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Thelonious Monk, Rewind & Play, d’Alain Gomis

Documentaire. En salle le 11 janvier

D 11 janvier 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



« On n’a jamais entendu traiter un piano comme ça, force et délicatesse, de biais, sur un pied, à l’envers, en boitant, en s’enfonçant, en s’affirmant, en se désaccordant du faux monde où on n’écoute rien, où on fait semblant. C’est l’appel, à travers le brouillage, d’un moine sphérique tranchant, fou, c’est-à-dire en pleine raison retrouvée par-delà le bruit permanent. » Philippe Sollers, L’étoile des amants.

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Rewind and Play

Réalisation : Alain Gomis
France, 2021
Rewind and play sortira en salles le 11 janvier 2023

Avant son célèbre concert à la salle Pleyel en 1969, Thelonious Monk a enregistré une émission pour la télévision française. Les rushes, remontés par Alain Gomis ("Félicité"), dévoilent l’homme dans une rare proximité, tentant d’échapper au récit médiatique par le silence et la musique.

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En décembre 1969, Thelonious Monk arrive à Paris pour conclure sa tournée européenne par un concert à la salle Pleyel. Durant l’après-midi, le musicien enregistre une émission dans les studios de l’ORTF à Montmartre, Jazz portrait, présentée par le pianiste Henri Renaud, qui s’improvise journaliste. Bien que fatigué, Monk se prête au jeu, mais face aux malentendus et à son tempérament saturnien, l’interview patine de plus en plus…

Le silence et la musique

C’est dans le cadre de ses recherches pour l’écriture d’un film biographique qu’Alain Gomis, depuis longtemps fasciné par la figure de Thelonious Monk, est tombé sur les rushes de cette émission enregistrée en 1969. Frappé par la richesse de cette matière, il l’a transformée en un making of qui dévoile ce que l’émission diffusée à la télévision n’a évidemment pas montré : le malaise produit par le décalage entre les efforts maladroits de l’intervieweur, pourtant connaisseur et de bonne volonté, et la personnalité opaque, aimable mais intransigeante, du génie fatigué auquel on demande une nouvelle fois de jouer mais, aussi, de parler. Les ratés et les balbutiements du off créent une agitation comique, qui paraît cruellement dérisoire face à la présence mutique de Monk, intériorité énigmatique qui ne lâchera que quelques bribes de phrases, et beaucoup de sueur au fil de plusieurs morceaux magnifiquement interprétés. Ces images rares montrent le grand pianiste au seuil de sa retraite, et mettent en miroir le mystère du langage artistique avec la légende que le récit médiatique (composé par des hommes blancs) cherche inévitablement à construire.

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Entretien avec Alain Gomis

21 novembre 2022

Présent dans la section « 11e Continent » de la 19e édition du Festival International du Film de Marrakech, le réalisateur et scénariste franco-sénégalais, Alan Gomis, revient sur l’une des rares interviews du Grand Jazzman Thelonious Monk, qu’on voit plonger dans sa musique.

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BERLINALE 2022 : Le réalisateur se plonge dans les images d’archives de la visite de Thelonious Monk à Paris en 1969 et en fait un portrait inattendu du maestro du jazz.

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IL FAUT TROUVER DES IDENTITÉS PROPRES

Double lauréat de l’Etalon d’or de Yenenga, le réalisateur sénégalais, Alain Gomis, présent aux Journées cinématographiques de Carthage revient sur les personnage de Thelonious Monk célèbre pianiste et compositeur américain de jazz...

Dans « Rewind & Play », vous faites le portrait du pianiste et compositeur américain de jazz, Thelonious Monk. Est-ce que c’est un personnage que vous connaissiez déjà ?  

C’est quelqu’un que j’admire depuis longtemps car je suis un amateur de jazz. Il a révolutionné cette musique et a contribué à sa modernisation. Thelonious Monk représente, symboliquement, une sorte d’icône d’intégrité, un modèle. J’ai même un projet de film de fiction sur lui. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai découvert les images qui sont à la base de ce documentaire.

À l’origine, vous aviez l’idée de faire une fiction sur ce personnage. Qu’est-ce qui explique ce revirement ?  

