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Sollers 1983 : la contre-révolution littéraire

Histoire d’une dérive littéraire selon Mediapart

D 10 août 2023     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« La fabrique des nouveaux réactionnaires de la littérature française » titre sentencieusement Mediapart, dont on connaît l’inclination pour la chasse aux sorcières.

Le chapeau de la série de deux épisodes conclut en donnant le ton : « Histoire d’une dérive littéraire. »

Le premier épisode a été dédié à Yann Moix, Michel Houellebecq, Frédéric Beigbeder et Sylvain Tesson (pdf ICI), pour le ton, qui n’est pas réservé qu’à Philippe Sollers).

Le deuxième épisode, celui-ci, est dédié à Philippe Sollers seul.

Outre le parti pris affiché et de nombreuses assertions que nous ne partageons pas, dès le début, notons :

« en ce mois de mai 2023, ce décès n’a pas été un événement majeur, pas même dans le milieu littéraire. La presse nationale a publié des nécrologies convenues, ou complaisantes […]. En une journée, l’affaire était réglée. On pouvait passer à autre chose. »,

assertion contredite par les témoignages reproduits sur ce site, un mois durant,
reconnaissons toutefois à l’auteur une réelle érudition quant à l’univers sollersien - à moins que ne soit le fait d’une compilation journalistique appliquée pour l’écriture de son article (ce qui mériterait quand même d’être salué). L’homme est d’abord un journaliste économiste et dans cet article dédié à Sollers, l’auteur nous ramène volontiers à son terrain de jeu favori : l’économie.

Si nous saluons ce qui est saluable, cela nous rend plus libre de dénoncer, sans vergogne, l’esprit ayatollah de la pensée, propre à Mediapart et à ses servants qui souvent s’érigent en censeurs omniscients : de la politique, l’économie, à la littérature. C’est du moins tel que nous le ressentons.

Notons aussi que le premier épisode est co-écrit et consacré à quatre auteurs, alors que le deuxième épisode est consacré à Sollers seul. A tout seigneur tout honneur ! De là, à penser que le premier épisode n’est là que pour introduire le deuxième, nous osons franchir le pas. Ainsi, à son corps défendant, le contre-éloge de Sollers par l’auteur, marque-t-il par son ampleur une forme d’hommage en creux et de reconnaissance du fait littéraire Sollers.
Ce document d’opinion, contestable, trouve aussi place dans notre dossier Sollers.

Mediapart dans le texte par Romaric Godin

Décédé le 5 mai dernier, l’écrivain Philippe Sollers a ouvert, voilà quarante ans, la voie à la littérature réactionnaire moderne. Avec son roman « Femmes », il a construit le cadre d’une lutte contre la modernité qui a entamé une lente et inévitable dérive.

Romaric Godin
Mediapart, 9 août 2023

Le 5 mai 2023, la mort de Philippe Sollers aurait pu être un événement. L’écrivain de 86 ans n’avait pas seulement été un des papes de la littérature française depuis quatre décennies, il avait aussi été un des auteurs les plus médiatiques et donc des plus influents des années 1980 et 1990. Pendant trois décennies, il a inondé la presse de ses articles et chroniques et la télévision de sa présence, et pas seulement dans les émissions littéraires.

Pourtant, en ce mois de mai 2023, ce décès n’a pas été un événement majeur, pas même dans le milieu littéraire. La presse nationale a publié des nécrologies convenues, ou complaisantes parce que écrite par des proches (comme celle de Philippe Forest dans Le Monde), ou largement descriptives. Le texte d’hommage de l’Élysée, assommante notice de manuel d’histoire littéraire, par ailleurs parsemée d’erreurs factuelles, n’a guère remonté le niveau. En une journée, l’affaire était réglée. On pouvait passer à autre chose.

La comparaison avec d’autres auteurs est cruelle pour celui qui a placé au centre de son œuvre le culte du « grand écrivain ». Ici, nulle réflexion sur la postérité de son œuvre, aucune analyse au long cours de son influence ou de son style. Pas de branle-bas de combat dans les librairies pour profiter de l’aubaine. Ces hommages ressemblaient plus à de simples et obligés constats de décès.

Les contemporains, bien sûr, ne sont pas toujours les plus lucides en littérature et on laissera là le bénéfice du doute quant à la postérité de Philippe Sollers. Mais cette relative indifférence de la France de 2023 est, en soi, un fait social intéressant. Elle prouve qu’à l’instant de la mort de Philippe Sollers son œuvre semble dépassée, datée, anachronique.


