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Vélasquez vu à travers Sollers, Lacan, Foucault, Bacon, Picasso

D 31 mars 2015     A par Viktor Kirtov - C 6 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Plusieurs articles de Pileface évoquent l’importance de Vélasquez (orthographié aussi Velázquez) pour Sollers et pour d’autres peintres de son Panthéon, Bacon, Picasso, ainsi que des intellectuels comme Lacan et Foucault.

Dans un entretien radio du 28 mars 2015, sur Europe 1, avec David Abiker, Sollers introduit l’exposition « Velázquez », au Grand Palais, du 25 mars au 13 juillet.
Là, le Philippe Sollers médiatique est à son meilleur niveau dans l’expression orale. Fluidité, juste, percutant. Il domine son sujet et son expression. (Nous ne sommes pas dans la caricature des plateaux à plusieurs intervenants dénoncée récemment). Là, Sollers intervient dans le cadre d’un entretien à deux seulement. Et son improvisation verbale a la qualité de l’écrit construit. Bravo l’artiste !

Velazquez au Grand Palais. La bande annonce

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De Kooning : « Content is a glimpse »
« Le contenu du tableau, c’est un éclair, une rencontre éclair, comme une illumination, c’est très très ténu (tiny). » Et il en est ainsi de tous les tableaux ! Rembrandt ! Titien ! Velasquez ! Greco ! »


Philippe Sollers dans De Kooning, vite (La Guerre du Goût, Folio p.134.)

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Le Pape innocent X par Vélasquez

Dans votre livre sur Francis Bacon [1], vous évoquez le commentaire du pape Innocent X devant son portrait peint par Velasquez : « trop vrai  ». a quelle vérité ce « trop vrai » renverrait-il selon vous ?

On est dans ce qu’on pourrait appeler les rencontres au sommet, le maximum de pouvoir venant de l’intemporel vers le temporel et le maximum de vérité dans la représentation. C’est la rencontre entre un pape et un peintre. Il se trouve que cette rencontre a eu lieu dans ce tableau fabuleux qui inspire Bacon. Lacan a voulu donner une leçon à Foucault sur ce qu’il n’avait pas vu dans Les Ménimes. Moi, je crois que la meilleure approche est plutôt dans le geste de Bacon à propos du tableau de Vélasquez représentant Innocent X.
« Trop vrai », cela veut dire que le moment historique est saisi par le peintre ou l’écrivain. Dans le même ordre d’idées, vous avez le fait que Sade ne se prive pas de faire intervenir le pape de l’époque dans une orgie fameuse, à Saint-Pierre de Rome dans Juliette. « Trop vrai », c’est quand ça effraye, quand la vérité est arrivée à toute se dire dans le temps, c’est-à-dire indéfiniment.


Philippe Sollers Le style en corps (Eloge de l’infini, Folio p.1035)

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En 2007, à la villa Medicis, à Rome, Philippe Sollers donnait une conférence sur les "portraits de papes".
Philippe Sollers avait choisi pour sa conférence le portrait d’Innocent X par Velazquez, l’étude de ce portrait par Francis Bacon (1953), ainsi que trois photographies : Jean-Paul II blessé place St-Pierre par Mehmet Ali Agca (mai 1981), lui-même remettant son livre sur La divine Comédie de Dante à Jean-Paul II, et une de Benoît XVI jouant une partition de Mozart sur le piano de son appartement privé du Vatican.

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GIF L’étude de Francis Bacon (1956)

Philippe Sollers dans Les passions de Francis Bacon, (Eloge de l’infini, Folio p.83.)

Un événement capital s’est pourtant produit, il y a longtemps, entre Rome et Madrid : la rencontre d’un Pape et d’un Peintre, le face à face perçant d’Innocent X et de Vélasquez. Tout sa vie, Bacon sera obsédé par ce prodigieux portrait. C’est sur lui, souvent qu’il médite.

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Dans Les passions de Francis Bacon, (Eloge de l’infini, Folio p. 91.)

Ainsi en a décidé, en son temps, à Rome, le remarquablement masqué Velasquez devant Innocent X : duel mémorable, inquisition pour inquisition, couleur pour couleur, regard pour regard.
Dans sa main gauche, le pape tient une lettre qui lui a été adressée par le peintre, on lit la signature de ce dernier. Il n’a rien de pieux, ce pontife d’action : il est ramassé, prêt à bondir ; il radiographie de toute sa lucidité l’artiste qui le représente : il le vrille. Son commentaire, à propos de son portrait, a été, on le sait : « Trop vrai ».
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Dans L’expérience intérieure de Fancis Bacon (La Guerre du Goût, Folio p. 619.)

Qui a lu L’Orestie ? Qui ose penser ce que pense Oreste ? « Alors, dit quelqu’un à Bacon, le pape, c’est le père ? » Et lui : « Je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire. » Mais une autre fois, il laisse tomber : « Je déteste le gâchis de la peinture d’Europe centrale »… Faut-il tenir pour un détail secondaire que la pape de Vélasquez radiographié par Bacon s’appelle Innocent X ? Autoportrait ? Bien sûr. L’innocence crie (Le Massacre des Innocents de Poussin, autre référence de Bacon) et on l’entendra toujours à travers l’horreur. L’innocence ne sait plus se dire sans violence ? Cette question est désormais la même que : pourquoi la peinture vaut-elle si cher ? Ou encore : qu’est-ce que le corps humain lorsqu’il est vécu ?

Dans Les passions de Francis Bacon (Eloge de l’infini, Folio p. 73.)

Bacon sait qui il est, il ne se compare pas, il continue de vivre toute sa vie à la base (atelier-foutoir, alcool, drague, casinos). Ce qui ne l’empêche pas de se mesurer à Vélasquez, à Rembrandt, à Michel Ange.

Les passions de Francis Bacon sur Pileface.

La Vénus au miroir de Vélasquez


Diego Vélasquez, Vénus à son miroir ou Vénus au miroir, 1647-1651
National Gallery (1,22 m x 1,77 m)

ZOOM... : Cliquez l’image.

