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Quand Sollers préfaçait « L’Opium des Lettres » de Ph. Muray

Archive BnF/Gallica de 1978

D 27 juin 2023     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Document d’archive de 1978. Les relations Muray-Sollers sont encore bonnes. Cela ne durera pas. Philipe Sollers est encore dans sa période expérimentale, avant-gardiste, voire dogmatique de l’époque Tel Quel (1960-1982).  [1]

Que publie Sollers dans les années 1978 ?

C’est intéressant de regarder la bibliographie de Sollers :

1973 : H,

1981 : premier volume de Paradis.

Entre ces deux dates, pas de livre : ni essai, ni roman, seulement la revue Tel Quel. Immersion. Silence radio. Comme les sous-marins, posés sur un haut-fond de sable. Disparu ?

Sollers est le chef de clan du groupe Tel Quel. Un groupe de combat. Son aura intellectuelle est reconnue et il a une audience de fidèles mais limitée. L’expérience Paradis - son grand œuvre -, a été menée à son terme ; il ressent le besoin de passer à autre chose, d’élargir son audience et ce sera Femmes (1983) – son best-seller - : un roman avec de la ponctuation, des chapitres, un récit, des « personnages ». Sollers a accompli sa mue !


Et Philippe Muray dans tout ça ?

Entre 1979 et 1982, Philippe Muray apparaîtra cinq fois au sommaire de la revue Tel Quel :

Le corps glorieux de l’écriture. N° 80, Eté 1979

Chateaubriand
Céline et la religion révélée N°85, Automne 1980

Balzac, le 19e siècle, l’occulte. N° 89, Automne 1981

Hugo nécromantique. N° 94, Hiver 1982


Ce texte de 1978 qui reprend la thématique de l’Un et du Multiple initiée par Platon (Parménide) est familière au Sollers de l’époque Tel Quel, et au-delà. Et l’on peut penser qu’il lui a été naturel de préfacer ce texte de Muray.

« Sollers multiple et un »

C’est le titre de la critique du Livre de Sollers « Légende » (2021) par Jean-Paul Gavard-Perret où il note :


« Par son livre [Sollers] rappelle qu’aucun être ne demeure seul mais doit pouvoir se glisser dans plusieurs identités, y compris contradictoires, et devenir ainsi une légende. »
Jean-Paul Gavard-Perret

Notons que ce livre est cité par Gerald Messadié dans son essai « Lire et relire Philippe Muray » :

« Pendant quatre décennies, Philippe Muary (1945-2006), distilla son bon sens à l’usage public dans des articles et une trentaine d’ouvrages qui exaspérèrent autant de monde qu’ils en enthousiasmèrent. Pour notre part, nous citerons L’opium des lettres, Le XIXe siècle à travers les âges, Exorcismes spirituels I et II, L’Empire du Bien et Le Sourire à visage humain, Ségolène. »

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Fonds BnF Gallica

La préface de Philippe Sollers

NOMBRES


Le langage ne nous suit pas... Il y a un frein, une
bride, un nœud, un envoûtement dans les fibres... Au
départ du souffle, avant le tracé... Le type divague, il délire,
il s’accumule en vain, il n’arrive pas à sortir... Il est tenu,
en mains, manipulé, calculé malgré lui, malgré ses ruses,
ses éructations, ses excès... Il casse la langue, elle lui répond
toujours par le même débris fébrile. Il mélange les
langues, elles se mettent à jouer au rêve avec lui. Il se
veut pluriel, foule, rafale, il finit coté en bibliothèque. C’est
joué avant d’avoir lieu, cadré, il y a un mauvais dieu
bouclant cette affaire, on le sait.

