4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » La liberté rayonnante de Berthe Morisot
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
La liberté rayonnante de Berthe Morisot

Philippe Lançon, Yannick Haenel et... Stéphane Mallarmé

D 2 décembre 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Cette femme si belle si élégante avec son foulard noir et bleu noué autour du cou, si moderne dans sa robe bariolée marron beige avec quelques taches rouges et vertes qui lui donne des allures de hippie, n’est-elle pas infiniment aimable ? Berthe Morisot, la grande amie, la « belle soeur » d’Edouard Manet, a discrètement imposé son Nom. Un délicat oeillet bleu sur sa robe a remplacé le célèbre bouquet de violettes (« Oeillet, admiration. » « Violette, amour caché, clandestinité, secret. » Sollers, Fleurs). Elle a quarante-quatre ans. Elle n’est plus seulement cette « fleur noire et rose au regard vif de noirceur », cette femme à l’éventail noir vêtue de noir portant un fin ruban noir ou en chapeau de deuil, telle que la voyait Manet qui, n’en doutons pas, l’aima [1]. Mais elle a toujours le regard clair qui ne ment pas. A sa manière, « c’est une guerrière. Son œil d’oiseau de proie défie l’obstacle » ira jusqu’à écrire Yannick Haenel. Elle vous dit : que vous le vouliez ou non, je suis là, et je suis maintenant aussi cette femme-là. Moi aussi, je suis peintre. J’ai aussi inventé ma palette. Je suis libre et je dispose comme je l’entends de mon temps.


Berthe Morisot, Autoportrait, 1885.
Photo A.G., 19 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

Je sortais à peine de l’exposition « Berthe Morisot et l’art du XVIIIe siècle » que VK en rendait compte sur Pileface (cf. Toutes les libertés de Berthe Morisot). Comme elle est visible jusqu’au mois de mars, vous vous dites sans doute que vous avez tout le temps d’y aller. Mais en ces temps si lourds (en matière d’art, la fin de la Ve république est bien plus maussade que le début de la IIIe), vous devriez y courir sans plus attendre : vous en sortirez plus léger et revigoré. D’autant que, contrairement à l’exposition du musée d’Orsay, entraperçue il y a quelques années, la foule démocratique ne vous empêchera pas de voir les toiles [2]. « Berthe Morisot et l’art du XVIIIe siècle ». Berthe Morisot et les Lumières : pourquoi n’y a-t-on pas pensé plus tôt ? Pourtant l’évidence est là qui saute aux yeux. Philippe Lançon a vu lui aussi l’exposition [3].

Au musée Marmottan Monet, les sublimes temps libres de Berthe Morisot

A Paris, une exposition met en lumière les liens techniques et fantasmatiques entre la peintre, reconnue pour ses tableaux empreints d’élégance et de finesse, et ses prédécesseurs du siècle des Lumières.


Au bal (1875) ouvre l’exposition au musée Marmottan Monet.
(musée Marmottan Monet) ZOOM : cliquer sur l’image.

par Philippe Lançon

Libération, publié le 1er décembre à 17h44

A l’entrée, il y a le célèbre portrait d’une jeune femme aux épaules nues, avec une robe grise et blanche, quelques œillets butinant la poitrine. Elle est assise sur une banquette lie-de-vin, devant des plantes et des fleurs, comme dans une serre. Deux autres œillets, un noir et un jaune, sont posés sur la chevelure brune et remontée. Aucun collier ne vient barrer la pâleur nuancée de la chair. On voit la main gauche, gantée de blanc. Elle tient entre trois doigts, tel un archet, un grand éventail peint du XVIIIe siècle. On pense à celui, noir, que Berthe Morisot tenait dans un portrait que Manet fit d’elle [4] . L’éventail est ici, à droite, ainsi qu’un autre, à gauche. Tous deux appartenaient à la peintre.