Vélasquez a du longtemps réfléchir devant sa toile et son modèle, car cette femme, à la taille fine et à la hanche saillante ne ressemble nullement aux nus italiens plus enveloppés et plus ronds qui s’inspirent des sculptures antiques. Elle a en outre une coiffure tout à fait moderne. Seule la présence du potelé Cupidon, qui manifeste une déférence emprunte d’innocence, fait de cette femme une déesse. Le peintre a modelé le corps féminin à l’aide de fins dégradés soigneusement effectués à partir d’un noir et d’un rouge sourd, de blanc, de rose et de gris. Le satin gris noir qui se reflète sur sa peau lumineuse présente lui-même les reflets nacrés de sa peau. Le peintre a tracé d’un seul coup de pinceau, chargé de noir, la ligne qui cerne le contour inférieur du corps, courant du milieu du dos jusque sous le mollet. Ces touches libres et spontanées sont, au même titre que le rendu très précis de l’aspect des choses, le fruit d’un long mûrissement et d’une pratique assidue.

Peut-être même le tableau a-t-il été conçu comme un jeu de miroir : on a pensé qu’il pouvait avoir été peint pour former harmonieusement un contraste avec une Danaé nue (transformée ultérieurement en Vénus) attribuée au Tintoret. En 1677, les deux œuvres avaient été incorporées, probablement sous forme de paire, au décor d’un plafond dans l’un des palais de Carpio. La vénus - Danaé récemment découverte en Europe dans une collection privée, est de dimension quasiment identique et semble l’image inversée de la Vénus de Velasquez : la figure est allongée dans la même position mais face au spectateur, sur une draperie rouge devant un paysage. L’inversion dos/face fait songer à la formule adoptée par Titien dans les "poésies" mythologiques peintes pour Philippe II, le grand-père de Philippe IV, et faisant encore aujourd’hui partie de la collection Royale. Dans ces œuvres, Titien avait promis de montrer le nu féminin sous tous ses aspects. Mais dans cette œuvre obsédante de Vélasquez qui succède aux tableaux de la renaissance plus sensuels et exubérants, le récit et la poésie résident, de manière caractéristique chez lui, dans le fait de regarder et d’être regardé.

La Vénus de Vélasquez et celle de Roman Polanski sur Pileface

Les Ménines


Diego Vélasquez, les Ménines (vers 1656).
Huile sur toile, 318 × 276 cm. Musée du Prado, Madrid.
ZOOM... : Cliquez l’image.

Tableau emblématique de Diego Velasquez, aux multiples interprétations.
Goya, Manet et Picasso ont réinterprété le tableau. Chacun transformait le tableau du XVIIe siècle en jouant de ses paramètres fondamentaux ; moyennant quoi, ces paramètres, chacun les montrait, voire les démontrait. (Georges Didi-Huberman, Devant l’image)
Puis Michel Foucault et Lacan s’emparèrent du tableau pour en donner leur propre interprétation.

GIF Pourquoi Les Ménines ne seront pas au Grand Palais ?

« Le fait que les Ménines ne soient pas là n’est pas un problème.
Pour moi, ce serait un problème si elles étaient là »

Guillaume Kientz, commissaire de l’exposition.

Déclaration qui mérite bien quelques explications par son auteur :

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GIF Foucault et les Ménines

Les Mots et les Choses, de Michel Foucault (1926-1984), commence par un morceau de bravoure qui a beaucoup contribué à la renommée du livre : la savante description d’un tableau de Vélasquez, Les Ménines, devenue un classique de l’analyse picturale. Sur ce tableau, que Foucault désigne par son titre français, Les Suivantes, on aperçoit l’infante Marguerite d’Espagne, entourée de demoiselles d’honneur, de courtisans, de nains. A gauche, en retrait, le peintre se tient devant une grande toile, dont on ne voit que le dos. A l’arrière-plan, sur le mur du fond, un tableau, note Foucault, "brille d’un éclat singulier".
Deux silhouettes s’y dessinent. Ce tableau est un miroir, qui reflète les visages du roi Philippe IV et de son épouse. Les souverains sont à l’extérieur du tableau, "retirés en une invisibilité essentielle", mais "ils ordonnent autour d’eux toute la représentation". Ils en sont la condition de possibilité. "Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation classique", mais on y lit aussi, selon Foucault, "la disparition nécessaire de ce qui la fonde". Et l’auteur de conclure : "Libre enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation."

Pourquoi cette longue ouverture sur l’idée de représentation dans l’oeuvre de Vélasquez ? Parce que cette notion est, selon Foucault, le principe qui organise les savoirs à l’âge classique. Chaque époque se caractérise par un "champ épistémologique" particulier, qui forme le "socle" des diverses connaissances et commande leur apparition. Foucault appelle "épistémê" cet "a priori historique" sur fond duquel se constituent les diverses sciences. Il s’attache à trois d’entre elles (le langage, la vie et les richesses) pour souligner leur "cohérence", aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec la théorie de la représentation.
La Renaissance, elle, était fondée sur la ressemblance. "Le monde s’enroulait sur lui-même", écrit Foucault.

Crédit : "Les Mots et les Choses", par Thomas Ferenczi
Le Monde, 30 juillet 2008

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GIF Lacan et les Ménines

Foucault était assis à côté de moi lors d’un séminaire fameux où Lacan essayait de lui démontrer qu’il n’avait pas vu ce qu’il y avait à voir dans les Ménines de Velasquez, c’est-à-dire la fente de l’Infante. Alors c’était évidemment des rapports de force... Il était en guerre avec tout le monde, avec son entourage, avec ses disciples, avec les membres de son école. …] C’était quelqu’un qui se considérait comme absolument seul.

Philippe Sollers « Passion de Lacan » Le Monde du 13 avril 2001

Les personnages des Ménines, nous dit Lacan dans une lecture qu’il en donne en avril 1966, sont en représentation et ce qu’ils représentent, c’est d’abord l’ordre monarchique qu’à la fois Vélasquez magnifie - puissance du roi — et en même temps malmène — le roi étant bafoué de n’être pas présent sur le tableau. Ambivalence de Vélasquez : pour et contre l’ordre monarchique tout à la fois. Danger pressenti par le Roi lui-même, selon Lacan, qui fait ajouter sur son ordre après la mort du peintre la croix rouge de l’Ordre de Santiago sur son pourpoint. Nous y reviendrons.
Car, bien sûr, Les Ménines ont à voir à travers la figure du roi — psychanalyse oblige —, avec la question du père, donc avec la question de la loi, de l’interdit et de la castration. C’est en cela que dans ce tableau, il est question du désir, à commencer par le désir du peintre lui-même qui veut s’affirmer en tant que sujet autonome, libre, en l’absence du roi. Ce en quoi Jacques Lacan prend à contre-pied la lecture de Foucault en voyant dans Les Ménines, non pas la mise en scène d’une place vacante, mais la démarche même du cogito cartésien.
Lacan conjugue en effet autrement le cogito cartésien et le « Je pense, donc je suis » laisse la place au « Je suis celui qui pense : Donc je suis. » et au « Je suis celui qui peint : donc je suis. ». « Ainsi Vélasquez dans Les Ménines », nous dit Catherine Backes dans un texte intitulé « La structure et le regard », « n’aurait rien fait d’autre que de peindre la preuve de son existence de peintre. Et, tout comme Descartes, affirmant sa propre existence de philosophe, a besoin de Dieu pour garantir sa pérennité de sujet par la création continuée et la preuve ontologique, Vélasquez a besoin de l’ordre monarchique pour affirmer son existence de peintre de cour, sujet du roi Philippe IV d’Espagne. »

