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Un lynchage à la télé : Franz Kafka, La Métamorphose

Yannick Haeel, Yann Moix, Philippe Sollers

D 8 juin 2023     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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« Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. Acte-observation, parce qu’une observation plus haute est créée, plus haute, non plus aiguë ; et plus elle s’élève, plus elle devient inaccessible au "rang", plus aussi elle est indépendante, plus elle obéit aux lois propres de son mouvement, plus son chemin est imprévisible et joyeux, plus il monte. »

Kafka, Journal, 27 janvier 1922.

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Une photographie non datée de Franz Kafka.
The National Library of Israel

Kafka à La Grande Librairie

1er juin 2023.

« Pour cette dernière émission de la saison, Augustin Trapenard reçoit plusieurs grands auteurs dans La grande librairie. Parmi eux, Philippe Besson, Faïza Guène, Mathias Enard, Katherine Pancol, Caryl Ferey et Chloé Delaume. Ils viennent livrer, tour à tour, leurs cris du coeur, ou leurs coups de griffe concernant un grand classique de la littérature.
Après avoir fait l’éloge du Petit prince pendant de longues minutes, Faïza Guène, écrivain et scénariste à l’origine de Kiffe Kiffe Demain, publié en 2009 et vendu à plus de 400.000 exemplaires, livre une critique acerbe sur le roman de Franz Kafka, La métamorphose, publié pour la première fois en 1912.
Un ouvrage qu’elle considère comme une "horreur" et qu’elle résume de la sorte : "Je vous la fais courte mais en gros, c’est un mec, il se lève, il a la flemme, il se transforme en cafard. Je l’ai reçu comme un test désespérant". Elle explique ensuite sa pensée, racontant qu’elle l’a lu à l’âge de 16 ans et que ce n’était sans doute pas le moment pour elle de le dire, manquant un peu de recul sur l’humour qu’il peut y avoir.
Un avis visiblement partagé par Philippe Besson [1]. » (sic)

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Un lynchage à la télé

Yannick Haenel

Mis en ligne le 7 juin 2023
Paru dans l’édition 1611 du 7 juin

L’autre soir, à La Grande Librairie, l’émission littéraire de France 5, ils s’en sont donné à cœur joie contre Franz Kafka. Des écrivains étaient conviés sur le plateau pour dire leurs « coups de cœur » et leurs « coups de griffe », et puis ça s’est transformé en lynchage, cette vieille passion qui soude l’humanité. Une écrivaine a expliqué à quel point La Métamorphose était un livre déprimant : « En gros, c’est un mec qui se lève un matin, il a la flemme, il ne va pas au travail et se transforme en cafard. »

Tourner en dérision les classiques est irrésistible, mais implique un minimum de délicatesse, c’est-à-dire d’esprit. Cela suppose qu’on ait compris de quoi on parle, sinon ça rate d’une manière ­gênante. Voici qu’un autre écrivain a surenchéri, visiblement décomplexé : « C’est un texte que je ne supporte pas. Et puis j’ai compris la métaphore dès la ligne 2, faire 200 pages là-dessus, on nous prend pour des débiles.  »

À LIRE AUSSI : La discrétion de Kafka

Soyons précis : La Métamorphose est l’une des plus célèbres nouvelles au monde, elle fait 70 pages. Est-ce que Kafka vous prend pour des débiles  ? Sur ce point, je ne me prononcerai pas.

Le festival de moqueries a vite pris tournure ignominieuse (tout cela dans la bonne humeur, bien sûr) : Kafka était un «  gros boulet  » pour sa famille, en plus il était « dépressif  » (c’est probablement une tare). L’écrivaine a dénoncé son caractère asocial en bonne startupeuse : « Il y a son n+1 du boulot qui vient chez lui  », avant de conclure : « À un moment, on a le droit de ne pas comprendre l’intérêt. »

Condamner pour accomplir
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Je voudrais juste préciser que La Métamorphose est le plus bouleversant des livres. C’est l’histoire d’un supplice : à force de se sacrifier pour sa famille, un jeune homme devient ce qu’on écrase. La métamorphose de Gregor Samsa ne fait que révéler ce que sa famille fait de lui  ; elle révèle la férocité criminelle du familial (ou plus généralement du groupe).

La jouissance collective à n’y rien comprendre et à se coaliser contre une seule personne s’appelle le lynchage. Ce n’était certes qu’un moment de télévision, mais dans le dérapage dont il ­témoigne, quelque chose de très inquiétant se trame : pas seulement la haine inconsciente pour la littérature sous couvert de rigolade culturelle, mais la liquidation autosatisfaite de ce qui, justement, résiste à la vulgarité.

À LIRE AUSSI : Kafka dans la piscine

Le plus consternant, c’est qu’en trouvant trop facile la métaphore du cafard, en ne comprenant pas que la littérature est toujours littérale et que Kafka se sentait bel et bien face à son père comme un cafard qu’on écrase, ils étaient en train de l’accomplir à la télévision en condamnant Kafka. Vladimir Nabokov l’a noté : « La famille Samsa autour de l’insecte fantastique n’est rien d’autre que la médiocrité entourant le génie. » La voilà, la métaphore : elle avait lieu à la télévision.