Le siècle de Watteau entre dans celui de Manet sur ces ailes de papier, ces parenthèses aériennes, sans qu’on sache lequel des deux salue l’autre. Pourquoi le savoir ? La jeune femme a un sourire imperceptible, des lèvres peintes, des yeux noirs, un joli nez au bout arrondi. Elle regarde vers sa droite avec cette force flottante qui, comme chez Manet, mais avec quelque chose de moins éloigné, de plus intime, installe la distance par la grâce. Un poème en prose de Mallarmé, grand ami de Berthe Morisot, imagine ce qu’on voit : « Si, attirée par un sentiment d’insolite, elle a paru, la Méditative ou la Hautaine, la Farouche, la Gaie, tant pis pour cette indicible mine que j’ignore à jamais ! »

Le tableau s’appelle Au bal. Il date de 1875. L’artiste a 34 ans. L’année précédente, elle a épousé Eugène Manet, frère d’Edouard et futur admirateur de Mallarmé. Le poème de celui-ci s’intitule « le Nénuphar blanc ». Dans une lettre de 1889, Berthe Morisot lui écrit : « Je reste toujours inquiète du “Nénuphar blanc”. » Comme ses modèles ? La fin du poème décrit, à travers un œuf de cygne, dans ce style dont elle déplorait parfois les labyrinthes syntaxiques, une apparition : « Mon imaginaire trophée, qui ne se gonfle d’autre chose sinon de la vacance exquise de soi qu’aime, l’été, à poursuivre, dans les allées de son parc, toute dame, arrêtée parfois et longtemps, comme au bord d’une source à franchir ou de quelque pièce d’eau. » Ce pourrait être Morisot peinte par Manet, l’une des femmes qu’elle a peintes. Ce pourrait être aussi l’un des 65 petits personnages qui occupent, en suspension, le chef-d’œuvre de taille moyenne de Watteau qui se trouve un peu plus loin dans l’exposition : les Plaisirs du bal. Il date de 1716 sans doute : avec Watteau, tout est mystérieux. Les femmes de Morisot pensent peut-être aux silhouettes qu’il a peintes. Ou à un poème de Verlaine.


Antoine Watteau, Les plaisirs du bal, 1715-1717.
ZOOM : cliquer sur l’image.
Goût du portrait

VOIR SUR PILEFACE

Que font-ils là, tous ces fantômes minutieux et disparates de Watteau, ces quatre chiens qui ressemblent autant à des élans qu’à des signatures ? Ces petits soldats des sens, jamais de plomb ? Dansent-ils ? Songent-ils ? Parlent-ils ? Dans le catalogue de la rétrospective de 1985, on lit ceci : Watteau « place la scène dans le temps, dans le présent, et dans un passé qu’évoquent certains costumes ainsi que l’architecture. Il la place surtout en dehors du temps, ce temps des amoureux que la musique et la danse ne semblent pas distraire ; certains s’éloignent déjà pour se réfugier sous les grands arbres où le clapotis du jet d’eau aura remplacé le concert des musiciens ». Quelle grammaire pourrait décrire ça, et les subtils rapprochements qu’on voit au musée Marmottan ? Il faudrait inventer un temps qui confonde le présent et l’imparfait. A travers ce que Morisot peint si bien : les femmes, les enfants, les chiens.


« Jeune femme arrosant un arbuste » de Berthe Morisot (1876).
(Katherine Wetzel/Virginia Museum of Fine Arts) ZOOM : cliquer sur l’image.

L’exposition donne à voir les liens, techniques et fantasmatiques, entre son œuvre et les peintres du siècle précédent qu’elle aimait : Watteau donc, Boucher, Fragonard, Perronneau, Gainsborough, Romney, Reynolds. Elle souligne comment le goût du portrait, un certain art de vivre, l’usage du pastel, le charme libertaire et épidermique d’une femme dans un monde d’hommes est passé du siècle des Lumières à ses tableaux. Elle montre, en somme, comment une artiste de son temps a été d’autant plus résistante qu’elle s’est placée hors du temps. Rien n’est plus triste qu’un artiste qui n’est que de son temps : un insecte dans la lampe qui se prend pour la lampe, et qui meurt plus vite qu’elle ne s’éteint.


Berthe Morisot, Tête de fillette (Julie Manet), vers 1889.
Photo A.G. Zoom : cliquez sur l’image.