Crédit : www.jmsauvage.fr

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GIF Picasso et les Ménines

Lacan tentera de parler des Ménines de Vélasquez, comme Foucault, mais étrangement ni l’un ni l’autre n’ont tenu compte de la magnifique leçon de peinture dans ses vrais dessous, que Picasso a tiré de ce tableau révolutionnaire.


Philippe Sollers, Picasso le héros (Eloge de l’infini, Folio p. 160.)

En 1957, peint la série Las Meninas (« Les Ménines », les demoiselles d’honneur) réinterprétant l’œuvre de Diego Vélasquez Les Ménines, (1656). Série exposée au musée Picasso de Barcelone, la seule série complète de l’artiste qui est resté groupée en un seul lieu. Il s’agit d’une étude très vaste qui se compose de 45 interprétations de l’œuvre, 9 scènes d’une colombe, 3 paysages, et un portrait de Jacqueline.

Dans Le nouveau Monde de Gongora (La Guerre du Goût, Folio p.258.)

En 1947, Picasso recopie à la plume des sonnets de Gongora et se met à dessiner dans leurs marges. Geste étonnamment rétroactif : trois cent vingt ans après la mort du plus grand et du plus controversé des poètes espagnols, un peintre espagnol en exil, se voulant poète lui-même, éprouve la nécessité de se replonger dans cette musique des mots, cette vibration vivante de langue. Picasso cubiste ? Surréaliste ? Communiste ? Indéfiniment moderniste ? Non, il est en train de dire quelque chose de beaucoup plus révolutionnaire et gênant : je perpétue, moi, Picasso, seul désormais, la tradition la plus haute de mes origines. Je ne l’ai métamorphosée, cette tradition, que pour mieux l’affirmer, répondant ainsi à la violente négation de l’histoire. Oui, oui, je suis l’héritier direct de Vélasquez, et Vélasquez parle avec la même énergie et la même délicatesse que Gongora, dans ce radieux printemps du dix-septième siècle. »

Pablo Picasso – Les Ménines d’après Vélasquez – 1957
Huile sur toile, 194cm x 260cm, Musée Picasso, Barcelone
ZOOM... : Cliquez l’image.

Ce qu’en dit Picasso :

« Supposons que l’on veuille copier les Ménines purement et simplement, il arriverait un moment, si c’était moi qui entreprenais ce travail, où je me dirais : qu’est-ce que cela donnerait si je mettais ce personnage, là, un peu plus à droite ou un peu plus à gauche ? Et j’essaierais de le faire à ma manière sans plus me préoccuper de Vélasquez. Cette tentative m’amènerait certainement à modifier la lumière ou à la disposer autrement, du fait que j’aurais changé un personnage de place. »

« Vélasquez est visible alors qu’en réalité il ne devrait pas l’être ; il tourne le dos à l’infante qu’au premier rang on prend pour le modèle. Il fait face à une grande toile sur laquelle il paraît travailler ; mais comme seul le dos du tableau nous est visible, nous ne pouvons voir ce qu’il peint. En réalité, il est en train de peindre le roi et la reine dont nous voyons le reflet dans le miroir au fond de la pièce. »

« Qu’est-ce au fond qu’un peintre ? C’est un collectionneur qui veut se constituer une collection en faisant lui-même les tableaux qu’il aime chez les autres. C’est comme ça que je commence. Et puis, ça devient autre chose. »
Pablo Picasso

Voir aussi

« Intervention Vélasquez » par Ph. Sollers.

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A la recherche du mystère des Ménines

Ils sont plusieurs avec Picasso et Foucault à s’émerveiller devant Las Meninas et à chercher à pénétrer son mystère et cela depuis toujours. "C’est de la théologie de la peinture" disait, en 1692 le peintre Luca Giordano, une grande figure du baroque et admirateur de Vélasquez. "Le temps n’épuise pas Les Ménines, il les enrichit" dira, trois cent ans plus tard l’historien d’art Daniel Arasse dans son analyse du tableau. Le philosophe Michel Foucault lui consacrera, en 1966, une remarquable étude, dans les Mots et les choses, devenue depuis une référence dans la matière, tandis que Michel Leiris nous propose, dans ses écrits consacrés à Picasso, un rapprochement entre Las Meninas de Vélasquez et les Ménines de Picasso.

Quel est le mystère de cette oeuvre, pourquoi le tableau de Vélasquez suscite-t-il autant d’interrogations, pourquoi autant de peintres, à commencer par Picasso et Salvator Dali, y ont cherché leur inspiration ? Autant de questions qui ne pourront peut-être jamais trouver une réponse certaine.

Tout le mystère de Las Meninas réside dans la mise en abîme utilisée par Vélasquez, dans la présence et le rôle du miroir, du peintre et du tableau qu’il est en train de peindre. Quel est le sujet réel de Las Meninas, s’agit-il d’une représentation d’une séance de peinture ou d’un simple portrait de l’infante Marguerite Thérèse et sa petite cour ? Que représente le tableau peint par Vélasquez ? Que fait Don Jose Nieto dans le fond du tableau ?

