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Magnétique Debord

suivi de « Guy Debord, "Une étrange guerre" »

D 18 octobre 2010     A par Albert Gauvin - C 5 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Michèle Bernstein, Asger Jorn, Colette Caillard et Guy Debord (1959)


« La civilisation capitaliste n’est encore dépassée nulle part,
mais partout elle continue à produire elle-même ses ennemis. »
Guy Debord,
Perspectives de modifications conscientes
de la vie quotidienne
, 1961.

Enregistrements Magnétiques

Paru le 14 octobre 2010

« Si nous devons faire des conférences (j’ai reçu aussi une demande de Franca Carbone, à Alba) il faudrait te procurer un magnétophone. C’est essentiel : nous sommes résolument partisans de la conférence industrielle. »

Guy Debord, Lettre à Pinot Gallizio, 19 avril 1958 [1].

Ces cinq enregistrements réalisés par Guy Debord couvrent une période de neuf ans qui s’étend des prémices de l’Internationale Lettriste (1952-1957) à la fin de la première époque de l’Internationale Situationniste (1957-1961), époque de la recherche d’un terrain artistique véritablement nouveau à partir de la réunification de la création culturelle d’avant-garde et de la critique révolutionnaire de la société.
Ces documents sonores nous font entendre la voix singulière de Guy Debord et, s’il a pu dire plus tard que rien d’important ne s’est communiqué en ménageant un public, en 1953 il constatait : « Bien sûr, les auditeurs n’existent pas, c’est une illusion collective, comme Dieu quand il était à la mode. »

Le livre comporte deux CD.

CD 1

1. Les environs de Fresnes (1952-1953) se présente comme la « participation de Guy-Ernest Debord à une nouvelle culture radiophonique ».

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2. Histoire de l’Internationale lettriste (1956) « retrace l’aventure des lettristes internationaux depuis la projection, en 1952, du film de Gil J Wolman L’anti-concept, interdit par la censure » [2].

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CD 2

1. Le surréalisme est-il mort ou vivant ? (1958)

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2. Message de l’Internationale situationniste (juin 1959), « enregistré à trois voix, faisait partie des conférences permanentes qui devaient être diffusées dans le cadre de l’aménagement d’un labyrinthe au Stedelijk Museum d’Amsterdam ».

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3. Perspectives de modifications conscientes de la vie quotidienne (1961)

Cette dernière conférence a incontestablement gardé toute son actualité. Prévue pour le 3 mai 1961, elle fut diffusée par magnétophone le 17 mai, lors d’une réunion du Groupe de recherche sur la vie quotidienne qu’animait le philosophe Henri Lefebvre. Guy Debord y « appelle en conclusion à "la transformation révolutionnaire de la vie quotidienne, qui n’est pas réservée à un vague avenir mais placée immédiatement devant nous par le développement du capitalisme et ses insupportables exigences [...]" » (extraits de l’Introduction de J.-L. Rançon)

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Ecoutez les Enregistrements magnétiques sur ubu.com.

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Le surréalisme est-il mort ou vivant ?

En 2004, ARTE Radio rendait hommage à Guy Debord en faisant entendre une de ces archives : pour une conférence sur le surréalisme, Debord avait enregistré son intervention sur un magnétophone qu’il avait laissé parler à sa place.
Cette intervention eut lieu lors d’une réunion du Cercle ouvert, au 44 rue de Rennes à Paris [3].

On lit à ce sujet dans le numéro 2 de l’Internationale situationniste :

Suprême levée des défenseurs du surréalisme à Paris et révélation de leur valeur effective

La question : « Le surréalisme est-il mort ou vivant ? » avait été choisie pour thème d’un débat du Cercle ouvert, le 18 novembre. La séance était placée sous la présidence de Noël Arnaud [4]. Les situationnistes, invités à se faire représenter dans le débat, acceptèrent après avoir demandé, et obtenu, qu’un représentant de l’orthodoxie surréaliste soit officiellement invité à parler à cette tribune. Les surréalistes se gardèrent bien de prendre les risques d’une discussion publique, mais annoncèrent, parce qu’ils croyaient à tort que la chose était davantage à leur portée, qu’ils saboteraient la réunion.