Berthe Morisot semblait froide, et elle eut une mort triste, douloureuse et prématurée, le 2 mars 1895. Julie Manet, sa fille : « Ma pauvre Maman a tant souffert pour me quitter, elle a vu sa fin et n’a pas voulu que j’entre dans sa chambre pour avoir un si triste souvenir d’elle. Sa maladie a été courte mais douloureuse, ses maux de gorge étaient épouvantables, elle ne pouvait plus respirer. Oh jamais, jamais je n’aurais cru une chose aussi pénible. » Cependant la lampe, tamisée, reste merveilleuse. Une phrase de son mari, à propos de leur villa niçoise, révèle quelque chose de sa lumière : « C’est vraiment un endroit créé pour se reposer. On y vit dans du coton parfumé. »

Enquête généalogique

Quel pouvait être le parfum de ces jeunes femmes en gris, en bleu, en beige, assises, allongées, saisies et comme fondues dans la couleur, interdites plus qu’indolentes, réservées plus qu’en retrait, qui échappent aux regards qui les enveloppent ? Un parfum venu de Grasse, la ville des parfumeurs ? Longtemps, entretenu par la famille et un voyage dans la ville de Fragonard, un mythe a tenu bon : Berthe Morisot serait de la famille du peintre du Verrou. Une enquête généalogique, contée dans le catalogue, établit que c’est impossible : la lire nous plonge quasiment dans une chanson de Boby Lapointe, le Papa du papa. L’erreur viendrait, entre autres, d’un lavis et crayon sur papier assez hideux peint en 1805 par Alexandre-Evariste Fragonard, fils du peintre, et intitulé : Portrait de Mme Morisot. C’était la grand-mère paternelle de Berthe. Passant de père en fils, le crayon devenait un bâton de relais dans la course aux liens du sang.


Fragonard, La leçon de musique.
Photo A.G., 19 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

Venue du Louvre, la Leçon de musique, avec son étrange chat aux yeux entièrement noirs, évoque le voyage à Grasse que fit Julie Manet en 1899 : « Partout des odeurs de parfumerie et de fleurs. Champs de jasmins, jardins remplis de fleurs et palmiers. Nous allons jusqu’à l’hôpital où soi-disant il y a des Rubens, c’est une perte de temps. Nous passons par le cours et descendons à la maison de Fragonard, dont on ne voit que le vestibule orné en camaïeu de têtes dans des couronnes ; de faisceaux de flèches, etc., dans lequel se trouve l’escalier à la jolie rampe de fer forgé. Cette maison est située à gauche d’une courte allée mystérieuse qui se termine par une arche surmontée d’une nymphe étendue se silhouettant sur les jardins ensoleillés. C’est bien ici la demeure de Fragonard ; on voit quelques-unes de ses figures sous ces arbres aux formes arrondies qu’il savait si bien rendre. Pendant que nous nous arrêtons à dessiner un peu on entend une sonate de Mozart tout à fait dans la coloration du lieu, qu’esquissent des mains inexpérimentées et l’on pense à la délicieuse leçon de musique de Fragonard du Louvre. »


Berthe Morisot, Paule Gobillard en robe de bal, 1887.
ZOOM : cliquer sur l’image.

Plusieurs tableaux, venus de collections particulières, méritent l’attention. Parmi eux, Paule Gobillard en robe de bal. On est en 1887. La nièce de Berthe Morisot a 20 ans. C’est un mélange de Scarlett Johansson et de Léa Seydoux au même âge. Ses cheveux roux sont de la couleur de ses avant-bras. Elle est assise, dans une robe de mousseline blanche, sur un canapé bleu. Deux roses poussent à la ceinture. Ses yeux, d’un bleu clair intense, regardent vers la droite, vers le bas. Son nez est légèrement rose, comme si elle avait pleuré ou si elle était enrhumée. Pensive, elle aussi. Le repos, la détente, sont partout dans les tableaux de Berthe Morisot. Ils ne concluent pas par hasard, à côté d’un portrait de femme d’une extraordinaire carnation par Boucher, cette exposition. Une légère tension les amène tous vers un hors-champ, un non-dit qui ne sera pas montré. Sommeil ou rêverie, oui ; abandon ou soumission, non. Diderot : « Il faut sacrifier aux grâces, même dans la peinture de la mauvaise humeur et du souci. »

