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Le Moderne et son mythe, par Philippe Forest

Bataille et la religion surréaliste

D 31 janvier 2024     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Poésie

Les tribunes et les pétitions alimentent l’actualité sociale, médiatique et « culturelle ». Après celles sur Gérard Depardieu — dont rien des turpitudes de l’homme ne peut faire oublier quel immense acteur il est (sur la première tribune, qui prit sa défense sans trop de précautions, je dirais qu’il y avait deux erreurs à ne pas faire : 1. la signer 2. renier sa signature), voici celles sur le « printemps des poètes » et son « parrain », Sylvain Tesson. On pense ce qu’on veut de Sylvain Tesson. J’ai personnellement été, comment dire, plutôt sceptique en écoutant ce qu’il a pu dire dans son été avec Rimbaud [1]. « M’enfin » [2]... Les oeuvres ? La poésie ? Hum ! C’est plutôt l’hiver (« saison du comfort », Rimbaud, Une saison en enfer). J’écoutais dernièrement une émission radiophonique consacrée à la polémique concernant ce fameux « printemps ». A la fin, une poétesse sympathique et énergique, aux propos particulièrement sensés politiquement (oui, l’extrême-droite progresse et tend à imposer en tous lieux une hégémonie idéologique grandissante), lut un de ses poèmes. Je cite le début, de mémoire : « Je t’ai cherché chez Emmaüs... J’ai cherché ton odeur, ton goût, tes couleurs préférées, ton style. J’ai cherché ton approbation, ta validation, le souvenir de ton odeur de caveau, de naphtaline, de lait caillé. » Etc. Poésie, dites-vous ? On dirait du Houellebecq ! Oublions ces signes désespérants des temps.

Mais, puisque, paraît-il, il faut annoncer le printemps, anticipons, de manière moins sombre, moins orageuse, avec Hölderlin qui l’a tant de fois célébré :

Le printemps

Il descend des lointaines hauteurs, le jour nouveau,
Le matin, qui s’est éveillé des crépuscules,
Il rit à l’humanité, paré, enjoué,
De dix mille joies l’humanité est doucement pénétrée.

Une vie nouvelle veut se dévoiler à l’avenir,
De fleurs il semble, en signe de jours joyeux,
Que s’emplisse la grande vallée, la terre,
Tandis qu’elle est partie très loin, au printemps, la plainte.

le 3 mars 1648

Avec humilité, Scardanelli


Philippe Forest/Georges Bataille.
philosophie magazine, novembre 2020. ZOOM : cliquer sur l’image.

J’ai passé la fin de la semaine dernière à relire le dernier essai de Philippe Forest, Rien n’est dit, sous-titré Moderne après-tout. La presse écrite en a relativement peu parlé. A l’époque postmoderne du roman néo-naturaliste, la théorie n’est plus de mode. Rien dans Le Monde des livres. Rien dans Libé. Rien dans L’Obs (Dites-moi si je me trompe). Et, évidemment, rien dans la presse de droite (celle-là même qui a défendu Tesson). Autres signes des temps. Passons.
J’ai présenté le livre et son Avant-propos il y a quelques mois, puis l’article de Forest Moderne ? Absolument !. Le livre se conclut sur un chapitre intitulé « Le Moderne et son mythe ». Forest s’y livre à une lecture d’un texte peu connu — une conférence — de Georges Bataille de 1948, enfoui dans le tome VII des Oeuvres Complètes [3] : « La religion surréaliste ». Je tiens Bataille — et cela depuis ma jeunesse dans les années soixante du siècle précédent [4] — pour l’un des écrivains français les plus importants du XXe siècle (j’entends : en tant que penseur), notamment à partir des trois volumes de la « Somme athéologique » : L’expérience intérieure, Le Coupable et Sur Nietzsche, écrits en temps de guerre. Que des écrivains aussi différents, qui s’ignorent et que tout oppose — ou semble opposer (la photo manque) — comme Haenel et Forest, nés dans les années soixante (Forest est né en 1962, trois semaines avant la mort de Bataille, Haenel en 1967), et qui sont aussi pour moi parmi les écrivains les plus vivants d’aujourd’hui (et, oui, les plus modernes), s’y réfèrent, ne peut qu’attirer l’attention [5]. Vous me direz que beaucoup d’écrivains se réclament désormais de Sollers, surtout depuis sa mort, et que ça ne prouve rien, mais je crois qu’avec la référence à Bataille il s’agit d’autre chose (je laisse ici de côté le fait que, chez d’autres, la référence à Bataille peut aussi éviter de prendre vraiment en considération l’oeuvre de Sollers qui s’y réfère souvent — et, dès les années soixante, peut-être plus qu’à tout autre —, mais vient après et va plus loin).
Dans un texte publié en pleine épidémie, en 2020, significativement intitulé « Bataille nous encourage à ôter nos muselières », Forest écrivait : « Je ne suis pas un spécialiste de Bataille. J’ai peu écrit sur lui  : quelques textes qui, s’ils étaient réunis, fourniraient la matière d’un mince volume. Mais je l’ai beaucoup lu. Et depuis longtemps. C’est vers sa pensée que je reviens le plus souvent, le plus systématiquement. » (Ce sont des phrases que j’aurais pu écrire et, à dire vrai, la dernière, je l’ai souvent répétée, y compris en mon for intérieur, et régulièrement mise en pratique dans les moments de « crise »). Dans cet article, Forest écrivait déjà : « Au cœur de la pensée de Bataille se trouve l’idée du “mythe moderne qui est l’absence de mythe”. » Il faut donc prendre au sérieux cette conclusion à Rien n’est dit. Avant de voir ce que tire Philippe Forest du texte de Bataille (« de la pensée accrochant la pensée et tirant », Rimbaud), il faut peut-être situer et relire « La religion surréaliste ». Surtout en cette année 2024 où l’on s’apprête à célébrer le centenaire du premier Manifeste du surréalisme publié par André Breton (sur lequel nous aurons l’occasion de revenir). Une note du tome VII des O.C. nous précise le contexte des nombreuses interventions de Bataille après la guerre (1945 : Breton publie Arcane 17 et Sartre L’existentialisme est un humanisme) :

Cette conférence au « Club Maintenant » renvoie aux articles et notes consacrés par Bataille au surréalisme depuis 1946 :
— A propos d’assoupissements (« Troisième convoi » 2, janvier 1946) ;
— Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme (« Cri­tique » 2, juil. 1946 — sur L’évidence surréaliste, Ed. Quatre Vents, 1946, et André Breton : Arcane 17, Brentano’s, 1945) ; .
— A prendre ou à laisser (« Troisième Convoi » n 3, nov. 1946) ;
— L’absence de mythe (dans Le Surréalisme en 1947, catalogue de l’exposition internationale du surréalisme, Éd. Maeght, 1947) ;
— Note sur Le surréalisme en 1947 (« Critique » 15-16, août-sept. 1947) ; ,
Note sur André Breton : Ode à Charles Fourier, Ed. Fontaine, 1947 (« Critique » 18, nov. 1947) ;
— Vue d’ensemble : Le surréalisme (« Critique » 22, mars 1948) ;
—Le surréalisme et Dieu (« Critique » 28, sept. 1948) — sur A la niche les glapisseurs de Dieu ! Ed. surréalistes, 1948 ; et sur Maurice Nadeau : Documents surréalistes, Éd. du Seuil, 1948).
Nous ajouterons à cette liste deux textes posthumes : Les problèmes du surréalisme (1949 ? - cf. O.C., t. VII, Annexes, p. 453) et Le surréalisme au jour le jour (1951 - cf. O.C., t. VIII, p. 167), ainsi que les deux conférences de Bruxelles (Surréalisme et existentialisme, 11-12 mai 1949) [...] La poésie et la tentation de fin du monde — Malcolm de Chazal et la volupté (« Critique » 33, fév. 1949, sur André Breton : La lampe dans l’horloge, Ed. Robert Marin, 1948)


Bataille et Diane sur la terrasse de leur maison à Vézelay en 1948.
ZOOM : cliquer sur l’image.