C’est en faisant la documentation sur Thelonious Monk que j’ai vu beaucoup de choses dont ses images. Il a enregistré une émission en France, en 1969, et l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) français m’a envoyé tout ce qu’il avait sur lui. Parmi ces images, il y avait, à ma grande surprise, les rushes d’une émission de 1969. J’ai découvert que tout ce qui était dans ces rushes n’avait pas été pris dans le montage final de l’émission diffusée à l’époque en France. Cette émission telle qu’elle a été montée est pourtant l’une dans laquelle Thelonious Monk est le plus respecté. Il y avait cette légende de musiciens afro-américains qui sont très bien reçus en France. Cette légende de la tolérance française. Mais lorsqu’on voit les rushes, l’on se rend compte d’une autre réalité. Il y a de la condescendance dans la façon dont Thelonious Monk a été accueilli en France. Dans cette émission, il n’a pas la possibilité de dire ce qu’il a envie de dire. On a déjà construit une image de lui. Dès qu’il dit quelque chose de différent, on décide de le supprimer. Ce qui m’intéressait, c’est de voir que la situation n’a pas tellement changé. La machine est restée toujours la même. Elle fabrique des stéréotypes. C’est le cas des reportages qui sont faits, aujourd’hui, en Europe sur l’Afrique. C’est la même chose pour les Noirs des Etats-Unis.

L’histoire de Thelonious Monk renvoie-t-elle à celle de presque tous les artistes noires ?  

Il y a toujours une condescendance. Il y a toujours des choses qui ne sont pas prises à leur valeur véritable.

Dans ce documentaire, l’on voit un personnage écrasé par la caméra et dégoulinant de sueur. Est-ce que c’est une manière de mieux traduire ce sentiment de condescendance et de racisme ?  

Je voulais aussi montrer que c’était un véritable artiste. Quand il joue, il donne tout. Quand il finit de jouer, après qu’il a tout donné, épuisé, on n’hésite pas de lui demander : « Encore un petit morceau  ». Il n’y a aucun respect qui lui est donné. Dans le film, il y a un moment où on lui demande de raconter son premier séjour à Paris, mais il répond en disant qu’il n’a pas été bien traité. Seulement, le journaliste va se tourner vers le réalisateur pour lui dire : on coupe cette partie. Comme si le fait de dire la réalité de ce qui s’est passé, ce n’était pas gentil. J’ai trouvé que c’était assez symptomatique du moment qu’il était en train de vivre et d’une situation générale. On s’attend à ce que les gens soient comme si on était en train de leur faire une faveur. Pourquoi ? Parce que c’est un musicien afro-américain. Et c’est là où se cache cette relation ambiguë et malsaine.

Est-ce qu’il a été perçu de cette même façon dans son pays, aux Etats-Unis ? 

L’image d’un génie excentrique qu’on a inventée de lui a été construite aux Etats-Unis. Et il a dû lutter avec toute sa vie. Quand j’ai montré le film à son fils, il a beaucoup pleuré. Il m’a dit : « J’étais à cette époque à l’école, mais je ne savais pas ce que mon père était obligé de subir pour nous permettre de manger ».

Avec la sortie de ce documentaire, est-ce qu’on peut imaginer que votre projet de fiction sur cette figure du jazz est mort-né ?  

Non. Le documentaire me permet aussi de continuer à travailler, d’être en très bonne relation avec la famille. Je prévois de faire un autre film avant cette fiction. Dans quelques semaines, on va commencer à tourner.

Ce prochain film portera sur quoi ?  

Ce sera en bonne partie en Guinée-Bissau, donc un retour aux sources.

Votre film documentaire s’inscrit dans un nouveau contexte…  

Il s’inscrit dans ce courant de déconstruction, c’est-à-dire de décortiquer le regard qui a été fabriqué. Les gens grandissent avec une image qui n’a pas été faite par eux-mêmes. C’est important d’apprendre comment les images ont été construites pour avoir le respect de soi-même. Il faut apprendre à savoir dans quel but ces images ont été construites. Déconstruire le discours, c’est très important pour les populations qui ont besoin de reconquérir leur dignité.