Elégance, distance et ironie

Dans ses Salons, celui-ci a des mots très durs pour Boucher, un peintre qu’elle aimait et qu’elle a copié. 1761 : « Quelles couleurs ! Quelle variété ! Quelle richesse d’objets et d’idées ! Cet homme a tout, excepté la vérité. Il n’y a aucune partie de ses compositions qui, séparée des autres, ne vous plaise ; l’ensemble même vous séduit. On se demande : Mais où a-t-on vu des bergers vêtus avec cette élégance de luxe ? » 1765 : « J’ose dire que cet homme ne sait vraiment ce que c’est que la grâce ; j’ose dire qu’il n’a jamais connu la vérité ; j’ose dire que les idées de délicatesse, d’honnêteté, d’innocence, de simplicité, lui sont devenues presque étrangères ; j’ose dire qu’il n’a pas vu un instant la nature, du moins celle qui est faite pour intéresser mon âme, la vôtre, celle d’un enfant bien né, celle d’une femme qui sent ; j’ose dire qu’il est sans goût. »


François Boucher, Apollon révélant sa divinité à la bergère Issé, 1750.
Photo A.G., 19 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

Berthe Morisot d’après François Boucher, 1892.
Zoom : cliquez sur l’image.

A la mort de son mari, Berthe Morisot va revoir un tableau du peintre, à Tours. Elle agrandit et transforme un détail, deux nymphes « comme au bord d’une source ». Peint-elle sa fille et sa cousine Jeannie dans et sous un pommier ? Revoyant le tableau après sa mort dans une galerie, Julie note : « Moi assise sur une branche de l’arbre en robe rose et bleue, des bas blancs et Jeannie avec un grand chapeau de paille passant sa tête dans le bas ; il y a du Boucher, du Fragonard dans cela, c’est doux, enveloppé de teintes roses du matin. »

Au XVIIIe siècle, l’Abbé Prévost constatait, dans sa préface à Manon Lescaut, qu’on « ne peut réfléchir sur les préceptes de la morale, sans être étonné de les voir tout à la fois estimés et négligés ». Pourquoi cette « bizarrerie » ? « C’est que tous les préceptes de la morale n’étant que des principes vagues et généraux, il est très difficile d’en faire une application particulière au détail des mœurs et des actions. » Le talent et le caractère de Berthe Morisot ont permis cette « application ». Ils ont fleuri dans un grand petit cercle dont elle devint l’un des centres, un cercle d’artistes, d’écrivains, d’amateurs éclairés, qui faisait l’avant-garde de son époque, mais aussi écho aux salons du siècle d’avant. L’élégance, la distance, l’ironie, la finesse, le sens de l’amitié, l’éducation qu’elle donna à sa fille, le naturel si librement travaillé de ses œuvres, tout en a fait une femme éduquée du XVIIIe siècle transplantée dans la IIIe République, au bout d’un siècle régressif sur le plan des mœurs et de la condition féminine.

Citons, pour finir, le début si clairement tarabiscoté du texte que Mallarmé écrivit pour le catalogue de l’exposition consacrée, en 1896, à son amie qui venait de mourir : « Tant de clairs tableaux irisés, ici, exacts, primesautiers, eux peuvent attendre avec le sourire futur, consentiront que comme titre au livret qui les classe, un Nom, avant de se résoudre en leur qualité, pour lui-même prononcé ou le charme extraordinaire avec lequel il fut porté, évoque une figure de race, dans la vie et de personnelle élégance extrêmes. » Il a fallu attendre notre époque pour que ce « sourire futur » soit conjugué aussi bien au présent qu’au passé.

« Berthe Morisot et l’art du XVIIIe siècle » au musée Marmottan, à Paris, jusqu’au 3 mars 2024.

Il y a bien d’autres merveilles dans cette exposition. Par exemple, un autre portrait de Paule Gobillard, la nièce de Berthe, qui a, alors, tout juste vingt ans. Elle aussi sera peintre.


Berthe Morizot, Paule Gobillard peignant, 1887.
Photo A.G., 19 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

Regardez cette jeune femme en fleur, autre merveille de délicatesse (pastel et fusain sur papier bleu 50.1 x 34.9 cm.).