La religion surréaliste [6]

(Mardi 24 février 1948)

Mesdames, Messieurs,

On a bizarrement comparé le surréalisme à la Renaissance. Ce n’était d’ailleurs pas pour insister sur les rapprochements, c’était plutôt pour marquer des différences. Je ne sais pas si l’on avait tellement raison de marquer les différences au plus haut point car après tout le rapprochement me paraît d’un grand intérêt. En premier lieu, il a cette valeur, il marque l’importance considérable que peuvent avoir des changements en apparence assez insignifiants. En apparence, la Renaissance se borne à des changements dans l’ordre des corniches et dans l’ordre des études classiques. Cependant, personne ne saurait nier la valeur décisive des changements qui s’effectuèrent au XVe et au XVIe siècle et qui aboutirent exactement au monde actuel. Sans Renaissance on voit mal comment le marxisme serait né, la Renaissance est à la base du monde dont nous faisons partie, encore qu’elle n’ait été au début que cette chose très simple, un intérêt jeté en arrière sur un homme depuis longtemps disparu, sur l’homme de l’Antiquité. L’homme du Moyen Age, à un moment donné, s’est cru dans la nécessité de revenir à des sources plus lointaines, de retrouver dans l’homme grec ou dans l’homme romain une forme d’existence qui avait été perdue. Je ne voudrais pas surestimer les conséquences d’un mouvement puisqu’elles sont dans le temps où l’on parle imprévisibles. Cependant, il peut y avoir intérêt à marquer le sens d’un mouvement tel que le surréalisme en représentant qu’il peut être, qu’il est sans doute, pour une grande partie, une renaissance d’un homme plus perdu encore que l’était il y a cinq siècles l’homme antique, qui est l’homme primitif ; il me semble très clair et très net que dans le sens du surréalisme, sinon dans sa définition précise, la quête de la vie de l’homme primitif a représenté la partie principale, la plus vivante et la plus décisive. Mais il apparaît tout de suite, si l’on pose la question en ces termes, que l’homme primitif était un homme religieux, en quoi il apparaît aussitôt difficile que nous puissions le suivre, puisque, dans la mesure où nous approchons de ces mouvements avancés de la littérature actuelle, nous nous éloignons d’autant de ce qui a été le monde religieux de notre enfance. Nous ne pouvons pas trancher la question si vite ; il est certain qu’un grand pas a été fait dans la connaissance de l’homme primitif, et il n’est pas sûr même que nous soyons beaucoup plus éloignés après une vingtaine d’années du mouvement moderne de l’homme primitif que les hommes de la Renaissance étaient éloignés de l’homme antique, mais nous nous retrouvons avec une différence fondamentale : l’homme primitif était par essence inconscient, et cela dans tous les sens du terme, il n’avait pas la conscience de ce qu’il était, en général il n’avait pas [conscience] non plus de ce qui se définit en nous comme inconscient. Ce qui caractérise au contraire l’homme moderne, et peut-être en particulier l’homme surréaliste, c’est que dans son retour au primitif il est contraint à la conscience et s’il vise même à retrouver en lui les mécanismes de l’inconscience, ce n’est jamais sans avoir conscience de ce qu’il vise. Il est par conséquent à la fois rapproché et plus éloigné.
Si maintenant je représente cet homme conscient que nous sommes, ayant la connaissance de ce qu’ont été les premiers hommes, [//] au moins sous une certaine forme en ce sens que nous ne pouvons douter que les premiers hommes ont été plus près du déchaînement des passions que nous ne le sommes, ont été moins apprivoisés, ont été, comme l’a dit la voix populaire, des sauvages, des sauvages et en même temps des hommes religieux ; mais puisque nous faisons porter notre attention lucide sur ces faits, nous sommes obligés de voir que lorsque nous avons dit que le primitif était un homme religieux, nous savons en même temps que sa façon d’être religieux était exactement matérialiste. Entendons-nous : il ne s’agit pas de décider si les contenus religieux de la pensée primitive étaient plus proches d’une philosophie matérielle ou spiritualiste, il s’agit simplement de mettre l’accent sur ce fait : il est impossible de rien suivre dans la vie des primitifs si l’on n’aperçoit pas que chacun de leurs actes a été lié à un intérêt matériel. Les rites que nous avons étudiés chez ceux qui représentent le moins mal l’homme qui a pu peupler la terre au début de l’humanité, les rites qui les animent dans des déchaînements de passion, sont toujours commandés par le souci d’un intérêt matériel. Il s’agit toujours du bien d’une communauté, souvent même du bien économique de cette communauté. Ces rites ont pu être étudiés dans un sens qui les ramenait généralement à des rites agrestes ; il pouvait y avoir là une exagération, une simplification, toutefois, nul ne saurait nier l’importance de la préoccupation de l’agriculture dans les faits qui nous apparaissent les plus poétiques tels qu’ils appartiennent à la vie des primitifs. Ces fêtes qui les animent, qui les poussent au dernier degré de la transe, qui les amènent à l’orgie, ont pour fin la fécondation de la terre. Il y a là dans le terme de religion dès l’abord, puisque ces fêtes ramassent l’essentiel de ce qu’a pu être la religion, il y a là dans le terme de religion une sorte de sens de bataille. La religion n’est pas exactement ce que nous attendons lors­ que nous songeons aux religions morales, au christianisme et au bouddhisme, lorsque nous sommes en face de l’homme primitif. La religion chrétienne ou la religion bouddhiste nous paraissent désintéressées, la religion primitive est intéressée.
A vrai dire, il est difficile de croire que lorsque nous passons de ces rites simples et de ces fêtes orgiaques aux religions morales telles que le christianisme [//] ; mais les actes dans lesquels la passion continue malgré tout d’être déchaînée sous le joug religieux ont perdu toute valeur intéressée. La doctrine du salut a pour base le souci d’un intérêt de l’être ; il s’agit cette fois d’un intérêt spirituel, mais il ne s’agit jamais cependant que de durer, il ne s’agit jamais que d’assurer la vie, il ne s’agit jamais que de la rendre possible. Ceci peut faire ressortir, ce terme même peut faire ressortir cette antinomie qui est contenue dans le terme de religion, rendre la vie possible en allant le plus loin dans le sens de l’impossible ; le déchaînement des passions supprime la possibilité de la vie ; s’il est retrouvé par exemple pendant les fêtes des primitifs, ce n’est que pour un temps court et afin d’assurer la possibilité de ce qui suivra, mais jamais l’impossible, en aucun cas, n’est pris comme tel, jamais l’homme ne va au-devant de ce déchaînement des passions qui est contenu en lui-même pour le vivre sans fin et sans souci de la possibilité d’ultérieur, pour le vivre comme un impossible à vivre pour la seule raison qu’il y est destiné et que l’homme qui n’accepte pas sa destinée est condamné aux compromis et aux hypocrisies qui continuent à peser sur nous et dont probablement le mouvement dont je parle en ce moment a le sens précis de vouloir l’émanciper.
Le surréalisme, lui, s’oppose certainement à ce que l’on peut appeler religion en ce sens net que jamais le prix de la passion qu’il a mis en avant n’a été commandé à lui par le souci de la durée, par le souci d’assurer les intérêts matériels des hommes qui le prenaient. Il y a dans l’attitude surréaliste quelque chose de parfaitement radical qui dès l’abord l’oppose aux formes religieuses qui paraissent les plus élevées et qui dans une atmosphère de compromis entretenaient l’équivoque entre le souci d’une vie passionnée, entre le souci d’une vie affective portée à l’incandescence et celui de l’intérêt personnel, celui de la durée. Ceci disparaît dans le surréalisme sous la forme très simple du scandale. Il y a opposition fondamentale entre les formes religieuses reçues dans les pays civilisés et un mouvement comme le surréalisme et cette opposition se traduit régulièrement par le scandale qu’a été le surréalisme et qu’il est encore en dépit des apparences. Le surréalisme a mis en avant sous une forme parfois discrète et maintient en avant un élément noir qui lui est lié d’une façon indiscutable. Julien Gracq [7], dans le livre qu’il a consacré récemment à André Breton, et plus généralement au surréalisme, a fait ressortir ce côté maudit qui dure à travers les aspects heureux que Breton a donnés au surréalisme actuel. Il ne s’agit pas seulement d’une eau noire, de sang noir, mais de cœur noir et toujours cet élément noir domine, l’emporte, assure je ne sais quel arrachement au monde qui nous avait dominé autrefois. La formule, la dernière formule d’Arcane 17, « Osiris est un dieu noir », continue la tradition scandaleuse du surréalisme. Et au-dessus de tous ces faits, les idées de rompre avec le passé dominent le sort qui a été fait par le surréalisme pour la première fois à la figure parfaitement noire de Sade. On sait d’ailleurs que pour Breton l’acte surréaliste le plus simple ne consistait pas dans un acte anodin, ne consistait pas dans un acte littéraire ; l’acte surréaliste le plus simple, a-t-il écrit, consiste à descendre, consisterait à descendre dans la rue et à tirer au hasard dans la foule. Il ne s’agit donc pas de quelque forme qui puisse être conciliée avec la possibilité, il n’y a rien de possible dans le fait de tirer au hasard dans la foule ; tirer au hasard dans la foule, ça signifie exactement la volonté de l’impossible et rien d’autre, en ce sens qu’après tout personne ne l’a fait en ce sens qu’on ne peut pas passer de l’état actuel où un homme civilisé vit à cet état que d’autres gens ont connu. Cela signifie tout de même une orientation sur laquelle il n’est pas possible de revenir.