Les cinéastes noirs doivent-ils revenir en arrière, se servir des archives, pour faire ce travail de déconstruction via le cinéma, les images ? 

Je crois qu’il faut faire les deux. Il faut avancer, mais aussi avoir un recul parce que même les éléments de langage qu’on utilise ne sont pas vierges. Ce n’est pas venu comme ça, ça a été construit. Il faut en avoir conscience parce que pour avancer vers l’avenir, il faut savoir que les outils qu’on utilise ont été forgés pour une raison. Il faut les déconstruire pour s’en servir de la façon dont on a envie de s’en servir.

Est-ce que c’est une manière de dire qu’on doit construire nos propres images ? 

C’est très important. Quelqu’un comme Amílcar Cabral était un des rares dirigeants à prendre conscience qu’il fallait être en capacité de raconter sa propre histoire. Il a même envoyé des gens pour étudier le cinéma à Cuba. Il a compris que les archives devraient être construites sur place pour pouvoir dire et raconter sa propre histoire. Il faut trouver des identités propres. C’est très important et cela demande un travail de déconstruction.

seneplus, 2 novembre 2022.

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Critique : Rewind & Play

par Susanne Gottlieb

Tous les artistes de renom attesteront du fait que donner des interviews peut être une vraie corvée. Pour le célèbre musicien de jazz afro-américain Thelonious Monk, pionnier de son art, se retrouver face aux caméras le 15 décembre 1969, dans un petit studio de télévision, a été un enfer. Et pourtant, ce n’est qu’une des nombreuses situations de ce type que Monk a dû endurer au fil de sa carrière. Dans son film Rewind & Play, qui a fait sa première mondiale à Berlin dans la section Forum, le 15 février, le réalisateur Alain Gomis, en compétition au même événement en 2017 avec Félicité, exhume des images d’archives inédites pour révéler le fonctionnement interne d’une émission de télé selon un angle complètement nouveau.

"Thelonious Monk a écrit ce morceau au début des années 1940, mais il a dû attendre 1958 pour devenir célèbre parmi les amateurs de jazz" : c’est un récit facile que le pianiste de jazz et présentateur de l’émission Jazz Portrait, Henri Renaud, assemble ici. Monk est assis à côté de lui au piano ; son regard est fixe, gêné, puisqu’il ne comprend pas le français, et il affiche un sourire poli. Plus tard, son visage sera entièrement couvert de sueur – on ne peut qu’imaginer les heures qu’il a dû passer sous les lumières aveuglantes du studio à jouer du piano, sans maquilleuse à disposition pour appliquer sur son visage de la poudre dans la teinte adaptée. Monk est un artiste talentueux mais tragiquement incompris : voilà l’histoire que Renaud essaie de transmettre au public.

Gomis entame son arrangement des images d’archives qui composent le film en montrant Thelonious Monk et sa femme Nellie arrivant à Paris. Les premiers moments montrent une Nellie qui bavarde joyeusement tandis que Monk passe la plupart du temps à fumer tranquillement au deuxième plan. Un passage dans un bar et quelques caresses à un chien confirment bien l’idée que Monk est un homme de peu de mots. Cette observation prépare le terrain pour le cirque qu’il attend à l’enregistrement de l’interview.

Renaud, qui n’est pas un journaliste professionnel lui-même, se lance dans une entreprise malavisée : celle de créer un personnage. Il y a certainement, enfouies quelque part sous la surface, des connaissances et de l’admiration pour le travail de Monk, mais Jazz Portrait et Renaud ne cherchent pas tant à entamer une vraie conversation avec l’artiste qu’à en brosser un portrait assez futile et à déverser sur lui des bribes de vie personnelle franchement pas nécessaires. On ne voit pas ici le musicien qui parle de sa relation à la musique, de sa carrière et de ses influences. C’est Renaud, en se complaisant dans de longs monologues qui l’impliquent souvent lui et ses rencontres précédentes, qui essaie de dominer l’histoire.