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FLASH BACK

Franz Kafka : La Métamorphose

Le 27 novembre 1969 sur France Culture, Claude Rich nous racontait “La Métamorphose” de Franz Kafka. Il était le récitant dans cette adaptation de Jacqueline Clancier d’une traduction d’Alexandre Vialatte avec Roger Coggio, Jean-Pierre Marielle... Musique originale de Karel Trow. Réalisation de Jean-Jacques Vierne. Photographie : Portrait de Franz Kafka par Sigismund Jacobi, en 1906.

Le 17 novembre 1912, Franz Kafka, alors âgé de 29 ans, annonce à Felice Bauer qu’il a conçu au réveil le projet d’une “petite histoire” liée à un cauchemar.
Trois semaines plus tard, le 7 décembre, il lui annonce qu’elle est terminée. Elle sera publiée pour la première fois en octobre 1915 dans une revue, et s’intitule „Die Verwandlung” — titre qui sera traduit en Français par “La Métamorphose”. C’est le plus long récit publié du vivant de Kafka, et aussi certainement le plus lu.
Son intrigue est bien connue : un matin, après une nuit troublée par des rêves agités, le narrateur, Gregor Samsa, se réveille dans le corps d’un cloporte.
Mais le cauchemar dans cette histoire est ailleurs : ce qui suscite l’effroi, du personnage principal comme du lecteur, ce n’est pas tant cette mystérieuse transformation, que la façon dont la famille de Gregor y réagit — son père, sa mère et même sa douce sœur — qui pour finir le rejettent, et le laissent mourir de solitude et de chagrin...

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Interprétation :

Claude Rich (Le récitant)
Roger Coggio (Gregor Samsa)
Jacques Mauclair (Le père)
Berthe Chernel (La mère)
Josée Steiner (La sœur)
Jean-Pierre Marielle (Le gérant)
Laurence Badie (La femme de ménage)
Jean Daguerre, Yves Peneau et Jean-Jacques Steen (Les locataires)
Annick Korrigan (La bonne)

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La Métamorphose a été publié en 1912. Un siècle après...

Yannick Haenel, pourquoi aimez-vous La Métamorphose de Kafka ?

Nouvelle traduction de Bernard Lortholary. Editions Flammarion.

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La nouvelle est précédée d’un entretien avec Haenel.

Quand avez-vous lu ce livre pour la première fois ? Racontez-nous les circonstances de cette lecture.

J’ai lu La Métamorphose au lycée, vers quinze ans. J’étais enfermé dans un établissement militaire, le Prytanée de La Flèche, et je me suis identifié immédiatement à Gregor Samsa. Je vivais alors à l’intérieur d’un cauchemar. Solitude, promiscuité, violence des rapports, punitions : c’était mon quotidien. Comme dans la nouvelle de Kafka, je me sentais exclu – ou plutôt je m’excluais pour ne pas subir l’exclusion.

Votre coup de foudre a-t-il eu lieu dès le début du livre ou après ?

J’ai lu cette histoire dans l’aveuglement et l’hébétude. Elle me passionnait. Elle me terrifiait. Le charme du récit – ou plutôt cet empressement de l’angoisse – agit dès l’incipit, qui est parfait : « En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. » L’instant du réveil est le moment risqué entre tous : c’est celui où l’on franchit la frontière. Qui devient-on la nuit ? Que s’est-il passé dans le sommeil de Gregor pour qu’il en sorte ainsi changé en monstre ?

Le réveil, c’est toujours l’entrée dans un monde enchanté. Dans La Métamorphose, c’est le monde à l’envers : on ne se délivre pas du cauchemar en se réveillant ; au contraire le cauchemar commence au réveil. Peut-être même est-ce le réveil qui le suscite. La littérature, c’est ce qui vient de cette lumière propre au réveil. Quand on lit le récit de Kafka, on est sous l’emprise d’une lumière enchaînée. Est-ce un coup de foudre ? Plutôt un envoûtement.

LIRE LA SUITE : Interview Yannick Hannel

En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant un peu la tête, il vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu’à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux.

« Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve. Sa chambre, une vraie chambre humaine, juste un peu trop petite, était là tranquille entre les quatre murs qu’il connaissait bien. Au-dessus de la table où était déballée une collection d’échantillons de tissus – Samsa était représentant de commerce – on voyait accrochée l’image qu’il avait récemment découpée dans un magazine et mise dans un joli cadre doré. Elle représentait une dame munie d’une toque et d’un boa tous les deux en fourrure et qui, assise bien droite, tendait vers le spectateur un lourd manchon de fourrure où tout son avant-bras avait disparu.