Quelque réserve que j’aie dû faire au sujet du sens religieux du surréalisme du fait de la valeur équivoque d’une autre religion, le dernier jugement que je viens de citer rapproche de la façon la plus claire l’attitude surréaliste avec des formes religieuses connues. L’on sait que dans les îles de la Malaisie une tradition s’est perpétuée qui voue de temps en temps un individu au sort qui servait à Breton pour caractériser l’acte surréaliste le plus simple. La coutume de l’amok est bien connue ; les pays où règne la coutume de l’amok connaissent, comme une sorte d’attitude traditionnelle la soudaine furie d’un individu qui s’arme soudain d’un poignard, entre en courant dans une foule et tue jusqu’au moment où il sera tué. Il ne s’agit pas là exactement d’un acte de folie puisqu’il y a tradition perpétuée. Il est évident que la foule ne pardonne pas d’autre part à l’amok, elle le tue, mais elle se rend complice de l’acte de ce soi-disant fou puisqu’à l’avance il a été entendu que c’était une chose naturelle qu’un homme soit pris de la folie de l’amok, que c’était une chose naturelle qu’un homme soit dans l’obliga­tion de se jeter sur son semblable et de le tuer. J’essaierai maintenant, au-delà de cette définition peut-être exagérément symbolique, de représenter les aspects religieux qui caractérisent en général le surréalisme. Apparemment les plus grandes précautions ont été prises pour éviter des rapprochements. Quand j’ai montré qu’il devait avoir nécessairement un caractère pénible, quand j’ai insisté sur les caractères scandaleux qui séparent le surréalisme de la morale chrétienne, malgré le souci d’éviter un vocabulaire qui a été usé par le christianisme, il est facile de reconnaitre les formes traditionnelles à travers de nombreux passages des œuvres d’André Breton en particulier. Julien Gracq a insisté sur « Degrés autour des Temples d’Ombres » [//] dont on a parlé et qui est telle pour lui que sans elle rien n’a de prix à ses yeux, qu’ont seulement pour lm les objets ou les événements qui lui ont fait passer le long des tempes, un frisson dont nous avons le droit de dire qu’il s’agit d’un frisson sacré. Qu’il y ait là quelque chose de fondamental, qu’il y ait là quelque chose qui doive être défini comme lié à l’un des sens du mot religieux, je ne crois pas qu’il puisse entrer un doute à ce sujet. Le récent développement du surréalisme a d’ailleurs insisté sur un autre aspect profond de la vie religieuse ; le souci que le surréalisme actuel a marqué pour le mythe est une des indications les plus claires dans ce sens. Le mythe est évidemment dans la vie religieuse, avec le sacré, l’un des mouvements essentiels, avec le sacré il est lié à tout ce qui a été analysé par la philosophie sous forme de participation. Et il est évident que lorsqu le surréalisme a mis en avant l’idée de mythe, il répondait à une nostalgie vivante dans l’esprit des hommes actuel, vivante non seulement depuis Nietzsche mais même depuis le romantisme allemand. De plus, ce qui constitue la religion est la liaison au mythe des rites. Or, personne n’ignore actuellement que la tendance nettement assuré du surré­alisme est d’arriver à retrouver les attitudes qui ont permis aux hommes primitifs de se réunir dans des rites et plus exactement de retrouver dans des rites les formes les plus aigües, les plus tangibles de la vie poétique. Tout ce que Breton met en avant qu’il s’agisse de cette recherche du sacré, du souci des mythes, de retrouver les rites semblables à ceux des primitifs, représente cette exploration de la possibilité que nous retrouvons la possibilité dans un autre sens, il s’agit simplement cette fois d’explorer tout ce qui peut être exploré par l’homme il s’agit de reconstituer tout ce qui était dans le fond de l’homme avant que cette nature humaine n’ait été asservie par la nécessité du travail technique. Le travail technique a ordonné en nous des jugements et des attitudes qui sont toutes subordonnées à un résultat ultérieur, qui sont toutes subordonnées à un résultat matériel. Personne ne peut songer à contrevenir au bien-fondé de ces jugements et de ces attitudes, mais personne n’est sans apercevoir que la part faite à l’activité technique, en particulier lorsqu’elle est devenue dans le monde moderne machinale (mais ceci a commencé dès les temps primitifs) est de nature à altérer profondément ce qui, dans la nature humaine est resté indestructiblement semblable à ce que nous percevons quand nous nous plaçons d’une façon nue devant le spectacle de la nature et pus exactement devant le spectacle de l’univers. L’homme qui travaille est un homme qui se sépare de l’univers, l’homme qui travaille est un homme qui s’enferme déjà dans des maisons, qui se lie à ses chefs, à ses tables, à ses établis et à ses rabots. L’homme qui travaille est un homme qui détruit la réalité profonde [//] que le surréalisme a sur le réel. Et il ne fait aucun doute qu’en commun avec les rites de l’homme primitif, le souci du surréalisme été de retrouver en dehors de cette activité technique qui s’appesantit sur les masses humaines actuelles cet élément irréductible par lequel l’homme n’a pas de semblable plus parfait qu’une étoile. Il faut dire que ceci pourrait apparaître comme un aspect du surréalisme que nous connaissons actuellement et que certains ont une tendance à trouver, par rapport au surréalisme primitif, dégénéré. Néanmoins il est facile de montrer que le fondement du surréalisme à savoir l’écriture automatique, portait déjà en elle-même à la fois la vertu et la nécessité de ces développements ultérieurs. Ce qui caractérise essentiellement l’écriture automatique et qui fait qu’un homme comme André Breton est resté attaché à son principe en dépit d’un échec relatif qu’il reconnaît quant au résultat de cette méthode, c’est un acte de rupture — qui certainement, dans l’esprit de Breton était définitif — avec un enchaînement qui, à partir du monde de l’activité technique, est donné dans les mots eux-mêmes, dans la mesure où ces mots participent du monde profane ou du monde prosaïque. Celui qui s’assied confortablement, qui oublie au maximum ce qui est pour écrire au hasard sur le papier blanc les folies les plus vives qui lui passent dans la tête, peut n’aboutir à rien sur le plan de la valeur littéraire ; il n’importe, il a connu, il a fait l’expérience d’une possibilité qui est celle de la rupture sans réserve avec le monde où nous agissons pour nous nourrir, où nous agissons pour nous couvrir et pour nous abriter. Il a fait acte essentiellement d’insubordination, dans un sens il a fait un acte souverain ; en même temps, il a accompli ce qui, dans le sens même des religions, pourrait apparaître comme prédominant, il a accompli la destruction même de la personnalité. Celui qui fait acte de surréalisme dans l’écriture automatique doit d’abord abandonner le souci qu’a le littérateur lorsqu’il écrit pour faire un livre avec une intention donnée, lorsqu’il écrit un livre de la même façon que l’on bêche un jardin, il lui est nécessaire à un moment donné d’oublier qu’il appartient à cette humanité dont les pieds sont attachés à des bêches ; il lui est nécessaire d’oublier qu’en tant que littérateur il est attendu par l’édition, par la nécessité de faire ce que malgré tout les surréalistes ont fait jusqu’à un certain point, carrière littéraire. A un moment donné il a dû renoncer à lui-même de la façon la plus profonde, et là le christianisme même suit, si je puis dire, le surréalisme à sa remorque parce que dans le christianisme l’abnégation est beaucoup plus courte, le renoncement est beaucoup plus court en ce sens que ce que l’on perd on le retrouve en Dieu. Le surréaliste qui fait acte d’écriture automatique, si humble que puisse paraître ce simple changement dans ses attitudes générales, renonce, d’une façon qu’il est facile après coup de juger incontestablement comme agressive, à la prérogative de Dieu qui n’a jamais été abandonnée par l’homme, précisément qui a été maintenue par l’homme chrétien, à la prérogative de Dieu qui est de tout savoir, de tout vouloir, de tout enchaîner et de ne jamais s’oublier soi-même. Mais si nous nous reportons maintenant aux difficultés dans lesquelles nous avons vu le surréalisme se débattre, nous apercevons que ces opérations, que j’ai cherché à définir en rapport avec•une connaissance que l’on peut appeler scientifique de la vie religieuse primitive, n’ont