Les aventures de l’Un et du Multiple... Ça revient tou-
jours à cette histoire d’exorcisme ; le possédé qui va
s’évaporer dans les porcs... Mon nom est légion... Mais le
démoniaque, lui, en souffre, ça le convulse... Le fils du
Nom a l’air d’incarner l’Un. Mais il ne pourrait pas chasser
le multiple de l’un-tombé s’il n’était pas le nombre multi-
plié en personne. Au commencement était le Nombre, et
le Nombre était le Verbe, et le Verbe, ensuite (mystérieux
ensuite !), oubliant son nombre, a des difficultés avec la
chair... Quel foutoir ! Quel pressoir ! Quelle passoire dans
le pourrissoir ! Corps, gestes, accents, tortures, maladies,
jouissances, râles... C’est affreux, cette destinée de l’espèce...
Du moins, on en parle. Partout, et jusqu’au Divan.

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Muray fin des années 1970

Muray a recommencé l’enquête. Et le voilà d’emblée
dans la Gnose ! Démiurge, archontes, éons... Les gnostiques
reviennent très fort, ces temps-ci, avez-vous lu Puech,
Hans Jonas, on nous a toujours voulu du mal en nous
faisant être... Le monde est une méchanceté construite
dans l’ignorance, le sommeil, l’angoisse, l’envie, l’avidité...
Un coup de Sophia gonflée en sourdine et qui ne peut rien
créer à l’extérieur d’elle-même (autrement dit, nous ne
« naissons » pas, nous sommes dedans). Sale coup physique
inlassablement justifié par les religions, philosophies, idéo-
logies... Et qui exige ses sacrifices : mentaux, sanglants ;
ses manies...

Très peu s’éveillent à la connaissance de ce ratage essen-
tiel. Mais, comme le dit Muray, « les grands noms font
les grandes coupures ». Nous n’avons pas de billets de
banque à l’ effigie de Sade, Lautréamont, Mallarmé, Céline,
Kafka, Joyce, Artaud ? Le rouble n’est pas encore frappé
à la barbe de Soljénitsyne ? Aucune monnaie ne représente
Saint Jean à Patmos ? Logique : chacun chez soi. Rendons
à César... Les autres, bien entendu, sont des saints. Pos-
thumes promis à la Thèse.

Où en sommes-nous ? Trop, c’est trop. Avec Transcen-
dance, c’était déjà terrible mais parfois vivable. Sans Trans-
cendance, c’est l’abominable invivable. La preuve : « A la
transitaire de Kouïbychev, j’avais vu des catholiques (des
Lituaniens) occupés à confectionner des chapelets modèle
prison. Ils se servaient de bouts de pain détrempés, puis
malaxés, qu’ils peignaient (en noir avec du caoutchouc
brûlé, en blanc avec de la poudre dentifrice, en rouge
avec du streptocide rouge), enfilaient, encore humides,
sur des fils tordus et savonnés et mettaient à sécher à la
fenêtre. Je me joignis à eux et leur affirmai vouloir moi
aussi prier avec un chapelet, ajoutant qu’en raison des
particularités de ma foi, j’avais besoin de cent grains dis-
posés en rond (plus tard,.. je compris qu’il suffisait de vingt,
et que même c’était plus pratique, et j’en fabriquai moi-
même avec des bouchons), que chaque dixième grain
devait avoir la forme non pas d’une boulette, mais d’un
petit cube et que le cinquantième et le centième devaient
pouvoir encore se distinguer au toucher [...] Jusqu’à la
fin de mon temps de peine (j’avais déjà accumulé plus
de douze mille lignes) et plus tard ensuite en relégation,
ce collier m’a aidé à écrire et à retenir [2] »

Ou encore : « Il serait temps de le voir : enfermer des
gens à l’esprit indépendant dans des asiles de fous est un
ASSASSINAT SPIRITUEL, c’est une variante de la
CHAMBRE A GAZ, et même plus cruelle : les tortures
de ceux que l’on tue ainsi sont plus affreuses et plus
longues. De même que les chambres à gaz, ces crimes ne
seront JAMAIS oubliés et TOUS ceux qui y auront parti-
cipé seront jugés sans prescription, de leur vivant aussi
bien qu’à titre posthume [3]. »