On peut supposer que le vrai fan de jazz se fiche un peu de savoir pourquoi Monk a mis son piano dans sa cuisine, à New York (les autres pièces étaient trop petites), ou de ce qu’il peut dire au présentateur sur Nellie (au-delà du fait qu’elle est sa femme et la mère de ses enfants). Monk, invariablement taciturne, regarde ailleurs tandis que l’interview est globalement conduite sans lui. À un moment, Monk parle et partage quelque chose, ce qui est sanctionné par un "je pense que c’est mieux si on efface cette partie" de la part de Renaud. Les mots qu’il vient de dire ne collent pas avec le récit que le présentateur essaie de bâtir.

L’étincelle initiale est une autre question victimisante : Monk n’était-il pas trop "d’avant-garde" pour le public français du début des années 1950. L’artiste se rappelle alors qu’on ne lui fournissait aucun musicien et qu’on lui donnait moins d’argent qu’à tous les autres. Gomis souligne le malaise de l’interview à travers des coupes franches, des bruits de respiration artificiels et des effets de dissonance perturbateurs. Il crée un sentiment d’inconfort, et rend la répétitivité de ce cirque que Monk se voit infliger.

Mais il y a des moments, quand Monk n’est pas mis sur le grill par Renaud, où prime la beauté de la musique, le langage dans lequel Monk s’exprime le mieux. Quand les mélodies s’enflent et retombent, tout ce qui est au second plan se tait jusqu’à disparaître, et les bavardages agités de l’équipe, derrière, ne sont plus qu’un désagrément mineur. Il y a une beauté arbitraire dans l’enregistrement, qui saisit les détails du visage de Monk, ses pieds qui dansent, ses doigts qui virevoltent sur le piano. Les producteurs et Renaud, ne cessent de lui demander de jouer quelque chose d’autre, un morceau basique. Monk s’exécute. Il est comme un calme rocher dans cette tempête et tolère sans broncher l’exploitation que les médias font de lui, une constante tout au long de sa carrière.

Rewind & Play a été produit par Sphere Films et Andolfi. Le film a été financé par l’INA, ARTE France – La Lucarne, Les Films du Worso, Schortcut Films, Die Gesellschaft DGS et Le Studio Orlando.

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Thelonious Unchained – sur Rewind and Play d’Alain Gomis

Par Raphaëlle Pireyre
Critique

Le réalisateur de Félicité consacre au pianiste mythique à l’aura d’artiste maudit un documentaire en forme d’esquisse au crayon, monté à partir des rushes inédits d’une émission de l’ORTF. Rewind and Play se lit comme un duel à armes inégales, à la Clint Eastwood. C’est Monk contre l’ORTF, le jazzman au piano face à l’image que ses admirateurs et le système médiatique veulent absolument lui faire endosser. Gomis réagence le puzzle et les images. Et parvient à changer l’issue du duel.
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Décembre 1969. Le pianiste Thelonious Monk vient à Paris pour un concert salle Pleyel et se prête à l’exercice médiatique de l’émission de télévision de l’ORTF, enregistrée dans les conditions du direct. Monk, alors star internationale très sollicitée, est épuisé par une grande tournée. De fait, il arrêtera de se produire en public peu après, mettant un terme à une carrière non linéaire faite de gloire mais aussi de longues périodes où il ne reçoit pas le succès qu’il mérite et où il se voit même, de façon arbitraire, empêché de jouer.

En se documentant sur cette figure incontournable et légendaire du jazz pour un projet de film biographique, le cinéaste Alain Gomis est tombé sur cette étrange archive qui semble dévoiler à son corps défendant bien des choses sur le pianiste. Le numéro de la série Jazz Portrait qui lui a été envoyé par l’INA contient les trente minutes de l’émission diffusée début 1970 au cours desquelles on voit Monk interpréter in extenso quatre de ses morceaux, coupé par deux questions anodines auxquelles il répond succinctement et agrémenté du commentaire de son œuvre livré par le présentateur Henri Renaud. Mais Gomis a découvert en outre les rushs de l’émission, soit 2h15 au cours desquelles on voit ce qui encadre le tournage dans les studios de l’ORTF à Pigalle ainsi que les plans non montés de l’enregistrement.

