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Marlene Dumas open-end à Venise

Palazzo Grassi, le 25 juin 2022

D 2 juillet 2022     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



« J’ai peint plus de femmes que d’hommes
Je peins des femmes pour des hommes
Je peins des femmes pour des femmes
Je peins les femmes de mes hommes. »

Marlene Dumas, 1997

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Le numéro 501 d’art press (juillet-août 2022) est sorti. En voici le sommaire. De nombreuses pages sur les expositions de la Biennale de Venise, actualité oblige.

Outre la double exposition des installations d’Anish Kapoor à laquelle j’ai consacré mon précédent article (cf. Le rouge et le noir : Anish Kapoor à Venise), la rétrospective des oeuvres de Marlene Dumas au Palazzo Grassi, propriété de François Pinault, a retenu mon attention. C’est d’ailleurs un détail du tableau de Marlene Dumas, The painter ( LA peintre) qui se trouve sur la couverture d’art press. On comprend mieux la signification du tableau si on le voit en entier. Pourquoi cette peintre, si jeune et qui n’est autre que la fille de Marlene, a-t-elle un regard si sévère, perçant, buté ? Regardez ses mains recouvertes de peinture rouge et bleu foncé, presque noire. L’artiste a son modèle. Le modèle est devenu l’artiste.

Helena, la peintre, my daughter


The painter,1994. Huile sur toile, 200x100 cm. Moma.
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Helena, la fille de Marlene Dumas, est très présente dans son oeuvre. Elle a même été filmée, en 2002, dans un court film super 8, My daughter. En voici un extrait dont j’ai gardé la trace.

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My Daughter [Ma fille] [1]
2002, film Super 8 (3:20 minutes), musique de Ryuitchi Sakamoto, pour le projet Laud & Clear, en collaboration avec Erik Kessels/KesselsKramer et Ryuichi Sakamoto
Collection de l’artiste.
My daughter est le premier et unique court-métrage réalisé par Dumas.
Ne sachant pas faire fonctionner le photomètre de la vieille caméra Super 8 qu’elle a choisie à cet effet, les couleurs ont commencé à se désagréger en des clignotements pointillistes. En filmant sa tille Helena endormie, d’une main paisible mais instable, l’œil de la caméra glisse, ou plutôt se promène sur son corps. Le film évoque différentes associations selon les expériences du spectateur et ses connaissances cinématographiques : Brigitte Bardot sur le lit dans Le Mépris de Godard... ou un effet Lolita peuvent nous venir à l’esprit. Lorsque la caméra se déplace dans la pièce devant un crâne humain posé sur un téléviseur placé sur une table, le film acquiert un élément de vanité. Les sons tendus, répétitifs de la musique de Ryuitchi Sakamoto, confèrent au film une autre dimension inquiétante.
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Underground
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Underground (1994-1995).
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Underground , 1994-1995, encre, crayon et acrylique sur papier
28 parties, 62 x 50 cm chacune en collaboration avec Helena, fille de Marlene Dumas
Collection Helena Michel
L’œuvre est une collaboration entre Marlene Dumas et sa fille Helena, âgée à l’époque de cinq ans. Helena a décoré, amélioré, et travaillé avec la couleur comme si elle maquillait les lavis en noir et blanc de Dumas représentant des visages féminins que la petite fille trouvait ennuyeux. C’était son underground. Cette collaboration artistique n’était pas prévue et c’est la subversion par l’enfant de l’œuvre de sa mère qui a donné naissance à cette série.
Helena aimait travailler les dessins qu’elle n’avait jusque-là pas eu le droit de toucher. Elle a utilisé ses crayons de couleur, des paillettes et de la peinture acrylique afin d’embellir les joues des visages dessinés avec fluidité, elle y a ajouté des larmes, des fleurs et des accessoires. Les lavis ont en quelque sorte été relégués à l’arrière-plan par les couleurs vives des éclaboussures, des points et des décorations qu’Helena a employées. Helena ne remplissait pas les dessins comme le ferait un enfant dans un album à colorier, mais a fait ses propres marques sans égard pour les contours des dessins sous-jacents . Elle a laissé l’empreinte de ses mains sur certains des visages, rappelant celle des mains dans les grottes préhistoriques, comme si elle voulait guérir ou posséder ses « patients » grâce à une apposition de mains, afin de leur enlever leur maladie et la transposer sur son propre corps.
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Vous verrez plus loin d’autres peintures réalisées en collaboration avec Helena, la fille de Marlene Dumas.