Le tableau d’abord. On compte au moins onze toiles accrochées aux murs de la salle représentée. Onze tableaux identifiés et qui existent toujours. Et puis il y a le douzième, que le spectateur ne voit pas, celui que peint Vélasquez. Que représente-t-il ? Le double portrait du roi et de la reine dont on distingue les reflets dans le miroir ? Accompagnée des ménines, l’infante Marguerite Thérèse serait alors venue voir ses parents et l’avancement du tableau. Interprétation est très tentante mais peu probable pour deux raisons. Premièrement, pour faire un portrait le peintre travaillait à l’époque à partir des esquisses, sans que la présence du modèle soit nécessaire ; deuxièmement le XVII e s espagnol ne connaissait pas de portraits doubles de couples royaux. Si telle était la demande, l’artiste aurait certainement fait deux oeuvres indépendantes de même format, se répondant l’une l’autre. Si ce n’est pas l’infante qui vient voir ses parents, est-ce le roi et la reine qui viennent constater l’avancement d’un tableau ? Si oui, quel tableau ? Celui de l’infante ? Non, puisqu’ une telle œuvre, plus petite, avait déjà été réalisée quelques mois auparavant. La toile que Velásquez est en train de peindre est grande. Si on la compare avec les dimensions de la salle, on se rend compte qu’elle mesure environ 3,20 m. Soit la hauteur des … Las Meninas ! Nous avons donc un tableau représentant un artiste peignant ce même tableau…

Et pour compliquer tout, à l’intérieur de Las Meninas il existe encore deux autres tableaux : un qui a un reflet étrange et qui s’avère d’être un miroir et le personnage dans l’encadrement de la porte, [qui pourrait servir de cadre à cet autre tableau « virtuel » avant l’heure.] Le personnage en question est José Nieto, chambellan de la reine. En l’examinant de près, on peut faire la supposition qu’il joue ici, de manière détournée, le rôle d’un peintre, ou plutôt de sa représentation en peinture. L’encadrement de la porte est le cadre entourant la toile qui le représente ; sa main droite levée pourrait tenir un pinceau, sa main gauche tiendrait la palette, [et la porte en guise la toile sur laquelle il peint]… Une étrange similitude avec la partie gauche des Las Meninas représentant Velásquez au travail. Une nouvelle mise en abîme.

Dans le miroir on aperçoit un couple qu’on a du mal à identifier au départ, mais tous les indices permettent de dire aujourd’hui qu’il s’agit du roi Philippe IV et de la reine, en train de regarder de loin ce qui se passe dans la salle, puisqu’ils ne font pas directement partie du tableau. Sont-ils le véritable spectateur de la scène ? Sommes-nous, en regardant Las Meninas à leur place ?

Tel que le tableau est structuré, lorsque nous suivons le regard des personnages, nous nous apercevons que l’infante et Vélasquez regardent, tous les deux, vers la gauche du tableau et en dehors de lui, vers l’endroit où devrait se trouver le couple royal pour qu’il puisse se refléter dans le miroir, alors que le véritable spectateur lui, est placé en face du chambellan. Il est certain que le roi et la reine assistent à la scène, mais nous, spectateur " hors " tableau et hors temps aussi, nous tenant à la droite du roi.

Rien d’étonnant donc qu’un tableau dont la lecture est un vrai casse-tête et qui, de surcroît est de la main d’un grand peintre renommé et admiré depuis les générations, intrigue et inspire des artistes [et intellectuels].
Crédit : De Picasso à Vélasquez

Nous vous recommandons un autre texte d’intérêt dans l’analyse du mystère (des mystères) des Ménéides. Il s’agit d’un texte qui reprend de façon très exhaustive les analyses proposées au cours du temps, explore aussi les hypothèses qui ont présidé à la réalisation du tableau, une commande du Roi. Quelle commande ? Et conclut en émettant une hypothèse intéressante sur les conditions de la réalisation du tableau à l’aide d’un grand miroir… Une explication qui répond à certaines des étrangetés du tableau sans les épuiser toutes. Le propre des grandes œuvres est justement de ne pas épuiser leur mystère.

C’est ici : Les Ménines de Velázquez : l’unité retrouvée ?
C’est en archive pileface, ici.

Velazquez par Guillaume Kientz, le commissaire de l’exposition

Un double entretien avec Guillaume Kientz, le jeune commissaire de l’exposition Velazquez, 34 ans, devenu très recherché par les médias. Son parler direct, clair, percutant expliquant cela. Entretien radio avec Guillaume Durand sur Radio Classique dans son émission Culture Pub. C’est vif et intelligent, un agréable moment de radio complété par le texte d’un entretien avec Céline Piettre (exponaute.com).


Philippe IV d’Espagne et le commissaire de l’exposition Velázquez
ZOOM... : Cliquez l’image.

GIF L’entretien avec Guillaume Durand (Radio Classique)

Guillaume Kientz, le conservateur du Musée du Louvre, est l’invité de Guillaume Durand dans « Culture Club », le 05/04/2015.

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GIF L’entretien avec Céline Piettre (exponaute.com)

Familier du « roi-planète » Philippe IV d’Espagne, adulé par les artistes, élevé au rang de mythe pour ses Ménines, Diego Velázquez (1599-1660) est exposé pour la première fois en France, au Grand Palais à Paris [2].. Une scénographie sobre, ponctuée d’effets dramatiques (salle plongée dans le noir) et colorés (cimaises vertes). C’est dans cet écrin que le commissaire Guillaume Kientz s’attaque au « peintre des peintres » comme le surnommait Manet. Très convoité par la presse, le jeune conservateur du Louvre prend quelques minutes pour répondre à nos questions.

Guillaume Kientz : « La technique de Velázquez est époustouflante »

Céline Piettre, 25 mars 2015

Qu’est-ce qui fait, en quelques mots, le génie de Velázquez ?

Ce génie s’explique d’abord par une succession de circonstances historiques. Velázquez est né à Séville, l’une des villes les plus stimulantes de l’époque, et il travaille pour Philippe IV, l’homme le plus puissant d’Europe. Mais Velázquez a surtout une technique époustouflante, il fait la différence avec sa touche vibrante, une pâte onctueuse, un dessin parfait. La construction intellectuelle de son art va venir doubler cette excellence technique par des compositions à la fois évidentes et extrêmement sophistiquées, et une prise en compte du spectateur dans le rapport à l’œuvre. C’est un génie qui parle aux artistes depuis son époque jusqu’à aujourd’hui : Goya, Manet, les impressionnistes, Picasso, Bacon, Jean-Luc Godard... Il n’a jamais cessé de leur plaire.

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Diego Velázquez, L’Apôtre saint Thomas, vers 1619-20.
Courtesy Musée des beaux-arts d’Orléans.

Dans le parcours on trouve beaucoup d’oeuvres attribuées à l’atelier de Velázquez. Le Louvre, qui est à l’initiative de l’exposition, n’a aujourd’hui plus aucune toile signée de sa main (elles ont été désattribuées ces vingt dernières années). Qu’en est-il des collections françaises ?