Philippe Sollers à Paris en 1981. ©Photo Ulf Andersen / Aurimages via AFP

En cela, cet événement pourrait se rapprocher d’un autre décès, survenu dix jours plus tard, le 15 mai 2023, celui de l’économiste états-unien Robert Lucas. Ce dernier a, lui aussi, dominé son domaine pendant plus de quatre décennies, donnant le ton sur l’ensemble de la science économique. Et pourtant, son décès n’a guère fait, là non plus, événement. Là aussi, quelques nécrologies convenues rappelant froidement ses travaux et son « prix Nobel ». Il a fallu cinq jours au Financial Times et au New York Times pour publier leurs textes. Comme si son temps était passé.

Aucun rapport ? Peut-être. Mais tentons tout de même une hypothèse. Littérature et économie ne sont pas des sphères sociales autonomes, mais les représentations d’un mouvement social plus global. Si l’on observe les parcours de Sollers et de Lucas à cette aune, on constate une étonnante correspondance. Ces deux figures ont dominé leur champ dans les années 1980 en menant une contre-révolution qui a établi un ordre nouveau, beaucoup plus conservateur.

Dans les deux cas, le dépassement de l’ordre ancien se fait en ralliant une partie de ses partisans. En économie, Robert Lucas a entraîné une branche du keynésianisme dans une synthèse qui est devenue dominante. Il en ira de même du tournant conservateur de Sollers au début des années 1980. À ce moment, il n’est pas identifié comme un auteur réactionnaire et est même détesté de ces derniers. Or il va précisément s’appuyer sur ce positionnement pour basculer une grande partie de la littérature dans un nouveau conservatisme qui mêle des éléments de l’avant-garde avec des idées réactionnaires.

Dans les deux cas, ce fait est essentiel, parce que cela permet de justifier, pour une partie de l’opinion, le tournant à droite. C’est de cette manière qu’une partie de la social-démocratie a basculé dans le néolibéralisme. En cela, ces contre-révolutions ressemblent donc bien davantage à la révolution thermidorienne de 1794, celle qui suivi la chute de Robespierre et qui fut menée par les anciens alliés de l’Incorruptible, qu’à la Restauration de 1815 qui vit le retour des Bourbon au pouvoir.

Mais souvent, le destin de ce type de contre-révolution est de se faire dépasser sur sa droite. C’est ce mouvement qu’il faudra ici examiner : comment Philippe Sollers a mené une contre-révolution sur laquelle la littérature réactionnaire d’aujourd’hui a pu s’appuyer. Il s’agit donc de prendre politiquement Sollers au sérieux et de le traiter comme un phénomène social dans la sphère littéraire. Une telle démarche est déjà une provocation à son égard, en opposition avec toutes les positions qu’il aura défendues à partir de 1983.

Le tournant de 1983

Nous sommes le 4 février 1983. À la une de Libération, un journal qui, comme Philippe Sollers, a été maoïste dix ans plus tôt, une interview fleuve d’Edmond Maire, alors secrétaire général de la CFDT. Depuis plusieurs mois, une crise politique secoue la gauche. Une partie du gouvernement, menée par Jacques Delors, estime qu’il faut mettre fin à l’application du programme du PS qui a conduit François Mitterrand à l’Élysée en mai 1981.

Ils affirment que le déficit du commerce extérieur qu’entraîne la relance est intenable et va provoquer la chute du franc, la sortie du système monétaire européen et la fin de l’unification européenne. À la place, ils proposent un plan de rigueur destiné à brider la demande et à faire basculer la répartition de la valeur ajoutée en faveur des profits

Edmond Maire est dans ce camp. Dans cet entretien, il plaide en faveur d’un « plan de rigueur juste » pour défendre « les grands équilibres économiques ». Et il y fustige le « protectionnisme qui détruit les emplois ». Un mois plus tard, il aura gain de cause. Le gouvernement de Pierre Mauroy annonce une « pause » dans les réformes. C’est le « tournant de la rigueur », une des dates fondatrices de l’introduction du néolibéralisme en France.

L’histoire est parfois malicieuse. Dans cette même édition de Libération, Daniel Rondeau, alors rédacteur en chef du service culture, lui aussi ancien maoïste et futur membre de l’Académie française, rédige la critique sur une pleine page du nouveau roman de Philippe Sollers, Femmes. La malice va jusqu’à donner un sens particulier au titre de cette chronique : «  “Femmes” de Philippe Sollers : l’amour à crédit », comme si le cœur de ce roman était lié à l’économique et donc aux événements en cours

