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Philippe Forest : « Bataille nous encourage à ôter nos muselières »

Georges Bataille vu par Philippe Forest, philosophie magazine (novembre 2020)

D 29 octobre 2020     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Le numéro 144 de philosophie magazine (novembre 2020) est paru. Achetez-le tant que vous pouvez sortir et que les kiosques ne sont pas considérés — comme, une nouvelle fois, les librairies, les théâtres, etc. — « non-essentiels » à la demi-vie qu’on nous imposera dès ce jeudi minuit pour notre survie. Parmi les articles que comporte ce riche numéro, un petit dossier sur Georges Bataille vu par Philippe Forest. « Bataille, pour moi, a toujours été le penseur de l’après. Un "après" dont nous sommes toujours les contemporains » écrit Forest. CQFD [1].

Georges Bataille, les dates clés :
1897 Il naît à Billom dans le Puy-de-Dôme. Il assiste toute son enfance à la dégradation de l’état de santé de son père, atteint de syphilis.
1914 Il se convertit au catholicisme. Son père meurt l’année suivante, et il envisage un temps de devenir prêtre.
1923 Il s’installe à Paris où il se lie d’amitié avec Léon Chestov et Michel Leiris. Il court les maisons closes.
1936 Il fonde la revue littéraire et philosophique Acéphale, qui devient aussi une société secrète. Il prend part au Collège de sociologie.
1943 Il publie L’Expérience intérieure.
1962 Il meurt à Paris et est enterré à Vézelay (Yonne).
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Son goût pour l’érotisme et sa fascination pour le sacrifice le classent parmi les penseurs sulfureux. Mais Georges Bataille est bien plus pour le romancier Philippe Forest. En appelant à l’insubordination contre toute forme de pensée utile ou positive, Bataille ouvre la voie à la reconquête de notre souveraineté.

Philippe Forest :
« Bataille nous encourage à ôter nos muselières »

« Je ne suis pas un spécialiste de Bataille. J’ai peu écrit sur lui  : quelques textes qui, s’ils étaient réunis, fourniraient la matière d’un mince volume. Mais je l’ai beaucoup lu. Et depuis longtemps. C’est vers sa pensée que je reviens le plus souvent, le plus systématiquement. Lorsqu’il y a presque vingt-cinq ans, j’ai écrit mon premier roman [2], j’avais en tête la préface qu’il écrivit pour Le Bleu du ciel. Particulièrement cette phrase  : “Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ?” Que l’on y soit contraint par une nécessité impérieuse – quelle que soit sa nature –, c’est la seule justification, la seule excuse de celui qui écrit. Je suis allé vers Bataille en raison de l’intérêt que je portais étudiant aux avant-gardes littéraires  : le surréalisme dont il fut l’adversaire attentif et puis tous ceux, philosophes ou écrivains, qui le redécouvrirent à l’époque du structuralisme. Tout cela peut passer désormais pour de l’histoire ancienne. Mais Bataille reste un penseur très actuel. L’idéologie d’aujourd’hui nous adresse avec beaucoup d’insistance toutes sortes d’injonctions. Elle nous commande de nous construire et de nous développer, de nous épanouir, de faire fructifier notre capital personnel d’une manière qui soit à la fois utile et rationnelle. Ce qui n’a rien de très enthousiasmant.
Contre cela, Bataille en appellerait probablement à ce qu’il nomme la “souveraineté”. Cette notion offre à chaque individu la chance d’affirmer sa liberté à travers l’“expérience intérieure” dont il parle, celle qui se décline sous les différentes formes de l’extase, de l’ivresse, de la jouissance, du rire ou de la fête. Sa pensée est une invitation à ne pas se soumettre aux discours raisonnables que l’on veut nous imposer. À la fin d’une conférence sur "La religion surréaliste" prononcée en 1948, Bataille fait ce con­stat : "Il y a de toute part une effervescence qui voue l’homme à un retour à une vie beaucoup plus libre, beaucoup plus fière, à une vie que l’on pourrait qualifier de sauvage. Il y a dans l’homme actuel une intolérance profonde à l’égard de l’humiliation qui est demandée tous les jours à la nature humaine et qu’elle subit partout, qu’elle subit dans les bureaux, dans les rues, qu’elle subit dans les campagnes. La nature humaine est ressentie par l’homme partout comme profondément humiliée et ce qui reste de religion achève de l’humilier devant Dieu..." Ainsi l’homme se définit d’abord par la manière dont il résiste à la réduction au rôle servile que la religion et la science, l’économie et l’idéologie veulent lui faire jouer. J’ai tendance à voir en Bataille quelqu’un qui nous appelle à nous débâillonner. Cela me rappelle la chanson Thank You Satan, dans laquelle Léo Ferré évoque "ce monde où les muselières ne sont pas faites pour les chiens !" Nous vivons dans ce monde. Bataille nous encouragerait probablement à ôter nos muselières. Je veux dire : à enlever nos masques...
Mais la transgression suppose la loi, Bataille n’appelle donc pas à son abolition. Certains de ses détracteurs dénoncent chez lui une forme de complaisance à l’égard de la cruauté, du crime, de l’atroce et de l’ignoble. Mais quand Bataille parle du mal, ce n’est pas dans le même sens que les moralistes qui font désormais l’opinion. Il lui arrive d’écrire qu’il cherche une hypermorale à l’intérieur de laquelle ce qu’il nomme le mal serait en réalité le seul vrai bien, un bien supérieur. Bataille éprouve sans doute une fascination pour tout ce que la société condamne et repousse, qu’elle tient pour obscène et qui a trait à la mort ou au sexe. Un principe de dépense existe qui nous fait proprement humains et qui nous ouvre l’accès à une forme d’envers — la "part maudite" — où, tout en nous perdant, nous nous réalisons cependant en vertu du pur saccage auquel nous nous livrons. C’est le potlatch, cette coutume des Indiens d’Amérique du Nord qui consistait, au risque de tout perdre, à offrir à un chef rival un cadeau d’une grande valeur afin de l’humilier, de marquer sa supériorité. »