Velázquez est un peintre qui a peu produit, de manière générale [une petite centaine d’oeuvres, ndlr]. Cette exposition était justement l’occasion de faire le point sur ces attributions qui ont toujours été discutées. Aujourd’hui, nous assumons le fait de ne pas avoir de Velázquez au Musée du Louvre. Et c’est sûrement à cause de cette lacune qu’il a fallu attendre 2015 pour qu’une exposition soit consacrée au plus grand des peintres : la première en France ! Velázquez est tout de même présent dans les collections françaises, au Musée des beaux-arts de Rouen avec leDémocriteet au Musée des beaux-arts arts d’Orléans avec l’Apôtre saint Thomas[ci-dessus], deux toiles exposées au Grand Palais.

La question des « frontières » de Velázquez, avec cette problématique de l’atelier nous a particulièrement intéressés ici. Toutes les œuvres du Musée du Louvre sont des tableaux d’atelier ou des attributions à Martinez del Mazo, l’assistant de Velázquez, entré à son service en 1631 et longtemps oublié. Nous lui consacrons une salle. J’ai moi-même attribué récemment deux toiles de Velázquez à del Mazo : lesPetits Cavalierset l’Infante Marie-Marguerite. Cette dernière [ci-dessous] est l’ultime Velázquez du Louvre. Elle est présentée pour la première fois comme une œuvre de Del Mazo.

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L’Infante Marie-Marguerite (vers 1654).
(Courtesy Rmn-Grand Palais, Musée du Louvre), a été attribuée dernièrement à Juan Bautista Martinez del Mazo.

Qu’est-ce qui a motivé cette exposition ?

J’ai voulu montrer que Velázque n’était pas né « génie ». Que le génie n’était pas quelque chose d’hors-sol. Velázquez apparaît dans un contexte bien particulier – Séville, au Siècle d’or espagnol – ; il s’exerce dans l’atelier de Pacheco (un peintre médiocre mais excellent pédagogue). L’exécution de Velázquez, sa touche, est sublime dès le départ mais il va véritablement se construire, s’émanciper à partir de sa découverte de l’Italie en 1630. On a voulu rendre compte de cette chrysalide dans l’exposition. On montre les peintres qui ont pu l’influencer comme Ribera, ceux dont il a médité les formules et le style pour trouver sa propre écriture.

Avez-vous rencontré des difficultés pour la mise en œuvre ?

La mise en place d’une exposition est toujours complexe, d’autant plus quand il s’agit de Velázquez car il existe peu d’œuvres. Et quand elles ne sont pas au Prado (qui limite ses prêts à sept pièces du maître), elles constituent souvent le fleuron des collections d’un musée.

Parmi les chefs-d’œuvre de Velázquez (la Vénus au miroir, le Portrait du pape Innocent X), seules Les Ménines, et peut-être aussi le portrait en pied de Philippe IV du Prado, sont absents de l’exposition ?

Je ne voulais pas Les Ménines. C’est un tableau qui va au-delà de Velázquez. Comme il s’agit d’une toile tardive, on l’aurait accrochée à la fin de l’exposition, et les visiteurs se seraient précipités pour la voir. J’ai écrit un texte dans le catalogue qui s’intitule : « Pourquoi est-ce que les Ménines ne sont pas au Grand Palais ? » Je n’ai pas demandé le prêt du tableau, et si on me l’avait proposé je l’aurais refusé, pour des questions y compris morales. Les Ménines sont un monument et on ne fait pas venir un monument, on le visite. Je pense qu’il faut découvrir Les Ménines au Prado, à Madrid, la ville où elles ont été peintes.Penserait-on à déplacer une cathédrale pour une exposition ?

Parlez-nous de la touche de Velázquez, et plus particulièrement de ses fonds où l’on aperçoit çà et là des traces de pinceaux ?

Velázquez est un peintre de la vibration. Il ne passe pas par le truchement du dessin – on a retrouvé à peine quatre dessins de lui. Il travaillealla prima, c’est-à-dire qu’il se lance directement à l’attaque de la peinture quitte à changer d’orientations en cours de route (d’où les nombreux repentirs visibles à la radiographie). C’est également un peintre de l’inachèvement. Cette esthétique donne à ses fonds une résonance, une vibration particulière. Il a aussi cette habitude d’essuyer la pointe de ses pinceaux sur la toile pour l’affiner ou décharger en liant le pinceau. Vraisemblablement, il n’a pas voulu les dissimuler même si avec le temps, ces traces sont remontées à la surface à cause de ce que l’on appelle la transparence accrue.

Cette esthétique de l’inachèvement apparaît aujourd’hui comme très moderne…

Velázquez a toujours été moderne : pour ses contemporains, pour Manet, pour Picasso, pour Bacon… Il est surtout en totale résonance avec la poésie de son temps, qui joue sur l’inachèvement. Cette esthétique du point de suspension est une figure de style picturale.

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Le Portrait du sculpteur Juan Martinez, 1636
( Museo Nacional del Prado). Caractéristique de cette esthétique de l’inachèvement propre à Diego Velázquez.

Qu’en est-il de sa palette ? Les coloris terreux semblent dominer largement...

Au début, c’est vrai, l’ocre domine. Mais ce sont les couleurs de Séville. Un peintre peint ce qu’il a dans les yeux. La cour d’Espagne était une cour extrêmement austère, avec le noir imposé comme vêtement. Il n’y avait donc pas lieu de mettre de la couleur.

Velázquez est un peintre des harmonies chromatiques, l’une des raisons pour laquelle il a tant plu à Whistler. Ses toiles pourraient presque s’appeler : harmonies en rose et argent, harmonies en bleu et or. Il cherche à apaiser les couleurs et à créer des harmonies tantôt terreuses, tantôt rouges. Sa palette est à la fois nuancée et, en effet, limitée.

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Diego Velásquez, Portrait de Philippe IV, vers 1654.
Courtesy Museo Nacional del Prado.

Quelle est la nature de la relation entre Velázquez et la famille royale d’Espagne, dont on voit les portraits dans l’exposition (ceux du roi Philippe IV, de l’infant Baltasar Carlos, mort à l’âge de 16 ans, ou de l’infante Marie-Thérèse, future reine de France) ?

Velázquez détient le monopole des portraits de Philippe IV. En cela, il a le grand privilège d’être en présence du roi pour de longues séances de poses. Une intimité inhérente au travail de peintre, qu’il ne faut pas confondre avec une intimité d’ordre personnel. Ils avaient à peu près le même âge, partageaient un goût commun pour la peinture mais Velásquez restait un sujet comme un autre. Le roi, sorte de demi-dieu, n’avait pas d’amis. Velásquez était son familier, en d’autres termes son serviteur.

Crédit : exponaute.com

Radiographie des Ménines

L’analyse radiographique des Ménines conduite par la sous directrice du Musée du Prado, Manuela Mena Marqués, lève une partie des mystères du célèbre tableau.