Gomis s’empare de cette archive rare (tous les rushes du reste de la série Jazz Portrait ont été détruits, et on ne sait par quel mystère miraculeux ceux-là ont été conservés) qui documente l’état du jeu de Monk à cette époque, et il l’étudie dans la perspective du film qu’il prépare sur le pianiste et qu’il imagine davantage comme un patchwork à partir de quelques moments de la vie de Monk que comme un biopic traditionnel. On peut envisager Rewind And Play comme une ébauche de travail avant sa fiction, comme une esquisse au crayon dessinée par un artiste qui s’apprêterait à peindre un portrait en grand format.

Un tour de chauffe, en quelque sorte, qui permet de travailler les images comme une glaise, de se mettre dans l’œil la corpulence de Monk, son regard profond, sa diction marquée par un défaut de prononciation, sa barbe longue taillée en pointe, son élégance vestimentaire et surtout son jeu, ses grandes mains frappant le clavier bien à plat. À première vue, on entrerait donc dans Rewind And Play avec recueillement, comme dans le cabinet du sculpteur au travail, avec l’espoir de découvrir, en voyant l’œuvre inachevée, le secret de sa fabrication.

Manipulant les images de celui dont il s’apprête à faire un personnage de cinéma quarante ans après sa mort, Gomis s’empare en même temps de la question sans fond du biopic : que signifie une œuvre qui entend raconter la vérité d’une personnalité en une poignée de minutes ? La représentation de soi est de fait particulièrement problématique chez Monk, éternel mauvais client des medias et qui s’est laissé imposer, dès son premier album en 1947, une image légendaire façonnée par son label Blue note, le décrivant comme un génie excentrique sauvage, manière de justifier et d’inverser à la fois le moindre succès qu’il connaissait alors face aux autres jazzmen de sa génération, Charlie Parker ou Dizzie Gillespie notamment.

De son vivant, Monk était irrité par la représentation qui était faite de lui, contraint néanmoins de l’accepter afin de pouvoir continuer à jouer en concert et sortir des albums. Son naturel dans les rushes dans le taxi ou au café contredit en partie cette légende. L’émission montre avec admiration à travers des pochettes des albums Underground ou Solo et des Unes de magazines combien le visage ou de la silhouette de Monk, alors en plein succès, est un produit marketing.

Le cirque médiatique

« Donner l’impression qu’on est en direct, c’est ça qui est moderne », s’accordent à penser avec un brin de fatuité le réalisateur Bernard Lion et le présentateur Henri Renaud tandis que les techniciens installent le plateau et que Monk s’échauffe au piano. C’est ce sentiment d’un bon goût sûr de lui-même que dévoilent les rushes. Henri Renaud a beau être convaincu du génie de son invité, il apparaît confit par le format médiatique. Lui qui n’est pas journaliste mais pianiste laisse transparaitre dans ses redites, ses commentaires au réalisateur, ses reformulations, qu’il s’applique à être le bon élève et à donner de lui l’image érudite et savante que la télé attend.

Henri Renaud l’évoque face à la caméra : il a côtoyé Monk à New York en 1954, à un moment où ce dernier s’était vu retirer sa carte de cabaret et était empêché de jouer dans les grands clubs, ainsi privé de gagne-pain. On sent un enthousiasme réel de la part de Renaud et une affection sincère entre les deux hommes lorsqu’on les voit discuter librement dans le taxi qui conduit Monk de l’aéroport à son hôtel ou quand il boivent un verre avant d’aller au studio. L’homme que l’on voit dans ces instants documentés par la caméra de télé ne coïncide en rien avec le mythe de l’artiste maudit, taciturne, qu’on lui fait endosser.