LE SACRIFICE CRÉATEUR

« On est souvent tenté de caricaturer Bataille en le présentant comme un penseur fasciné par le péché. Certes, il est un lecteur de Sade et il y a chez lui de longs développements consacrés aux sacrifices humains pratiqués par les Aztèques. La présentation qu’il en fait dans La Part maudite peut sembler ambiguë : "Leur conception du monde s’oppose de façon diamétrale et singulière à celle qui joue en nous dans nos perspectives d’activité. La consumation n’avait pas une moindre place dans leur pensée que la production dans les nôtres. Ils n’étaient pas moins soucieux de sacrifier que nous ne le sommes de travailler." Mais il s’agit surtout pour lui d’insister sur la possibilité d’une autre vie, celle, entièrement aliénée à la productivité, que nous menons. Pour elle, nous éprouvons une forme de "nostalgie’’, la même qui lie l’homme civilisé à l’animalité, primitivité auxquelles il a dû renoncer en se construisant, en construisant le monde sens sous le règne duquel il vit. Il sait d’ailleurs que s’y soustraire totalement afin renouer avec ce qui le précéda peut-être serait proprement impossible. Aussi les Aztèques et leurs sacrifices sanglants sont-ils autre chose qu’un exemple à suivre littéralement.
Le sacrifice est essentiel pour Bataille : il consiste en la destruction apparemment absurde d’un bien ou d’un être pour permettre une communication avec quelque chose de supérieur, de sacré, de divin. Ce qui m’intéresse particulièrement, en tant qu’écrivain, c’est que Bataille définisse le sacrifice comme le rituel à l’origine de toutes les formes d’expression artistique.Il évoque par exemple le roman policier : ce qu’il montre vaut pour toute littérature, toute œuvre est en réalité la mise en scène d’une mise à mort. On jouit de la mise à mort dont le spectacle nous est proposé, mais sous une forme qui nous permet d’être préservés de ses conséquences, puisqu’on survit, finalement, à l’épreuve à laquelle on s’expose. Cela ne vaut pas que pour la littérature, mais aussi pour la peinture.