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Radiographie X, Les Ménides

La sous-directrice du musée du Prado, Manuela Mena Marqués, a révélé, grâce à une étude radiographique de la toile, que, lorsqu’elle a été peinte en 1656, Velázquez ne s’était pas encore représenté aux côtés de la famille royale. À sa place, et celle du châssis situé devant lui, existait un jeune garçon tourné vers l’infante Marguerite qui lui présentait un bâton de commandement. Pour cette raison, et d’autres sur lesquelles on reviendra, Manuela Mena Marqués affirme que le sens du tableau était de célébrer la famille royale dans un moment particulièrement important, celui de la décision du roi d’Espagne de désigner Marguerite comme l’héritière du trône en l’absence de tout héritier mâle.

Mais, en 1657 naît Felipe Prospero, et le message du tableau perd son sens. C’est pourquoi en 1659, sur demande du roi, Velázquez est chargé de le transformer. Dans la seconde version, celle que nous voyons, l’œuvre met en avant une autre signification, la célébration de la peinture elle-même [3] puisque Velázquez se représente peignant porteur de la croix de l’ordre de Santiago en présence d’une altesse royale.

Ces deux significations posent le problème de leur articulation. D’une part, on peut se demander pourquoi Philippe IV a voulu que cette toile, et nulle autre, soit l’occasion pour Velázquez de célébrer la peinture. N’est-ce pas que dès sa version dynastique de 1656 elle relevait déjà d’un concept pictural enrichissant les normes traditionnelles et officielles du portrait des Souverains ?

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Diego Velázquez (1659), Autoportrait
Détail des Ménines

Le roi n’a-t-il pas décidé que son peintre officiel accentuerait cette tendance en 1659 pour manifester le bien-fondé du décret royal le faisant accéder au titre de Chevalier de l’ordre de Saint-Jacques ? D’autre part, Velázquez n’at-il pas eu une délicate contradiction a gérer en 1659, en ce sens que plus le prestige pictural est accentue, plus il risque de concurrencer le prestige royal. Comment Velázquez a-t-il mis au service de la gloire du roi et de sa famille la glorification de son propre pouvoir de peindre ? A-t-il entièrement dévoilé a Philippe IV la magistrale organisation de son tableau, et ses conséquences sur la place réputée centrale du roi [4] ? A-t-il vraiment fait, comme le croit Michel Foucault, du sujet royal le centre et le fondement de sa représentation ? N’a-t-il pas plutôt instauré une peinture autosuffisante, simplement offerte au roi ?

Sur ces problèmes, on voudrait d’abord exposer ce que les interprétations déjà existantes permettent de comprendre, en indiquant aussi ce qu’elles laissent dans l’ombre.

La représentation de 1656 En 1656, Velázquez ne s’est donc pas encore peint sur la toile. Les autres personnages nous sont connus, en particulier par Antonio Palomino [5], le premier biographe de Velázquez. Dans le miroir apparaissent les silhouettes de la reine Marianne d’Autriche et de Philippe IV. A leur droite Jose Nieto, chambellan de la reine (ou aposentador), se tient sur les marches d’un escalier. En avancant vers le premier plan, on rencontre le long du mur de droite un servant d’escorte (un guardadamas) que Palomino n’identifie pas, et à côté de lui dona Marcela de Ulloa, duegne des dames de la reine. Devant eux, légèrement inclinée, la première des ménines, dona Isabel de Velasco, puis la naine Mari-Barbola et le nain Nicolas Pertusato qui agace de son pied un chien presque endormi. Enfin, au centre, l’infante Marguerite avec à sa gauche, agenouillée, la seconde ménine, dona Maria Agustina Sarmiento, puis le garçon présentant un bâton de commandement (désormais recouvert par l’auto portrait de Velázquez). Tous ces personnages entourant l’infante, des familiers de la famille royale, attestent qu’il ne s’agit pas d’un portrait officiel de Marguerite – lequel a déjà été peint par Vélázquez la même année, avec l’infante représentée seule –, mais de la peinture d’un moment plus informel de la vie de la cour. Dans un portrait officiel, on s’en doute, jamais un nain ne donnerait un coup de pied à un chien ! Le roi a donc passé commande d’un tableau privé de sa famille – qui sera d’ailleurs exposé dans l’intimité de son bureau d’été –, et c’est pourquoi la toile, dans les collections royales, portera jusqu’en 1843 le titre Le Tableau de la Famille, ce qui « n’est pas un nom ordinaire [6] », ainsi que le fait remarquer Daniel Arasse.

Mais, si l’environnement est familier, la scène ne tombe pas dans l’anecdote, car un certain nombre d’éléments représentés en 1656, et désormais effacés, indiquent que le sens du tableau était de témoigner de la désignation de l’infante Marguerite comme héritière du trône. Manuela Mena Marqués a, en effet, révélé que la naine Mari-Bárbola tenait à l’origine entre ses doigts un bijou recouvert ensuite avec de la peinture ocre. Dès lors, cette naine incarnait la fidélité à l’égard de l’infante, conformément à l’Iconologie [7] de Ripa, vraisemblablement connue de Velázquez, puisque dans l’ouvrage célèbre de cet auteur italien du XVIe siècle la fidélité est représentée par une femme à la physionomie grotesque, tenant une bague entre ses doigts, et ayant un chien à ses pieds. À ce premier élément s’ajoute celui, déjà mentionné, du page et de son sceptre, qui désigne l’infante comme destinataire du pouvoir. Manuela Mena Marqués fait aussi valoir, au chapitre des motifs effacés en 1659, la transformation de la zone se situant autour du bras droit de l’infante. On aperçoit encore, insuffisamment dissimulés, les doigts dressés d’une petite main, non pas devant la manche de l’infante, mais derrière. Pour la conservatrice du Prado, ce geste est celui du refus de sucreries initialement peintes sur le plateau avec un verre d’eau et une serviette. Un tel geste signifierait que la princesse n’est plus une enfant, et figurerait ses dispositions à assumer le poids de la souveraineté à venir. Autour de ces trois éléments nouveaux Manuela Mena Marqués reprend l’interprétation du reste de la toile au bénéfice de son sens dynastique.