Etc. Etc. Au fond, il y avait du bon dans le fait d’obliger
les gouvernements, doges, cardinaux, à siéger sous Tintoret
ou Michel-Ange. Ça les humiliait un peu, ça les tenait à
leur place (lisez particulièrement ce que Muray, le premier,
dit de la signification du Paradis de Tintoret à Venise).
Et puis les figurants se sont crus plus forts... Sicut dii...
Et les écrivains, les artistes, se sont mis à se plaindre,
c’est-à-dire à constater le réel : la machine à reproduire
devenue folle... Le quantitatif en soi et pour soi... Guillotin,
l’homme de l’égalité devant la mort, de l’égalité qui coupe,
est aussi, le sait-on, celui qui aura généralisé le vaccin.
Têtes qui tombent, virus légal... C’est cela, le culte de l’Etre
Suprême.

Je passe sur la démonstration détaillée de Muray : elle
s’impose, comme un manifeste de l’esprit nouveau. La
littérature est le reste de la vérité, et la vérité du reste.
Mais qu’elle repose finalement sans cesse, dans son énon-
ciation même, la question du compromis noué de la Trinité
n’est pas la moindre surprise de cet essai. Le trois-qui-
tient, le nombreux, la myriade qualitative : contre vents,
marées, déportations, guerres, ondes, inséminations, char-
niers... La formidable bêtise de l’Un, du Multiple, est là,
par cet en-trois divisé et multiplié, forcée, apocalyptique-
ment, d’avouer.

Philippe Sollers
Septembre 1978.

Sollers sur Muray

Ph. Muray est mort le 2 mars 2006 d’un cancer du poumon. Dans leJournal du mois du 30 mars (le JDD), Sollers lui rendait hommage.

Muray

Nous avons été très amis, et je ne le regrette pas. J’ai publié de lui deux livres très importants, un Céline et le XIXe Siècle à travers les âges[8]. Ce dernier essai est un chef-d’oeuvre, et qui est là pour longtemps. Après quoi, il semble que nous nous soyons brouillés pour des raisons apparemment politiques (on donne ces raisons-là plutôt que de s’expliquer sur le fond, ce qui serait trop complexe et trop long). Muray s’est mis, de plus en plus, à parler de ce qu’il détestait dans notre époque, au point de trouver des partisans qui se soucient peu de ses lectures (vastes) et de ses intérêts réels (métaphysiques cachés).

Philippe Muray, ce faux-ami qui insultait ses proches

Par David Caviglioli L’OBS. Publié le 05 avril 2020

Dans son Journal intime A mesure que son Journal intime paraît, les anciens compagnons de Philippe Muray, de Catherine Millet et Jacques Henric à Philippe Sollers, découvrent tout le mal qu’il pensait d’eux.

« Grossier comme un dépucelé », écrit Muray à son sujet, « courtisan Gallimard », « fumier », « valet », « mini-tyran », « le plus flamboyant des envieux », « haïssant, méprisant tout le monde, ricanant, préoccupé de la guerre du Golfe parce qu’il croit qu’elle va éclater au moment de la sortie de son roman ». Muray reproche à Sollers d’avoir secrètement œuvré à son échec, d’avoir cherché à « l’étouffer », par jalousie. Lorsque Sollers signe un article élogieux sur un de ses livres, Muray voit dans la manière dont l’éloge est tourné une manœuvre complexe destinée à décourager d’éventuels lecteurs.

(Sollers n’a pas lu les Journaux de Muray. « Je suppose qu’il y est abondamment question de moi, sur un ton obsessionnel et négatif », dit-il.)