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Le grand texte de Bataille sur Manet interprète sa peinture comme étant de nature sacrificielle. Manet sacrifie le sujet : L’Olympia, dit-il, est la destruction de l’Olympe. Le tableau met à mal la figure féminine — les critiques d’art de l’époque se sont beaucoup indignés de la laideur du modèle, l’ont comparé à une guenon —, mais il le conserve dans le même temps. Manet n’est pas un peintre abstrait. Il vide simplement ce nu féminin de la signification qu’il pouvait avoir dans la peinture antérieure, soit l’exaltation du beau, du féminin sous une forme idéale. Bataille invite à penser la peinture à partir de Manet comme un exercice qui conserve le sujet tout en le détruisant, de manière à faire entendre le silence souverain que, fidèle à la vérité, toute œuvre d’art exprime. Il s’agit de faire l’épreuve de la nudité qui seule, dans le vertige, la crainte et le tremblement, dévoile la vérité. "Penser, dit Bataille, comme une fille enlève sa robe." »

LE DÉSIR JUSQUE DANS LA MORT

« On présente souvent Bataille comme le penseur de l’excès. Après tout, il a écrit de nombreux romans — Madame Edwarda, Histoire de l’œil — et autant d’essais — L’Érotisme, Les Larmes d’Éros — dans lesquels il explore les notions d’interdit et de transgression, et lie l’acte sexuel à la mort. D’où sa fameuse phrase qui veut que l’érotisme soit l’approbation de la vie jusque dans la mort. Mais Bataille a peu à voir avec la pornographie lorsque celle-ci, comme c’est le cas aujourd’hui, dégénère commercialement en une forme plutôt pitoyable de propédeutique à la performance sexuelle. La gymnastique génitale n’est pas son affaire. Chez lui, il est sans cesse question de l’impossibilité d’être assouvi. Son roman Le Bleu du ciel met en scène un personnage qui ne parvient pas à faire l’amour avec la femme qu’il convoite, comme si le désir sexuel s’exacerbait, parvenait à son paroxysme lorsqu’il était impossible à satisfaire. C’est la leçon qu’expose Proust lorsqu’il déclare que, dans l’acte de possession sexuelle, on ne possède jamais rien. Bataille le dit aussi : "Ce qu’il faut demander à l’être aimé : être la proie de l’impossible." C’est pourquoi il dit mieux que la plupart des autres écrivains ce qu’aimer signifie.
Globalement, Bataille se montre assez critique à l’égard de cette pensée positive qui domine aujourd’hui. Il est très hostile, ce qui me le rend sympathique, à tout ce qu’on a appelé après lui le développement personnel. Les formes que prend l’expérience intérieure ne se confondent pas avec les exercices que nous vendent les actuels marchands de sagesse et de bonheur. Bataille est, par exemple, intéressé par le zen mais hostile au yoga : l’idée d’une gymnastique physique et mentale, qui permettrait de parvenir à la maîtrise de soi, à l’épanouissement, lui est assez étrangère. Il se situe aux antipodes de l’hygiénisme spirituel qui est un peu de mise désormais. C’est par la jouissance, par l’extase que nous autres, Occidentaux, pouvons parvenir à la vérité. Nous devons en passer par un imaginaire du désir et du désir amoureux. Que nous le voulions ou non, nous sommes issus d’une civilisation chrétienne. Ce qui nous fait vibrer, ce sont les mythes de Tristan et Iseult, d’Héloïse et Abélard. Impossible de renoncer au désir. Car c’est lui qui nous ouvre la voie qui mène à l’impossible.