Pourtant, face aux questions de Renaud qui manquent de finesse et qui cherchent à entretenir une image figée et un peu béate de l’artiste, Monk se ferme et rechigne à répondre. Renaud insiste pour que Monk s’exprime sur les raisons qui lui ont fait installer son piano dans sa cuisine, comme s’il s’agissait d’une amusante excentricité d’artiste, alors que le motif est évidemment plus tristement prosaïque : la cuisine était la seule pièce de l’appartement exigu à pouvoir accueillir l’instrument. L’obstination du spécialiste de jazz qui veut jouer au journaliste le pousse à relayer ces images fascinées qui construisent l’artiste comme un original. En remontant les images, Gomis dévoile les forces contraires qui les gouvernent. Il fait apparaître ce que la télé cherche de bienséant dans une situation qui est tout le contraire.

En cherchant à se conformer lui même au formatage de l’émission, Renaud demande au jazzman rétif à la parole publique deux choses dont il est parfaitement incapable : se raconter via l’anecdote biographique, par exemple à travers sa relation avec sa femme Nellie, ou en analysant ses morceaux en musicologue. Renaud répète ses questions, échoue à obtenir les réponses qu’il veut, se rend compte du ridicule de ses formulations. Le malaise grandit au cœur du film, jusqu’à ce Monk se lève, prenne Renaud par le bras en lui disant : «  Laissons tomber cela, allons dîner ».

Ce que l’on voit à l’œuvre dans les images non montées, c’est combien Renaud annule dans cet exercice médiatique son amour pour Monk et trahit sa musique en essayant de l’honorer. Il accepte de devenir lui-même la marionnette de sa propre émission. Dans ses monologues face à la caméra, son analyse ou ses commentaires sur Monk et sa place dans le jazz ne sont pas dénués de justesse et de connaissance. Mais ils paraissent d’une complète fatuité. Renaud raconte qu’il a vu un jour Monk se produire dans un petit club où une rixe au couteau a éclaté sans qu’il ne cesse de jouer et révèle par cette anecdote le hiatus irréconciliable entre ses théories et la pratique de Monk.

Gomis, en déployant les rushes, fait l’analyse critique de la fabrique de l’image médiatique, comme a pu la faire le cinéaste allemand Harun Farocki. Mais il y a plus que l’analyse froide d’un système médiatique qui enserre dans son formatage le réel qui en dépasse (et on ne peut s’empêcher, en écrivant ces lignes, de se dire que l’on se risque au même travers de l’exégèse rationnelle d’un geste artistique sensible). Il y a aussi quelque chose de parfaitement goujat à commenter Monk alors même qu’il est présent sur le plateau. La gêne commence par venir de cette incongruité là : le temps de la présence ne devrait pas être celui du commentaire à la troisième personne.

Or le malaise puise ses sources bien plus profondément : Henri Renaud tient à évoquer la première fois où Monk s’est produit en France, à son invitation dans les années 1950. Pour expliquer que le concert fut chahuté par le public, il invoque que la musique de Monk, trop en avance sur son audience, fut mal comprise. Monk botte en touche une première fois puis finit par répondre avec une sincérité glaçante : «  La première fois où je suis venu en France, j’ai été pétrifié du début à la fin de mon séjour. » Il explique combien il était désarçonné de découvrir son statut de star dans ce pays tout en étant choqué d’y être traité sans considération (mal payé, il se retrouve à jouer avec des musiciens mieux rétribués que lui et qui ne connaissent pas sa musique).

Le montage des rushes de cette séquence fait exploser le sentiment de malaise diffus qui se faufilait jusque là pour agiter la violence de l’impensé raciste qui se joue dans ce déni. Monk demande à Renaud pourquoi il ne pourrait pas raconter cela : « It’s not nice » se voit-il répondre, comme on le dirait à un enfant pas sage.

La revanche de Thelonious

« Je voulais déchirer les rushes », dit Alain Gomis. En s’asseyant à la table de montage, il regarde ce qui s’est passé, comme jadis les frères Maysles qui, dans Gimme Shelter (1970), rembobinaient avec Mick Jagger les images du concert des Rolling Stones à Altamont au cours duquel un jeune spectateur noir a été tué par le service d’ordre assuré par les Hell’s Angels. La mort s’était produite là, quelque part dans les images, et les scruter, c’était converser pour réfléchir à comment le rêve hippie a dégénéré en violence raciste.