Au soir du débat, Henri Lefebvre était malheureusement malade. Arnaud et Debord étaient présents. Mais les trois autres participants annoncés sur les affiches s’étaient dérobés en dernière heure pour ne pas affronter les épouvantables surréalistes (Amadou et Sternberg sous de pauvres prétextes, Tzara sans explication).

Dès les premiers mots de Noël Arnaud, plus de quinze surréalistes et supplétifs, timidement concentrés dans le fond de la salle, s’essayèrent dans le hurlement indigné, et furent ridicules. On découvrit alors que ces surréalistes de la Nouvelle Vague, brûlant d’entrer dans la carrière où leurs aînés n’étaient plus, avaient une grande inexpérience pratique du « scandale », leur secte n’ayant jamais été contrainte d’en venir à cette extrémité dans les dix années précédentes. Entraîneur de ces conscrits, le piteux Schuster, directeur de Médium, rédacteur en chef du Surréalisme même, co-directeur du 14-Juillet, qui avait cent fois montré jusqu’ici qu’il ne savait pas penser, qu’il ne savait pas écrire, qu’il ne savait pas parler, pour ce coup a fait la preuve qu’il ne savait pas crier.

Leur assaut n’alla pas au-delà du chahut sur un thème unique : l’opposition passionnée aux techniques d’enregistrement sonore. La voix d’Arnaud, en effet, était diffusée par un magnétophone, certainement tabou pour la jeunesse surréaliste qui voulait voir parler l’orateur, puisqu’il était là. Les demeurés surréalistes gardèrent un respectueux silence à un seul moment : pendant que l’on donnait lecture d’un message de leur ami Amadou, plein d’obscènes déclarations de mysticisme et de christianisme, mais bon et paternel pour eux.

Ensuite, ils firent de leur mieux contre Debord dont l’intervention était non seulement enregistrée sur magnétophone mais accompagnée à la guitare. Ayant sottement sommé Debord d’occuper la tribune, et comme il y était aussitôt venu seul, les quinze surréalistes ne pensèrent pas à la lui disputer, et sortirent noblement après avoir jeté un symbolique journal enflammé.

Le surréalisme, disait justement le magnétophone, est évidemment vivant. Ses créateurs mêmes ne sont pas encore morts. Des gens nouveaux, de plus en plus médiocres il est vrai, s’en réclament. Le surréalisme est connu du grand public comme l’extrême du modernisme et, d’autre part, il est devenu objet de jugements universitaires. Il s’agit bien d’une de ces choses qui vivent en même temps que nous, comme le catholicisme et le général de Gaulle.
La véritable question est alors : quel est le rôle du surréalisme aujourd’hui ?
Dès l’origine, il y a dans le surréalisme, qui par là est comparable au romantisme, un antagonisme entre les tentatives d’affirmation d’un nouvel usage de la vie et une fuite réactionnaire hors du réel.
Le côté progressif du surréalisme à son début est dans sa revendication d’une liberté totale, et dans quelques essais d’intervention dans la vie quotidienne. Supplément à l’histoire de l’art, le surréalisme est dans le champ de la culture comme l’ombre du personnage absent dans un tableau de Chirico : il donne à voir le manque d’un avenir nécessaire.
Le côté rétrograde du surréalisme s’est manifesté d’emblée par la surestimation de l’inconscient, et sa monotone exploitation artistique ; l’idéalisme dualiste qui tend à comprendre l’histoire comme une simple opposition entre les précurseurs de l’irrationnel surréaliste et la tyrannie des conceptions logiques gréco-latines ; la participation à cette propagande bourgeoise qui présente l’amour comme la seule aventure possible dans les conditions modernes d’existence.
Le surréalisme aujourd’hui est parfaitement ennuyeux et réactionnaire.
Les rêves surréalistes correspondent à l’impuissance bourgeoise, aux nostalgies artistiques, et au refus d’envisager l’emploi libérateur des moyens techniques supérieurs de notre temps. À partir d’une mainmise sur de tels moyens, l’expérimentation collective, concrète, d’environnements et de comportements nouveaux correspond au début d’une révolution culturelle en dehors de laquelle il n’est pas de culture révolutionnaire authentique.
C’est dans cette ligne qu’avancent mes camarades de l’Internationale situationniste.