Berthe Morizot, Femme en gris debout, 1880.
Photo A.G., 19 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

« Le repos, la détente, sont partout dans les tableaux de Berthe Morisot. Ils ne concluent pas par hasard, à côté d’un portrait de femme d’une extraordinaire carnation par Boucher, cette exposition. Une légère tension les amène tous vers un hors-champ, un non-dit qui ne sera pas montré. Sommeil ou rêverie, oui ; abandon ou soumission, non. Diderot : "Il faut sacrifier aux grâces, même dans la peinture de la mauvaise humeur et du souci." » écrit Lançon.


Jean-Baptiste Perronneau, Mme Perronneau endormie, vers 1766.
Pastel sur parchemin. Photo A.G., 19 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

Berthe Morizot, Repos (Jeune fille endormie), 1892.
Huile sur toile. Photo A.G., 19 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

François Boucher, Jeune fille endormie, .
Huile sur toile. Photo A.G., 19 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

Lors de l’exposition de 2019, voici ce qu’écrivait Yannick Haenel.

Splendeur de Berthe Morisot


Berthe Morisot, Intérieur, 1872.
Photo A.G., 14 septembre 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.

Yannick Haenel

Mis en ligne le 20 août 2019
Paru dans l’édition 1413 du 21 août 2019

C’est un dimanche d’août à Paris, je cours au musée d’Orsay voir l’exposition Berthe Morisot. Tout de suite, ce qui saute aux yeux, c’est la violence retenue de ces portraits de femmes, de ces intérieurs où flamboient des solitudes inflexibles, de ces jardins où des enfants semblent jouer à être des enfants (et du fond de ces profondeurs vertes vous regardent).

« L’élégance, la science, la violence  ! » : c’est une exclamation de Rimbaud. Elle vaut pour Berthe Morisot, dont la peinture, injustement reléguée dans l’ombre des grands noms masculins (Renoir, Monet et Manet, dont elle fut l’amante, le modèle, la grande amie), déploie à travers son orage extatique vert, gris et bleu, un flamboiement qui, sans jamais déborder, côtoie l’abîme de ce qu’il en est d’être seul avec la peinture.

En un sens, personne n’a été plus seul que Berthe Morisot : seule comme femme (interdite d’entrée aux Beaux-Arts), seule comme peintre (toujours comparée aux hommes). Mais la peinture est précisément cet espace, infini comme un oeil béant, où la solitude est à la fois substance et sujet.

Regardez l’Autoportrait de Berthe Morisot : c’est une guerrière. Son œil d’oiseau de proie défie l’obstacle. Rien de romantique chez elle : chacune de ses touches est engagée dans une lutte pour la reconnaissance de la lumière. Une peinture doit vaincre : Berthe Morisot n’est pas une suiveuse.


Berthe Morisot, Jeune fille au chien, 1887.
Photo A.G., 14 septembre 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.

Tout chez elle, comme chez les vieux maîtres (Titien, mais aussi Fragonard), réside dans l’inscription des corps au sein de la lumière, dans la manière dont les corps sont eux-mêmes de la lumière, c’est-à-dire des atomes d’extases – que celles-ci soient ligotées par la pesanteur familiale ou électrisées par la texture d’un parfum qui effleure une épaule, imprègne une nuque.

Flottement des coloris qui s’effrangent  ; carnations qui pâlissent jusqu’à l’effacement (dont les visages, vidés de peinture, sont les témoins étranges)  ; glissements qui noient l’intimité des figures : en s’éloignant imperceptiblement de la scène de genre (la toilette, le berceau, la promenade), les tableaux de Berthe Morisot, qu’une distance intérieure épure jusqu’à l’élégance spectrale, nous convient au silence de la pensée.

Quoi de plus beau que la pensivité  ? En elle se nouent la vulnérabilité et l’indestructible : c’est la vraie vie de Berthe Morisot.

Et dans cette peinture qui veut moins participer au mouvement que trouver une brèche, fût-elle la plus légère (celle qu’une mèche de cheveux sur une nuque aimée métamorphose en liberté), ce sont moins les lignes que les sensations colorées qui nous accordent cette époustouflante respiration de la beauté : la peinture s’approche d’elle-même, et le devenir-éclat de toute chose nous ouvre à un monde où la consistance nuageuse dévoile ce qu’il en est de l’être.


