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Yannick Haenel, chroniques de juin 2023

Charlie Hebdo

D 15 juillet 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Un lynchage à la télé

Yannick Haenel

Mis en ligne le 7 juin 2023
Paru dans l’édition 1611 du 7 juin

VOIR SUR PILEFACE

L’autre soir, à La Grande Librairie, l’émission littéraire de France 5, ils s’en sont donné à cœur joie contre Franz Kafka. Des écrivains étaient conviés sur le plateau pour dire leurs « coups de cœur » et leurs « coups de griffe », et puis ça s’est transformé en lynchage, cette vieille passion qui soude l’humanité. Une écrivaine a expliqué à quel point La Métamorphose était un livre déprimant : « En gros, c’est un mec qui se lève un matin, il a la flemme, il ne va pas au travail et se transforme en cafard. »

Tourner en dérision les classiques est irrésistible, mais implique un minimum de délicatesse, c’est-à-dire d’esprit. Cela suppose qu’on ait compris de quoi on parle, sinon ça rate d’une manière ­gênante. Voici qu’un autre écrivain a surenchéri, visiblement décomplexé : « C’est un texte que je ne supporte pas. Et puis j’ai compris la métaphore dès la ligne 2, faire 200 pages là-dessus, on nous prend pour des débiles.  »

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Soyons précis : La Métamorphose est l’une des plus célèbres nouvelles au monde, elle fait 70 pages. Est-ce que Kafka vous prend pour des débiles  ? Sur ce point, je ne me prononcerai pas.

Le festival de moqueries a vite pris tournure ignominieuse (tout cela dans la bonne humeur, bien sûr) : Kafka était un «  gros boulet  » pour sa famille, en plus il était « dépressif  » (c’est probablement une tare). L’écrivaine a dénoncé son caractère asocial en bonne startupeuse : « Il y a son n+1 du boulot qui vient chez lui  », avant de conclure : « À un moment, on a le droit de ne pas comprendre l’intérêt. »

Condamner pour accomplir

Je voudrais juste préciser que La Métamorphose est le plus bouleversant des livres. C’est l’histoire d’un supplice : à force de se sacrifier pour sa famille, un jeune homme devient ce qu’on écrase. La métamorphose de Gregor Samsa ne fait que révéler ce que sa famille fait de lui  ; elle révèle la férocité criminelle du familial (ou plus généralement du groupe).

La jouissance collective à n’y rien comprendre et à se coaliser contre une seule personne s’appelle le lynchage. Ce n’était certes qu’un moment de télévision, mais dans le dérapage dont il ­témoigne, quelque chose de très inquiétant se trame : pas seulement la haine inconsciente pour la littérature sous couvert de rigolade culturelle, mais la liquidation autosatisfaite de ce qui, justement, résiste à la vulgarité.

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Le plus consternant, c’est qu’en trouvant trop facile la métaphore du cafard, en ne comprenant pas que la littérature est toujours littérale et que Kafka se sentait bel et bien face à son père comme un cafard qu’on écrase, ils étaient en train de l’accomplir à la télévision en condamnant Kafka. Vladimir Nabokov l’a noté : « La famille Samsa autour de l’insecte fantastique n’est rien d’autre que la médiocrité entourant le génie. » La voilà, la métaphore : elle avait lieu à la télévision.

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Matthieu Peck. Photo : Francesca Mantovani

Le violet des douleurs

Yannick Haenel

Mis en ligne le 15 juin 2023
Paru dans l’édition 1612 du 14 juin

J’ai une passion pour les phrases. J’aime voir leur long corps s’étirer sur le papier, je chéris leur fuselage élégant, j’adore leurs ondulations de serpent heureux. En lisant, ce n’est pas seulement leur justesse que je recherche, ni même l’acuité qu’elles nous procurent, mais le bruissement qui produit leurs lignes, cette bonne crépitation qui vient d’une formulation réussie. Dans les phrases, on sent tout de suite si l’on est en pays de nuances ou si l’on barbote dans une vieille mare : il y a une érotique des phrases, un mélange de fulgurance et de douceur qui vous réveille, qui vous comble. La vérité, ça claque.

Des phrases de ce genre, qui sont des bijoux étincelants, mais aussi des coups de couteau, des phrases qui relèvent à la fois du sourire et du spasme, qui vous raptent, vous blessent, vous font jouir (parfois salement), on en trouve des dizaines dans un roman féroce et passionnant que je viens de lire : Déjà les mouches, de Matthieu Peck, publié aux éditions Gallimard.