En tout cas, c’est peu dire que ce texte est alors attendu. Le 1eroctobre 1982, une brève de quelques lignes parue dans Le Monde donnait deux nouvelles extraordinaires pour le petit monde de la littérature française. D’abord, Philippe Sollers annonçait sa volonté de quitter Le Seuil, son éditeur historique, pour Denoël, c’est-à-dire pour Gallimard. Ensuite, on annonçait la publication prochaine, chez cet éditeur, d’un nouveau roman « que l’on dit d’inspiration autobiographique et d’une facture beaucoup plus accessible que celle de ses précédents ouvrages »

Ce qui s’annonce est une véritable rupture. Sollers est alors, à 46 ans, un écrivain reconnu, très discuté, mais déjà central dans le paysage éditorial parisien. Après la publication de son premier roman en 1958, Une curieuse solitude, de facture assez classique, il est délibérément placé à l’avant-garde. En 1960, il crée la revue et le groupe Tel Quel au Seuil qui a pour mission de faire éclater la vieille littérature. S’attachant, avant de le dépasser, au nouveau roman dans les années 1960, il se rapproche des structuralistes, de Barthes à Derrida en passant par Lacan et Althusser, et de leurs réflexions sur l’écrit et l’art. Il s’agit alors de soumettre la langue à des expériences radicales.

Dans Nombres (1968), le récit est soumis à la géométrie et aux mathématiques. Dans Lois (1972), la structure linguistique éclate sur le modèle du Finnegans Wake de Joyce. Après H (1973), texte halluciné débarrassé de sa ponctuation, il se lance dans l’écriture de Paradis, un long texte dénué, lui aussi, de ponctuation, qui est publié au début de 1981.

Parallèlement, après Mai 68, Tel Quel adhère au maoïsme avec passion, au point qu’une grande partie du groupe ira, en avril 1974, faire le voyage en Chine sous la supervision du Parti communiste chinois et que Sollers attaquera avec virulence toutes les accusations en totalitarisme de la Chine maoïste. Son texte Sur le matérialisme, publié en 1974, est un précis de doctrine marxiste-léniniste.

À partir de 1977, Sollers se détache du maoïsme et opère un glissement vers l’apologie du catholicisme romain et des positions plus « libérales ». En 1978, il rejoint le très anti-communiste et néolibéral Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés, le CIEL, fondé par Raymond Aron qui, à partir de 1981, demandera en permanence la démission des ministres communistes. Ces changements sont visibles à l’intérieur même de Paradis, mais ce texte est si obscur et contradictoire qu’il est fort délicat d’en faire une lecture politique.

Au début des années 1980, Sollers reste donc d’abord considéré comme un auteur d’avant-garde. Il est auréolé par l’adoubement des grands maîtres du structuralisme : Roland Barthes, qui signe en 1979 un Sollers écrivain, et Jacques Derrida, qui en 1972 fonde son essai La dissémination sur une lecture de Nombres. Mais la parution de Paradis le place pour beaucoup à la limite du lisible. Le Monde s’interroge même ouvertement le 30 janvier 1981 : « Faut-il prendre Philippe Sollers au sérieux ? »

Femmes est donc un événement littéraire, soigneusement préparé par Gallimard pendant des mois. Le livre sera non seulement lisible et accessible, mais ce sera surtout un règlement de comptes avec le passé. Un roman à clés où toute l’intelligentsia parisienne des années 1970 défilera et en prendra pour son grade. Et pour solde de tout compte, il s’agira aussi d’une attaque frontale contre la modernité, autrement dit contre ce que le groupe Tel Quel avait, sur le plan littéraire, cherché à construire.

Ce roman est donc bien le « tournant de la rigueur » de la littérature française, celui par lequel l’ancien défenseur de l’avant-garde et de la dissolution du sujet littéraire devient auteur d’une autofiction désabusée et conservatrice. On n’est ici pas si loin de ces ministres socialistes qui avaient, pendant dix ans, défendu l’autogestion et le dépassement du capitalisme, et qui, en ce même printemps 1983, donnent désormais au public des cours de monétarisme et d’orthodoxie financière dans le but de soutenir les profits. Autrement dit, pour reprendre le terme du Monde de 1983, il faut prendre Philippe Sollers au sérieux.

Le « Bernard Tapie de la littérature »

Disons-le d’emblée : le livre Femmes, quarante ans plus tard, apparaît à la fois comme terriblement daté et comme étrangement très proche. Daté parce que c’est un roman à clés sur le monde intellectuel du début des années 1980 qui a un petit parfum d’histoire. Daté aussi par son insistance sur les scènes sexuelles de type porno soft qui ne sont pas sans rappeler les plus belles pages de Bruno Le Maire. Il est enfin très daté par sa misogynie et son donjuanisme très années 1980. Mais il est très actuel parce que les propos violemment anti-féministes et la grande plainte du mâle blanc hétérosexuel prétendument persécuté nous sont très familiers.