Berthe Morisot, La lecture, 1888.
Photo A.G., 14 septembre 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.

De 1876 à 1895, Mallarmé échangea une importante correspondance avec Berthe Morisot. Elle a été rééditée en 2018 par la Bibliothèque des arts. Mais voici la préface que Mallarmé écrivit pour le catalogue de l’Exposition qui eut lieu du 5 mars au 21 mars 1896 chez Durand-Ruel après la mort de la peintre. Repris dans Divagations (1897).

JPEG - 34.6 ko
Catalogue de l’exposition de 1896.

BERTHE MORISOT

(MADAME EUGÈNE MANET)

Préface par Stéphane Mallarmé

Tant de clairs tableaux irisés, ici, exacts, primesautiers, eux peuvent attendre avec le sourire futur, consentiront que comme titre au livret qui les classe, un Nom, avant de se résoudre en leur qualité, pour lui-même prononcé ou le charme extraordinaire avec lequel il fut porté, évoque une figure de race, dans la vie et de personnelle élégance extrêmes. Paris la connut peu, si sienne, par lignée et invention dans la grâce, sauf à des rencontres comme celle-ci, fastes, les expositions ordinairement de Monet et Renoir, quelque part où serait un Degas, devant Puvis de Chavannes ou Whistler, plusieurs les hôtes du haut salon, le soir ; en la matinée, atelier très discret, dont les lambris Empire encastrèrent des toiles d’Edouard Manet. Quand, à son tour, la dame y peignait-elle, avec furie et nonchalance, des ans, gardant la monotonie et dégageant à profusion une fraîcheur d’idée, il faut dire — toujours — hormis ces réceptions en l’intimité où, le matériel de travail relégué, l’art même était loin quoique immédiat dans une causerie égale au décor, ennobli du groupe : car un Salon, surtout, impose, avec quelques habitués, par l’absence d’autres, la pièce, alors, explique son élévation et confère, de plafonds altiers, la supériorité à la gardienne, là, de l’espace si, comme c’était, énigmatique de paraître cordiale et railleuse ou accueillant selon le regard scrutateur levé de l’attente, distinguée, sur quelque meuble bas, la ferveur. Prudence aux quelques-uns d’apporter une bonhomie, sans éclat, un peu en comparses sachant parmi ce séjour, raréfié dans l’amitié et le beau, quelque chose, d’étrange, planer, qu’ils sont venus pour indiquer de leur petit nombre, la luxueuse, sans même y penser, exclusion de tout le dehors.

Cette particularité d’une grande artiste qui, non plus, comme maîtresse de maison, ne posséda rien de banal, causait, aux présentations, presque la gène. Pourquoi je cède, — pour attarder une réminiscence parfaite, bonne, défunte, comme sitôt nous la résumions précieusement au sortir, dans les avenues du Bois ou des Champs-Elysées, tout à coup à me mémorer ma satisfaction, tel minuit, de lire en un compagnon de pas, la même timidité que, chez moi, longtemps, envers l’amicale méduse ; avant le parti gai de tout brusquer par un dévouement. « Auprès de Madame Manet » concluait le paradoxal confident, un affiné causeur entre les grands jeunes poètes et d’aisé maintien, « je me fais l’effet d’un rustre et une brute ». Pareil mot, que n’ouït pas l’intéressée, ne se redira plus. Comme toute remarque très subtile appartient aux feuillets de la fréquentation, les entr’ouvrir, à moitié, livre ce qui se doit, d’un visage, au temps : relativement à l’exception, magnifique, dans la sincérité du retirement qui élut une femme du monde à part soi ; puis se précise un fait de la société, il semble, maintenant.