(Cette dernière phrase était suivie de plusieurs minutes de très vifs applaudissements, également enregistrés au préalable. Puis une autre voix annonçait [5] : « Vous venez d’entendre Guy Debord, porte-parole de l’Internationale situationniste, interprété par Giors Melanotte [6]. Cette intervention vous était offerte par le Cercle ouvert. » Une voix féminine enchaînait pour finir, dans le style de la publicité radiophonique : « Mais n’oubliez pas que votre problème le plus urgent reste de combattre la dictature en France. » [7])

La confusion ne diminua pas après le départ en masse des surréalistes. On put entendre simultanément Isou et le groupe ultra-lettriste reformé contre lui par d’anciens disciples qui veulent épurer le programme initial d’Isou (mais qui semblent se placer sur un plan esthétique pur, en dehors de l’intention de totalité qui caractérisait la phase la plus ambitieuse de l’action suscitée autrefois par Isou. Aucun d’eux n’a été dans l’Internationale lettriste. Un seul a fait partie du mouvement lettriste uni d’avant 1952). Il y avait même le représentant d’une « Tendance Populaire Surréaliste » qui lança de nombreux exemplaires d’un petit tract finement intitulé « Vivant ? Je suis encore mort », si parfaitement inintelligible qu’on l’eût dit écrit par Michel Tapié. La majeure partie de ces polémiques de remplacement a produit l’impression, assez comique et quelque peu touchante, d’une rétrospective des séances de l’avant-garde à Paris il y a bientôt dix ans, minutieusement reconstituées avec leur personnel et leurs arguments. Mais tout le monde s’est accordé pour constater que la jeunesse du surréalisme, son importance, étaient passées depuis bien plus longtemps.

Internationale situationniste n°2, décembre 1958.
Directeur : G.-E. Debord.
Rédaction : 12, rue de la Montagne-Geneviève, Paris-5e.
Internationale situationniste, Fayard, 1997, p. 64-66.
Enregistrements magnétiques, Gallimard, 2010, p. 73-80. [8].

*


On peut tout dire : Guy Debord, « Enregistrements magnétiques » (1952-1961)

par Jacques Henric

On parle de fossé entre les générations. À entendre aujourd’hui les « jeunes » hurlant dans la rue « Nos retraites ! », et à écouter les enregistrements réalisés par le « jeune » Guy Debord, dès l’année 1952, on se dit que ce n’est pas de fossé qu’il s’agit mais d’abîme. Ceux qui, entrés dans la vie l’insulte à la bouche, vont créer autour de Debord l’Internationale situationniste, n’ont pas alors pour revendication « Travaillons moins longtemps ! », mais le radical, le révolutionnaire, l’utopique mot d’ordre : « Ne travaillez jamais ! ». Ils ne prennent pas pour cibles de pâlots politiciens, ils se choisissent des adversaires à leur mesure : Sartre (« bouffon »), Malraux (« idiot »), Chaplin (« vieillard sinistre et intéressé »), le Corbusier (« barbouilleur néo-cubiste »), « Mauriac (« pourriture »), et ceux dont ils furent proches un moment, leurs « pères » qu’une révolte oedipienne expédie sans remords dans les poubelles de l’histoire littéraire et artistique, le lettriste soul (« minable »), Breton (« indicateur »), comme leurs descendants dégénérés, ces imposteurs de la « génération perdue qui s’est manifestée entre la dernière guerre et aujourd’hui », dadaïstes et surréalistes attardés. Le jeune Debord et ses camarades ne font pas dans la dentelle quand ils passent à l’offensive : « cons », « ordures », « charognes », « racaille »... Les allusions au physique des gens sont fréquentes, surtout quand leurs cibles sont des femmes, et pas évité le recours à des insultes à caractère sexuel. Une telle rhétorique a ses traditions, chez les pamphlétaires de la droite catholique comme Léon Bloy, qui n’est bien entendu pas une référence de Debord, aussi chez les dadaïstes et les surréalistes dont cette nouvelle génération a sucé les mamelles. On lit dans le Manifeste pour l’Internationale lettriste rédigé en février 1953 : « Nous refusons la discussion. Les rapports humains doivent avoir la passion pour fondement, sinon la terreur ». Idéologie des avant-gardes : on ne construit bien que sur les ruines, sauf que Debord est un jeune homme très cultivé, et que sa stratégie, contrairement aux apparences, n’obéit pas à des mouvements d’humeur, à une volonté de table rase, mais à un rigoureux calcul dont on comprendra peu à peu, à lire ses écrits ultérieurs, la logique et les buts. Il est à noter que s’il dézingue, dans un geste à la Ducasse, ceux qu’il considère comme devenus les grandes têtes molles de son temps, il pratique avec art les exercices d’admiration, et les moins convenus qui soient. La négation de la négation (critique de Dada) a d’heureux effets. N’est-il pas surprenant que ce penseur révolutionnaire, cet apologiste de la terreur, soit un passionné du Grand siècle de Louis XIV, de ses écrivains, et particulièrement du mouvement « précieux », « si longtemps, écrit-il, dissimulé par les mensonges scolaires sur le 17ème siècle ». On sait ce que son écriture, à Debord, devra à la grande prose classique française, bien plus qu’à la littérature avant-gardiste de son époque.