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Tout cela révèle au fond une solitude extrême. Bataille est et reste seul. Ce qui le rend irrécupérable en dépit des efforts qui sont faits pour l’enrôler sous telle ou telle bannière. Mais le thème de la communication est aussi très important pour lui, bien qu’elle ne soit possible, dit-il, que "de déchirure à déchirure". D’où la dimension politique de son œuvre. Un très beau texte évoque la "communauté des amants" qu’il oppose à l’État, "le plus froid des monstres froids" selon Nietzsche dont il fut le lecteur. Contre les formes nouvelles de la barbarie, il appelle à la révolte. Ce qui le rend étrangement proche de Camus, qu’il soutient contre Sartre et Breton au moment de la querelle de L’Homme révolté. Camus et lui essayent de trouver une réponse au nihilisme et, à ce titre, ils sont l’un et l’autre des penseurs indispensables à notre présent. »

LE MYTHE DE L’ABSENCE DE MYTHE

« Au cœur de la pensée de Bataille se trouve l’idée du "mythe moderne qui est l’absence de mythe", qu’il expose après la guerre, tournant là le dos à ses positions précédentes. Dans les années 1930-1940, la question du mythe fascine. Bataille reprend le constat nietzschéen : Dieu est mort, et les transcendances anciennes se sont écroulées. Comment dès lors penser une société si la religion censée faire lien entre les hommes est défunte ? À une telle question, on ne peut pas échapper. Bataille diagnostique un désir de mythe propre à l’homme. Mais ce qui différencie l’homme moderne de l’homme primitif, c’est la conscience que le mythe est désormais devenu inexistant et impossible, sans pour autant que nous puissions nous en détacher. Pour l’homme qui vit après la mort de Dieu, le mythe de l’absence de mythe se constitue en un mythe nouveau, et il préserve l’individu de la tentation d’ériger de nouvelles idoles et de sacraliser une nouvelle forme de positivité. À l’arrière-plan de tout cela se situe la tentative menée par les philosophes nazis pour penser leur idéologie comme mythologie nouvelle. Sous le nom de "surfascisme’’, Bataille a lui-même éprouvé la tentation de cette remythologisation du monde qui aboutit finalement à la barbarie. Cette formule du "mythe qui est l’absence de mythe" constitue une manière de conserver la référence au mythe, tout en l’abordant d’une façon paradoxale qui la préserve des tentations d’un retour à une sacralité sauvage. Le mythe tel que Bataille le conçoit, puisqu’il est absence de mythe, confronte l’individu à quelque chose qu’il appelle le rien et qui est la condition de sa liberté. Il faut malgré tout sauver le mythe, à condition de l’appréhender sous cette forme paradoxale : il reste une porte ouverte vers le sacré, absolument essentielle, car elle préserve l’homme de devenir un individu purement rationnel, servilement soumis à l’utile. Bataille, pour moi, a toujours été le penseur de l’après. Un "après" dont nous sommes toujours les contemporains.

On ne le sait pas toujours, mais Bataille a été l’un de ceux qui ont essayé de penser la fin de l’histoire. Il reprenait le questionnement d’Alexandre Kojève , dont il a suivi le séminaire sur Hegel. Dans une lettre essentielle reprise à la fin du Coupable, dans le second volume de La Somme athéologique, Bataille soutient que même si l’on suppose l’histoire terminée, ce qui est la thèse que défend alors Kojève en s’appuyant sur Hegel, il resterait toujours une "négativité sans emploi" qui ne pourrait pas disparaître. Cette "négativité sans emploi" préside à toutes les expériences souveraines qui nous font encore humains en dehors des exigences de la société de l’utile et des injonctions que celle-ci nous adresse.
Bataille refuse de penser la synthèse, la réconciliation. Il prône au contraire la blessure, la déchirure. Il ne conçoit pas l’art comme le passage de la dissonance à l’harmonie, mais plutôt comme le passage de l’harmonie à la dissonance. Réintroduire de la dissonance là où on souhaiterait, parfois à tout prix, de l’harmonie : voici le propre de l’artiste. Le propre du roman, du moins tel que je l’envisage, est justement de faire entendre cette dissonance. »

Propos recueillis par Victorine de Oliveira

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philosophie magazine, novembre 2020, p. 73.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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La galaxie Georges Bataille/Hors limites

par Victorine de Oliveira, 28 octobre 2020

Bataille n’a eu de cesse de dynamiter la philosophie, de mettre en miettes le bien, le juste, la mesure. Passé de l’autre côté du miroir, il est le penseur du mal, de l’excès, du négatif, de l’érotisme qu’il considère comme autant d’expériences intérieures.