Philippe Sollers et Bernard Tapie sur le plateau du jeu de TF1 « Qui veut gagner des millions » en 2003 . ©Photo Chognard / TF1 / Sipa

Rappelons rapidement l’argument principal de ce long roman. Un journaliste états-unien écrit avec un écrivain maudit français, baptisé subtilement « S », un roman titré Femmes sur sa résistance à la domination de la société par les femmes et leurs alliés homosexuels. Cette domination est ainsi résumée : « Les mères, les homos, malgré leur rivalité apparente, ce sont comme qui dirait les kapos du camp invisible » (page 43).

Dès les premières pages, le ton est donné : « Le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la mort, là-dessus tout le monde ment. » La question féministe n’est donc ici qu’un prétexte. En réalité, dans la construction sollersienne, la « femme » et ses alliés représentent la société, c’est-à-dire l’organisation temporelle de la vie. Puisque les femmes « ne donnent pas la vie, mais la mort » (page 211), elles sont du côté du temps, donc du monde et de la société. Mais tout cela n’est que mensonge. La Vérité est au-delà et elle n’est atteignable que par ceux qui mènent la lutte contre ce mensonge social, dans l’éternité de l’écriture, les « grands écrivains ».

Face au mensonge social, le romancier, lui, est capable de dire « la vérité sur les femmes, c’est-à-dire sur le temps lui-même » (page 117). Sollers insiste, dans Femmes, sur la figure d’éternité des grands écrivains et des chefs-d’œuvre puisqu’il est toujours possible de dialoguer, au-delà du temps, avec eux (« on finit par croire qu’ils existent de toute éternité », page 88). Ces œuvres sont donc des négations puissantes du pouvoir féminin, c’est-à-dire du mensonge social. D’où cette tournure de la page 102 : « Le roman et lui seul dit la vérité… Toute la vérité… Autre chose que la vérité, et pourtant rien que la vérité. »

Le choix de l’autofiction coule alors de source : quoi de plus vrai et anti-social qu’un roman sur la construction d’un roman par son auteur ? Dès lors, on comprend pourquoi l’intrigue de Femmes est inexistante : il ne s’agit que d’une collection d’anecdotes, principalement d’aventures sexuelles d’un Don Juan qui prend sa revanche au lit contre la domination de la société, des femmes et de la mort. Le tournant « lisible » de Sollers est donc aussi un tournant politique : il place la figure de l’écrivain au centre, là où, dans les années 1960 et 1970, il fallait se débarrasser du sujet.

Je les ai toujours vus trembler devant leurs femmes ces philosophes, ces révolutionnaires, comme s’ils avouaient par là que la vraie divinité se trouve là.
Philippe Sollers, Femmes, à propos des structuralistes.

Désormais, le sujet-écrivain est partout : le seul vrai thème du roman est la capacité de l’auteur à peine masqué à « résister » au pouvoir social par l’affirmation de son désir et la réalisation de son plaisir. D’où les scènes sexuelles qui occupent une grande partie du roman. L’écrivain étant le porteur de la Vérité, son plaisir est le porteur de cette vérité parce qu’il est seul capable de goûter l’éternité qui s’y cache. D’où le culte de l’homme génial s’opposant à la masse des « soumis » : « La lutte entre la stéréotypie intéressée et la perception véritablement personnelle » (page 88).

C’est dans cette obsession de l’éternité contre la temporalité qu’il faut comprendre les éloges du catholicisme dont le livre est rempli, et c’est aussi pour cette raison que cet éloge ne contredit pas, pour Sollers, l’hédonisme et les appétits sexuels. Dans les années qui suivront, il en fera même un des axes principaux de son travail avec l’éloge de l’aristocratie jouisseuse du XVIIIe siècle, incarnée par Venise, Casanova ou les écrits libertins français, contre la rigoriste et totalitaire Révolution française. Ce type de critique de la Révolution, marque de fabrique de la réaction française, est déjà présente dans Femmes et restera un leitmotiv de l’œuvre de Sollers jusqu’à sa mort.

Car la démarche est bien profondément conservatrice. Non pas seulement parce que Sollers brûle dans son livre avec une hargne féroce ce qu’il a jadis adoré, jusqu’à traiter Lacan de « pauvre con » (page 218) et à fustiger de la sorte : « Je les ai toujours vus trembler devant leurs femmes ces philosophes, ces révolutionnaires, comme s’ils avouaient par là que la vraie divinité se trouve là »(page 120). Le moteur de cette réaction politique est bien cet écrivain, individu tout-puissant qui, lui, n’a pas peur des femmes, mais au contraire sait les soumettre à son désir.