Ce que le volume « 0 » de sa Correspondance et les cinq enregistrements magnétiques réalisés par lui à peu près au cours des mêmes années — des prémisses de l’Internationale lettriste en 1952 à la fin de la première époque de l’Internationale situationniste en 1961 — nous apprennent, ce n’est pas, en dépit des apparences, ce qu’est l’enfance d’un chef (il domine sur tous les plans ses camarades de cent coudées), mais comment on devient un grand solitaire dont la pensée va marquer les temps à venir. Sa méthode ? Non pas faire groupe, ou du moins le faire provisoirement, pour assurer la survie de celui-ci quand la pression sociale, politique, idéologique, artistique, est trop forte et menace d’asphyxie les singularités fortes, puis vite dégager. Non pas manifester dans la rue en braillant des slogans de jeunes morts-vivants, mais vivre le plus intensément possible le présent, en sachant, d’un savoir que Debord était probablement le seul à posséder (son existence future et son oeuvre littéraire en apporteront la preuve), que toutes les utopies annoncées à grands fracas de slogans révolutionnaires (et Dieu sait si les situationnistes ont pu s’y ébattre avec une crédulité confondante !), finiraient dans le l’immense décharge des illusions perdues. La fin de vie de Debord, son alcoolisme, son suicide, en disent assez sur les impasses de son siècle vécues par lui. Leur affaire, à ces jeunes brillants trublions, c’était moins de faire groupe et école que de se choisir une manière de vivre. Pas de sages manifs dans les rues, mais la drogue, les « cuites », les femmes, les voyages, la « dérive ». Les mots qui reviennent dans les premiers écrits de Debord ? : « transitoire », « provisoire ». « Nos situations seront sans avenir, seront des lieux de passage. L’idée d’éternité est la plus grossière qu’un homme puisse concevoir à propos de ses actes ». Il ne s’agit pas « d’expliquer la vie, mais de l’élargir ». Debord, ce précoce meneur d’hommes, sait d’entrée que son aventure ne pourra être que solitaire.

Il y a ses textes, dont le remarquable Message de l’Internationale situationniste qui annonce les futurs grands écrits, et il y a aussi la voix, cette voix si surprenante que donnent à entendre deux CD. Belle voix, beau timbre, une élocution un rien solennelle, dans la tradition de celles des poètes, celles de Breton, d’Eluard, l’emphase en moins. Une voix qui dit avec une douce mesure l’intensité démesurée, violente du vécu.

Jacques Henric, Le blog des mondes francophones.