pas été sans entraîner des difficultés extrêmement pénibles ; j’ai désigné par là les rapports du surréalisme et de la politique. Le surréalisme, si l’on admet la définition que j’en ai donnée est la plus parfaite négation qi soit de l’intérêt matériel, il est impossible d’aller plus loin ; il est évident que les limites demeurent dans la faiblesse humaine, mais cette faiblesse dans le surréalisme est qualifiée de ce qu’elle est, est qualifiée de faiblesse. Mais comment l’homme actuel peut-il nier l’intérêt matériel ? Il ne peut le faire que sous la forme que l’intérêt matériel a prise actuellement, à savoir sous la forme de l’intérêt personnel, exactement sous la forme de l’intérêt dans la société capitaliste. Au moment où l’on a aperçu cette impossibilité d’atteindre l’intérêt matériel directement et la nécessité de passer par la forme que l’intérêt matériel a prise dans les conditions présentes, on s’aperçoit que le surréalisme est une négation bien plus faible de cet intérêt personnel que le communisme. Le communisme apparaît d’une façon tout à fait évidente comme infiniment plus capable de nier le monde de l’intérêt personnel que le surréalisme. Tout le monde sait que le surréalisme lui-même a implicitement reconnu cette difficulté. André Breton n’a pas tardé après la création du mouvement à faire acte sans réserve de communisme. Il me semble que l’attitude qui l’a guidé dans ce sens était irrécusable, que le parti pris par André Breton était le seul qu’il pouvait prendre ; l’expérience a montré néanmoins qu’entre les partisans d’une lutte contre le monde capitaliste et l’attitude surréaliste une antinomie pouvait se développer. En effet, il appert de l’expérience révolutionnaire d’autre part que la lutte communiste contre le monde matériel de l’intérêt personnel, loin de supprimer l’intérêt matériel dans le monde, a créé une situation historique où le primat de l’intérêt matériel n’avait été qu’accentué. La chose évidemment a tenu à des circonstances) fortuites, le fait que la révolution s’est développée dans un pays arriéré a été pour beaucoup dans la nécessité où le communisme s’est trouvé d’appuyer de la façon la plus lourde sur la valeur de l’intérêt économique. Le communisme ne peut en aucun cas nier le fait que les intérêts économiques ne sont pas des intérêts tels ; nier que l’activité économique [//] et non l’homme pour l’activité économique, mais dans des conditions telles, l’homme doit d’abord s’asservir à l’activité économique ayant de pouvoir songer s’émanciper morale­ment dans le sens que le surréalisme a indiqué. Il y a, si l’on m’entend bien, de cette façon à la fois dans le surréalisme et dans le communisme une équivoque. Le surréalisme ne peut pas sortir de l’équivoque par sa négation de l’intérêt matériel et pour autant le communisme ne sort pas non plus de l’équivoque, parce que sa négation de l’intérêt personnel n’aboutit pas entièrement à ce que l’on pourrait appeler simplement l’intérêt commun, aboutit à l’intérêt technique qui est encore un intérêt particulier. Je n’ai pas à faire ici la critique du communisme et les quelques termes que je viens d’employer ne pourraient en aucun cas être pris dans ce sens. Mais je tiens aujourd’hui à m’expliquer aussi clairement que je peux sur la question du surréalisme. Il est certain que les difficultés que j’ai énoncées ont établi une sorte d’état de crise à l’intérieur du surréalisme. Ce qui apparaît est d’abord pénible ; lorsque l’on est en face de l’attitude surréaliste en tant qu’elle se manifeste concrètement dans la vie des individus qui appartiennent à un groupe donné, c’est le caractère, si l’on peut dire, désœuvré, lié au caractère irréel des valeurs qui sont mises en avant. Du fait que le surréalisme a abandonné une certaine équivoque, celle que j’ai définie comme étant inhérente à la religion telle qu’elle a existé jusqu’au christianisme, la valeur poétique qui dans les rites anciens était garantie par la valeur matérielle du rite, par la valeur réelle du rite, valeur qui n’était peut-être pas profondément réelle mais qui était considérée comme telle par tous ceux qui pratiquaient le rite, cette valeur matérielle a cessé de garantir l’authenticité du rite. Il n’y a aucune possibilité actuellement de donner à la vie surréaliste cette garantie que donnait la croyance à l’efficacité. Il en résulte cette sorte de sentiment de vide, de vain, d’inutile, de superflu, de frivole qui caractérise l’œuvre surréaliste, je ne dirai pas aux yeux de ceux qui veulent en approfondir le contenu, mais aux yeux de la plupart des hommes et il ne peut appartenir à personne de transgresser cette limite en ce sens que seule l’existence commune serait de nature à donner ce caractère de profonde réalité que le surréalisme cherche. Ce surréel ne peut pas aboutir à de véritables réalités parce que les hommes n’y croient pas, parce que l’ensemble des hommes n’y croient pas et ne peuvent pas y croire. Il me semble que cette difficulté a été ressentie comme pénible, non seulement par André Breton, mais par tous ceux qui se sont approchés du surréalisme, soit qu’ils aient appartenu au groupe même, soit que leur activité ait été voisine de celle de ce groupe, et par là je n’hésite pas à me désigner moi-même dans ce sentiment de malaise, dans ce sentiment d’impuissance qui me semble assez tristement caractériser le résultat du surréalisme. J’entends bien que par là je n’ai pas l’intention de définir un échec du surréalisme, il n’y a pas dans la vie, dans l’histoire, de résultats qui ne comportent une part d’échec et l’échec est très loin de mériter d’être pris comme le font ceux qui ne veulent pas aller plus loin, comme une sorte de preuve de la vanité ; l’échec ne peut être pris au contraire que comme ce que doit rechercher lé plus attentivement celui dont l’impatience appelle un rebondissement. Ici j’excéderai ce qui est l’acquis du surréalisme pour représenter ce qui reste à mon sens possible. Il s’agit bien entendu d’une simple évocation, il est impossible de parler de ce qui pourrait advenir sans faire une réserve profonde. Le prophétisme ne peut pas être le fait de l’homme actuel, nous ne savons, nous ne voyons pas plus loin que le bout de notre nez et, ce qui plus est, ça nous plaît ; je suppose qu’il n’y a rien d’agréable dans le fait de transformer un délire simple en un délire prophétique ; nous voulons vivre dans nos limites, nous voulons vivre dans l’instant présent, nous ne voulons pas subordonner ce que nous vivons immédiatement à des soucis qui sont à reporter plus tard. Toutefois ceci nous laisse en présence de problèmes qui sont inhérents à notre nature d’hommes, nous sommes obligés, devant une impasse, de chercher une issue ; cette issue, à mon sens, je crois l’avoir définie lorsque j’ai représenté dès le début de cet exposé le fait que, dans cette renaissance possible de l’homme primitif, l’homme actuel ne pouvait pas retrouver les formes disparues autrement que d’une façon entièrement altérée par la conscience, qui est le fait qui le caractérise, lui. Nous ne pouvons être que conscients et c’est en nous enfonçant dans la conscience que nous pouvons tenter de transgresser les difficultés du monde actuel. Il ne dépend d’aucun d’entre nous de supprimer la réalité capitaliste ; j’entends bien dans quel sens je viens de dire [//] chacun de nous peut avoir une action dont le but est clairement défini, comme la suppression du capitalisme, mais il ne s’ensuit pas pour autant que nous puissions passer du monde capitaliste où nous sommes dans le monde qui le suivra ; l’on ne peut même pas dire que le monde soviétique ait réalisé ce saut ; nous sommes, que nous le voulions ou non, enfermés dans le monde capitaliste ; nous sommes réduits à des analyses conscientes de la position où nous sommes, nous ne pouvons pas connaître directement ce que serait une vie où l’intérêt personnel aurait été supprimé. La première chose qui nous incombe à cet égard est la compréhension ouverte de tout ce qui se passe dans le sens d’une volonté de transformer le monde. Il peut être pénible à certains moments d’apercevoir que ceux qui ont donné leur vie à un bouleversement des formes sociales n’ont pas abouti à des résultats qui avaient été définis auparavant. Il est certain qu’il y a une différence entre le programme de Lénine tel qu’il a été énoncé dans L’État et la Révolution et l’état actuel du monde soviétique de quelque façon qu’on le définisse. Mais si nous rejetons purement et simplement cet effort en raison des conséquences graves qu’il a pu avoir, en particulier dans le sens des restrictions provisoires ou non à la liberté ; si nous opposons à la volonté de ceux qui ont agi comme ils ont pu et dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies notre incompréhension pure et simple, il me semble que nous diminuons profondément les chances que nous avions au départ de faire porter notre conscience sur les données qui ne soient pas déformées par l’état présent du monde. C’est seulement, je crois, dans la mesure où nous pouvons comprendre avec la sympathie ceux qui ont essayé de faire un monde