Pourtant, à l’encontre de ces découvertes et de l’interprétation qui en découle, on peut mettre en avant un certain nombre de motifs discordants ou inexpliqués. Tout d’abord, il faudrait rendre compte du fait que la lumière vient de la droite dans ce tableau, alors que la convention était qu’elle vienne de la gauche. Ensuite – Daniel Arasse s’interroge sur ce point [8] –, on ne voit pas pour quelle raison Velázquez a peint un chien apathique, « alors que, dans les portraits officiels, les chiens de Velázquez ont toujours les yeux ouverts, même que la scène à laquelle nous convie cette peinture est irréaliste, car il faudrait admettre que l’infante, s’ennuyant de ses parents, est venue les retrouver dans l’atelier du peintre. Or, jamais le roi et la reine n’auraient délaissé si longtemps les affaires de l’Espagne pour que cela se produise : « un modèle royal ne posait jamais longtemps devant le peintre. Le portrait était réalisé en l’absence du modèle à partir d’esquisses préparatoires [9] ». Ces arguments, convaincants, auraient pu conduire leur auteur à contester l’hypothèse d’un miroir reflétant le couple royal en train de poser. Mais, la toile devient alors inexplicable. C’est pourquoi Daniel Arasse préfère conclure à une fiction délibérée de toute la scène : « l’idée même d’un double portrait royal était une fiction, immédiatement reconnue comme telle à Madrid en 1656 [10] ». Il s’ensuit que la réflexion dans le miroir l’est aussi : « ce reflet a toujours été un pseudo-reflet [11] ». Cette justification par une fiction tend à affaiblir la rigueur et la rationalité de la construction picturale de Velázquez. Si le caprice qu’il a conçu est véritablement exceptionnel, les silhouettes du roi et de la reine dans le miroir doivent pouvoir s’expliquer autrement.

Un deuxième élément, qui peut porter à douter que Velázquez soit en train de peindre le roi et la reine, est que la toile, dont nous voyons le châssis à gauche du tableau, a des dimensions similaires à celles de la toile des Ménines (une grande toile de 3,18 m de hauteur, quasi unique dans l’oeuvre de Velázquez [12]).

Velázquez serait, par conséquent, en train de peindre sur le tableau le tableau même que nous voyons, de sorte qu’il n’y a plus aucune raison pour que le roi et la reine soient venus poser pour un tableau ne les concernant pas. Cette hypothèse fut soutenue dès 1948 par Élisabeth du Gué Trapier [13], et reprise plus récemment par John Searle [14]. Mais, ces auteurs rencontrent alors la difficulté inverse : rendre compte du reflet royal dans le miroir. Comme le dit Hubert Damisch à John Searle : « le miroir est de trop [15] ». On en reste, ainsi, à des arguments contradictoires qui affaiblissent toutes les explications.

Enfin, l’étude optique des Ménines montre que le miroir ne se trouve pas exactement en face de nous spectateurs, ni donc en face du roi et de la reine censés avoir occupé les premiers ce lieu, mais légèrement décalé sur la gauche, car le point de fuite de la perspective tombe sur l’avant-bras ou la main du deuxième Velázquez, dans l’embrasure de la porte [16]. Dès lors, comme l’écrit Hubert Damisch, « l’analyse optique du tableau révélerait […] que le miroir ne saurait refléter directement les figures du roi et de la reine [17] ». Cela devrait logiquement le conduire à réfuter l’hypothèse de la réflexion du modèle dans le miroir, et à prendre ses distances avec la lecture de Michel Foucault. Mais, il n’en est rien. Hubert Damisch envisage bien, un temps, une autre hypothèse, qu’il écarte – à notre avis avec raison. En effet, selon les lois de l’optique, le miroir pourrait refléter le tableau pour nous invisible sur la toile, sur lequel Velázquez devrait en conséquence avoir peint un double portrait royal. Cependant, on a vu que ce type de portrait n’existait pas, et que les dimensions de la toile laissaient entendre qu’il s’agissait du tableau même des Ménines. La solution d’Hubert Damisch est alors de distinguer entre une structure géométrique du tableau et une « structure imaginaire [18] », où le miroir demeure le centre symbolique de la représentation en réfléchissant le roi et la reine. Ainsi, Hubert Damisch peut conclure : « Foucault est parfaitement fondé à voir dans le miroir le “centre” du tableau, mais son centre – comme je l’ai dit – imaginaire [19] ».

Cette solution par l’imaginaire, dans un tableau aussi pensé et construit – « dans l’oeuvre de Velázquez, le seul exemple d’un tableau construit selon une perspective stricte [20] » dit Hubert Damisch, lui-même – laisse insatisfait, car on ne peut s’empêcher de penser que le génie de Velázquez eût été plus grand si le baroque de sa composition avait eu jusqu’au bout la force du réel. Or, il l’a, et on voudrait maintenant le faire voir.

***

[1Les passions de Francis Bacon, Gallimard, 1996.

[2Velázquez au Grand Palais, entrée square Jean Perrin, Paris 8e,du 25 mars au 13 juillet 2015 (Dimanche et lundi : 10h-20h. Mercredi au samedi : 10h-22h)

[3Cf. Charles de Tolnay, « Velazquez’ Las Hilanderas and Las Meninas (an interprétation) », in Gazette des Beaux-Arts, tome XXXV, pp.21-38, 1949, Paris.

[4M. Foucault, Les mots et les choses, chap.9, §II « La place du roi », pp. 318-323, op. cit. p. 12.

[5A. Palomino, Museo pictórico y escala óptica, 3 vol., Madrid, 1715-1724 ; rééd. du vol. 3 sous le titre Vidas, édition de Nina Ayala Mallory, ed. Alianza Editorial D.L., Madrid, 1986. En français : Histoire abrégée des plus fameux peintres, sculpteurs et architectes espagnols, chez Delaguette, Paris, 1749.

[6D. Arasse, On n’y voit rien, p. 184, op. cit. p. 12.

[7Cesare Ripa, Iconologia overo descrittione dell’imagini universali cavate dall’Antichità et du oltri luoghi, première édition à Rome en 1593, imprimeur Heredi di Giovanni Gigliotti. En français, L’iconologie de Cesare Ripa et Jean Baudoin, édition de Virginie Bar et Dominique Brême, éd. Faton, Dijon, 1999.

[8D. Arasse, On n’y voit rien, p. 211, op. cit. p. 12.

[9Ibid.

[10Ibid., p. 202.

[11Ibid.

[12Sur ce point, voir D. Arasse, ibid. p. 190, et M. Mena Marqués, “La restauracíon de ‘Las Meninas’ de Velázquez”, p. 90, in Boletín del Museo del Prado, 1984, vol. 5, n° 14, pp. 87-108, éd. Museo Nacional del Prado, Madrid.