*


« ... suivre la voie que déterminent les nécessités de notre étrange guerre, qui nous a menés si loin.
Car notre intention n’avait été rien d’autre que de faire apparaître dans la pratique une ligne de partage entre ceux qui veulent encore de ce qui existe, et ceux qui n’en voudront plus.
 »

Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, 1978 [9].

C’est après la publication des Commentaires sur la société du spectacle, et, surtout, après celle du premier tome de Panégyrique en 1989, que Sollers dit, à plusieurs reprises, son admiration pour Guy Debord. Citons, pour mémoire, quatre de ses articles : « Guy Debord, vous connaissez ? » (1989), « L’art extrême de Guy Debord » (1997) et « L’étrange vie de Guy Debord » (1999) [10] — ou encore, s’agissant de la fonction du cinéma, « Puissance du spectacle » en 1994 [11].

En 1989, Sollers écrit :

«  Guy Debord, écrivain français dont quelques amateurs savent qu’il est, de loin, le penseur le plus original et le plus radical de notre temps. »

et, à propos de Panégyrique :

«  j’ai acheté ce livre de quatre-vingt-douze pages pour 80 F, je l’ai lu immédiatement dans la rue, acte impensable pour tout autre auteur vivant. D’où mon avis aux comploteurs du marché fantôme : hausse fulgurante et incontrôlable à prévoir — pas nécessairement de façon posthume. »

Son suicide prématuré en novembre 1994, la publication simultanée de ses principaux écrits chez Gallimard, dans la collection "blanche" (qui en fait «  un révolutionnaire classique »), a précipité de manière fulgurante la "reconnaissance" médiatique et institutionnelle de Debord... au point qu’il est aujourd’hui considéré comme un « trésor national » ! Qu’en aurait pensé celui qui n’avait de cesse de revendiquer jusqu’au bout sa « mauvaise réputation » ?

Depuis quinze ans, pas un article de la presse spectaculaire qui ne se réfère à la critique que Debord faisait de la société du spectacle pour, souvent, la réduire à une critique des "médias" ou des "médiatiques"... en oubliant — donc en falsifiant — deux des premières thèses de La société du Spectacle (sa base "marxiste" si l’on veut) :

« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » (Thèse 1)
« Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. » (Thèse 4)

A l’inverse, mais c’est complémentaire, l’oubli est fréquent que, comme l’écrit Sollers en octobre 1999 dans L’étrange vie de Guy Debord :

« Il ne s’agit pas non plus ici de « théorie », rien pour les colloques, les débats, les expositions, les thèses, les vernissages : « Aucune époque vivante n’est partie d’une théorie : c’était d’abord un jeu, un conflit, un voyage. » C’est parce qu’il était un grand poète métaphysique d’un enfer social sans poètes que Debord reste, aujourd’hui même, révolutionnaire  »

Article qui se conclut par cette citation de Debord :

« Ceux qui, un jour, auront fait mieux, donneront librement leurs commentaires, qui eux-mêmes ne passeront pas inaperçus. »

L’année suivante, Philippe Sollers donne librement ses commentaires en réalisant un portrait complexe et émouvant de Guy Debord dans un film conçu avec Emmanuel Descombes [12] pour la série « Un siècle d’écrivains » présentée par Bernard Rapp sur France 3 [13].

Le film, projeté le 19 octobre 2000, « ne passera pas inaperçu » si l’on en juge par les réactions de "proches" de Guy Debord (ah ! les "proches" !). Dans Le Canard Enchaîné du 15 novembre 2000, on pouvait lire, à la rubrique Ecrits et Chochottements :

« DEBORD (Guy) : ses proches qui veillent à l’édition de ses oeuvres chez Gallimard s’emportent de plus en plus ouvertement contre Philippe Sollers, qui, avec le temps, s’est promu " attaché de presse officieux " de feu l’auteur de La société du spectacle. Ils reprochent au nouveau stratège des prix littéraires (prix Goncourt pour son auteur Schuhl), à l’ami du pape, au thuriféraire de Jospin, etc., ces attitudes, qui auraient, selon eux, horrifié Debord. Du coup, du côté de la Rue Sébastien-Bottin, les rumeurs vont bon train sur l’expulsion de Sollers du cercle des amis de l’écrivain disparu. La société du spectacle n’aime pas les spectaculaires ? »

