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La danse ivre de Bacon, par Yannick Haenel

suivi de Bacon, juillet 1964 par Gilles Sebhan

D 23 juin 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Francis Bacon, peintre anglais (1964)

Un documentaire de Pierre Koralnik

Voici un document exceptionnel : en juillet 1964, le réalisateur Pierre Koralnik filme pour Continents sans visa Francis Bacon dans son atelier. L’artiste évoque, en français, son rapport à la peinture, ses impressions sur Velasquez, la peur de la violence, son homosexualité, son insatisfaction constante devant son travail, le lien trouble à l’alcool… Le document se termine par une scène éblouissante, comme un moment de folie, seule manière pour Françis Bacon d’échapper à trop de vérité dévoilée par les mots. (RTS).
Bacon a cinquante-quatre ans. Le mot qui revient le plus fréquemment dans sa bouche : NADA.

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La danse ivre de Bacon

Yannick Haenel

Charlie Hebdo. Mis en ligne le 21 juin 2023
Paru dans l’édition 1613 du 21 juin

Vous n’allez pas en revenir. Je l’ai vu dix fois et j’en reste à chaque fois bouche bée. Ça dure vingt et une minutes, c’est en noir et blanc et c’est une des choses les plus stupéfiantes qu’on puisse voir sur Internet.

Le sujet de ce maelström psychique étourdissant d’intensité  ? Francis Bacon, filmé dans son atelier de Reece Mews, à Londres, en 1964, par la Radio Télévision Suisse.

Ça s’appelle « Francis Bacon, peintre anglais ». Ça commence par une musique tumultueuse, tragique : Intégrales d’Edgar Varèse, qui d’entrée de jeu affole la perception. On débarque dans l’atelier de Bacon comme sur une planète dévastée, un chaos où la nuit est chez elle. Puis Bacon se met à parler (en français) comme on n’a jamais entendu quelqu’un parler : il titube, se met à danser sur lui-même, éclate de rire à chaque instant, et tournoie comme un derviche, un grand verre de pastis à la main, entraînant avec lui dans cette sarabande endiablée le cameraman qui s’efforce, caméra à l’épaule, de le suivre au plus près.

Un déchaînement dionysiaque

Gilles Sebhan interroge, dans un petit livre ardent intitulé Bacon, juillet 1964 (Éditions du Rouergue, coll. « La Brune »), ces vingt et une minutes qu’il qualifie d’« accident brutal », de «  brèche ouverte dans le temps », de «  moment de magie hystérique ».
Son enquête, minutieuse et inspirée, l’amène à retrouver le réalisateur : comment un tel reportage halluciné – miracle de cinéma-vérité – a-t-il pu être possible  ? Le livre cherche à s’approcher du geste même de peindre, dont le déchaînement dionysiaque visible à l’écran n’est que la métaphore clownesque. Peindre, c’est être seul avec les démons  ; c’est conjurer l’assaut des vautours.
L’entourage de Francis Bacon fut effaré par ce film. À sa projection, le peintre Lucian Freud s’est levé en s’exclamant : « Disgusting  !  » («  dégoûtant  »).

La mort dans le vin

Un génie qui se met à nu, qui évoque ouvertement son homosexualité, qui donne une interview complètement ivre, ce serait donc honteux  ? Bacon sourit, il peut tout se permettre parce qu’il vit dans la vérité : il n’y a pas de plus grande liberté.
Les amis qui l’entourent ce soir-là ne cessent d’entrer dans le champ de la caméra, ils tanguent et menacent de rendre le film inexploitable, l’un d’eux le sabote sciemment. Bacon, le câble du micro enroulé autour du cou, se délecte de ce climat houleux, il dévoile le sorcier en lui : « Je vois les sorts, dit-il, souvent ils me visitent. » Il cite Cimabue, Rembrandt, Velázquez. La peinture a pris chez lui la forme d’un combat avec les esprits.

