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Un inédit de Thelonious Monk : Palo Alto

27 octobre 1968

D 11 octobre 2020     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Palo Alto. Un concert inédit du pianiste Thelonious Monk avec son quartette de légende — le saxophoniste ténor Charlie Rouse, le bassiste Larry Gales et le batteur Ben Riley — enregistré le 27 octobre 1968 dans l’auditorium de la Palo Alto Hih School par le... concierge du lycée dont le nom reste encore aujourd’hui mystérieux. Un pur joyau en roue libre. Une histoire improbable que raconte le fils de Monk, Thelonious Jr, et Danny Scher qui avait seize ans en 1968.

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Jazz : Thelonious Monk au lycée de Palo Alto

Par Francis Marmande


Thelonious Monk en concert, le 19 septembre 1964,
lors du Monterey Jazz Festival à Monterey (Californie).

JIM MARSHALL PHOTOGRAPHY LLC. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Un inédit de Thelonious Monk électrise la planète du jazz : un concert enregistré à la Palo Alto High School, le 27 octobre 1968, à l’initiative d’un lycéen âgé de 16 ans. Divine surprise ! Les quarante-sept minutes de musique offertes par le quartette du pianiste (Charlie Rouse, saxophone ténor, Larry Gales, contrebasse, Ben Riley, batterie) ont un élan, un souffle, une dynamique qui soulève. L’historiette de ce concert donne quelques clés.

Même les applaudissements qui saluent l’entrée du trio des compagnons, immédiatement suivie de celle de Monk, même l’accord du quartette lancé par le pianiste, ont quelque chose de « monkien ». Rien de fétichiste à l’avancer : Ruby, My Dear ouvre le bal avec une saisissante exactitude. Désir sensible, à fleur de clavier. Sur tempo insolite, Well, You Needn’t lance le deuxième étage de la fusée. On entend la joie de jouer, d’être ensemble, la vie. Troisième pièce, Don’t Blame Me : Monk en trio, du Monk à l’état chimiquement pur. Main gauche impavide, la droite en lévitation.

Personne, sinon Monk,
ne peut prétendre jouer du Monk. Pure question de tendons, de muscles, de nerfs, d’engagement du corps entier…

Personne, sinon Monk, ne peut prétendre jouer du Monk. Pure question de tendons, de muscles, de nerfs, d’engagement du corps entier… Sans compter ces bagouses monstrueuses qu’il remontait sans cesse le long de ses doigts glissants. Mais enfin Monk, lui disaient ses amis, débarrasse-toi de ces bagues quand tu joues, elles te gênent : «  Non, murmurait Monk, elles préviennent la virtuosité… La virtuosité vient toujours trop vite. »

Charlie Rouse reprend sa place dans Blue Monk ! Autorité, tempo d’allégresse intime, rythmique à feu doux, Larry Gales paraphe son chorus de petits adieux sur le cordier de la contrebasse, juste au-dessous du chevalet. T. S. Monk Jr, le fils, excellent batteur et personne exquise, appelé pour valider Palo Alto : « Jamais mon père n’a joué de façon si relâchée. » Jamais le quartette ne fut si gaiement fusionnel.

Ce que confirment Epistrophy et le rappel du récital : I Love You (Sweetheart of All My Dreams). Tout du long, la rythmique (basse-batterie), enregistrée quelque peu « en avant », décline –- avis aux apprentis ! -– une grande leçon de double entente. Et Ben Riley, de A jusqu’à Z, un subtil précis de l’art des tambours.


Thelonious Monk et le saxophoniste Charlie Rouse.
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« Le pouvoir de la musique »

Venons-en à l’historiette : en octobre 1968, Danny Scher, un jeune juif (ainsi le présente le livret signé Robin D. G. Kelley), élève de la Palo Alto High School, fou de jazz, décide d’inviter Monk dans son établissement. Il n’a pas l’âge d’assister à son concert de San Francisco. Quand il sera grand, il deviendra producteur de concerts. Palo Alto (Californie) est à deux pas de Stanford, université plus qu’agitée en 1968. Palo Alto a son ghetto, East Palo Alto (quartier afro-américain, misère, agitation, traduire par émeutes, à tous les étages).