Et on raconte que le 2 décembre 2000, Patrick Mosconi confirmait, sur Radio libertaire, qu’après avoir engagé « une sorte de collaboration » se produisit « une dispute entre Sollers et nous » ; car « l’image de Sollers devenait un peu encombrante » : le pape, Jospin, le prix Goncourt ; bref « l’image de Debord associée à Sollers avec la caution des amis de Debord, les gens ne comprenaient pas » ; alors « j’ai dit à Sollers : " écoute, Philippe, ton image dessert Guy. Ça devient embarrassant... Maintenant chacun suit son chemin ". » (c’est moi qui souligne. A.G.) [14]

Que dire ? Rappeler ce qu’écrivait Roland Barthes dans Sollers écrivain :

« En somme, tout se joue, non au niveau des contenus, des opinions, mais au niveau des images : c’est l’image que la communauté veut toujours sauver (quelle qu’elle soit), car c’est l’Image qui est sa nourriture vitale, et cela de plus en plus : sur-développée, la société moderne ne se nourrit plus de croyances (comme autrefois), mais d’images. Le scandale sollersien vient de ce que Sollers s’attaque à l’Image, semble vouloir empêcher à l’avance la formation et la stabilisation de toute Image ; il rejette la dernière image possible : celle de : " celui-qui-essaye-des-directions-différentes-avant-de-trouver-sa-voie-définitive " (mythe noble du cheminement, de l’initiation : " après bien des errements, mes yeux se sont ouverts " : il devient, comme on le dit, " indéfendable " !. » (c’est moi qui souligne) [15]

Et puis :

«  Ceux qu’une telle oeuvre n’émeut pas ne sont pas doués pour l’émotion, voilà tout. »
*


Le film

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Musique :

Vanessa Hachloum, Il est cinq heures, Paris s’éveille.
Steve Reich, City life, Different trains, Electric counterpoint.
Beethoven, Sonate pour piano n° 8, Hymne à la joie.
Bach, Variations Goldberg n° 1 et 6 (Glenn Gould).
Charlie Parker, Blue bird.
Couperin, Les fastes de la grande et ancienne ménestrandise.
Pierre Boulez, Eclats et frémissements.
Vivaldi, Agitata da due venti (Cecilia Bartoli).

***


La pointe de la Dogana

Photogramme de In girum Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

***


Critique

Guy Debord est une personne

par Josyane Savigneau

Portrait ému d’un styliste du langage, d’un révolutionnaire et d’un amoureux de Paris, signé par un autre écrivain, Philippe Sollers.

GUY DEBORD : un nom qui a été comme déconnecté de l’individu qu’il désignait et qui s’est suicidé en 1994. Debord ne serait plus que l’inventeur d’un concept devenu lieu commun — « la société du spectacle » —, dont n’importe qui se réclame désormais. Ou bien un situationniste parmi d’autres, qu’il faudrait remettre à sa place, dans un mouvement collectif que contrôleraient aujourd’hui des « néo-situationnistes ».

Le premier mérite du film de Philippe Sollers et Emmanuel Descombes, écrit en collaboration avec Jacques Forgeas, est d’affirmer, au contraire, que Guy Debord est une personne. Un révolutionnaire et un écrivain. Un homme qui a aimé et pensé. Un homme qui a su vivre. Courageusement, Bernard Rapp a anticipé ce choix en incluant Debord dans sa série « Un siècle d’écrivains » et en confiant le projet à un écrivain. Guy Debord, une étrange guerre n’est pas un film sur un groupe, un mouvement, une école. Ce n’est pas « le Guy Debord de Sollers ». C’est un exercice d’admiration émue d’un écrivain pour un autre. Pour son style — pas seulement son écriture, magnifique —, son esthétique, son style de vie, son amour de Paris, « une ville alors si belle que bien des gens ont préféré y être pauvres que riches n’importe où ailleurs ».