[13É. du Gué Trapier, Velázquez, éd. Hispanic Society of America, New York, 1948.

[14J. Searle, “Las Meninas and the paradoxes of pictorial representation”, in Critical Inquiry, vol. VI, n° 3, pp. 447-488, éd. The University of Chicago Press, Chicago, 1980. En français, « Les Ménines et les paradoxes de la représentation picturale », in Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, n° 36, été 1991, éd. Centre Georges Pompidou, Paris.

[15Hubert Damisch, L’origine de la perspective, XVI « Les lieux du sujet », p. 445, coll. « Champs », Flammarion, Paris, 1993.

[16Sur ce point voir H. Damisch, ibid., p. 445 sq. ; ou Leo Steinberg, “Velázquez ‘Las Meninas’”, revue October, n° 19, p. 52, éd. MIT Press Journals, Cambridge, 1981.

[17H. Damisch, L’origine de la perspective, pp. 445-446, op. cit.

[18. Ibid., p. 451.

[19Ibid.

[20Ibid., p. 44

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6 Messages

  • Viktor Kirtov | 16 mars 2019 - 15:50 1

    Reçu de Benoît Monneret ce portrait en pied de Philippe IV par Diego Vélasquez avec le commentaire associé qui suit :


    Vélasquez : Portrait en pied de Philippe IV, exécuté en 1623, repris en 1628.
    Huile sur toile, 198 cm x 101,5 - Museo Nacional del Prado
    ZOOM : cliquer l’image
    GIF
    Le portrait en pied, inégalé.
    Que les mains semblent loin de la tête
    que la tête semble loin des pieds
    On n’a jamais fait visuellement plus déstabilisant.
    On ne sait pas quoi voir en premier, rien n’est lié

    Benoît

    GIF

    Diego Velasquez a 24 ans lorsqu’il réalise la première version de Philippe IV en pied en 1623. Philippe IV qui vient de succéder à son père a alors 18 ans. C’est le début d’une longue collaboration qui se prolongera toute la vie du peintre jusqu’en 1660.

    Il avait fait ses premières armes de peintre, à Séville, sa ville de naissance, et reçut les leçons de Francesco Pacheco, l’auteur de l’Arte de la pintura qui reconnut et encouragea le talent de son élève, lequel avait épousé la fille de son maître.

    Sur les conseils de son beau-père, le jeune maître entreprit, en 1622, de se rendre à Madrid. Patronné par le chanoine Fonseca, ami de Pacheco, qui occupait une charge de cour, il fut présenté au comte-duc d’Olivarès, le favori et tout-puissant ministre de Philippe IV. Celui-ci demanda au roi d’accorder à son protégé l’honneur de faire son portrait. Mais un déplacement de la cour ne permit pas que cette démarche eût une suite immédiate.

    . Le portrait de Fonseca, qu’il fit d’abord comme essai, plut beaucoup au Roi et c’est ainsi que débuta, en 1623 sa longue collaboration avec Philippe IV qui en fit son peintre officiel. Philippe IV portait également les titres de roi des Deux-Siciles, roi de Portugal, souverain des Pays-Bas.


  • Albert Gauvin | 15 décembre 2015 - 16:06 2

    Les Ménines ou l’art conceptuel de Diego Vélasquez de Xavier d’Hérouville en vidéo et e-book. Voir ici.


  • Xavier d’Hérouville | 6 octobre 2015 - 17:56 3

    Pour info, la vidéo ayant été retirée : " Les Ménines ou l’art conceptuel de Diego Vélasquez " à paraître chez l’Harmattan en oct/nov 2015


  • V. Kirtov | 6 avril 2015 - 12:21 4

    GIF Un double entretien avec Guillaume Kientz, le jeune commissaire de l’exposition Velázquez, 34 ans, devenu très recherché par les médias. Son parler direct, clair, percutant expliquant cela. Entretien radio avec Guillaume Durand sur Radio Classique dans son émission Culture Pub. C’est vif et intelligent, un agréable moment de radio complété par le texte d’un entretien avec Céline Piettre (exponaute.com).

    GIF L’analyse radiographique des Ménines conduite par la sous directrice du Musée du Prado, Manuela Mena Marqués, lève une partie des mystères du célèbre tableau.

    Voir ICI…


  • Albert Gauvin | 4 avril 2015 - 01:09 5

    Le Séminaire de Lacan consacré à « L’objet » se déroule en 1965 et 1966. La séance du 18 mai 1966 porte plus spécifiquement sur Les Ménines (et l’on s’étonne que Lacan y convoque, in fine, le médiocre Balthus). Mais ce n’est pas la seule. Pour bien comprendre ce qui est en jeu dans la discussion que Lacan engage avec Foucault, il importe, au moins, de relire ce que Lacan dit dans la séance précédente, celle du 11 mai, du savoir, du sujet, de l’expérience analytique, de la fenêtre et, déjà, des Ménines. Puis, dans la séance du 25 mai, sur le regard et la voix, l’objet(a) et la division du sujet, et, enfin, dans celle du 1er juin 1966 sur les représentants de la représentation — séances qui clôturent le Séminaire.
    Pour en faciliter la lecture (c’est relatif avec Lacan), j’ai découpé le verbatim que je signalais dans mon commentaire précédent (il a le mérite de bien restituer la parole vive du génial petit théâtre lacanien) en respectant l’ordre des séances.
    Séance du 11 mai 1966 - pdf
    Séance du 18 mai 1966 - pdf
    Séance du 25 mai 1966 - pdf
    Séance du 1er juin 1966 - pdf .
    « Tel est le petit devoir de vacances donc, que je laisserai parmi vous aux meilleurs » (Lacan, conclusion de la séance du 18 mai).


  • Albert Gauvin | 1er avril 2015 - 16:18 6

    Le texte de Michel Foucault sur Les Ménines constitue le premier chapitre des Mots et des choses et s’intitule Les suivantes. C’est lors de la séance du 18 mai 1966 de son Séminaire consacré à « L’objet » que Lacan, en présence de Foucault, reviendra sur Les Ménines. Se reporter à ce verbatim, p. 566.
    Le nom du tableau est tardif (1843). À l’origine, il s’appelait La famille de Philippe IV ou Le Tableau de Famille (en espagnol, La familia de Felipe IV ou Las Meninas). Voir, à ce propos, l’analyse originale de Xavier de Harlay, Les Ménines ou l’art conceptuel de Diego Vélasquez (vidéo muette qui reprend et l’analyse de Foucault et celle de Lacan pour ouvrir sur une troisième perspective).