Le laïus promotionnel de Palo Alto a beau lyophiliser les informations que contient le texte de Robin Kelley (livret de huit pages à déchiffrer à la loupe), il est dans son rôle. Kelley, lui, rappelle que les dirigeants des Black Panthers viennent de passer par là. Et aussi les tenants de la très révolutionnaire Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) : «  Times are changing, gentlemen ! »

Sans le moindre projet politique, Danny Scher, expert en initiatives humanitaires, a pour ambition de réunir un public interracial

Sans le moindre projet politique, dit-il, Danny Scher, expert en initiatives humanitaires, a pour ambition de réunir un public interracial. Pas moins : East Palo Alto rejoignant les étudiants de la High School. Pour l’amour de Monk, dont la Columbia –- elle lorgne vers la pop et le psychédélique –- ne sait plus bien quoi faire. Nellie, son admirable épouse, est malade. Son étrange popularité reste intacte, son quartette au sommet de sa créativité, mais la période n’est pas financièrement fameuse.

Martin Luther King vient d’être assassiné. Robert Kennedy aussi. Notre cher « apolitique » Danny Scher est convaincu que ce 27 octobre 1968, entre manifs et émeutes, il créera une trêve entre Palo Alto et East Palo Alto : « C’est cela, le pouvoir de la musique. » Il se débrouille, convainc l’agent de Monk, mobilise son frère pour aller chercher les musiciens à San Francisco avec la voiture familiale, et ses parents pour leur apporter un en-cas. Monk joue le jeu avec entrain.


Thelonious Monk et Larry Gales.
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Tempos inhabituels

Un bonheur n’arrivant jamais seul, il se trouve un technicien de la High School, concierge ou factotum, ce genre de type à tout faire, en un mot, le seul « Noir » de l’établissement, qui se charge de l’accord du piano. En échange, il obtient l’autorisation d’enregistrer le concert. L’histoire n’a évidemment pas retenu son nom. Cinquante-deux ans plus tard, grâce à lui, voici notre inédit.

La chance, avec Thelonious « Sphere » Monk (1917-1982), c’est qu’on n’a pas besoin de le présenter. Sa façon très « monkienne » d’aborder le piano laisse pantois. Ses compositions, peu nombreuses, renversent, toutes musiques confondues, l’idée même de composer. Il a le génie de rendre rassurante l’étrangeté. Ses coiffes et chapeaux amusent la galerie. Monk, c’est un fait, travaillait du chapeau.

Thelonious Monk
a le génie de rendre rassurante l’étrangeté

Avant de se taire une fois pour toutes devant un piano fermé (1972-1982), Monk aura joué mille fois plus que n’en témoignent les précieuses traces enregistrées. Du retour triomphal de Monk au Five Spot (il sort de prison) avec Coltrane (1957), trois sets par soir, sept jours sur sept, sept mois durant, il ne reste qu’une trace, un disque, mais quel disque (Riverside)…

Monk est Monk chaque fois qu’il joue, et même s’il ne joue pas. Cette après-midi d’octobre, à Palo Alto, les tempos sont inhabituels. Autre détail, sur Well, You Needn’t, Larry Gales dégaine un somptueux chorus à l’archet. Monk n’avait pas une dilection spéciale pour la contrebasse à l’archet. Il détestait ça. A Palo Alto, dans le lycée de Danny Scher, il ponctue le long chorus de Larry Gales avec une amitié touchante. Curieuse exception qui donne le sens de cet inédit inouï. Hymne à la joie.

Palo Alto, de Thelonious Monk, 1 CD Impulse !/Universal Music.

Francis Marmande, Le Monde du 2 octobre 2020.

Lire la sélection (en 2017) : Sur scène et sur disques, hommages à Thelonious Monk
Lire le focus (en 2017) : Des inédits de Thelonious Monk, musicien de cinéma

Palo Alto

« Je n’avais aucune idée que mon père avait donné un concert dans un lycée, mais c’est bien lui et son groupe. Quand j’ai écouté la cassette, j’ai su dès les premières mesures que mon père était vraiment en pleine forme. Ce concert est l’un des meilleurs enregistrements live de Thelonious que j’ai jamais entendu. » T.S. Monk Jr.

« J’ai toujours considéré la musique comme un moyen d’oublier un moment les problèmes ou de les relativiser, qu’elles soient d’ordre politique ou social. Le 27 octobre 1968, il y a eu une trêve entre Palo Alto et East Palo Alto. C’est cela le pouvoir de la musique. » Danny Scher.