Le regard de Gregor se tourna ensuite vers la fenêtre, et le temps maussade – on entendait les gouttes de pluie frapper le rebord en zinc – le rendit tout mélancolique. « Et si je redormais un peu et oubliais toutes ces sottises ? » se dit-il ; mais c’était absolument irréalisable, car il avait l’habitude de dormir sur le côté droit et, dans l’état où il était à présent, il était incapable de se mettre dans cette position.

Quelque énergie qu’il mît à se jeter sur le côté droit, il tanguait et retombait à chaque fois sur le dos. Il dut bien essayer cent fois, fermant les yeux pour ne pas s’imposer le spectacle de ses pattes en train de gigoter, et il ne renonça que lorsqu’il commença à sentir sur le flanc une petite douleur sourde qu’il n’avait jamais éprouvée.

« Ah, mon Dieu », songea-t-il, « quel métier fatigant j’ai choisi ! Jour après jour en tournée. Les affaires vous énervent bien plus qu’au siège même de la firme, et par-dessus le marché je dois subir le tracas des déplacements, le souci des correspondances ferroviaires, les repas irréguliers et mauvais, et des contacts humains qui changent sans cesse, ne durent jamais, ne deviennent jamais cordiaux. Que le diable emporte tout cela ! » Il sentit une légère démangeaison au sommet de son abdomen ; se traîna lentement sur le dos en se rapprochant du montant du lit afin de pouvoir mieux redresser la tête ; trouva l’endroit qui le démangeait et qui était tout couvert de petits points blancs dont il ne sut que penser ; et il voulut palper l’endroit avec une patte, mais il la retira aussitôt, car à ce contact il fut tout parcouru de frissons glacés.

Il glissa et reprit sa position antérieure. « À force de se lever tôt », pensa-t-il, « on devient complètement stupide.

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Kafka : La Parole

De 2012 à 2020, la revue La Règle du Jeu a organisé des séminaires tous les dimanches à 11 h au cinéma Saint-Germain-des-Prés, 22 rue Guillaume-Apollinaire, Paris 6ème [2].

En 2012, le séminaire littéraire de Yann Moix était consacré à Franz Kafka : La Parole.

La séance du dimanche 26 février portait plus particulièrement sur La métamorphose. Séance mémorable à laquelle j’ai eu la chance d’assister. L’invité spécial était Philippe Sollers.

L’exposé « brillantissime » de Yann Moix
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Sur la relation entre La Lettre au père et La métamorphose de Kafka dont la première phrase est :

« Als Gregor Samsa eines Morgens aus unruhigen Träumen erwachte, fand er sich in seinem Bett zu einem ungeheueren Ungeziefer verwandelt. »

Je ne traduis pas cette phrase car Yann Moix s’y emploie dans son exposé en contestant toutes les traductions existantes. Écoutez.

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L’intervention de Sollers
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De la parole à l’Écriture
Il faut imaginer Kafka heureux
L’oubli, l’oublire

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Le débat

Les Mémoires. Les Juifs réfractaires. La religion catholique.

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LIRE : Où est le vrai Kafka ? (1ère mise en ligne le 27 février 2012, au lendemain du séminaire).

*

KAFKA SUR PILEFACE


[1Lequel Besson s’était déjà exprimé sur le sujet en 2017, toujours dans La Grande Librairie (version Busnel).

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3 Messages

  • Albert Gauvin | 22 juin 2023 - 21:35 1

    Gazer Kafka, le kiffe de demain ?

    « La Grande Librairie » ou la colonie pénitentiaire de la littérature

    Lors de la dernière de la saison de son émission télé, Augustin Trapenard a invité quelques plumitifs à déconstruire quelques classiques de la littérature. Lire encore Le Rouge et le Noir au lycée ? vous n’y pensez pas, ma bonne dame ! Kafka ? Malaisant ! J’ai envie de lui mettre un coup de Baygon à la page 50, mon cher monsieur… La séquence a passablement énervé notre ami Pierre Cormary. LIRE ICI.


  • Eric Castel | 10 juin 2023 - 14:57 2

    Besson n’aime pas Céline, ni Kafka et nous le fait savoir en le répétant à chacun de ses passages dans cette émission ’littéraire’
    Je propose un jeu qui consiste à deviner quels sont les autres auteurs à coté desquels il est peut être passé. Un indice, lire un de ses livres.
    Allez je commence, Samuel Becket, Malcom Lowry, Conrad, Borges et Bioy Casares , Calvino, Perec,
    Laurence Sterne, James Joyce.....?


  • Howald Isabelle Baladine | 8 juin 2023 - 21:12 3

    Merci infiniment à Yannick Haenel d’avoir pris la défense d’un des plus grands textes de la littérature mondiale, ridiculisé en direct par une auteure consternante dans son langage comme dans son absence de pensée, au milieu de rires gras (sauf Chloé Delaume, visiblement interloquée) d’autres auteurs - je n’ai pas dit écrivains - et d’un animateur complice et hilare. Il n’y avait vraiment pas de quoi rire sauf à collaborer à la bêtise ambiante.
    C’était lamentable., j’avais honte.
    Merci de continuer Pileface, ilôt de littérature.