Ça commence en prison, dans une cellule de dégrisement, où Gilles Krafft, un jeune industriel, se remet (ou plutôt ne se remet pas) d’une soirée qui a dérapé. Est-ce qu’on tire jamais les conséquences de ses actes  ? Les humains, quoi qu’ils se racontent à eux-mêmes, persévèrent dans leur vice, voilà tout.

Un livre à rebours du développement personnel

Le dérapage et le dégrisement : je crois que ce livre tendu comme la rage trouve sa tonalité entre ces deux balises du désenchantement. On évolue ici à ­rebours de ces manuels de développement personnel qui humilient notre époque à force de vouloir la dulcifier : la littérature est « un baiser triste mais séraphique », un « séisme immobile  » qui vous réveille comme un alcool râpeux, une forme aiguë de la lucidité. La beauté n’est pas rose, elle a à voir avec l’os frontal, avec les braises, avec ce « violet des douleurs  » qu’évoque magnifiquement Matthieu Peck à propos d’une chanson de Nick Drake.

On croise dans ce roman livide et haletant, traversé par des « rasades de néant  », un cimetière napolitain, une boîte à partouze, des amis qui se haïssent, beaucoup d’alcool, beaucoup d’argent.

S’il est question de malfaisance, c’est parce que les pensées des hommes sont pourries de crispations égoïstes. Matthieu Peck est un moraliste façon XVIIè siècle  ; il fait éclater le pus des attitudes, il sait que chaque conscience ne cherche qu’une chose : la mort de l’autre. En un sens, ce livre est le déploiement en roman de son exergue, tiré de La Rochefoucauld : « Il y a des héros en mal comme en bien. »

Peck ne parle que de l’essentiel, c’est-à-dire de la solitude, cette sécession intérieure que notre monde refoule parce qu’elle est dangereuse et pas rentable. La littérature est la voix de cette solitude extrême, elle est du côté des ombres et de cette lueur cinglante qu’est le refus.

La danse ivre de Bacon

Yannick Haenel

Charlie Hebdo. Mis en ligne le 21 juin 2023
Paru dans l’édition 1613 du 21 juin

Vous n’allez pas en revenir. Je l’ai vu dix fois et j’en reste à chaque fois bouche bée. Ça dure vingt et une minutes, c’est en noir et blanc et c’est une des choses les plus stupéfiantes qu’on puisse voir sur Internet.

Le sujet de ce maelström psychique étourdissant d’intensité  ? Francis Bacon, filmé dans son atelier de Reece Mews, à Londres, en 1964, par la Radio Télévision Suisse.

Ça s’appelle « Francis Bacon, peintre anglais ». Ça commence par une musique tumultueuse, tragique : Intégrales d’Edgar Varèse, qui d’entrée de jeu affole la perception. On débarque dans l’atelier de Bacon comme sur une planète dévastée, un chaos où la nuit est chez elle. Puis Bacon se met à parler (en français) comme on n’a jamais entendu quelqu’un parler : il titube, se met à danser sur lui-même, éclate de rire à chaque instant, et tournoie comme un derviche, un grand verre de pastis à la main, entraînant avec lui dans cette sarabande endiablée le cameraman qui s’efforce, caméra à l’épaule, de le suivre au plus près.

Un déchaînement dionysiaque

Gilles Sebhan interroge, dans un petit livre ardent intitulé Bacon, juillet 1964 (Éditions du Rouergue, coll. « La Brune »), ces vingt et une minutes qu’il qualifie d’« accident brutal », de «  brèche ouverte dans le temps », de «  moment de magie hystérique ».
Son enquête, minutieuse et inspirée, l’amène à retrouver le réalisateur : comment un tel reportage halluciné – miracle de cinéma-vérité – a-t-il pu être possible  ? Le livre cherche à s’approcher du geste même de peindre, dont le déchaînement dionysiaque visible à l’écran n’est que la métaphore clownesque. Peindre, c’est être seul avec les démons  ; c’est conjurer l’assaut des vautours.
L’entourage de Francis Bacon fut effaré par ce film. À sa projection, le peintre Lucian Freud s’est levé en s’exclamant : « Disgusting  !  » («  dégoûtant  »).