Ruby, My Dear
Well, You Needn’t
Don’t Blame Me
Blue Monk
Epistrophy
I Love You Sweetheart of All My Dreams

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Monk dans L’étoile des amants

Dans le roman de Philippe Sollers L’étoile des amants (Gallimard, 2002), le narrateur et son amante sont sur leur île (« On joue au viol ? — Qui commence ? Toi ou moi ? — Moi. »). Après quoi...

Après quoi, il est toujours temps de réécouter des vieux Thelonious Monk (il a eu de drôle de parents, son second prénom est Sphere), ceux de la collection de Londres. Evidence (1948, 5 minutes, 21 secondes), Misterioso (6 minutes 23), Crepuscule with Nellie (1957, très court, 2 minutes 20, dédié par Monk à sa femme, Ruby my dear (6 minutes 9), Nutty (deuxième prise, 4 minutes 45), Hackensack (deuxième prise, 7 minutes 55).
On n’a jamais entendu traiter un piano comme ça, force et délicatesse, de biais, sur un pied, à l’envers, en boitant, en s’enfonçant, en s’affirmant, en se désaccordant du faux monde où on n’écoute rien, où on fait semblant. C’est l’appel, à travers le brouillage, d’un moine sphérique tranchant, fou, c’est-à-dire en pleine raison retrouvée par-delà le bruit permanent. Il vous dit adieu, il s’éloigne, crépuscule avec Nellie, eh oui. Bizarre photo sur la pochette du disque : assis sur un tabouret, tournant le dos au piano, jambes écartées, pieds et mains étrangement solidaires (on joue aussi du piano avec les pieds), regardant, bouche entr’ouverte, la fenêtre éclairée, le tout avec une expression sauvage, effrayée (blanc de l’oeil, éclat des dents, blanc et noir des touches du clavier comme les pièces d’un échiquier). Au fond, une porte vitrée très blanche, store fermé. Sur le piano noir, une assiette blanche, une partition blanche, une fine statuette chinoise en mouvement. Noir profond, blanc violent, musique violette.
Quelle heure est-il ? Tôt le matin, sans doute, éclairage vif de New-York. Il va se retourner dans trente secondes, et jouer, s’échauffer, frapper là, sur place, dans la forêt embrouillée des notes. Pas beaucoup de notes ou d’accords, n’est-ce pas, juste ce qu’il faut pour montrer qu’on ne joue pas comme il faut, comme il faudrait. I mean you : c’est de toi qu’il est question, oui, toi, viens à ma table, je te pense et te comprends mieux que tu ne le feras toi-même, je suis le transitif en transit, traçant, tournant, plaquant, basculant, pointant. N’oublions pas la section rythmique, derrière, qui réagit sec, au dixième de seconde, dans l’ombre.
Tu sais quelque chose que je ne sais pas, je sais quelque chose que tu ne sais pas, poursuivons, improvisons, jouons. Et écoutons Evidence, avec sa ponctuation d’atomes. Et dormons.

Philippe Sollers, L’étoile des amants (p. 150-153)

Thelonious Monk a interprété maintes fois Evidence. Notamment en quartet. Mais aussi avec John Coltrane ou avec Max Roach.

Dans la collection de Londres il y a deux versions.

Voici la version dont parle Sollers. Dans le Concert de Londres de novembre 1971, c’est la deuxième prise (take 2) (piano, bass) :

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The London collection

Enregistrements réalisés à Londres, aux studios Chappell, le 15 novembre 1971.

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Blue Monk

En 2011, dans l’émission Jazzistiques, Sollers revient encore sur Thelonious Monk et, plus précisément sur Blue Monk, dans la version enregistrée en 1954, avec Percy Heath à la contrebasse et Art Blakey à la batterie.