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A dire vrai, nul n’est parfait, j’ignorais tout de l’oeuvre de Marlene Dumas, née le 3 août 1953 au Cap, en Afrique du Sud et qui, depuis l’âge de 23 ans, vit aux Pays-Bas. Qui est Marlene Dumas ? Une femme engagée ? Une féministe ? Une indéniable figure du « génie féminin » (pour reprendre les termes de Julia Kristeva). Avant de vous donner à voir plusieurs autres de ses tableaux (littéralement fasciné, j’ai pris près d’une centaine de photographies lors de ma visite de l’exposition “Marlene Dumas. Open-End”) et afin d’éviter tout malentendu que l’actualité postmoderne et postféministe ne manquerait pas de susciter (beaucoup de posts et de postillons [2]), vous entendrez et lirez dans cet article beaucoup de témoignages de femmes (la majorité). Je vous propose d’abord d’écouter attentivement l’entretien que Marlene Dumas a accordé à Laure Adler en avril dernier. Si Marlene Dumas est une femme « engagée », c’est essentiellement dans et pour la peinture et l’art (d’où sa défense, malgré tout, contre l’obscurantisme et un certain puritanisme, du génie singulier des « Grands Hommes » (Great Men), de Picasso, de Baudelaire, de Pasolini, de Genet et de... femmes, anonymes ou célèbres). N’est-ce pas Baudelaire qui, en 1864, écrivait dans Mon coeur mis à nu :

« Avant tout, être un grand homme et un saint pour soi-même. »/« Être un grand homme et un saint pour soi-même, voilà l’unique chose importante. »

Aux Grands Hommes, Marlene Dumas est infiniment reconnaissante. On peut dire que sa peinture est aussi politique (paradoxalement politique). Mais n’oublions pas les propos que j’ai mis en exergue :

« J’ai peint plus de femmes que d’hommes
Je peins des femmes pour des hommes
Je peins des femmes pour des femmes
Je peins les femmes de mes hommes. » (Marlene Dumas, 1997)

Ou encore cette affirmation de 2014 :

L’art moderne est de par sa nature une activité non-traditionnelle. Ou plutôt il cherche à élargir nos notions du traditionnel et du normal. L’art est ici pour nous aider à voir plus et pas moins.

Ou encore, précisions importantes :

« Mon art se situe entre la tendance de la pornographie à tout révéler et le penchant de l’érotisme à cacher ce dont il est question. »

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Marlène Dumas

L’Heure bleue
Épisode du jeudi 28 avril 2022 par Laure Adler

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Portrait de l’artiste Marlene Dumas
©Maxppp - Mirco Toniolo / Avalon/PHOTOSHOT

Marlène Dumas est une artiste contemporaine de renommée internationale. Originaire d’Afrique du Sud, ses toiles et ses dessins explorent des thèmes aussi divers que l’histoire de l’art et de la littérature, la sexualité, le racisme et l’Afrique.

Marlène Dumas peint la nudité, mais aussi des portraits d’enfants malades ou des corps violentés, puisant aussi bien dans des magazines que dans des cartes postales dans un besoin de mettre en lumière la perspective sociale et sexuée du figuratif. Épurées, ses œuvres révèlent alors le corps humain dans toute sa poésie et sa déchéance.

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L"exposition du palazzo Grassi

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Dossier de presse pdf

Une sorte de tendresse (Una specie di tenerezza)

Marlène Dumas entre mots et images. A l’occasion de la grande exposition "open-end" présentée par le Palazzo Grassi à Venise jusqu’au 8 janvier 2023, Una specie di tenerzza, un podcast en deux épisodes, raconte la vie et l’oeuvre de l’artiste Marlène Dumas. Le podcast — écrit en italien et adapté en anglais et en français — retrace le parcours de Dumas dans deux contextes historiques et géographiques : l’Afrique du Sud de l’apartheid, où Dumas a passé son enfance et sa jeunesse ; l’univers particulier d’Amsterdam, où Dumas a déménagé à l’âge de vingt-trois ans et où il vit encore aujourd’hui. Le début des années 1980 et le buzz grandissant des médias constituent l’atmosphère dans laquelle travaille Dumas, s’inspirant d’images fixes d’un film et de photos trouvées sur la page d’un journal ou d’un magazine pornographique. Prostitution, culpabilité, innocence, la violence et la tendresse sont les thèmes de ses œuvres. Le monde de Dumas comprend des gens ordinaires, ainsi que des visages bien connus de l’histoire récente, de Pasolini à Marilyn Monroe. C’est la matière picturale vibrante qui envahira les salles et les couloirs du Palazzo Grassi à partir du mois de mars.