*


« L’ennuyeux, lorsqu’on restreint son discours à ce qu’on déteste, sans plus parler de ce qu’on aime, est le risque de renforcer en soi ce qu’on déteste. C’est malheureusement une loi. Maintenant que Muray est mort beaucoup trop tôt, je garde le souvenir de l’ami et du charmant camarade de combat. J’oublie le reste. »

Philippe Sollers

L’OBS

Muray/Sollers : le désaccord parfait

Bruno Maillé

Causeur, 13 octobre 2012

Depuis sa mort, Philippe Muray est dans une santé éclatante. Comme toujours. Plus que jamais. D’une foulée joviale, féroce et détendue, il gravit quatre à quatre les marches de la gloire. Il écoute d’une oreille distraite les trompettes de la renommée en continuant tranquillement à fumer son cigare. Terrassés par son verbe, l’animal médiatique et la bête universitaire, ses deux antiques ennemis, s’agenouillent l’un après l’autre à ses pieds. Il leur tend sa main auguste afin d’y recevoir avec longanimité leurs tardifs baisers. Mais quand personne ne regarde, il se départit un instant de la noblesse qui est de mise dans les contrées éternelles et en profite aussi tout de même pour leur filer quelques baffes ou leur enfoncer cruellement un doigt dans l’oreille.

Muray ne se trompait pas lorsqu’il disait à Mark Greene ou à Dominique Noguez, quelques mois avant sa mort : « Moi, je vais bien : c’est la mort qui va très mal. » Après les multiples ouvrages consacrés à son oeuvre en 2011, 2012 est encore une année faste pour lui. À une première traduction de Muray en langue espagnole devraient faire suite plusieurs autres, en allemand et en coréen notamment.
Mais il y a surtout cet inquiétant phénomène qui a sinistré le tourisme parisien de mars à juin. De nombreux touristes ont préféré quitter la ville après avoir observé des feux follets – parfois même en plein jour – au-dessus de l’emplacement de l’ancien Cimetière des Saints-Innocents. Certains autres, qui s’apprêtaient innocemment à photographier le Panthéon et qui en ont hélas perdu leur short d’épouvante, se rappelleront longtemps les craquements sinistres qu’ils ont entendu remonter des profondeurs du temple de l’occulto-socialisme, juste avant que le respectable édifice, soulevé par un éclat de rire tellurique, ne se mette à danser la gigue sous leurs yeux. À l’évidence, les tables ne tournent plus rond. La religion de la mort est aux abois. Ceux qui ont inconsidérément donné lieu à ces phénomènes par un dialogue un peu trop vivant avec l’esprit de Philippe Muray ne sont autres que Philippe Boutry et Guillaume Cuchet. Ces deux éminents et sémillants historiens ont en effet mis Muray à l’honneur à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) en consacrant leur séminaire à une étude détaillée et remarquable de sonXIXe siècle à travers les âges. À leurs yeux, les intuitions géniales et cavalières de Muray sur le XIXe siècle s’avèrent le plus souvent justes et pourraient constituer une source féconde d’inspiration pour le travail des jeunes historiens.

« La décadence, c’était le bon temps ! Maintenant, c’est la déliquescence… » L’auteur de ce verdict lucide, drôle et réactionnaire sur l’époque n’est pas Philippe Muray mais celui qui fut, durant vingt ans, son ami, avant de devenir son plus indéfectible ennemi, un certain Philippe Sollers, invité par Philippe Boutry et Guillaume Cuchet, lors de la séance du 12 juin, à évoquer Le XIXe siècle à travers les âges, édité en 1984. Muray a 25 ans lorsqu’il découvre avec enthousiasme ce qu’il nomme la « littérature vivante de l’époque », celle de Sollers et Tel Quel. La rencontre entre les deux hommes a lieu quelques années plus tard, vers 1975. C’est le début d’une amitié, intellectuellement et esthétiquement féconde. L’amitié passionnée et houleuse de deux solitaires invétérés. Muray écrit dans Tel Quel et Sollers publie, en 1981, son Céline.