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« C’est extraordinaire. Vous avez vu le dialogue avec la section rythmique, le bassiste. J’aurais voulu être bassiste de jazz. C’est ce que j’écoute toujours en premier, derrière, la section rythmique. Art Blakey, inutile de le présenter, ce sont des partenaires dans le dialogue avec le piano. Ce qui m’intéresse, c’est blue, blue, nous sommes dans le bleu, quel bleu, noir... Ce qui m’intéresse encore une fois, c’est la façon dont le piano devient autre chose que le piano. Il renverse le piano, ça retombe sur ces pieds, il le retourne, c’est toujours à la limite du dérapage ou du faux qui est plus vrai que ce qui pourrait être faux. Vous vous rappelez quel était le prénom, le second prénom de Thelonious Monk... Ses parents lui ont donné un second prénom qui est ahurissant, c’est Sphere, donc le moine en forme de sphère, qu’est-ce que c’est que cette histoire... Monk, vous avez, à mon avis quelque chose qui est bouleversant. C’est très froid, très inspiré, là encore. Je trouve qu’entre Gould et Monk il y a quelque chose qui est de l’ordre de l’engagement à fond pour faire de l’instrument plus que l’instrument. Voilà ce qui m’intéresse dans la musique et, notamment, dans le jazz. C’est vrai de Charlie Parker, c’est vrai de tous les grand solistes, aussitôt qu’ils arrivent, on a l’impression d’une présence extraordinaire... Ce Sphere Monk, vous pouvez embarquer, ça peut durer des heures. C’est très bien tout le temps. Ce que je cherche, c’est le battement, le battement libre, le battement libre, c’est-à-dire le coeur, la chose cardiaque, vraiment authentique. On ne peut pas tricher en musique... »

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Thelonious Monk : Straight, No Chaser

Extrait du documentaire.

Charlotte Zwerin
Production : 90’. 1988. Clint Eastwood, Bruce Ricker, Charlotte Zwerin
Photographie : Christian Blackwood

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New-York, 1975

Voici l’avant-dernier concert enregistré le 3 juillet 1975 au Lincoln Center de New-York.
Thelonious Monk, piano ; Paul Jeffrey, saxophone tenor ; Larry Ridley, bass ; Thelonious Monk Junior, batterie (lire ici).

I Mean You
Blue Boliver Blues
We See
Misterioso
’Round Midnight

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Monk ne remontera sur scène qu’en mars, puis en juin 1976, au Carnegie Hall. Pas de trace d’enregistrement. Monk termine sa vie dans le silence chez son amie, la baronne Pannonica de Koenigswarter. Il meurt le 17 février 1982.

LIRE : Connaissez-vous Thelonious Monk ? (Do you KNOW MONK ?)

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Pannonica de Koenigswarter à laquelle Cécile Guilbert consacrait une chronique dans le journal La Croix, le 31 octobre 2018, chronique reprise dans Roue libre (Flammarion, 2020, p. 254-257).

L’honneur de Lady Pannonica

par Cécile Guilbert


Monk et Pannonica.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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À une semaine des mid-terms, alors que 68 % des Américains appartenant à la classe ouvrière blanche estiment que les États-Unis risquent de perdre leur culture et leur identité, rappelons le souvenir d’une grande dame généreuse et discrète disparue il y a juste trente ans. Son nom ? Pannonica de Koenigswarter à qui un double CD intitulé Pannonica, A Tribute to Pannonica rend hommage ces jours-ci en compilant une douzaine de thèmes sur la vingtaine qu’elle a inspirée aux plus grands jazzmen de son époque dont elle fut l’amie, la confidente, l’infatigable protectrice.

Pourtant, rien a priori ne destinait la fille de Charles de Rothschild et de Rozsika von Wertheimstein, née à Londres en 1913, à endosser ce rôle insolite. Mais voilà, son père banquier possédait une importante collection de disques de jazz et son frère Victor, envoyé personnel de Churchill auprès du président Roosevelt pendant la guerre, s’était pris de passion pour Art Tatum et compléta sa formation de pianiste classique auprès de l’orchestre de Teddy Wilson. Pannonica, qui tenait son prénom de papillon de l’autre hobby paternel, fut donc initiée à son tour à la vitalité et à la spiritualité de cette musique qui devint toute sa vie.

À 18 ans, déjà libre et intrépide, elle apprend à piloter des avions, épouse le baron Jules de Koenigswarter, rallie avec lui les Forces françaises libres de Londres, le suit en Afrique Equatoriale où elle travaille pour le renseignement gaulliste avant de devenir soldat dans les FFL, commentatrice à Radio Brazzaville, chauffeur militaire… Séparée de son époux après la guerre, elle s’installe à New York et loue une suite au Stanhope. Les Rothschild lui coupent les vivres mais elle conserve deux Bentley et une Roll’s. À partir de là, on voit cette mince femme brune passer toutes ses soirées dans les clubs de jazz – Village Vanguard, Five Spot, Birdland – où elle s’installe toujours discrètement, affublée de son éternel fume-cigarette.