Ep.1 : D’un hémisphère à l’autre. Vie et histoires de Marlene Dumas

La peinture de Marlene Dumas est un labyrinthe d’imagination. Pour approfondir son background culturel et psychologique, il est nécessaire de retourner dans le pays où elle a grandi, des années cinquante aux années soixante-dix : l’Afrique du Sud, sous l’apartheid. C’est dans ce contexte sensible, dominé par la culture et la langue afrikaans, que Marlene Dumas a appris à se confronter aux enjeux éthiques, développant une sensibilité singulière à l’égard des questions ambiguës de l’existence. C’est aussi en Afrique du Sud qu’elle a commencé son parcours artistique. Sa décision de partir pour l’Europe et de déménager à Amsterdam a changé sa vie, la lançant dans une carrière à laquelle elle s’est consacrée toute entière, avec patience et détermination. A partir de 1985, avec l’exposition The eyes of the night creatures, le style et la poétique de Dumas se montrent dans leur explosive nouveauté. Mais sa production artistique, qui couvre plusieurs décennies, est aussi marquée par une certaine fidélité : en témoigne le curieux dialogue entre une œuvre datant de 1995 et un petit dessin fait en 1963, alors que Marlene n’a que dix ans…
Avec la participation de Marlene Dumas, Marlene Van Niekerk, Makwena Modimola, Elisabeth Lebovici.

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Ep.2 : open-end. Marlene Dumas à Venise

En février et mars 2022, les peintures de Marlene Dumas arrivent enfin à Venise. Le hall bardé de colonnes du Palazzo Grassi est rempli des grandes caisses renfermant les œuvres, en provenance de musées et de collections privées du monde entier. Commence alors la préparation d’"open-end", la première grande exposition monographique de Dumas en Italie. La commissaire d’exposition nous raconte la genèse de cet événement, tandis que le responsable du montage est chargé d’accueillir les œuvres et de les organiser. Entre-temps, Marlene Dumas arrive à Venise pour suivre de près les travaux. Son œuvre est nourrie de ses lectures passionnées de poésies et de romans et par son culte des images. Parmi la centaine d’œuvres exposées, des portraits de Charles Baudelaire, de Pasolini et de Marilyn Monroe…
Avec la participation de Marlene Dumas, Caroline Bourgeois, Marco Ferraris, Donatien Grau, Elisabeth Lebovici.

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Crédit : una-specie-di-tenerezza


Dead Marilyn, 2008.
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Il est beaucoup question de Marilyn Monroe dans le 2e entretien. Portrait.

Dead Marilyn
[Marilyn morte]
2008, huile sur toile, 40 x 50 cm Kravis Collection

Norma Jeane Mortenson est née à Los Angeles en 1926 et y est morte en 1962. Marilyn Monroe n’a pleuré hors écran en public qu’une seule fois, et c’était en 1954 lorsque son divorce avec Joe DiMaggio a été prononcé. Lorsque la star est morte, c’est DiMaggio qui a organisé ses funérailles .

Nommer et encadrer
Nommer (une œuvre) est important. Encadrer (une œuvre) est crucial.
Je voulais faire beaucoup de belles nouvelles œuvres pour mon exposition américaine, « Measuring your own Grave ».
Mais en fin de compte, je n’ai peint qu’un portrait de Marilyn Monroe. La Monroe morte.
(MD 2008)

Je n’avais jamais voulu peindre Marilyn Monroe auparavant, bien que Hollywood m’ait toujours intriguée. Andy Warhol a fait les meilleurs portraits d’elle en tant que star : intemporelle et superbe. Mais en regardant les images tristes, affligées d’elle après sa mort, j’ai vu la fin du Rêve Américain. (MD 2021)

Dead Marilyn s’inspire d’une photo d’autopsie publiée dans un article de journal néerlandais de 1985 au sujet d’une biographie de Monroe intitulée Goddess.