Les quelques dissidentes du sexe qui présentent l’esthétique autrement que par leur individu, au reste, encourent un défaut, je ne désigne pas de traiter avec sommaire envahissement le culte que, peut-être, confisquons-nous au nom d’études et de la rêverie, passons une concurrence de prètresses avisées ; mais, quand l’art s’en mêle, au contraire, de dédaigner notre pudeur qui allie visée et dons chez chacun et, tout droit, de bondir au sublime, éloigné, certes, gravement, au rude, au fort : elles nous donnent une leçon de virilité et, aussi, déchargeraient les institutions officielles ou d’état, en soignant la notion de vastes maquettes éternelles, dont le goût, de se garer, à moins d’illumination spéciale. — Une juvénilité constante absout l’emphase. — Que la pratique plairait, efficace, si visant, pour les transporter vers plus de rareté, encore et d’essence, les délicatesses, que nous nous contraignons d’avoir presque féminines. A ce jeu s’adonna, selon le tact d’une arrière petite-nièce, en descendance, de Fragonard, Madame Berthe Morisot, naguères apparentée à l’homme, de ce temps, qui rafraîchit la tradition française — par mariage avec un frère, M. Eugène Manet, esprit très perspicace et correct. Toujours, délicieusement, aux manifestations pourchassées de l’Impressionisme (*), la source, en peinture, vive, un panneau, revoyons-le, en 1874, 1876, 1877, 1883, limpide, frissonnant empaumait à des carnations, à des vergers, à des ciels, à toute la légèreté du métier avec une pointe de XVIIIe siècle exaltée de présent, la Critique — attendrie pour quelque chose de moins péremptoire que l’entourage et d’élyséennement savoureux : erreur, une acuité interdisant ce bouquet, déconcertait la bienveillance. Attendu, il importe, que la fascination dont on aimerait profiter, superficiellement et à travers de la présomption, ne s’opère qu’à des conditions intègres et même pour le passant hostiles ; comme regret. Toute maîtrise jette le froid : ou la poudre fragile du coloris se défend par une vitre, divination pour certains.

Telle, de bravoure, une existence allait continuer, insoucieuse, après victoire et dans l’homme (**) ; quand la prévision faillit, durant l’hiver, de 1895, aux frimas tardifs, voici les douze mois revenus : la ville apprit que cette absente, en des magies, se retirait plus avant soit suprèmement, au gré d’un malaise de la saison. Pas, dans une sobriété de prendre congé sans insistance ou la cinquantaine avivant une expression, bientôt, souvenir : on savait la personne de prompt caprice, pour conjurer l’ennui, singulière, apte dans les résolutions ; mais elle n’eût pas accueilli celle-là de mourir, plutôt que conserver le cercle fidèle, à cause, passionnément, d’une ardente flamme maternelle, où se mit, en entier, la créatrice — elle subit, certes, l’apitoiement ou la torture, malgré la force d’âme, envisageant l’heure inquiète d’abandonner, hors un motif pour l’une et l’autre de séparation, près le chevalet, une très jeune fille, de deux sangs illustre, à ses propres espoirs joignant la belle fatalité de sa mère et des Manet. Consignons l’étonnement des journaux à relater d’eux-mêmes, comme un détail notoire pour les lecteurs, le vide, dans l’art, inscrit par une disparue auparavant réservée : en raison, soudain, de l’affirmation, dont quiconque donne avis, à l’instant salua cette renommée tacite.

Si j’ai inopportunément, prélude aux triomphe et délice, hélas ! anniversaires, obscurci par le deuil, des traits invités à reformer la plus noble physionomie, je témoigne d’un tort, accuse la défaillance convenable aux tristesses : l’impartiale visiteuse, aujourd’hui, de ses travaux, ne le veut ni, elle-même, entre tous ces portraits, intercepter du haut d’une chevelure blanchie par l’abstraite épuration en le beau plus qu’âgée, avec quelque longueur de voile, un jugement, foyer serein de vision ou n’ayant pas besoin, dans la circonstance, du recul de la mort : sans ajouter que ce serait, pour l’artiste, en effet, verser dans tel milieu en joie, en fête et en fleur, la seule ombre qui, par elle, y fût jamais peinte et que son pinceau récusait.