Qu’y a-t-il réellement au fond des verres d’alcool  ? L’absence de Dieu, disait Duras. Bacon, lui, n’en dit rien ou presque : « Je suis naturellement sur le qui-vive, […] même quand je suis presque saoul. » C’est toujours la mort qu’on noie dans le vin. L’alcool conjure la mort, la peinture conjure l’alcool. La fête est le miroir de l’art. C’est la grande vie.

Paru en mai 2023

Gilles Sebhan

En juillet 1964, Francis Bacon, alors âgé de cinquante-quatre ans, est au sommet de son art. Pierre Koralnik tourne, presque par hasard, un bref documentaire sur l’artiste pour la Radio Télévision Suisse. Vingt et une minutes d’une vérité énigmatique, au cours desquelles on suit le peintre, le verre à la main, entouré d’une petite cour amicale et amoureuse. De ces images visionnées encore et encore, Gilles Sebhan décante les forces en présence dans l’atelier de Reece Mews, ces Parques qui poursuivent Bacon, l’amant malheureux qui se donnera la mort, l’ami ténébreux qui tente d’empêcher le tournage. Bacon, qui répond en français aux questions du journaliste Émile de Harven, laisse échapper dans la béance de la langue de fulgurantes mèches de lucidité qui donnent à percevoir, selon un mot de Chaplin, « un homme si profondément pessimiste qu’il pouvait se permettre d’être magnifiquement frivole ».

FEUILLETER LE LIVRE

LIRE : « Bacon, juillet 1964 », un livre de Gilles Sebhan : logique de la perdition

Les moments d’ivresse ne devaient pas manquer dans la vie de Bacon...

Il y a quelques mois, Yannick Haenel qui avait repris l’écriture de son livre sur la nuit passée en octobre 2019 au Centre Pompidou avec les tableaux de Bacon (il évoque assez longuement cette nuit à la fin de sa conférence prononcée à Guéret en septembre 2022 : Je vais sur les chemins de Georges Bataille et de Michel Leiris), m’avait écrit. Il était à la recherche d’un film que j’avais mis en ligne : « Bacon invite son interviewer au restaurant et prend la place du sommelier, lui sert du vin en dansant en une parade de séduction quasi caravagesque ». Une phrase de Bacon l’avait marqué : « Nous n’avons que la volupté. »

Voici le film en question. La scène commence vers la 35e minute. « Et la volupté, c’est tout ce que nous voulons » dit Bacon.

Francis Bacon (1985)

Un film de David Hinton

Aiguë et vivante, cette rencontre avec Francis Bacon multiplie les lieux et les situations. Dans une salle, commentant les diapositives de ses œuvres (il n’a jamais su peindre les merveilleuses couleurs de la bouche) ou celles d’autres peintres ; dans des bars ("nous voulons la volupté, le reste est reniement") ou dans son atelier au chaos prolifique, il se livre à un dévoilement contradictoire.
Ayant détruit la plupart des œuvres qu’il a réalisées avant les années 1940, Bacon (1909-1992) émerge en 1945 avec Trois études pour figures à la base d’une crucifixion, qui inaugure sa démarche. La toile doit d’abord produire un choc visuel ; plus elle est artificielle, plus elle est intense, l’art n’étant pas naturel. En s’inspirant de clichés photographiques, il recherche l’effet d’immédiateté : la rigidité de l’image représente une fraction de seconde précise et rien d’autre. Dès lors, la vie étant faite d’instants, chairs, carcasses, accouplements, cris, crucifixions n’expriment ni narration ni fantasme, mais approchent ce caractère inaliénable du réel. Aux antipodes de l’illustration, la création d’images figuratives est concentration de la réalité et sténographie des sensations. (Christine Rheys)
Les derniers mots du film : « Avez-vous été étonné de rencontrer un tel succès ? » « Très. That’s luck ! ». C’est la chance !

Le site de Francis Bacon

LIRE AUSSI :
Philippe Sollers, L’expérience intérieure de Francis Bacon
Francis Bacon : « J’aime vivre dans le chaos »
Yannick Haenel, L’effervescence : Francis Bacon
Yannick Haenel, L’expérience intérieure de la peinture
Francis Bacon, Conversations (préface de Yannick Haenel)

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