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Great Men [Les grands hommes]

Série de dessins depuis 2014, crayon à encre et acrylique métallique sur papier, 44 x 35 cm chacun.
Collection de l’artiste.

En 2014, Dumas a participé à Manifesta 10, la biennale nomade européenne de l’art contemporain qui s’est tenue à Saint-Pétersbourg cette année-là. En réponse aux lois russes contre la promotion de l’homosexualité, un projet de loi approuvé en 2013, elle a conçu et exposé 16 portraits d’hommes homosexuels et bisexuels notables des 19° et 20° siècles ayant contribué de façon importante à la culture mondiale. La plupart d’entre eux avaient été criminalisés et persécutés d’une façon ou d’une autre à cause de leur sexualité. Sous chaque portrait, Dumas a écrit une petite biographie, et une phrase commémorative.

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Caroline Bourgeois nous parle de Marlene Dumas à Palazzo Grassi.

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La série, qui se poursuit encore aujourd’hui, a commencé par un dessin du mathématicien et pionnier de l’informatique britannique Alan Turing, qui a été persécuté en 1952 pour « outrage à la pudeur ». Il a accepté la castration chimique pour ne pas aller en prison. Avant 1967, en Grande-Bretagne, les hommes gays pouvaient être emprisonnés jusqu ’à deux ans pour actes homosexuels.
D’autres portraits comprennent ceux des écrivains Nikolaï Gogol, Yevgeny Kharitonov, James Baldwin, Tennessee Williams, des danseurs et chorégraphes Rudolf Nureïev, Vaslav Nijinski, Sergei Diaghilev, des cinéastes comme Sergei Eisenstein, Rainer Werner Fassbinder, le compositeur Pjotr Tchaïkovski et l’ancien combattant américain Leonard Matlovich, qui avait reçu les décorations militaires du Purple Heart et du Bronze Star. Sur sa tombe on peut lire les mots, « Lorsque j’étais à l’armée, on m’a donné une médaille pour avoir tué deux hommes et on m’a congédié pour en avoir aimé un. »
Dumas a surtout été inspirée par des artistes non-hétérosexuels tout au long de sa carrière.

Les Relations non-traditionnelles
L’art moderne est de par sa nature une activité non-traditionnelle. Ou plutôt il cherche à élargir nos notions du traditionnel et du normal. L’art est ici pour nous aider à voir plus et pas moins.
Les lois sont là pour nous aider à aimer plus et pas moins. Les lois devraient nous protéger de la haine et non pas de l’amour.
(MD 2014)

Des Mots et des Images
Je vois pourquoi tant de plasticiens n’aiment pas les mots dans les oeuvres d’art. Ils trouvent que les mots salissent l’eau claire qui doit refléter le ciel. Cela dérange le plaisir de l’image silencieuse, la libération de l’histoire, la beauté des formes sans nom. Je veux nommer nos douleurs.
Je veux continuer de changer nos noms
. (MD 1984)

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Great Men (série de dessins depuis 2014).
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Great Men (série de dessins depuis 2014).
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Great Men (série de dessins depuis 2014).
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Great Men (série de dessins depuis 2014).
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Pasolini et Pasolini’s Mother, 2012. Collection de l’artiste (40x30 cm)
Photo A.G., 25 juin 2022. Zoom : cliquez sur l’image.

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1. Pier Paolo Pasolini (1922-1975) était un poète, romancier, cinématographe et intellectuel politique controversé. Ses premiers poèmes ont en partie été composés dans le dialecte frioulan de sa mère. Elle était la personne la plus importante de sa vie et ils ont partagé le même toit tout au long de sa vie.
En 1975, Pasolini est retrouvé mort à Ostia, victime d’un meurtre épouvantable . Son dernier film, Salo, sort en 1976, à titre posthume.
Dumas a fait des dessins de lui dans les années 1980 et l’a aussi inclus dans sa série Great Men, en 2014. Elle a peint son portrait, et celui de sa mère, pour l’exposition de Milan, intitulée « Sorte », qui signifie : écrit dans les étoiles.
En 2012, Dumas a écrit au sujet de ce qui l’attire chez Pasolini et son œuvre : « Son usage sensuel du clair et de l’obscur, la façon "non-réaliste" dont il traite la narration dans ses films. La façon dont les personnages apparaissent et disparaissent. Le fait qu’il ne se fasse pas confiance. »