« Au moment de la pause, raconte magnifiquement sa petite-fille Nadine en préface au beau livre dans lequel sa grand-mère a rassemblé tous ses Polaroids d’amis jazzmen et les réponses de chacun aux trois vœux qu’elle leur demandait rituellement de formuler, lorsque les musiciens se relâchaient et discutaient avec leur humour généreux et ce sens si particulier du raccourci, elle leur faisait écho de l’autre bout de la salle, d’un mot drôle, d’une expression piquante d’initiée. À l’instant où ils entendaient le son de sa voix nonchalante à l’accent britannique, une onde passait de la scène au public et l’on se sentait pris dans un moment de fraternité joyeuse et jubilatoire. Les musiciens l’interpellaient par des “Nica, my Lady !” ou “There’s the Baroness !’’ et s’approchaient d’elle pour la prendre dans leurs bras ou lui faire le baisemain. »

Parmi eux, Dizzy Gillepsie, Louis Armstrong, Lionel Hampton, Count Basie, Duke Ellington, Charlie Mingus, Miles Davis, Sonny Rollins et j’en passe. Or si elle a été membre du syndicat des musiciens, l’agent d’Art Blakey et des Jazz Messengers, l’infirmière de Coleman Hawkins ; si elle a aidé Barry Harris à créer son école de jazz, pétitionné pour faire abolir les cartes de cabaret et inlassablement dépanné ses amis en manque chronique d’argent et de logement, elle eut bien sûr à lutter contre le racisme, les malveillances et pas mal de démêlés avec la police.

Meilleure amie du génial Thelonious Monk dont elle endossa en justice la possession de marijuana, à qui elle offrit un Steinway, qu’elle hébergea avec femme et enfants après l’incendie de son appartement et les neuf dernières années de sa vie, elle racontait que lorsqu’elle l’accompagnait à ses concerts dans le Sud, des gens changeaient de trottoir ou crachaient par terre sur leur passage. Chassée du Stanhope (à cause du scandale de la mort chez elle de Charlie Parker en 1955), de l’hôtel Algonquin et du Bolivar, elle finira par acheter une grande maison dans le New Jersey où ses chers musiciens purent venir se reposer, créer et jouer ensemble.

Reconnaissants, ils composèrent au fil des années Pannonica (Monk), Thelonica (Flannagan), Blues for Nica (Drew), Nicaragua (Harris), Nica’s tempo (Gryce), Nica’s dream (Silver), Muy dream of Nica (Clark), etc. : autant de variations en l’honneur de cette baronne juive sœur de descendants d’esclaves noirs qui jamais ne courba l’échine ni ne baissa les bras pour faire triompher l’amour de l’art, la fraternité et d’une certaine façon le meilleur de l’Amérique.

Thelonious Monk, Pannonica. From ’Monk.’. Monk (p), Charlie Rouse (ts), Larry Gales (b), Ben Riley (d).

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Monk, Pannonica - Une histoire américaine

Réalisation : Jacques Goldstein
Pays : Luxembourg
France. 2020

Comment, dans une Amérique ségrégationniste, la baronne Pannonica de Koenigswarter a accompagné Thelonious Monk et d’autres musiciens de jazz dans leur combat pour imposer leur art. L’histoire d’une fructueuse rencontre.

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"Nica", son fume-cigarette en or, son élégance et son amour infini du jazz… Quand elle croise l’étrange musique de Thelonious Monk salle Pleyel, à Paris, en 1954, Pannonica de Koenigswarter est aussitôt happée par son génie et sa radicale liberté. Épouse d’ambassadeur, la baronne, née Rothschild, ancienne pilote et résistante, va tout quitter pour accompagner à New York la "révolution" du pianiste et l’installer, avec le be-bop, sur la scène internationale. Dans l’Amérique ségrégationniste des années 1950, le jazz est méprisé, et Monk, interdit de club après une arrestation pour détention de drogue, incarne à lui seul l’incandescence entravée des musiciens afro-américains, leur dénuement et leur solitude. L’égérie "Nica" les aide et les héberge dans sa suite d’hôtel où Charlie Parker mourra dans un éclat de rire – puis dans sa maison du New Jersey. Dans un carnet de cuir rouge, elle consigne aussi les portraits de ses amis jazzmen, de Charlie Mingus à Miles Davis en passant par John Coltrane, saisis sur le vif avec un Polaroid, qu’elle documente de trois vœux recueillis auprès de chacun d’eux. Photos et textes composent alors l’album simple et sensible d’une génération d’artistes en lutte, qui se retrouvent au Five Spot pour de légendaires jam-sessions.