réel que nous pouvons commencer à former des jugements conscients sur nous­ mêmes. Aucun jugement conscient ne peut être formé par l’homme dans la mesure où il est déformé par un milieu qui est celui de l’intérêt personnel, dans la mesure où nous subissons cet intérêt, dans la mesure où nous sommes nous­ mêmes guidés par lui, dans la mesure où nous vivons en face d’autres hommes guidés par le même intérêt. Une déformation profonde altère toutes les possibilités qui sont en nous, comme en particulier ce que j’appellerais volontiers un acte poétique : pourrait-il avoir lieu tant que deux êtres sont séparés profondément par l’existence d’un intérêt personnel à chacun d’eux ? Comment la communication de la poésie serait-elle possible tant que les intérêts de celui qui l’écoute et de celui qui la dit diffèrent ? On sait ce que sont souvent les lectures des œuvres poétiques ; chacun transcrit sur une espèce de cadran des indications d’une extrême banalité et substitue à la notion poétique ces indications qui sont commandées par l’existence des intérêts variés qui existent actuellement dans le monde. Il n’y a pas jusqu’à l’intérêt de l’existence d’un mouvement, en particulier jusqu’à l’intérêt d’un éditeur, d’une revue, tout cela déforme profondément la communication poétique, tout cela la réduit souvent au souci de former un jugement analogue à celui qu’on forme lorsqu’on fabrique. Nous sommes amenés souvent à nous trouver en face d’un tableau ou d’un livre à peu près avec l’attitude d’un commerçant. C’est là un échec qui ne doit pas faire oublier si peu que ce soit le souci demeuré accessible mais non [//] d’un accès poétique. Et je ne crois pas me tromper en disant que si nous nous séparons un instant, si nous cessons d’être éveillés, et j’emploie le terme au sens fort du mot, à toute la réalité poétique, si à un moment donné nous quittons cet effort si douloureux qu’il soit pour passer à des protestations dont nous savons à l’avance qu’elles sont parfaitement vaines, nous passons immédiatement de l’état de l’homme qui veut se nier lui-même et peut se changer lui-même en poésie à l’état de l’homme qui vit dans le cycle des intérêts personnels. Je crois que l’on ne saurait trop insister sur cette nécessité de lier la conscience à la dépersonnalisation. Il me semble que le surréalisme s’est avancé profondément dans cette voie, il me semble aussi que cette voie demeure ouverte et qu’il nous est nécessaire de nous y enfoncer davantage. Il peut être bien de songer à créer des mythes, à créer des rites et pour ma part je ne me sens pas l’ombre d’hostilité contre des tendances de cet ordre-là. Toutefois, il me semble que lorsque j’ai parlé d’un malaise résultant du fait que ni ces mythes ni ces rites ne seront de véritables mythes ou rites du fait qu’ils ne recevront pas l’assentiment de la communauté, j’ai mis en avant la nécessité d’aller plus loin et de représenter une possibilité qui au premier : abord pourra passer pour négative et qui n’est peut-être au fond que la forme la plus achevée de la position. Si nous disons tout simplement au compte de la lucidité que l’homme actuel se définit par son avidité de mythe, et si nous ajoutons qu’il se définit aussi par la conscience de ne pas pouvoir accéder à la possibilité de créer un mythe véritable nous avons défini une sorte de mythe qui est l’absence de mythe. J’exprime ici une idée assez difficile à suivre. Toutefois il est facile de se représenter que si nous nous définissons comme incapables d’arriver au mythe et comme en souffrance, nous définissons le fond de l’humanité actuelle comme une absence de mythe. Et cette absence de mythe peut se trouver devant celui qui la vit, qui la vit, entendons-nous, avec la passion qui animait ceux qui voulaient autrefois vivre non plus dans la terne réalité mais dans la réalité mythique, cette absence de mythe peut se trouver devant lui comme infiniment plus exaltante que ne l’ont été autrefois des mythes qui étaient liés à la vie quotidienne. A cette absence de la particularité dans le mythe — parce qu’en définissant ainsi l’absence de mythe on définit simplement la suppression de la particularité — à cette absence est lié un caractère qui pourra passer, qui peut passer pour singulier, c’est le fait qu’il est impossible de contester l’absence de mythe. Personne ne peut dire que l’absence de mythe n’existe pas en tant que mythe ; il n’y a pas d’homme qui ne soit obligé de recevoir, même dans la mesure où il s’efforce de créer un mythe particulier, de recevoir l’image de l’absence de mythe comme un mythe réel. A cette première suppression de la particularité peut s’ajouter ou doit s’ajouter la nécessité d’une absence de communauté. Que signifie en effet un groupe, sinon que l’opposition de quelques hommes à l’ensemble des autres hommes ? Que signifie par exemple une Église comme l’Église chrétienne sinon la négation de ce qui n’est pas elle ? Il y a dans le fait que toute religion dans le passé était liée à la nécessité de se poser comme Église, comme communauté fermée, une sorte d’achoppement fondamental ; toute sorte d’activité religieuse, dans la mesure où elle était déchaînement de passion, tendait à supprimer les éléments qui séparent les personnes les unes des autres. Mais en même temps la fusion que la fête ancienne opérait n’avait pour fin que de créer un nouvel individu que l’on pourrait appeler l’individu collectif. Je ne veux pas par là prétendre que les individus ne sont pas appelés à se grouper comme ils l’ont toujours été, mais au­ delà de cette nécessité immédiate, l’appartenance de tout communauté possible à ce que j’appelle en des termes qui sont pour moi volontiers étranges, absence de communauté, doit être le fondement de toute communauté possible, c’est­ à-dire que l’état de passion, l’état de déchaînement qui était inconscient dans l’esprit du primitif peut passer à une lucidité telle que la limite qui était donnée par le contraire du premier mouvement dans la communauté qui le refermait sur lui-même doit être transgressée par la conscience. Il ne peut y avoir de limite entre les hommes dans la conscience, et qui plus est la conscience, la lucidité de la conscience rétablit nécessairement l’impossibilité d’une limite entre l’humanité elle-même et le reste du monde. Ce qui doit disparaître du fait que la conscience devient de plus en plus aiguë, c’est la possibilité de distinguer l’homme du reste du monde. Ceci doit être poussé, me semble-t-il, jusqu’à l’absence de poésie, non que nous ne puissions atteindre la poésie autrement que par le canal des poètes réels, mais nous savons tous que chaque voix poétique comporte en elle-même son impuissance immédiate, chaque poème réel meurt en même temps qu’il naît, et la mort est la condition même de son accomplissement. C’est dans la mesure où la poésie est portée jusqu’à l’absence de poésie que la communication poétique est possible. Ceci revient à dire que l’état de l’homme conscient qui a retrouvé la simplicité de la passion, qui a retrouvé la souveraineté de cet élément irréductible qui est dans l’homme, est un état de présence, un état de veille poussé jusqu’à l’extrême de la lucidité et dont le terme est nécessairement le silence.
J’ai cherché à montrer quelle voie pouvait aller au-delà des antinomies présentes. Je ne voudrais pas cependant insister sur ces antinomies ; je voudrais, pour finir, insister au contraire sur la viabilité profonde de toute cette effervescence qui se continue aujourd’hui. Il me semble que, quelles que soient ces difficultés, le mouvement des esprits converge, il y a de toutes parts, et on ne saurait sous-estimer en dépit de l’apparence souvent isolée que peuvent avoir les attitudes individuelles, il y a de toutes parts une effervescence qui voue l’homme à un retour à une vie beaucoup plus libre, beaucoup plus fière, à une vie que l’on pourrait qualifier de sauvage. Il y a dans l’homme actuel intolérance profonde à l’égard de l’humiliation qui est demandée tous les jours à la nature humaine et qu’elle subit partout, qu’elle subit dans les bureaux, dans les rues, qu’elle subit dans les campagnes. La nature humaine est ressentie par l’homme partout comme profondément humiliée et ce qui reste de religion achève de l’humilier devant Dieu, qui n’est après tout que l’hypostase du travail. Je ne crois pas que l’on songerait à nier cette nostalgie, je suppose que si nous sommes ici réunis, quelque élément divers qui ait pu jouer dans le fait de la présence des uns et des autres dans cette salle, il est un élément dominant qui a certainement déterminé cette présence, c’est la nostalgie d’une vie qui cesse d’être humiliée, c’est la nostalgie d’une vie qui cesse d’être séparée de ce qui est derrière le monde. Il ne s’agit pas de trouver derrière le monde quelque chose qui le domine, il n’y a rien derrière le monde qui domine l’homme, il n’y a rien derrière le monde qui puisse l’humilier, derrière le monde, derrière la pauvreté où nous vivons, derrière les limites précises où nous vivons il n’y a qu’un univers dont l’éclat est incomparable et derrière l’univers il n’y a rien [8].


