeva, Mémoire, L’Infini n° 1, p. 49 [5].
Philippe Sollers et Julia Kristeva se marient en août 1967.
Elle est toujours là, qui dit mieux ? Attention : il y a Julia Joyaux et Julia Kristeva, Philippe Joyaux et Philippe Sollers. Pas deux, quatre. Et puis cinq, avec David Joyaux, en 1975.
Lacan, dont l’oreille n’est pas toujours fine, envoie un mot à « Julia Sollers ». Je suis obligé de lui faire courtoisement remarquer qu’il n’y a pas de « Julia Sollers ». Cela dit, n’importe quelle étudiante américaine s’imagine aujourd’hui que je m’appelle Monsieur Kristeva. Quiproquos classiques d’époque, puisqu’il est difficile de faire admettre que elle c’est elle, moi c’est moi, nous c’est nous. Deux noms, c’est bien, trois c’est mieux.
Comme la vie peut être surréaliste, on se marie discrètement à la mairie du Ve arrondissement, devant un maire ahuri qu’on ne veuille pas porter d’alliances et qu’on soit sans cesse au bord du fou rire. On va ensuite déjeuner, avec la soeur violoniste de Julia et nos deux témoins, à La Bûcherie, sur les quais, en face de Notre-Dame, à côté de Shakespeare and Co. Mais quel est donc ce vieux couple morose, deux tables plus loin ? Non, c’est trop drôle : Aragon et Elsa Triolet. Intersigne, mauvais oeil, exorcisme ? Les communistes, comme les bourgeois (c’est pareil), fantasmeront beaucoup sur ce thème (une femme venue de l’Est, un jeune écrivain français, etc.). Mais excusez-moi : rien à voir .
Destin, destin, sequere deum... Mariage à l’écart, pas de mainmise sociale, pas de famille sur le dos, pas de photos, pas de fusion idéale, pas d’argent, mais une solidarité intellectuelle sans faille, et beaucoup de travail, de contradictions, de jeu, de rires, d’amour. J’ajoute une touche inédite à l’histoire des hommes et des femmes (ce chaos) : le libertin impénitent qui aime sa femme. Je fais remarquer, en passant, que je me suis marié avec cette femme-là, pas une autre, et, du coup, une fois pour toutes. Sous toutes les apparences le vieux fond anarchiste est là. Des difficultés ? Sans nombre. Des crises ? Ce qu’il faut pour connaître à fond les impasses de l’éternelle guerre des sexes. De l’harmonie ? Mais oui. Des oppositions de goût ? Parfois. De l’humour ? À revendre. Du tragique ? Plein. Du comique ? Fréquent. Du sérieux ? Constant.
Je nous revois, marchant côte à côte, un soir, sur le boulevard Montparnasse, pour rejoindre Le Rosebud, rue Delambre, qui a été, longtemps, notre quartier général. Je lui dis simplement : « Et si on levait la vieille malédiction ? » Voilà une excellente question, qui n’a pas besoin de réponse.
De la petite étudiante géniale, mais barrée partout au départ (sauf par Lévi-Strauss et Barthes), à l’universitaire célèbre dans le monde entier, dont le surnom, chez nous, est devenu « Honoris Causa », à la psychanalyste stricte, à l’essayiste du « génie féminin », la voie est vertigineuse, courageuse, mélodieuse, gracieuse. C’est la femme la plus intelligente que j’ai rencontrée. [...]Philippe Sollers, Un vrai roman, folio, p. 137, 138, 139.
Julia Kristeva et Philippe Sollers sont revenus sur chacun de ces points, pendant près de deux heures, lors de l’entretien de ce mercredi 27 avril.
En novembre 1967, Jean-Pierre Faye rompt avec le groupe et est remplacé au comité de rédaction de Tel Quel par Pierre Rottenberg et Jacqueline Risset, la future traductrice de Dante.
C’est dans le numéro 31 de Tel Quel (automne 1967) que Sollers publie son « Programme » [6].
Il sera appliqué.
En mai 1968, étudiant en... philosophie, je défendrai ce « programme » dans les AG effervescentes de la fac de Lettres de Lille avec le soutien bienveillant de deux jeunes « assistants » universitaires, Henri Meschonnic (qui me surnommera « le glossaire ») et Philippe Bonnefis avec qui, en 1970, je défendrai un « mémoire » (mention TB !) sur « l’histoire monumentale » que, déjà, Tel Quel permettait de relire, mieux : d’instituer. « Lecteur bénévole », éternellement... je ne ferai pas de carrière universitaire...
Ducasse :
« Je n’ai pas besoin de m’occuper de ce que je ferai plus tard. Je devais faire ce que j’ai fait. Je n’ai pas besoin de découvrir quelles choses je découvrirai plus tard. Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence. »
[1] Linguiste, Jean-Claude Chevalier enseignait alors à la Faculté des Lettres de Lille.
[2] Je n’ai su que plus tard qui étaient M. et Mme Joyaux !
[3] Je souligne. A.G. Pour une sémiologie des paragrammes figure dans Sémeiotikè, dans une version remaniée.
[4] Cf. Mikhail Bakhtine, La poétique de Dostoievski, Seuil, 1970, Présentation de Julia Kristeva, Une poétique ruinée. A.G.
[5] Il faut lire le texte dans son intégralité : il retrace minutieusement l’arrivée de JK en France, la rencontre avec Sollers (mai 1966), les positions de Tel Quel juste avant et après Mai 68.