Gomis lui, ne propose aucun discours mais joue des plans comme d’un puzzle : il part du dérapage primaire de la situation – Renaud qui coupe la parole à Monk –, puis bascule dans le point de vue du pianiste : l’image ralentit, la voix de Renaud est coupée soudainement, on entend le souffle du pianiste (en réalité celui de Gomis lui-même), on ne peut plus détourner les yeux des énormes gouttes de sueur qui coulent sur son visage. On se demande alors pourquoi ces plans si proches du visage, presque enfouis dans la barbe, ont été tournés, quelle fascination a amené les techniciens à approcher autant leur objectif.

La reconstitution des faits peut commencer. La tension palpable sur le plateau se transforme en duel. Rewind and play remonte les champs contrechamps comme une confrontation, au milieu de laquelle le travelling qui survole le piano semble augmenter la distance qui sépare les deux hommes. L’interview remontée devient un duel à armes inégales, comme pourrait le filmer Clint Eastwood.

Après avoir rembobiné, Gomis, et c’est fondamental dans le film, remet Monk sur Play : il le laisse jouer, longuement. Il rend à son jeu sa vraie dimension. On entend Renaud gloser en termes pédants sur la musique de Monk, et les notes de Thelonious s’invitent d’abord en sourdine, sous ce discours. Elles vont crescendo, jusqu’à ce que la mélodie dissonante et répétitive prenne le pas sur les mots.

Après un monologue du présentateur qui cherchait à s’approprier la représentation du pianiste, la musique reprend le dessus, et Gomis nous la fait entendre dans toute la longueur du plan. Il le donne à entendre pour tous les fans de sa musique, dans une archive qui reste un témoignage rare de cette période (on compte aussi Straight, No Chaser réalisé en 1988 par Charlotte Zwerin à partir d’images tournées par deux frères allemands en 1968, Michael et Christian Blackwood que Monk mentionne dans le taxi à Henri Renaud).

Si Gomis nous dévoile ce document, ce n’est pas seulement pour donner à entendre ces quatre morceaux. C’est pour avoir raison de la confrontation qui semblait au désavantage de Monk, mutique, mal à l’aise, enchainant les verres de whisky. En remontrant et remontant les images, Gomis venge Thelonious. En augmentant le volume, il rend Monk, comme il se doit, vainqueur du duel. Ce qui reste mythique aujourd’hui, ce sont ces morceaux, pas l’émission. Ainsi, Gomis rejoue le film en DJ, en le samplant, en jouant de son rythme syncopé, et surtout d’une chose aussi importante dans la musique de Monk qu’inenvisageable à la télévision française : les silences.

Rewind and Play d’Alain Gomis, en salle le mercredi 11 janvier.

Raphaëlle Pireyre, AOC, mercredi 11 janvier 2023.

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Underground, New-York, 1967-1968.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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1 Messages

  • Albert Gauvin | 2 décembre 2022 - 18:34 1

    « Rewind & Play » : pauvre Thelonious Monk !


    Le pianiste et compositeur de jazz Thelonious Monk
    donne un concert à Paris, Salle Pleyel, en décembre 1969. .

    Eleonore Bakhtadze Agence France-Presse. ZOOM : cliquer sur l’image.
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    Rewind & Play, documentaire d’Alain Gomis présenté jeudi en ouverture de la 25e édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), est révoltant, et en cela, réussi. « Merci beaucoup, je suis très content que vous l’ayez trouvé révoltant, parce qu’il l’est », répond le réalisateur franco-sénégalais en entrevue au Devoir. « Et je suis aussi très content que vous ayez apprécié les longs passages où l’on voit Thelonious Monk jouer, parce que c’est ça qui était le plus important pour moi : qu’on réussisse à l’entendre, puisque ce qui compte, avant tout, c’est de rappeler que Monk est un très grand musicien » à qui on a fait passer un après-midi humiliant dans un studio de télévision parisien à l’automne 1969.