La revue Tel Quel numéro 87 du printemps 1981. © Éditions du Seuil

Cette lutte contre la société et la féminité qui l’incarne, qui est le sujet du roman, Sollers l’appellera par la suite la « guerre du goût », titre qu’il donnera à son premier recueil de chroniques littéraires et artistiques. Cette guerre a une ambition : le maintien de l’accès à l’éternité par les « grandes œuvres », contre la superficialité sociale, et elle a un moyen, la vie et l’œuvre de l’écrivain supérieur.

En imposant son désir sexuel avec force détails aux dix femmes du roman, le narrateur mène donc une lutte individualiste qui sauvegarde l’humanité d’une trivialité sociale qui la menace. « Mener sa vie à soi en connaissance de cause, défendre ses propres intérêts et eux seuls, voilà ce qui est insupportable au FAM... au WOMANN… au SGIC… » (page 67).

Le FAM, le WOMANN et le SGIC sont, dans Femmes, des sociétés plus ou moins secrètes féministes et homosexuelles (SGIC veut dire Sodome et Gomorrhe International Council) qui cherchent à imposer la domination ouverte de la femme sur la société pour en éliminer les signes de liberté incarnés par l’écrivain. D’ailleurs, le WOMANN voudrait explicitement « éliminer de l’enseignement, de la littérature et de l’art tous les éléments pouvant être considérés comme sexistes ou machistes » (page 53). Et l’action serait centrée sur les « génies » qui « devront être soit sérieusement expurgés ou du moins relativisés, soit purement et simplement interdits ». Logiquement, ils essaieront dans le roman de tuer le narrateur… Eh oui, Femmes est aussi le roman de la première panique morale face à ce que l’extrême droite appellera la « cancel culture ».

Car, c’est le dernier point essentiel : cette lutte entre le génie et la masse féminisée de la société, qui est donc une lutte entre le vrai et le faux, n’est pas une lutte concrète contre la société. Ce qui est en cause ici, c’est la société en général, pas la société bourgeoise ou capitaliste. « Cela fait longtemps qu’il ne s’agit plus d’interpréter le monde, ni de le changer » (page 38). Le mensonge étant dans toute la société, il est inutile de se battre contre elle.

On le comparerait avec plus de pertinence à Bernard Tapie.
Guy Debord en décembre 1992 à propos de Philippe Sollers.

Mieux, même, Sollers la laisse « aux femmes, comme un os à ronger ». Ce qui compte et ce qui reste alors, c’est la préservation du plaisir de l’homme supérieur, de sa capacité à sentir et à jouir et à dialoguer avec ses pairs dans l’éternité. Pour atteindre ce luxe, il est même utile de préserver la société existante.

La lutte contre la société se fait au sein même de la société et sans chercher à la renverser. Elle est uniquement individuelle. Le narrateur de Femmes, comme ceux des romans qui suivront, aime donc à profiter des plaisirs que lui offre cette société qu’il méprise tant. Il partage son temps entre des restaurants cossus et de magnifiques appartements au centre de Paris, New York, Rome ou Venise, villes entre lesquelles il voyage en avion. Ses romans laissent peu de place à la réalité sociale en dehors de celle du narrateur. Bref, Sollers est un bourgeois qui le revendique comme un titre de provocation contre cette « gauche » qu’il déteste tant désormais.

Reprenons donc : le romancier est un être supérieur, qui vit en aristocrate dans un monde qu’il méprise et qui lui est hostile. Mais sa supériorité lui permet de surnager et de sauver l’humanité par son accès à l’éternité. « Vous niez le malheur, la misère, l’absurdité, le poids d’une fatalité qui n’a jamais existé », résumait-il dans un texte écrit pour Le Monde le 14 avril 1983 comme une sorte de manuel d’écriture. Un texte qui commence par « vous décidez d’abolir la crise » et qui se termine par « vous coïncidez de mieux en mieux avec votre liberté ».

En décembre 1992, Guy Debord, qui détestait Sollers, mais que Sollers a toujours tenté de récupérer (y compris de son vivant), dénie à ce dernier la qualité d’« artiste ». Dans une lettre, il écrit qu’il « fait un autre métier ». Et d’ajouter : « On le comparerait avec plus de pertinence à Bernard Tapie. » Comme souvent, Debord a saisi l’essentiel. La figure de l’écrivain chez Sollers correspond exactement à la figure de l’entrepreneur qu’incarne alors Bernard Tapie.

Comme l’écrivain, l’entrepreneur est capable, par son individualité géniale, de répandre le bien sur l’humanité, « d’abolir la crise ». Pour peu qu’on le laisse faire. La logique ici est bien sûr celle de Margaret Thatcher (« il n’y a pas de société »), mais aussi de la fameuse émission de 1984, éloge de l’entreprenariat, présentée par Yves Montand et soutenue par Libération, « Vive la crise ! ».