Philippe Forest.
Photo : Catherine Hélie ©Gallimard. ZOOM : cliquer sur l’image.

Le Moderne et son mythe

Comme les fleuves dans la mer, les mythes, durables ou fugaces,
se perdent dans l’absence de mythe, qui en est le deuil et la vérité.
Georges Bataille

Une définition du moderne reste. Nous l’avons gardée en réserve. Elle appartient à Georges Bataille. Il l’exprime en 1948 dans une conférence consacrée à la « religion surréaliste ». Elle a fait l’objet de peu d’attention, je crois. Je veux dire qu’on ne lui a pas prêté l’attention qu’elle aurait méritée et qui justifie qu’elle serve de dernier mot à notre propos [9].

1.

Dans cette conférence qui lui est consacrée et avant d’en arriver à la question du surréalisme, Bataille examine d’abord ce qui sépare l’homme moderne de l’homme primitif et qui tient au rapport que ce dernier entretenait avec une religion dans laquelle le premier a cessé de croire. Cet état originel dont l’homme civilisé éprouve la nostalgie, en dépit du désir qu’il en a, il ne peut le retrouver, car la conscience qu’il a acquise l’en sépare à tout jamais : « Dans son retour au primitif il est contraint à la conscience et s’il vise même à retrouver en lui les mécanismes de l’inconscience, ce n’est jamais sans avoir conscience de ce qu’il vise [10]. »
À la religion, aux religions — qui servent un intérêt tantôt matériel et tantôt spirituel, promettant au croyant le bonheur sur terre ou le salut dans le ciel —, le surréalisme s’oppose. Il exalte pour elle-même l’incandescence des passions qui trouve en soi sa justification et sa fin. Mais, ainsi, il n’est pas étran­ger à cette dimension obscure dont André Breton a toujours souligné l’importance essentielle et qu’évoque Osiris le « dieu noir » d’Arcane 17, qu’illustre éminemment la figure de Sade et que célèbre le geste proprement meurtrier, version nouvelle de l’ amok, par lequel le Second Manifeste appelle à descendre dans la foule pour y faire feu au hasard. A ce titre, le surréa­lisme n’est pas sans lien avec la religion lorsque certains de ses rites puisent à ces mêmes sources sombres. Il s’oppose à la religion si celle-ci vise au Bien auquel aspire, matériellement et spirituellement, l’Humanité. Mais il se retrouve en elle lorsqu’il éprouve ce même frisson du sacré que lui procure l’expérience du Mal.
En ce sens, le surréalisme se présente bien à la manière d’une religion nouvelle, d’une religion moderne. Il invente ses propres rites, comparables à ceux dont usaient les primitifs, les sauvages, et qui permettent qu’un rapport perdure pour l’individu avec cette part de lui-même liée à l’épreuve du Mal auquel l’exi­gence du Bien, au nom d’une nécessité supérieure, l’a conduit à renoncer. L’écriture automatique, continue Bataille, doit être comprise ainsi. Loin d’être une pure technique littéraire, un simple procédé poétique, elle consiste en un « acte souverain » par lequel, soustrayant le langage à la loi de l’utile qui le réduit à la condition de servir en signifiant, de signifier en servant, l’individu, sacrifiant tout et jusqu ’à sa propre personnalité, rompt sans réserve avec le monde servile auquel il appartient pourtant et à la logique duquel il doit se dérober - même s’il ne peut y parvenir entièrement.
Pourtant, à l’efficacité des rites qu’il invente et auxquels il s’en remet, le surréalisme ne peut plus croire vraiment. La foi que l’homme primitif plaçait en sa magie, l’homme moderne ne la possède plus. La conscience qu’il a acquise en se civilisant le lui interdit. D’où un sentiment d’impuissance dont Bataille veut croire qu’il est moins le signe d’un échec que la condition d’un recommencement, d’un « rebondissement », d’une « possibilité » en tout cas qui, Bataille le reconnaît, « au premier abord pourra passer pour négative » [11].
L’argument essentiel s’énonce ici : « Si nous disons tout simplement au compte de la lucidité que l’homme actuel se définit par son avidité de mythe, et si nous ajoutons qu’il se définit aussi par la conscience de ne pas pouvoir accéder à la possibilité de créer un mythe véritable, nous avons défini une sorte de mythe qui est l’absence de mythe [12]. » Bataille poursuit : « J’exprime ici une idée assez.difficile à suivre. Toutefois il est facile de se représenter que si nous nous définissons comme incapables d’arriver au mythe et comme en souffrance, nous définissons le fond de l’humanité actuelle comme une absence de mythe. Et cette absence de mythe peut se trouver devant celui qui la vit, entendons-nous, avec la passion qui animait ceux qui voulaient autrefois vivre non plus dans la terne réalité mais dans la réalité mythique, cette absence de mythe peut se trouver devant lui comme infiniment plus exaltante que ne l’ont été autrefois des mythes qui étaient liés à la vie quotidienne [13]. » À ces conditions, conclut Bataille, il devient loisible à l’homme de se soustraire à toutes les formes de tutelle qui pèsent sur lui et qui l’assujettissent au monde et à l’autorité de ce principe que, derrière lui, au-dessus de lui, placent — ou plaçaient — les mythes. Fondant une communauté qui soit « absence de communauté » et pour laquelle s’efface toute frontière entre les hommes, entre les hommes et le monde, s’exprimant sous la forme d’une poésie qui soit « absence de poésie » et qui substitue à toute parole signifiant l’univers un silence souverain, le mythe moderne, qui est « mythe de l’absence de mythe », nous confronte à ce « rien » qui constitue la condition même de notre liberté. « Il ne s’agit pas, déclare Bataille, de trouver derrière le monde quelque chose qui le domine, il n’y a rien derrière le monde qui domine l’homme, il n’y a rien derrière le monde qui puisse l’humilier, derrière le monde, derrière la pauvreté où nous vivons, derrière les limites précises où nous vivons il n’y a qu’un univers dont l’éclat est incomparable et derrière l’univers il n’y a rien [14]. »

2.

Le mythe moderne se trouve ainsi défini par Bataille comme « mythe de l’absence de mythe ». Mieux : c’est en somme la modernité elle-même — en quête de la définition de laquelle nous étions partis dans ce livre — qui demande à être conçue comme « mythologie de l’absence du mythe ». La formule — qui renverse chaque terme envisagé pour ne plus l’appréhender que sous la forme de son absence : absence de mythe, de communauté ou de poésie — sans doute peut, à bon droit, paraître un peu rhétorique. Ou en tout cas : passer pour un pur paradoxe. Bataille lui-même en concède le caractère obscur, il avoue ne pas comprendre jusqu’au bout et entièrement ce qu’elle signifie. Pourtant, elle se laisse rapporter à toute une pensée du moderne — que nous avons examinée — dont elle procède et qu’elle reformule sous l’apparence de ce qui, sans doute, se donne pour une énigme mais qui ne se trouve pas dépourvu pour autant, bien au contraire, de toute portée, de toute pertinence, de toute valeur. Affirmer que l’absence de mythe caractérise la condition moderne revient en effet à penser celle-ci en raison de ce deuil du divin que porte, depuis le romantisme, la civilisation européenne. Avec Hölderlin, notamment, déclarant que, en temps de détresse, la mission du poète consiste à chanter la trace des dieux enfuis — idée sur laquelle insiste Heidegger et dont hérite, pour la décliner indéfiniment, toute une conception mélancolique de la modernité.
Mais envisager une semblable absence de mythe comme un mythe nouveau, comme la condition d’un mythe nouveau, renverse quelque peu la donne et oblige à considérer précisément sous quelle forme demande à naître ce mythe moderne que le présent appelle. Sa nécessaire invention, tout le romantisme la proclame — depuis Schelling notamment. Chez Nietzsche, l’idée est exprimée dès La Naissance de la tragédie (1872) et de la « mort de Dieu » se déduit toute la mythologie du surhumain. Plus généralement, la conviction s’énonce partout qu’un mythe est indispensable au monde, qui prenne la relève des religions anciennes dans la mesure où celles-ci sont devenues insusceptibles de relier les hommes entre eux et de relier chacun d’entre eux à un principe supérieur conférant son sens à ce qui est. Le défaut du divin a engendré ce nihilisme qui, sous ses formes différenciées, détermine la condition moderne et la condamne à plus ou moins longue échéance. Une autre sacralité devient nécessaire, qui se substitue à celle qui l’avait précédée. D’une certaine manière, le nouveau que le moderne exalte, par lequel se manifeste la valeur propre de l’art et auquel les avant-gardes lient le projet d’une révolution qui soit à la fois philosophique et politique, ne se conçoit pas autrement.
Qu’un mythe moderne soit indispensable au présent constitue un lieu commun auquel chacun souscrit. Il en va particulièrement ainsi à l’époque de Bataille. Car le nazisme, précisément, apporte alors la preuve menaçante et même épouvantable de ce que risque de signifier cette sacralité nouvelle — sanctifiant en l’espèce les valeurs de la race et du sang — dont Alfred Rosenberg a développé la théorie dans Le Mythe du XXe siècle (1930) et que dénonce précocement Georges Politzer [15]. Il s’agit d’opposer à ce mythe un mythe contraire, comme s’y emploient — mais ils sont loin d’être les seuls — les auteurs qui sont ou furent proches du surréalisme. Ainsi, pendant la guerre et sous l’influence de Politzer, Aragon pensant la Poésie de la Résistance en de pareils termes et se proposant, dit-il, faisant usage d’une image qui a déjà beaucoup servi, de remettre les mythes sur leurs pieds [16]. Ou bien, après lui et d’une autre manière, André Breton, comme en témoigne Arcane 17 qui précise le programme déjà formulé en 1935 et par lequel le poète se proposait de concilier « le surréalisme comme mode de création d’un mythe collectif » avec le projet d’une révolution politique [17].
La question concerne — obsède — au même moment Bataille. Les entreprises collectives dans lesquelles il s’engage avec Contre-Attaque, Acéphale et surtout dans le cadre du Collège de sociologie qu’il fonde avec Leiris et Caillois constituent comme des laboratoires destinés à penser la possibilité d’un mythe nouveau et d’en permettre peut-être la naissance : afin de s’opposer au mythe fasciste mais non sans témoigner d’une certaine fascination pour lui et le prendre quelque peu pour modèle. Perspective à laquelle Bataille va vite tourner le dos, la condamnant sans retour — même si, aujourd’hui encore, la plupart des thuriféraires de l’auteur accordent complaisamment leur préférence à cette page qu’a résolument tournée l’écrivain. Et c’est à la faveur du dialogue qu’il renoue, sur d’autres bases et en d’autres termes, avec Breton alors que celui-ci place le surréalisme sous le signe restauré du mythe que Bataille reprend la question en 1948.
Mais un pas de plus est fait par lui. Et il est essentiel. L’homme, constate Bataille, ne peut se passer de mythe. Mais le mythe nouveau que le moderne exige ne doit aucunement consister en un mythe contraire qui prendrait la relève de ceux auxquels il s’oppose. Ou plutôt ce mythe nouveau, ce mythe moderne, ce mythe contraire, ne vaut que s’il constitue en même temps le contraire d’un mythe : « un mythe de l’absence de mythe ». À cette condition, il préserve l’humanité de la tentation — que Bataille a éprouvée — de ressusciter une sacralité nécessairement barbare qui érigerait de nouvelles idoles sanglantes en lieu et place de celles qui ont été abattues et qui ferait se dresser au-dessus du monde ou derrière lui, là où ne se trouve que ce « rien » dont la souveraineté dépend, un principe auquel se soumettre encore.