Ici, que s’évanouissent, dispersant une caresse radieuse, idyllique, fine, poudroyante, diaprée, comme en ma mémoire, les tableaux, reste, leur armature, maint superbe dessin, pas de moindre instruction, pour attester une science dans la volontaire griffe, couleurs à part, sur un sujet — ensemble trois cents ouvrages environ, et études qu’au public d’apprécier avec le sens, vierge, puisé à ce lustre nacré et argenté : faut-il, la hantise de suggestions, aspirant à se traduire en l’occasion, la taire, dans la minute, suspens de perpétuité chatoyante ? Silence, excepté que paraît un spectacle d’enchantement moderne. Loin ou dès la croisée qui prépare à l’extérieur et maintient, dans une attente verte d’Hespérides aux simples oranges et parmi la brique rose d’Eldorados, tout-à-coup l’irruption à quelque carafe, éblouissamment du jour, tandis que multicolore il se propage en perses et en tapis réjouis, le génie, distillateur de la Crise, où cesse l’étincelle des chimères au mobilier, est, d’abord, d’un peintre. Poétiser, par art plastique, moyen de prestiges directs, semble, sans intervention, le fait de l’ambiance éveillant aux surfaces leur lumineux secret : ou la riche analyse, chastement pour la restaurer, de la vie, selon une alchimie, — mobilité et illusion. Nul éclairage, intrus, de rêves ; mais supprimés, par contre, les aspects commun ou professionnel. Soit, que l’humanité exulte, en tant que les chairs de préférence chez l’enfant, fruit, jusqu’au bouton de la nubilité, là tendrement finit cette célébration de nu, notre contemporaine, aborde sa semblable comme il ne faut l’omettre, la créature de gala, agencée en vue d’usages étrangers, galbeuse ou fignolée relevant du calligraphe à moins que le genre n’induise, littérairement, le romancier ; à miracle, elle la restitue, par quelle clairvoyance, le satin se vivifiant à un contact de peau, l’orient des perles, à l’atmosphère : ou, dévêt, en négligé idéal, la mondanité fermée au style, pour que jaillisse l’intention de la toilette dans un rapport avec les jardins et la plage, une serre, la galerie. Le tour classique renoué et ces fluidité, nitidité.

Féerie, oui, quotidienne — sans distance, par l’inspiration, plus que le plein air enflant un glissement, le matin ou après midi, de cygnes à nous ; ni au delà que ne s’acclimate, des ailes détournée et de tous paradis, l’enthousiaste innéité de la jeunesse dans une profondeur de journée.

Rappeler, indépendamment des sortilèges, la magicienne, tout à l’heure obéit à un souhait, de concordance, qu’elle-même choya, d’être aperçue par autrui comme elle se pressentit : on peut dire que jamais elle ne manqua d’admiration ni de solitude. Plus, pourquoi — il faut regarder les murs — au sujet de celle dont l’éloge courant veut que son talent dénote la Femme — encore, aussi, qu’un Maître : son œuvre, achevé, selon l’estimation des quelques grands originaux qui la comptèrent comme camarade dans la lutte, vaut, à côté d’aucun, produit par un d’eux et se lie, exquisement, à l’histoire de la peinture, pendant une époque du siècle.

(*) Mary Cassatt, outre les plus hauts cités, ainsi que Cézanne, Pissaro, Rouart, Sisley, Caillebotte, Guillaumin, avant la consacration.

(**) Ensemble exposé chez Boussod et Valadon, juin 1895 ; acquisition d’une œuvre pour le musée du Luxembourg.

JPEG - 68 ko
Portrait photogravé d’après Edouard Manet.

ÉCOUTER AUSSI : Berthe Morisot, un atelier à soi (1841-1895) (Avec : Archives INA : Philippe Sollers, Julie Manet.).


[1Sur Manet, le noir et le bouquet de violettes, cf. L’Éclaircie.

[2Vous croyez que j’exagère ? Regardez.


Musée d’Orsay.
Photo A.G., 14 septembre 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.

[3Les photos qui illustrent librement ces articles, les miennes comme celles prises par d’autres photographes, représentent toutes des peintures de Berthe Morisot exposées lors des expositions de 2019 au musée d’Orsay ou de 2023 au musée Marmottan-Monet à Paris. A.G.

[4Cf. Philippe Lançon, Berthe Morisot, d’égale à égaux.


Manet, Berthe Morisot à l’éventail, 1874.
Lille. Musée des Beaux-Arts. ZOOM : cliquer sur l’image.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document


1 Messages