C’est un film sur la parole et la voix — donc la musique, essentielle. Il n’existe aucun document filmé où apparaisse Debord, ce qui est logique lorsqu’on a écrit, dans La Société du spectacle — et c’est la première phrase que l’on entend ici : « Tout ce qui était directement vécu est éloigné dans une représentation. » On ne possède de lui que des photos — dont une seule en couleurs, à la fin de sa vie, à Venise, où il fuit l’objectif. Et puis ses films, dont on voit ici de larges extraits, où l’image ne semble faite que pour laisser entendre la voix de Debord, étrange, prenante, donnant à son texte un surprenant pouvoir d’émotion : « Comment ne me serais-je pas souvenu des charmants voyous et des filles orgueilleuses avec qui j’ai habité ces bas-fonds (...). Tout ce temps avait passé, comme nos nuits d’alors, sans renoncer à rien. »

« Pour nier la société, il faut attaquer son langage. » En 1940, Guy Debord a neuf ans. Il n’est pas encore nourri de Lautréamont et des surréalistes, mais il est déjà aux prises avec l’horreur d’un siècle, revu en quelques images d’archives : Staline, Hitler, Pétain, massacres, mensonges, Mitterrand au Panthéon, Eltsine et Clinton hilares. Et au milieu, comme une irruption lyrique, Mai 68 — retour à Debord, donc : « Ne travaillez jamais ». C’est peut-être cette tension entre la parole et l’image, entre les images elles-mêmes, entre la falsification de l’histoire et la vérité de la littérature, qui font de ce film, de manière assez inattendue pour un document de ce genre, un moment d’émotion. Et peut-être aussi de nostalgie pour cet homme qui a « été jeune dans cette ville [Paris], quand, pour la dernière fois, elle a brillé d’un feu si intense ».

Josyane Savigneau, Le Monde du 15 octobre 2000 (suppl. Radio-télévision).

***

[1Guy Debord, Correspondance, vol. 1, Librairie Arthème Fayard, 1999.

[3Là même où se réunit, avec Georges Bataille, le Collège de sociologie, à la fin des années trente, puis, de 1968 à 1970, le Groupe d’Études Théoriques de Tel Quel. Actuellement 4 place Saint-Germain-des-Prés.

[4Noël Arnaud (1919-2003), fondateur des Réverbères (1938-1939) puis, à Paris pendant l’Occupation, du groupe surréaliste clandestin La Main à plume (1941-1945). En 1947-1948, il participe au surréalisme révolutionnaire avec Christian Dotremont et Asger Jorn.

[5Phrase dite par Guy Debord.

[6Pseudonyme de Giorgio Gallizio, fils de Giuseppe Pinot Gallizio, membre de la section italienne de l’I.S..

[7Michèle Bernstein — la voix féminine — appelait à combattre le régime gaulliste mis en place à la suite du 13 mai 1958.

[8J’ai retranscrit le texte de cette intervention de Guy Debord tel qu’il a été publié par l’Internationale situationniste n°2 en 1958, puis par les éditions Fayard en 1997. Il comporte des coupures. Le volume publié chez Gallimard le restitue dans son intégralité. Le Jura Libertaire donne la transcription exacte et entière du texte à partir de l’enregistrement qui fut conservé par Noël Arnaud — et dont un extrait a été diffusé le 24 novembre 2004 par Arte Radio. Voir juralibertaire.over-blog.com.

[9Guy Debord, Oeuvres cinématographiques complètes, Gallimard, 1994, p. 259.

[10Voir notre dossier Panégyrique de Guy Debord.

[12La filmographie d’Emmanuel Descombes par lui-même.

[13Vous trouverez la liste non exhaustive de ces "épisodes" sur le site de l’émission.

[14cf. A propos d’Une étrange guerre.

Les "proches" pouvaient, c’est vrai, s’appuyer sur ce que Debord lui-même écrivait sur Sollers, sans autre forme de procès, dans sa correspondance, notamment le volume 7 ! Cf. mes "échanges" avec Marc’O ici même.