Ceux qu’il a lus

Marquis de Sade (1740-1814)

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Le marquis et ses personnages sont pour Bataille l’exemple de l’« homme souverain » qu’il appelle de ses vœux. «  [Sade] s’opposa moins au sot et à l’hypocrite qu’à l’honnête homme, à l’homme normal, en un sens, à celui que nous sommes tous. Il a moins voulu convaincre que défier. […] Cet “homme souverain’’ que Sade imagina n’excède pas seulement le possible  : jamais sa pensée ne dérangea plus d’un instant le sommeil du juste », écrit-il dans L’Érotisme.

G. W. F. Hegel (1770-1831)

Bataille est fasciné et rebuté par Hegel. Dans L’Expérience intérieure, il résume ainsi ses sentiments ambigus  : « Hegel, je l’imagine, toucha l’extrême. Il était jeune encore et crut devenir fou. […] Pour finir, Hegel arrive à la satisfaction, tourne le dos à l’extrême. La supplication est morte en lui. […] Hegel gagna, vivant, le salut, tua la supplication, se mutila. Il ne resta de lui qu’un manche de pelle, un homme moderne. » Bataille exprime la déception de celui qui pensait trouver chez Hegel les lois de l’économie du monde.

Friedrich Nietzsche (1844-1900)

« À peu d’exceptions près, ma compagnie sur terre est celle de Nietzsche », confie Bataille. Il va jusqu’à s’identifier à celui qu’il voit comme un précurseur dans sa façon de dynamiter les valeurs morales. «  Le saut de Nietzsche est l’expérience intérieure, l’extase où le retour éternel et le rire de Zarathoustra se révélèrent. Comprendre et faire une expérience intérieure du saut, c’est sauter. On a fait de plusieurs façons l’exégèse de Nietzsche. Reste à faire après lui l’expérience d’un saut », encourage Bataille.

Léon Chestov (1866-1938)

Leur rencontre au début des années 1920 marque Bataille. Chestov l’initie notamment à la lecture de Nietzsche et de Dostoïevski. Bataille lui doit l’idée que la disparition des transcendances traditionnelles provoque un vertige  : Chestov parle de « déracinement », Bataille de « chute dans le vide » et de plongée dans la «  nuit du non-savoir » (L’Expérience intérieure). Chestov s’intéressait aux grands mystiques (maître Eckhart, sainte Thérèse, saint Jean de la Croix), ce qui oriente Bataille vers la définition de l’extase comme l’une des ressources de l’homme souverain.

Ce qu’il a changé

On serait bien en peine de classer l’œuvre de Bataille  : philosophie, littérature, anthropologie, sémiologie  ? Si Bataille est un adepte de la transgression, c’est avant tout des limites entre les disciplines. Comme plusieurs intellectuels de sa génération qui fréquentent le séminaire d’Alexandre Kojève, il est un temps fasciné par Hegel et sa volonté de bâtir un système totalisant. Il finit toutefois par y détecter une manifestation de la pensée de l’utile  : parce qu’il vise à la synthèse, le système hégélien refuse, en fin de compte, de faire une place à la négativité. Pour Bataille, cette dernière est pourtant à l’œuvre dans de nombreuses expériences qui ne sauraient être dépassées et annulées sans réduire les individus à des machines. Contre la dialectique, Bataille envisage une forme de continuité entre les opposés, de façon à montrer qu’il y a cohabitation plus que conflit. Il en va ainsi de l’érotisme, défini comme «  l’approbation de la vie jusque dans la mort  ». Cette approbation suppose une forme de répétition dans l’acte ou la représentation. Aussi Bataille met-il au cœur de sa pensée la notion d’excès, quand la tradition philosophique loue la mesure, la prudence, le calcul des passions  : « L’être, le plus souvent, semble donné à l’homme en dehors des mouvements de passion. Je dirai, au contraire, que nous ne devons jamais nous représenter l’être en dehors de ces mouvements », plaide-t-il. Nous avons beau être « des êtres discontinus », les expériences de la limite comme l’érotisme permettent une forme de communication par vertige interposé  : « Je ne puis évoquer cet abîme qui nous sépare sans avoir aussitôt le sentiment d’un mensonge. Cet abîme est profond, je ne vois pas le moyen de le supprimer. Seulement nous pouvons en commun ressentir le vertige de cet abîme. Il peut nous fasciner.  » Quand Hegel imaginait entre individus une lutte à mort pour la reconnaissance, Bataille préfère inviter chacun à se dénuder face au précipice.