Dynamiques contre-révolutionnaires

Cette contre-révolution, on l’a vu, est « thermidorienne ». Elle cherche à emporter avec elle une partie de cette « gauche » dont Sollers n’a de cesse désormais de se moquer. Dans ce cadre-là, la forme a une importance cruciale qui permet de faire passer tout le reste. Car, s’il cède à la lisibilité pour afficher son programme politique, Sollers reste à l’avant-garde littéraire. Pas question de revenir à une forme romanesque classique. Le sujet revient au centre, mais pas le récit. Les romans suivants auront une histoire un peu moins famélique que celle de Femmes, mais cela reste un prétexte sans réelle importance.

Au reste, avec Femmes, Sollers s’inscrit dans ce qui est alors une nouvelle avant-garde, celle de l’autofiction, théorisée par Serge Doubrovsky en 1977. La forme de l’autobiographie romancée et assumée est alors entièrement nouvelle et elle permet à Sollers de réaliser son but : placer le romancier agissant en tant que tel au centre du jeu. L’autofiction devient alors la forme parfaite de la littérature néolibérale inaugurée en 1983 par Sollers. Mais à l’époque, c’est une forme quasi révolutionnaire.

Enfin, il y a le style. Femmes est écrit comme un flot ininterrompu de pensées pas toujours cohérentes entre elles. Sollers n’a pas abandonné entièrement la méthode de Paradis, mais il a réintroduit de la ponctuation, sous la forme utilisée jusqu’à la nausée des trois points, une référence claire à l’écriture de Louis-Ferdinand Céline. La méthode aide à la lecture, permet de faire un clin d’œil à son tournant politique (alors que l’on célèbre en 1982 le cinquantenaire du Voyage), tout en gardant la « marque Sollers » de la déstructuration de la phrase.

C’est unénorme pensum mou, une masse gélatineuse obstinément présentée comme un roman.
Dominique Fernandez, en février 1983, à propos de Femmes.

En réalité, l’auteur tend un piège. Il s’agit d’épater le lecteur cultivé de gauche par un style prétendument « nouveau » et une culture encyclopédique pour le placer en communion avec son message philosophique et politique. De même que la « gauche politique » commence à faire l’éloge de l’entrepreneur et du néolibéralisme au nom de l’emploi et de la justice sociale.

À lire les réactions de la critique à Femmes au printemps 1983, on peut dire que la stratégie a parfaitement fonctionné. À droite, on est horrifié par ce texte mal fichu et pornocrate. Dans L’Express du 11 février 1982, Dominique Fernandez, titulaire du dernier prix Goncourt et futur membre, lui aussi, de l’Académie française, n’a pas de mots assez durs contre ce texte qu’il résume en titre à « des milliers de petits points ». C’est, ajoute-t-il, un « énorme pensum mou, une masse gélatineuse obstinément présentée comme un roman ». Bingo. La droite montre sa détestation de Femmes, sur des thèmes réactionnaires : le beau style et la morale. C’est parfait. Elle donne ainsi le champ libre au public de « gauche » pour l’adorer, y compris dans son discours profondément contre-révolutionnaire entièrement tu par le critique.

À gauche, on complète le tableau dans le même sens. Dans Libération, Daniel Rondeau partage avec son futur collègue de la Coupole un doute sur la forme « à la vas-y comme je te pousse dans le grand méli-mélo », mais n’est pas loin d’approuver le fond et salue ce narrateur « plutôt sympathique […] qui aime le pape et n’aime pas Arafat ».Libération, alors l’organe officiel du tournant de la rigueur, est là dans son rôle.

Reste Le Monde. Sous la plume de Jacqueline Piatier, le quotidien du soir adoube dans un long article la « chronique rusée de ce libertin catholique ». L’autrice vante la « mise en œuvre baroque » du texte, sa volonté de capter par son style la totalité de la perception du personnage et la réalité sociale. « C’est une chronique de notre temps qui en souligne les déformations, le désarroi, la misère », écrit-elle. Et le reste ? Les complots féministes, le rapport des femmes à la mort et à la société ?

Jacqueline Piatier reconnaît que l’auteur « n’est pas du côté progressiste », mais elle invite le lecteur à « ne pas trop prendre au sérieux les thèses saugrenues qui sont contenues » dans l’ouvrage. Comme si ce texte était surtout admirable pour la forme. Mais peut-on distinguer cette forme du message qu’elle défend ? Et surtout, l’admiration de la forme n’est-elle pas précisément la porte d’entrée pour l’admiration du fond ?