    Alain Gomis, dont le long métrage Félicité a remporté le Grand Prix du jury de la Berlinale en 2017, développe présentement «  une fiction sur » Thelonious Monk, monumental compositeur, improvisateur et pianiste jazz américain, « quelqu’un que je trouve assez fascinant puisqu’il garde une part de mystère, même si on en sait beaucoup sur lui — pas seulement dans sa façon de jouer, mais dans sa façon d’être, avec une sorte d’absolue honnêteté et intégrité qui me fascine ». Dans le cadre de ses recherches, Gomis écoute et visionne tout ce qu’il peut dénicher en lien avec son sujet et s’est donc tourné vers l’Institut national de l’audiovisuel, qui a conservé cet épisode de la série Jazz Portrait, enregistré à Paris à l’automne 1969.

    «  À ma grande surprise, on m’a aussi remis les rushs de l’émission », presque deux heures d’images. « D’habitude, tous ces rushs sont effacés ; quelque part, quelqu’un s’est dit : “Ça, on le garde.” C’est un petit miracle. » Un petit miracle dont se sert le réalisateur pour créer ce documentaire, qui révèle beaucoup de choses sur la personnalité de Monk… et aussi sur le sentiment de supériorité et la condescendance de l’équipe de production de cette émission.

    Ce qu’on y découvre est consternant. Monk, dont le génie fut révélé au début des années 1950, cet improvisateur à la touche percussive et à l’intelligence compositionnelle raffinée — on lui doit plusieurs standards du jazz moderne, tels que ‘Round Midnight, Straight No Chaser, Blue Monk, Epistrophy, et on en passe —, est traité comme un moins que rien par l’animateur de l’émission, Henri Renaud, et le reste de l’équipe technique. Les images montrent la légende, laissée seule à transpirer sous les projecteurs, jouant (magnifiquement) pour passer le temps pendant que ses hôtes s’occupent à autre chose.

    Un moment pénible
     
    Puis arrivent les segments où Renaud doit interviewer Monk. Une série de questions niaises, plombées par les stéréotypes de l’animateur à propos du musicien. Personnage clé de la scène jazz parisienne à partir des années 1950, Henri Renaud était compositeur, arrangeur et pianiste lui aussi, ayant signé cinq albums à titre de leader et animé des sessions dans les cabarets jazz de l’époque (le Ringside, le Tabou, le Caméléon). À titre d’intervieweur et d’animateur, il est méprisable.

    « Ça ne se passe pas bien du tout », voit tout de suite Gomis. « [Renaud] le sent, s’embourbe, c’est pénible — pour Monk, mais aussi pour lui. Et chez Monk, il y a quelque chose d’une très grande solitude. On fait à peine attention à lui et c’est, en même temps, ce qui me le rend extrêmement attachant. Sa grande patience, sa grande tendresse, il ne s’énerve jamais, et ça rend le moment encore plus pénible. »

    « La première chose, à propos de ces images, c’est que je voyais vraiment Monk, la personne ; ensuite, je voyais cette mécanique [télévisuelle], cette machine à broyer les gens et à fabriquer les produits », comme ce prétendu portrait d’un jazzman, qui nous permettra au moins de l’entendre jouer, entre deux plans rapprochés où Monk est visiblement éberlué par l’attitude de l’équipe de tournage et les questions stupides de son interlocuteur.

    Est-ce de racisme que fut victime Thelonious Monk dans ce studio parisien, en cet après-midi grisâtre ? « Oui, je le crois, dit le réalisateur. En tout cas, d’une forme de racisme. Pas forcément quelque chose fait dans une intention de racisme — c’est-à-dire fait avec conscience, dans la volonté de faire du mal. Là, on voit plutôt quelqu’un [Renaud] d’admiratif, qui aime vraiment Monk et sa musique, mais qui, pour parler de lui, ne cesse de l’enfermer dans des stéréotypes de compositeur excentrique », créateur d’une oeuvre présentée comme « difficile », des stéréotypes qui ont suivi Monk durant toute sa carrière.

    « Monk est très gêné par ça, et c’est ce qui est pénible pour moi dans le film, dit Alain Gomis. On voit quelqu’un qui se bat contre l’image qu’on a de lui, contre les stéréotypes, mais en même temps, il fait le boulot », offrant de lumineuses interprétations de ses classiques qui, à elles seules, méritent que l’on s’attarde à Rewind & Play.