Ceux qui l’ont lu

Jean-Paul Sartre (1905-1980)

À leur sujet, on ne peut pas vraiment parler de rencontre mais de trajectoires parallèles. S’ils publient tous deux la même année, en 1943, leur ouvrage majeur, L’Être et le Néant pour Sartre, et L’Expérience intérieure pour Bataille, c’est pour mieux s’affronter par revues interposées. Dans un article intitulé ironiquement « Un nouveau mystique », Sartre reproche à Bataille sa méthode  : il repère « deux attitudes d’esprit distinctes qui coexistent chez lui sans qu’il s’en doute et qui se nuisent l’une à l’autre  : l’attitude existentialiste et ce que je nommerai, faute de mieux, l’attitude scientiste ». Quant à Bataille, il reproche au philosophe existentialiste de faire de la littérature engagée une littérature « utile ».

Susan Sontag (1933-2004)

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Dans Devant la douleur des autres (2003), l’essayiste américaine interroge le pouvoir de la photographie quand celle-ci relaie la souffrance d’autrui et les atrocités commises en temps de guerre. Elle se souvient de la description par Bataille de photographies représentant des scènes de lingchi, un supplice chinois consistant à couper de fines tranches de peau puis de muscles sur le corps d’un condamné à mort. De la même façon que Bataille lisait dans le regard des suppliciés pris en photo une forme d’extase, Sontag affirme que la contemplation de ces images permet « la libération d’un savoir érotique rendu tabou ».

Julia Kristeva (née en 1941)

Après sa mort en 1962, Bataille tombe quelque peu dans l’oubli. Pour réparer cette injustice, Julia Kristeva et Philippe Sollers lui consacrent en 1972 un colloque. Kristeva s’intéresse avant tout à l’écriture de Bataille. Par la façon dont elle brouille les frontières entre fiction et réflexion théorique, cette écriture participe, selon Kristeva, à la recherche de souveraineté chère à Bataille : « Ce qui importe, c’est que la violence de la pensée soit introduite là où la pensée se perd » (« Bataille. L’expérience et la pratique », 1973).

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Georges Bataille sur Pileface

Principaux articles

Hommage à Georges Bataille
Le salut - ou l’ultime rencontre - entre Breton et Bataille
Le miracle de Lascaux
Bataille à propos de Camus : Le temps de la révolte
Georges Bataille, Manet et le Portrait de Mallarmé
La littérature et le mal (avec entretien télévisé)
L’affaire Sade : le témoignage de Georges Bataille
Bataille dans « Mozart avec Sade » (V)
Bataille et « l’homme invisible » (Blanchot)
Bataille avant la guerre
Bataille, le coupable, à Vézelay
Scènes de Bataille
D’Edwarda à Madame Edwarda
Tremblement de Bataille (avec des entretiens radiophoniques rares)
L’expérience intérieure
A.S. Labarthe, Bataille à perte de vue (film)
Bataille a l’oeil
Il y a 40 ans le colloque de Cerisy : « Artaud/Bataille »
Bataille en Dieu
Georges Bataille et Reims pendant la Grande Guerre
Bataille à propos de Genet
Rencontre avec Georges Bataille

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[1Je vous recommande aussi dans ce numéro de philosophie magazine : « De Michel Foucault au Covid 19 : vivons-nous à l’ère de la biopolitique ? » et le dossier : « Enquête sur la fusion du travail et de la vie ». Tout à fait d’actualité.

[2L’Enfant éternel (Prix Femina du premier roman), Gallimard, coll. L’infini, 1997 ; Folio, 1998.

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