Mais, dès 1987, Muray accomplit un premier pas de côté stratégique. Il s’éloigne de Sollers en s’alliant à un autre parrain de la mafia des lettres, Bernard-Henri Lévy. Il publie ainsi Postérité, en 1988, et La Gloire de Rubens, en 1991, chez Grasset. Il se rapproche également de Jean-Edern Hallier et conspue avec lui, en 1992, l’Europe ultralibérale et le traité de Maastricht. En néo situationniste décidément hors norme, Sollers n’hésite pas, en revanche, à en chanter les louanges.

En mai 1993, c’est la rupture définitive, la fin d’un long et irrésistible désensollersement au terme duquel « l’abbé Muray » rend sa soutane au diable. Dans un acte sacrilège, il abandonne sur un trottoir les oeuvres complètes de Bataille et d’Artaud (Ah ! l’heureux clochard qui les découvrit !). Il brise en deux le chalumeau du Joueur de flûte de Talence. Il prend abruptement congé en écrivant à Sollers qu’il n’est pas « un nègre échappé de sa plantation ». Avec sa modestie coutumière, Muray évoquait toujours cette rupture en la comparant à celle de Nietzsche avec Wagner. Celle-ci constitue sans doute, avec les six mois miraculeux de la rédaction du XIXe siècle, sa deuxième naissance la plus notoire.

Au sein de la sainte Église murayienne, je me signale par deux singularités presque tératologiques : mon attachement à l’extrême gauche et mon admiration pour l’oeuvre de Sollers. Celle-ci ne date pas d’hier - mais d’avant-hier. J’ai commencé à lire Sollers à 15 ans. J’ai lu Muray à 20. À l’un comme à l’autre, je dois tant de bouleversements et de découvertes décisives, tant d’heures de lecture éblouie et de « solitude dorée », tant d’éclats de rire musicaux et libérateurs. Plus les temps s’obscurcissent et plus la voix de Sollers m’est chère, et plus je me rappelle que ma dette envers son oeuvre est grande. Mes dettes envers l’oeuvre et la personne de Muray m’ont conduit pendant un temps à oublier et sous-estimer l’autre. Parfois, un Philippe peut en cacher un autre. Ces frères ennemis ont toujours été à mes yeux plus frères qu’ennemis, comme s’ils avaient voulu rendre un long hommage à la phrase fameuse de Carl Schmitt : « L’ennemi est notre propre question ayant pris figure. »

Frères murayiens, je suis las de votre anti-sollersisme primaire ! Frères murayiens, les temps s’obscurcissent, lisez Sollers sans attendre ! Commencez par Femmes, que Muray a toujours considéré comme un chef-d’oeuvre. Traversez Le Coeur absolu, Portrait du joueur, Paradis II ! Votre corps le réclame ! Lisez Théorie des exceptions, Studio et Discours parfait ! Je vous en conjure ! Je n’irai cependant pas jusqu’à vous inviter à embrasser sur le champ l’européo-maoïsme ségoléno-balladurien de Sollers, qui me laisse assurément plus circonspect. Le Sollers que j’aime n’est pas celui-là : il est catholique et taoïste.

Mais pourquoi Muray a-t-il rompu avec lui ? La mauvaise foi innée et énergique des deux intéressés rend assurément toute tentative de réponse difficile et hasardeuse. Maastricht ? Le goût croissant de Sollers pour le pouvoir et les médias, que Muray vilipendait souvent après leur rupture ? Son manque de probité et de common decency ? Muray s’est-il soudain transformé en monstre réactionnaire ? Il écartait cette hypothèse en riant et affirmait qu’il en était un depuis le berceau et qu’à cet égard, seul Sollers était pire que lui, en dépit de ses danses du ventre progressistes dans les médias.