Artistique et politique

Au fil d’archives, photos et concerts, de contributions de musiciens – Archie Shepp, William Parker, Wadada Leo Smith, Roy Nathanson… – et d’éclairages (Laurent de Wilde, le biographe de Monk), le réalisateur Jacques Goldstein raconte ce combat, artistique et politique, en s’appuyant sur les émouvants trésors du carnet rouge de la baronne, retrouvé par sa petite-fille et édité en fac-similé en 2006. À travers l’amitié entre Pannonica et l’insaisissable pianiste, dont le portrait, nourri par le témoignage de son fils, est esquissé, ce film retrace l’épopée créative de ces musiciens noirs pour résister à la violence sociale, inventer le jazz et l’imposer comme un art majeur.

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3 Messages

  • Albert Gauvin | 6 octobre 2023 - 12:32 1

    Pannonica de Koenigswarter, L’œil de Nica, textes de Nadine de Koenigswarter et Laurent de Wilde, mise en page Frédéric Pajak, Buchet Chastel, 2023, 304 pages.

    « Quoi de plus délicieux que d’entendre jouer Thelonious Monk et Art Blakey depuis sa baignoire ? » (Pannonica de Koenigswarter)

    C’est une archive extraordinaire.

    Amie, confidente et mécène des plus grands musiciens de jazz de l’époque bebop, la baronne Pannonica de Koenigswarter (1913-1918), britannique héritière de la famille Rothschild et française par son mari diplomate, est une sainte.

    Dans sa maison du New Jersey au bord de l’Hudson, avec vue panoramique sur Manhattan, cette femme libre et généreuse accueillit la plupart des musiciens de jazz de son temps, en premier lieu Thelonious Monk, qui y vécut les neuf dernières années de sa vie.

    Une demeure surnommée Cathouse pour des musiciens y trouvant un lieu propice à leur inspiration, à leurs rencontres, à leur repos.

    « Lassée d’être indésirable dans les hôtels qui rechignaient à héberger cette fantasque aristocrate blanche et ses bruyants amis noirs, confie sa petite-fille admirative Nadine de Koenigswarter, toujours prompts à jouer de leur instruments quand bon leur semblait, Nica achète Cathouse sur le conseil de Monk. Cette maison de style Bauhaus fut commandée par le cinéaste Joseph von Sternberg à l’architecte Ralph Pomerance dix ans auparavant. Baptisée dans un premier temps « Catsville » (cats dans l’argot noir américain signifie « gars », « musiciens »), elle devient « Cathouse » en référence à la centaine de chats que recueille Nica, grande amoureuse des animaux. »

    Faisant la tournée des clubs de jazz la nuit au volant de sa Bentley décapotable pour y retrouver ses amis, Pannonica de Koenigswarter fut le soutien juridique et financier de nombre de musiciens noirs discriminés – que l’on songe à Bud Powell au destin fracassé.

    Charlie Parker mourut chez elle, près de ses pianos, dans les odeurs de tabac émanant de son éternel fume-cigarette.

    Mais cette femme de légende ne fut pas seulement la bienfaitrice que deux volumes publiés chez Buchet Chastel honorent.

    Elle fut aussi photographe, usant de son Polaroïd pour composer, sur deux décennies (années 1950-1960), un fabuleux journal intime visuel – dont on a pu voir des images aux Rencontres d’Arles 2007.

    Dans l’œil de Nica se présente comme une galerie de portraits tous plus fantastiques les uns que les autres.

    Fabien Ribery, 5 octobre 2023.

    LIRE LA SUITE.

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  • Albert Gauvin | 2 mai 2022 - 00:15 2

    Comment, dans une Amérique ségrégationniste, la baronne Pannonica de Koenigswarter a accompagné Thelonious Monk et d’autres musiciens de jazz dans leur combat pour imposer leur art. L’histoire d’une fructueuse rencontre. VOIR ICI.


  • Daguin | 27 mars 2021 - 21:52 3

    Merci de contribuer à la diffusion, à la connaissance de la musique de Thelonious, qui le mérite amplement.
    Et Pannonica, par ce texte.
    Et ces quelques mots de Sollers, dont je ne savais pas qu’il aimait autant le jazz.
    Merci encore.