Avec une telle critique, l’affaire était entendue. Femmes devient le roman de l’année 1983. Il est parfaitement en phase avec son temps, lui qui pourtant prétend s’extraire de la bouillie du temps. À la surprise de beaucoup, l’écrivain jadis illisible réalise là un vrai succès de librairie. Pendant plusieurs semaines, il joue les premiers rôles dans la liste des ventes de livres de L’Express.

Après Femmes, Sollers est désormais connu d’un public large. Il est omniprésent sur les plateaux de télévision, à « Apostrophes », l’émission littéraire phare de l’époque qui lui fait l’honneur de l’inviter le lendemain de la sortie de son roman, mais aussi chez Thierry Ardisson, qui adore ses « provocations » , et aussi dans bien d’autres émissions.

Léa Salamé et Claire Chazal réalisent ainsi à la télévision des entretiens de ce vieil écrivain, inoffensif pour la société, mais gentiment provocateur, avec toujours une citation à la bouche et tellement dur pour toutes les formes de critiques sociales.

Armé de cette notoriété, Sollers va déployer son emprise sur le monde littéraire français. Dans Femmes, il annonçait son arrivée chez Gallimard, comme une arrivée à la « banque centrale ». Là encore, le terme n’est sans doute pas choisi par hasard alors même qu’en 1982 le banquier central états-unien Paul Volcker a imposé la domination de son institution indépendante sur l’économie mondiale.

Devenu banquier central de la littérature française, Philippe Sollers va alors imposer sa loi. À Gallimard, sa collection L’Infini et la revue qui l’accompagne donnent le ton de la littérature des années 1980 et 1990. Dans les colonnes du Nouvel Observateur, puis du Monde et du Journal du dimanche, où il écrit des chroniques hebdomadaires, il distribue les bons et les mauvais points et réécrit l’histoire de l’art sous l’angle des positions déployées d’abord dans Femmes. Les grands auteurs sont des sources de vérité et d’éternité contre le mensonge social. Les citations sont « des preuves ».

_ Philippe Sollers et Michel Houellebecq à la remise du prix novembre à Paris en 1998. ©Photo Roussier / Sipa

Dans les années 2000 et 2010, Sollers n’écrit d’ailleurs plus que des romans truffés de citations in extenso qu’il présente comme autant de sources de « résistance » contre la « tyrannie » ambiante. La démarche de la « culture » contre la modernité ravit d’ailleurs de plus en plus les médias dominants, de plus en plus attirés par la critique de la « cancel culture » et de la modernité.

À la fin des années 2010, Sollers est donc un écrivain puissant qui a désormais l’approbation de ces conservateurs qui, trente ans plus tôt, se méfiaient de lui. Léa Salamé et Claire Chazal réalisent ainsi à la télévision des entretiens de ce vieil écrivain, inoffensif pour la société, mais gentiment provocateur, avec toujours une citation à la bouche et tellement dur pour toutes les formes de critiques sociales.

La chute

Le 28 janvier 1999, un texte signé Philippe Sollers est publié en une du Monde sous le titre « La France moisie ». Il dénonce en quelque sorte l’extrême-droitisation rampante de la société qui vient d’éclater au grand jour alors que Jean-Pierre Chevènement a déclaré la guerre aux « sauvageons ». Le grand écrivain fustige donc cette France tentée par le souverainisme et la xénophobie. On citera ici le passage le plus connu du texte : « La France moisie a toujours détesté, pêle-mêle, les Allemands, les Anglais, les Juifs, les Arabes, les étrangers en général, l’art moderne, les intellectuels coupeurs de cheveux en quatre, les femmes trop indépendantes ou qui pensent, les ouvriers non encadrés, et, finalement, la liberté sous toutes ses formes. »

A priori, seize ans après Femmes, Sollers semble venir déjouer l’hypothèse développée ici. Il se dresse face à l’extrême droite et à la réaction. Mais les choses ne sont, en réalité, pas si simples. Car rien dans ce texte n’est en opposition avec les termes de la contre-révolution de 1983, bien au contraire. « La France moisie » défend la liberté contre la société. Sa position est celle d’un centrisme conservateur dont il a besoin pour qu’il puisse se laisser aller à sa jouissance métaphysique. C’est celle de ce Sollers qui, en 1995, avait annoncé voter pour Édouard Balladur.

Progressivement, Sollers ne sera plus qu’un somnambule qui avance vers le désastre en continuant à chanter la même rengaine de moins en moins convaincante.