Un Philippe peut en cacher un autre, et ces deux-là sont plus frères qu’ennemis. Pour ma part, je ne crois pas que la fatalité de leur rupture ait été inscrite dans leurs divergences, qui sont réelles, mais dans leurs trop nombreuses convergences. Eux qui ont travaillé avec tant d’énergie à se distinguer du commun des mortels, il n’est rien qu’ils ne tiennent davantage en horreur que les « points communs ». Mais malgré cela, ils en présentent beaucoup, et leur liste en est d’ailleurs accablante…

Ils ont tout d’abord en partage leurs trois principales religions : la littérature, le libertinage et le catholicisme romain, qui pour eux n’en forment qu’une seule. L’un comme l’autre ont subi les influences intellectuelles décisives de Freud et de Lacan, celles de Nietzsche, Heidegger, Kojève et Debord. Leurs admirations littéraires communes sont innombrables, de Baudelaire et Claudel à Roth et Kundera en passant par Céline et Proust. Ils sont animés l’un et l’autre par un amour animal de la peinture, c’est-à-dire des femmes.

Dieu merci, leurs différences aussi sont nombreuses (chez eux, tout est nombreux) : le goût sollersien des voyages et la propension plutôt sédentaire de Muray ; l’indifférence relative ou totale de Sollers à Bernanos, Bloy et Marcel Aymé ; celle de Muray à la Chine, à Joyce, à Rimbaud et à Breton ; et la haine de ce dernier, parfois feinte, des deux arts les plus chers à Sollers : la musique et la poésie ; sans oublier l’impardonnable détestation de Sollers envers Péguy.

Mais les « points communs » reviennent à la charge, ils sont têtus, ils sont partout : leur médisance joyeuse et noire, leur goût du secret et la jouissance que suscite en eux (et quelquefois chez les autres) leur parole surprenante et intarissable, leur mégalomanie enfantine ainsi que leur paranoïa généreuse et féconde.

Après leur rupture, comme un seul homme, en parfaite intelligence avec l’ennemi, ils se sont mutuellement décrétés littérairement morts. Ils n’ont plus cessé, dès lors, de se donner à goûter mutuellement leurs curares les plus délicats en s’envoyant fidèlement, de livre en livre, quelques nouvelles petites fléchettes invisibles. Peu après la mort de Muray, cependant, Sollers commit une regrettable erreur de dosage entre les baumes et les poisons. Comme s’il pressentait l’ombre que Muray mort allait jeter sur lui, il écrivit par deux fois, dans le Journal du dimanche et dans Un vrai roman, des mots indélicats et sans noblesse, dictés par le ressentiment.

Six ans plus tard, le 12 juin 2012, c’est avec joie que j’ai entendu Sollers, invité à l’EHESS, évoquer cette fois la mémoire de Muray sur un autre ton, avec chaleur et amitié. Son éloge vibrant et enthousiaste du XIXe siècle à travers les âges et de La Gloire de Rubens fut une heureuse surprise.
En dépit de quelques sifflements de fléchettes invisibles, durant plus d’une heure, Sollers parla de Muray avec une admiration et un plaisir très sensibles, au point d’en oublier même un peu Sollers de temps à autre. Aux historiens auxquels il s’adressait, il a notamment proposé ce portrait mémorable de son vieil ennemi : « Muray était un aventurier. Un amateur. Ce sont les amateurs qui font l’Histoire… Les historiens arrivent plus tard… un siècle après… en trottinette… »

Pour l’essentiel, l’oeuvre de Sollers, comme celle de Muray, est une méditation poétique sur le Temps. Chez eux, la douleur et l’angoisse se font irrésistiblement rire et style. Ils sont la littérature elle-même, la langue française en personne. La-littérature-à-moi-tout-seul.

Causeur



[2Soljénitsyne, l’ Archipel du Goulag, t. III. Pourquoi personne n’a-t-il lu ce livre ?

[3Le Chêne et le Veau. Cette citation est dédiée, par moi, aux psychanalystes qui vont aller bavarder à Tbilissi (U.R.S.S.).
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