3.

Le mythe moderne, le moderne comme mythe, se présente à la fois comme un mythe, comme un mythe contraire et comme le contraire d’un mythe. Il se maintient comme mythe tout en se niant comme tel, revendiquant cette négativité essentielle dont on a vu, dans notre dernier chapitre, comment elle constituait la seule définition du moderne qui soit.
Cette « négativité », Bataille n’aura jamais cessé de la penser. Elle fut l’énigme à laquelle il se confronta, la passion à laquelle il se livra. Et ceci en un temps où, comme au nôtre, cette ques­tion passait pour avoir été réglée, de sorte que la modernité, déjà, pour lui comme pour nous, n’existait plus qu’au passé. C’est pourquoi Bataille pense mieux que personne notre pré­ sent, penseur de cet « après » auquel nous serions voués et qui constitue, nous dit-on, la forme même de l’interminable présent . auquel nous nous trouverions désormais promis.

Un texte en témoigne : plus célèbre que la conférence de 1948 qui vient d’être citée, et ceci en dépit de la place marginale que semble lui accorder son auteur (il figure seulement en annexe de l’un de ses livres, Le Coupable). Il s’agit de la lettre, datée du 6 décembre 1937, que Bataille adresse à Kojève. Il assiste à son enseignement consacré à Hegel, qui comme on l’a vu fait porter l’accent sur la fin de l’Histoire telle que le philosophe la prophétise ou la constate et dont, de son propre aveu, Bataille, sans y souscrire entièrement, subit alors l’écrasante fascination : « J’admets (comme une supposition vraisemblable) que dès maintenant l’histoire est achevée (au dénouement près). Je me représente toutefois les choses autrement que vous [18]... »
Bataille soumet à Kojève sa réticence — qu’il n’ose pas même présenter vraiment comme une objection — à l’égard de la thèse que celui-ci expose : « Si l’action (le "faire") est — comme dit Hegel — la négativité, la question se pose alors de savoir si la négativité de qui n’a "plus rien à faire" disparaît ou subsiste à l’état de "négativité sans emploi" : personnellement, je ne puis décider que dans un sens, étant moi-même exactement cette "négativité sans emploi" (je ne pourrais me définir de façon plus précise). Je veux bien que Hegel ait prévu cette possibilité : du moins ne l’a-t-il pas située à l’issue des processus qu’il a décrits. J’imagine que ma vie — ou son avortement, mieux encore, la blessure ouverte qu’est ma vie — à elle seule constitue la réfutation du système fermé de Hegel [19]. »
La position que défend Bataille, il n’ignore pas qu’elle est sans valeur au regard de la vérité à laquelle il résiste : « me trouvant devant vous, je n’ai pas d’autre justification de moi­ même que celle d’une bête criant le pied dans un piège [20] ». La protestation à laquelle il prête sa voix, il n’ignore pas non plus quelle forme faible lui confère la création artistique dont la « négativité » qu’elle manifeste n’est jamais reconnue comme telle puisqu ’elle « est introduite dans un système qui l’annule, et seule l’affirmation est "reconnue" » [21]. Le négatif, ainsi, se convertit encore en positif. Pourtant, cette possibilité épuisée, une autre perspective se présente à l’homme de la « négativité sans emploi » : « Il est devant sa propre négativité comme devant un mur. Quelque malaise qu’il en éprouve, il sait que rien ne pourrait être écarté désormais, puisque la négativité n’a plus d’issue » [22].
Même si l’Histoire était finie, ce qui peut-être est le cas, Bataille veut bien l’admettre, même si l’heure avait sonné à son horloge de la synthèse, de la réconciliation et du savoir absolu, ce qui n’est pas acquis, Bataille le soutient, la « négativité » n’y disparaîtrait pas pour autant. Fût-ce sous la forme de cette « négativité sans emploi » pour laquelle, semblable à une bête criant dans le piège où son pied est pris, il parle. Elle témoigne de cette « expérience intérieure » à laquelle Bataille donne toutes sortes de noms qui tiennent semblablement au rapport souverain qu’elle entretient avec ce « non-savoir » qui suppose le savoir mais qui ne se soumet pas à lui et qui prend la forme de l’extase, de la jouissance, du rire et de l’ivresse, de la poésie aussi. Autant dire : de toutes ces conduites par lesquelles chacun manifeste qu’il existe quelque chose, autre chose — nous l’avons appelé le « réel » dont Bataille dit qu’il est l’« impossible » — par quoi l’homme ne se réduit pas au rôle sensé et utile, raisonnable et servile, auquel on l’assigne, se révoltant contre lui.
Sa protestation, Bataille sait bien qu’elle est sans valeur ni portée aux yeux du discours qui décrète que tout est au mieux pour une humanité heureusement parvenue au bout de son aventure et qui n’accorde à toute contestation dont il est l’objet qu’une valeur relative et provisoire, versant le négatif au compte du positif, affirmant que le négatif n’a de sens que s’il sert in fine le positif en lequel il se convertit. Il a bien conscience que la position qu’il défend, comme l’ont défendue avant lui en toute connaissance de cause Kierkegaard ou bien Nietzsche, pas­ sera pour insignifiante. Mais c’est justement son insignifiance qui en fait le sens, son absurdité apparente qui en constitue le prix. Également, c’est le mot d’Ivan Karamazov chez Dostoïevski — dont se réclament, parmi d’autres, Faulkner et Malraux, Chestov ou Camus [23]. Même si j’avais tort, déclare en substance le romancier russe, j’aurais cependant raison : raison de refuser mon assentiment à un monde qui, au nom du Bien pour lequel il prétend parler et quand bien même cet assentiment constituerait la condition suffisante de mon salut, congédie toute considération de cette expérience souveraine et singulière qui préserve chacun de se résoudre au rôle servile que l’on entend lui voir jouer et, en rupture avec l’ordre où sa place est assignée, lui permet de revendiquer et d’exercer sa liberté.
Au temps où l’Histoire se termine, c’est peut-être notre sort après tout s’il n’en a pas toujours été ainsi, le moderne, à la condition de le considérer avec Bataille comme « mythe de l’absence de mythe », oppose à une parole de réconciliation la protestation d’une négation qui n’a nullement vocation à se convertir en affirmation et ne se confond pas avec le discours, servile, qui voue l’humanité à la très hypothétique harmonie au sein de laquelle in fine elle se dissout heureusement. Disons plus simplement : irréconciliée et se refusant à l’être, une parole de dissidence, et de révolte, condition de toute liberté et pré­ servant, au prix de l’impossible, la possibilité d’un lendemain pour l’humanité.
« J’aime l’ignorance touchant à l’avenir », déclare Bataille citant Nietzsche [24].
Car rien, jamais, tout à fait, n’est dit.

Nantes, 2000
Nantes-Paris, 2006
Paris, janvier-avril 2022

Philippe Forest cite la lettre de Bataille à Kojève de février 1937 qui figure en annexe au Coupable (O.C., tome V, p. 369-371), lettre qui ne fut pas envoyée, mais dont le brouillon fut communiqué à son destinataire. Je ne l’avais pas reprise dans mon dossier Bataille lecteur de Hegel (et de Kojève), pas plus d’ailleurs que dans celui que j’avais consacré à Bataille, le coupable, à Vézelay où l’insistance est mise sur cette fameuse « négativité sans emploi » si fondamentale dans l’expérience et la pensée de Bataille. La voici donc.