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4 Messages

  • Albert Gauvin | 13 juillet 2021 - 12:44 1

    Les illuminations politiques de la librairie de Guy Debord : Marx, Hegel

    [...] Ô joie ! Depuis 2009 le révolutionnaire fait officiellement partie du trésor national, la patrie est donc aussi là, dans le fonds Guy Debord du département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Les facs-similés des fiches de lecture ici magnifiquement éditées grâce à l’équipe menée par Laurence Le Bras imposent sur fond rouge le titre “Marx, Hegel” qui ferait frémir [insérez ici le nom du ministre ou de l’opposant à votre guise] s’il avait une quelconque appétence pour la véritable pensée politique. [...] LIRE ICI.


  • Jef (Marseille) | 25 février 2011 - 17:39 2

    Dans ces Enregistrements Magnétiques
    , on entend la voix de Guy Debord jeune annoncer " Deux générations ne peuvent pas vivre sur le même stock d’illusions".

    Bien des évènements récents viennent à nouveau lui donner, une fois encore, raison.

    Voir en ligne : http://jean-francois-jef.20six.fr/j...


    • Les écorchés libérés, souvent par la mort, ou en voie de libération ne cessent pas d’être sanctifiés.
      A chaque coup de boutoir de ces âmes révoltées suit le calfeutrage douillet de penseurs officiels qui n’en supportent pas la douleur.
      Parfois le révolté devient lui même penseur officiel et prépare sa propre sanctification.
      Plus tard, des apôtres bâtiront une église sur le fondement de ses idées devenues dogmes.
      Un principe bien christique !

      Sollers dans sont apologies de Guy debord, insiste sur la beauté poétique des textes et sur la vie courageuse du "révolutionnaire". Il reprends et il applique l’idée de Debord selon laquelle saint Debord aurait écrit une oeuvre dont la critique n’est pas de mise.

      Voilà une sanctification à l’oeuvre

  • Shige | 29 novembre 2010 - 23:57 3

    Debord m’a vomi (ou presque). C’était au début des années quatre-vingt-dix, et il en reste la trace dans un des volumes de sa correspondance parue chez le marchand d’armes Fayard - on a l’éditeur que l’on mérite, mais ce choix devait être un exact hommage à son Kriegspiel. J’ai découvert cela un peu amusé, et aussi ennuyé par les coups de ciseaux de la veuve abusive portés dans le témoignage de Pauvert (donné en note) ; j’avais le souvenir que nous nous étions assez bien entendu.
    Je vais vous étonner : je ne m’en porte pas plus mal. Au reste, je préfère ma position actuelle à celle, peu enviable, de Debord sur la fin de sa vie. Outre qu’il faisait sous lui, le pauvre homme n’avait plus toute sa tête.
    Veuillez agréer mes hommages les meilleurs.
    Shige Gonzalvez

    Voir Guy Debord, « Correspondance » vol. 7 p. 436

    shigepekin

    Voir en ligne : dispatchbox


  • Alex | 18 novembre 2010 - 23:57 4

    Autre livre dans lequel se trouve décrit le moment où Guy Debord fait son entrée dans le milieu des entrepreneurs de démolitions, à Cannes, en 1951.
    Il s’agit de "Visages de l’avant-garde", texte inédit de l’Internationale lettriste (1953), qui vient de paraître chez Jean-Paul Rocher. On peut lire sur le site de cet éditeur, la présentation suivante :

    Visages de l’avant-garde
    1953

    Écrit à diverses périodes et à plusieurs mains, Visages de l’avant-garde retrace l’histoire et les conceptions du mouvement lettriste de 1945 à 1953.
    Par ses conclusions, ce document émane de l’aile radicale du lettrisme - Serge Berna, Jean- Louis Brau, Guy Debord et Gil J Wolman - qui, après sa rupture avec Isidore Isou en novembre 1952, s’est rassemblée en une Internationale lettriste (1952-1957).
    Chronologiquement, il prend place après le numéro 2 de la revue Internationale lettriste (février 1953) et aurait dû être ensuite enregistré à trois voix, rythmé par des poèmes et choeurs lettristes.
    Visages de l’avant-garde était resté inédit jusqu’à ce jour.

    Édition établie et annotée par Jean-Louis Rançon.

    Voir en ligne : http://www.jprocher-editeur.com/pag...