En réalité, ce texte traduit déjà un dépassement. Sa passion pour sa liberté lui a fait manquer un fait essentiel : la crise qu’il nie dans ses écrits existe dans la réalité matérielle. La pente qu’il a prise avec Femmes, celle de l’individualisme et de l’hédonisme, devait mener inévitablement, face à la crise de la société néolibérale et à sa critique, à un durcissement autoritaire, voire fasciste. Mais sa vision étroitement élitiste et individualiste ne pouvait pas lui permettre de saisir ce fait.

Car si la société n’est qu’un mensonge, sa « crise » est une ruse que l’écrivain peut aisément déjouer. Mais il a trouvé plus fort que lui. La société et le temps se sont rudement vengés. Progressivement, Sollers ne sera plus qu’un somnambule qui avance vers le désastre en continuant à chanter la même rengaine de moins en moins convaincante. C’est ainsi qu’à sa mort, celui qui s’est toute sa vie rêvé « grand écrivain » s’est retrouvé dans l’ombre de deux autres auteurs portant des options littéraires et sociales radicalement opposées : Annie Ernaux et Michel Houellebecq.

Mais cette perte de substance ne doit pas faire oublier qu’il a lui-même contribué à la résurgence de la culture réactionnaire. Et en cela, Femmes est bien un point de départ dans l’histoire littéraire et sociale française. La rhétorique anti-moderniste, hostile à la domination culturelle de la gauche, misogyne et homophobe qui y est déployée constitue bientôt le cœur de la pensée conservatrice moderne et de l’union autour de « l’anti-wokisme » des centristes et de l’extrême droite.

La logique victimaire de l’homme blanc hétérosexuel agressé par une société dominée par les femmes et les homosexuels qui constitue le cœur du roman de Sollers est devenue la doxa du discours réactionnaire, d’Éric Zemmour à Frédéric Beigbeder. À lire aujourd’hui Femmes, on a l’impression d’un discours connu et entendu mille fois, mais porté aujourd’hui par l’extrême droite.

Certes, Philippe Sollers a toujours refusé cette responsabilité dans une posture ultra-élitiste : toute lecture politique de son œuvre ne la comprend pas. On lui refuserait « l’ironie » qu’il utiliserait en permanence parce qu’on ne serait pas capable de la saisir. Et c’est bien normal puisque le génie est rare. « L’intelligence en France est d’autant plus forte qu’elle est exceptionnelle », pouvait-il pérorer dans la « France moisie ».

Et pourtant. Rien ne nous oblige à accepter ce coup de force et ces contradictions sous la pression d’un chantage grossier à « l’intelligence » ou au « génie ». L’ironie a bon dos et on peut aussi considérer que Philippe Sollers a objectivement accompagné cette dérive vers l’extrême droite. Trois ans après « la France moisie », Sollers vient ainsi témoigner en faveur du « grand écrivain » Michel Houellebecq dans un procès qui lui est intenté pour avoir dit que « l’Islam est la religion la plus con ». Se proclamant aux « antipodes » de l’auteur des Particules élémentaires, il a toujours soutenu et légitimé cet écrivain ouvertement réactionnaire.

Au reste, en lançant la mode de l’autofiction, en refusant tout « contenu politique » aux grands auteurs, en mêlant, selon ses besoins et au détriment de toute cohérence de ces auteurs, de Maistre et Marx, Debord et Céline, Casanova et Heidegger, Sollers a créé les conditions d’une littérature qui nie la société, ses dominations, ses crises, ses questionnements, au profit d’une vision nombriliste. Et c’est sur cette vision que la littérature réactionnaire va trouver un nouveau souffle.

Philippe Sollers est l’écrivain phare d’une époque et d’une classe. En cherchant à stopper l’histoire à l’endroit où elle lui convenait le mieux personnellement et à placer au-dessus de tout sa jouissance personnelle, il a ouvert la boîte de Pandore de la contre-révolution, car l’histoire et la société ne s’arrêtent pas. Dépassé, il a porté un discours de moins en moins pertinent et écouté, sauf par les réactionnaires qui ont fini par le doubler. C’est un auteur néolibéral, qui a été englouti par la réalité sociale, comme le sont aujourd’hui les néolibéraux en politique et en économie. Voulant s’extirper de l’histoire, il aura fini englouti par l’histoire.

A propos de l’auteur

Romaric Godin

Journaliste depuis l’an 2000, j’ai rejoint La Tribune en 2002 sur son site web, puis au service marché. Correspondant en Allemagne depuis Francfort entre 2008 et 2011, je suis devenu rédacteur en chef adjoint au service macroéconomie en charge de l’Europe jusqu’en 2017. Arrivé à Mediapart en mai 2017, j’y suis la macroéconomie, en particulier française.

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