(Lettre à X., chargé d’un cours sur Hegel...) [25]

Paris, le 6 décembre 1937.

MON CHER X.,

Le procès que vous me faites m’aide à m’exprimer avec une précision plus grande.
J’admets (comme une supposition vraisemblable) que dès maintenant l’histoire est achevée (au dénouement près) [26]. Je me représente toutefois les choses autrement que vous.
Quoi qu’il en soit, mon expérience, vécue avec beaucoup de souci, m’a conduit à penser que je n’avais plus rien « à faire ». (J’étais mal disposé à l’accepter, et, comme vous l’avez vu, ne me suis résigné qu’après m’être efforcé.)
Si l’action (le « faire ») est — comme dit Hegel — la négativité, la question se pose alors de savoir si la négativité de qui n’a « plus rien à faire » disparaît ou subsiste à l’état de « négativité sans emploi » : personnellement, je ne puis décider que dans un sens, étant moi-même exactement cette « négativité sans emploi » (je ne pourrais me définir de façon plus précise). Je veux bien que Hegel ait prévu cette possibilité : du moins ne l’a-t-il pas située à l’issue des processus qu’il a décrits. J’imagine que ma vie — ou son avortement, mieux encore, la blessure ouverte qu’est ma vie — à elle seule constitue la réfutation du système fermé de Hegel.
La question que vous posez à mon sujet revient à savoir si je suis négligeable ou non. Je me la suis souvent posée, hanté par la réponse négative. En outre, comme la représentation que je me fais de moi-même varie, et qu’il m’arrive d’oublier, comparant ma vie à celle des hommes les plus remarquables, qu’elle pourrait être médiocre, je me suis souvent dit qu’au sommet de l’existence il pourrait ne rien y avoir que de négligeable : personne, en effet, ne pourrait « reconnaître » un sommet qui serait la nuit. Quelques faits — comme une difficulté exceptionnelle éprouvée à me faire « reconnaître » (sur le plan simple où les autres sont « reconnus ») — m’ont amené à prendre sérieusement mais gaiement, l’hypothèse d’une insignifiance sans appel.
Cela ne m’inquiète pas et je n’y lie la possibilité d’aucun orgueil. Mais je n’aurais plus rien d’humain si j’acceptais avant d’avoir essayé de ne pas sombrer (acceptant, j’aurais trop de chances de devenir, en plus de comiquement négligeable, aigri et vindicatif : alors il faudrait que ma négativité se retrouve).
Ce que j’en dis vous engage à penser qu’un malheur arrive, et c’est tout : me trouvant devant vous, je n’ai pas d’autre justification de moi-même que celle d’une bête criant le pied dans un piège.
Il ne s’agit plus en vérité de malheur ou de vie, mais seulement de ce que devient la « négativité sans emploi », s’il est vrai qu’elle devienne quelque chose. Je la suis dans les formes qu’elle engendre non tout d’abord en moi-même, mais en d’autres. Le plus souvent, la négativité impuissante se fait œuvre d’art : cette métamorphose dont les conséquences sont réelles d’habitude répond mal à la situation laissée par l’achèvement de l’histoire (ou par la pensée de son achèvement). Une œuvre d’art répond en éludant ou, dans la mesure où sa réponse se prolonge, elle ne répond à aucune situation particulière, elle répond le plus mal à celle de la fin, quand éluder n’est plus possible (quand arrive l’heure de la vérité). En ce qui me touche, la négativité qui m’appartient n’a renoncé à s’employer qu’à partir du moment où elle n’avait plus d’emploi : c’est celle d’un homme qui n’a plus rien à faire et non celle d’un homme qui préfère parler. Mais le fait — qui ne paraît pas contestable — qu’une négativité se détournant de l’action s’exprime en œuvre d’art n’en est pas moins chargé de sens quant aux possibilités subsistant pour moi. Il indique que la négativité peut être objectivée. Le fait n’est d’ailleurs pas la propriété de l’art : mieux qu’une tragédie, ou qu’une peinture, la religion fait de la négativité l’objet d’une contemplation. Mais ni dans l’œuvre d’art, ni dans les éléments émotionnels de la religion, la négativité n’est « reconnue » comme telle. Au contraire, elle est introduite dans un système qui l’annule et seule l’affirmation est « reconnue ». Aussi y a-t-il une différence fondamentale entre l’objectivation de la négativité, telle que le passé l’a connue, et celle qui demeure possible à la fin. En effet, l’homme de la « négativité sans emploi », ne trouvant pas dans l’œuvre d’art une réponse à la question qu’il est lui-même, ne peut que devenir l’homme de la « négativité reconnue ». Il a compris que son besoin d’agir n’avait plus d’emploi. Mais ce besoin ne pouvant être dupé indéfiniment par les leurres de l’art, un jour ou l’autre est reconnu pour ce qu’il est : comme négativité vide de contenu. La tentation s’offre encore de rejeter cette négativité comme péché — solution si commode qu’on n’a pas attendu pour l’adopter la crise finale. Mais comme cette solution s’est déjà rencontrée, les effets en sont à l’avance épuisés : l’homme de la « négativité sans emploi » n’en dispose à peu près plus : dans la mesure où il est la conséquence de ce qui l’a précédé, le sentiment du péché n’a plus de force en lui. Il est devant sa propre négativité comme devant un mur. Quelque malaise qu’il en éprouve, il sait que rien ne pourrait être écarté désormais, puisque la négativité n’a plus d’issue.

GEORGES BATAILLE SUR PILEFACE

PHILIPPE FOREST SUR PILEFACE


[1Eric Marty, lui, fut particulièrement sévère, qui posta sur twitter : « Effrayé par le flot d’âneries que Sylvain Tesson déverse chaque matin sur Rimbaud.... la dernière sur les "randonnées sportives" du poète ».

[2Comme dirait le Gaston Lagaffe de Franquin.

[3Gallimard, 1976, p. 381-395. Le volume comprend aussi : L’économie à la mesure de l’univers, La part maudite, La limite de l’utile, Théorie de la religion et Conférences 1947-1948.

[4J’en ai parlé dans Bataille le nuit.

[5Il est par ailleurs troublant et symptomatique que l’un et l’autre publient au même moment de très belles pages sur le merveilleux Leiris du Ruban au cou d’Olympia. Cf. Yannick Haenel, Je vais sur les chemins de Georges Bataille et de Michel Leiris et Philippe Forest, Rien n’est dit, « Moderne, malgré tout », p. 409-420.

[6Avertissement de l’éditeur : La transcription de cette conférence et de la discussion qui la suit est souvent très fautive. Nous avons corrigé les erreurs les plus grossières (ainsi la Moque pour « l’amok) et introduit le signe [//] quand un ou plusieurs mots semblent avoir échappé à la sténotypie.

[7Julien Gracq : André Breton, Quelques aspects de l’écrivain. Ed. Corti, 1948

[8La conférence de Bataille était suivie d’une discussion assez... « surréaliste », retranscrite dans les Oeuvres Complètes, où la solitude de Bataille n’a jamais été aussi manifeste.

[9Je m’y suis souvent référé : voir notamment Philippe Forest, « De l’absence de mythe », dans Gilles Ernst et Jean-François Louerre (dir.), Georges Bataille, cinquante ans après, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2013, p. 125-138. Jean-Luc Nancy en propose le commentaire dans La Commu­nauté désœuvrée (Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 2004). Mais il le fait dans une perspective et d’une façon qui lui appartiennent et qui me semblent ne pas restituer ce qui en constitue, à mes yeux, la valeur incisive, la portée pourtant décisive.

[10Georges Bataille, « La religion surréaliste » (1948), dans Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 382.

[11Ibid., p. 393.

[12Ibid.

[13Ibid.

[14Ibid.

[15Georges Politzer, Écrits l. La philosophie et les mythes, Paris, Les éditions sociales, 1969.

[16Louis Aragon, Œuvres poétiques complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 865.

[17André Breton, « Position politique du surréalisme », dans Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 414.

[18Georges Bataille, Le Coupable, Œuvres complètes, t. V, op. cit., p. 369.

[19Ibid, p.369-370.

[20Ibid.

[21Ibid., p. 371.

[22Ibid.

[23Sur ce point : Philippe Forest, Le Roman infanticide. Dostoïevski, Faulkner, Camus, Essais sur la littérature et le deuil, Nantes, Editions Cécile Defaut, « Allaphbed 5 », 2010.

[24Georges Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 262.

[25Le brouillon de cette lettre, donné comme détruit (ou perdu) dans les Malheurs du temps présent (OC, tome V, p. 289), était joint aux fragments d’un ouvrage commencé, publiés dans cet appendice. Cette lettre inachevée ne fut pas recopiée, mais le brouillon communiqué à son destinataire.

[26Peut-être à tort, à tort à tout le moins en ce qui touchait les vingt ans qui devaient suivre, X. imaginait proche la solution révolutionnaire du communisme.

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