La mort dans le vin

Un génie qui se met à nu, qui évoque ouvertement son homosexualité, qui donne une interview complètement ivre, ce serait donc honteux  ? Bacon sourit, il peut tout se permettre parce qu’il vit dans la vérité : il n’y a pas de plus grande liberté.
Les amis qui l’entourent ce soir-là ne cessent d’entrer dans le champ de la caméra, ils tanguent et menacent de rendre le film inexploitable, l’un d’eux le sabote sciemment. Bacon, le câble du micro enroulé autour du cou, se délecte de ce climat houleux, il dévoile le sorcier en lui : « Je vois les sorts, dit-il, souvent ils me visitent. » Il cite Cimabue, Rembrandt, Velázquez. La peinture a pris chez lui la forme d’un combat avec les esprits.

Qu’y a-t-il réellement au fond des verres d’alcool  ? L’absence de Dieu, disait Duras. Bacon, lui, n’en dit rien ou presque : « Je suis naturellement sur le qui-vive, […] même quand je suis presque saoul. » C’est toujours la mort qu’on noie dans le vin. L’alcool conjure la mort, la peinture conjure l’alcool. La fête est le miroir de l’art. C’est la grande vie.

Quand Lacan écoute les Cramps

Yannick Haenel

Mis en ligne le 28 juin 2023
Paru dans l’édition 1614 du 28 juin

Parmi les choses les plus insensées que j’ai vues dans ma vie, il y a les Cramps. Pour le dire simplement, c’est un groupe de rock, mais les Cramps – leur musique, leurs corps, leur attitude – débordent les notions. Le mot « azimuté » conviendrait : il signifie « déboussolé », « fou ». J’affirme que les Cramps sont azimutés.

À la fin des années 1980, j’étais étudiant en lettres modernes à Rennes. Le jour, je préparais le concours de Normale Sup (je portais des lunettes et une veste en tweed)  ; la nuit, je rejoignais la scène punk et brûlais mes nerfs à la salle de la Cité (je portais des boots et fumais des Lucky). C’est là que j’ai vu les Cramps. Un concert de ces azimutés relève d’une cérémonie vaudou, d’un soulèvement reptilien post-­rockabilly, d’une mascarade parodique, d’une exhibition d’absurdité sexy. Le chanteur Lux Interior – un Elvis schizo de terrain vague – crie, torse nu, sur fond de larsens (il lui arrive d’avaler son micro), tandis que, sur ses talons scintillants, la belle guitariste Poison Ivy, vêtue en pin-up des années 1950, s’occupe, impassible, de maintenir l’électricité d’un ostinato jungle.

À LIRE AUSSI : "La musique classique, ce n’est pas que pour les élites"

J’ai essayé, ces trente dernières ­années, de rester fidèle à la division du sujet en moi : cérébralité hégélo-proustienne + amour du punk. Il y a un pont entre la culture populaire et l’intellectualisme : c’est ma vie. Voici que je suis tombé, dans la librairie Folies d’encre, à Montreuil, sur un petit livre qui a ranimé le feu de mes élucubrations : Lacan écoute les Cramps, d’un certain László, publié aux éditions de la variation, une phénoménale maison indépendante dont le catalogue regorge de pépites.

Soyons clair : je n’avais pas pris autant de plaisir à lire depuis ma découverte de Roberto Bolaño. Lacan écoute les Cramps est un chef-d’oeuvre de philosophie farcesque. Ceux qui fréquentent les disquaires connaissent le vertige des références : la passion est toujours précise. Le livre de ce mystérieux et génial László, dont la notice dit qu’il est né dans la nuit du 9 novembre 1989 (sa naissance a donc fait tomber le mur de Berlin), s’ouvre sur le récit du concert mythique que les Cramps ont donné le 13 juin 1978 au Napa State Hospital, un asile psychiatrique. Il y a une captation vidéo, disponible sur YouTube, allez voir, c’est un grand délire, un chaos extatique où la frontière s’efface entre les Cramps et les fous qui grimpent sur scène.

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László prétend que Lacan, ce jour-là, était dans la salle, et qu’il aurait amorcé sa théorisation de «  l’objet voix et de la pulsion invocante » sous le coup de la jaculation crampsienne : « En écoutant les Cramps, Jacques Lacan jouit.  » Il paraît aussi que Michel Foucault était présent au célèbre concert du Velvet Underground lors d’une convention de psychiatres, le 13 janvier 1966, à New York. Que s’est-il passé exactement  ? Vous le saurez en lisant László.

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