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2. Susanna Colussi Pasolini (1891-1981) était une institutrice originaire de la région du Frioul qui aimait les livres. Hormis le fait d’avoir joué un rôle important dans la vie de son fils, elle a aussi joué des rôles mineurs dans certains de ses films, tels que Teoremo (1968), et aussi en interprétant Marie agonisant devant la crucifixion de son fils Jésus dans L’Évangile selon Saint-Matthieu (1964).
Dans un poème déchirant, Pasolini a décrit comment son amour pour sa mère surpassait tous les autres :
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Supplique à ma mère
« Tu es la seule au monde à savoir ce qu’il en a toujours été de mon cœur, avant tout autre amour.
Tu es irremplaçable. Et parce que tu l’es, la vie que tu m’as donnée est condamnée à la solitude. »
Pier Paolo Pasolini 1962, tr. René de Ceccatty.

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Oscar Wilde and his lover Lord Alfred Douglas (Bosie), 2016.
Photo A.G., 25 juin 2022. Zoom : cliquez sur l’image.

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1. En 2014, Dumas a inclus l’écrivain, dramaturge et poète Oscar Wilde (1854-1900) dans sa série de dessins Great Men. En 2016 elle l’a peint ainsi que son amant Lord Alfred Douglas, surnommé Bosie, dans le cadre d’un hommage multidisciplinaire à Oscar Wilde — un projet réalisé en 2017 par l’association culturelle britannique Artangel à la prison de Reading, en Angleterre, intitulé lnside : Artists, Writers and Readers in HM Prison in Reading. Pour la première fois le public pouvait visiter l’enceinte victorienne.
C’est ici que Wilde, condamné en 1895 pour « actes d’outrage à la pudeur », a été emprisonné pendant deux ans, avec la Bible comme seule lecture autorisée pendant toute la première année. Selon le système dit « séparé >, les prisonniers n’avaient pas le droit de se parler ou de voir les visages les uns des autres. Cela dit, ils avaient le droit d’écrire des lettres. C’est ici, dans l’isolement de sa cellule, qu’il a écrit De Profundis, l’une des lettres d’amour les plus longues et les plus complexes de l’histoire de la littérature. La lettre reflète son amertume envers Bosie ainsi que son extraordinaire attachement à cet homme. Il répudie la vanité de Bosie ainsi que sa propre faiblesse.
Dumas a peint Wilde non pas en tant que l’auteur fier et populaire qu’il avait autrefois été mais en tant que l’homme triste et vulnérable qu’il était devenu à travers sa relation avec le jeune amant qui l’avait mené à sa fin tragique.
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2. Lord Alfred Douglas (1870-1945) était un poète et journaliste ainsi que le jeune amant d’Oscar Wilde. C’était l’enfant préféré de sa mère et elle l’appelait Bosie, un dérivé de boysie, dans le sens de boy, garçon. Douglas a été décrit comme un jeune homme chéri de tous, très beau aux yeux bleus, mais aussi comme un enfant gâté, imprudent, insolent et extravagant, dépensant de l’argent pour payer des garçons-prostitués, amateur de jeux de hasard et s’attendant à ce que Wilde contribue à financer ses goûts. La célèbre expression de l’amour qui n’ose pas dire son nom est en fait d’Alfred Douglas, et non pas d’Oscar Wilde.
Leur relation était turbulente. Ils ont souvent rompu, mais se réconciliaient toujours. Le père de Douglas, le marquis de Queensberry, s’était opposé à leur liaison jusqu ’à persécuter publiquement Wilde, ce qui a mené Wilde à intenter un procès contre le père qui l’avait traité de « sodomite », mais dont le résultat a été sa propre poursuite en justice et condamnation. Le régime brutal de la prison a détruit physiquement Wilde à tel point qu’il est décédé trois ans après sa libération.
Les tableaux de Dumas du couple amoureux montrent une différence entre l’expression aimable d’Oscar Wilde et le sourire plutôt narquois de Bosie.
Ces portraits ont été exposés en­ semble, en dyptique, dans la cellule même où Wilde avait été emprisonné il y a tant d’années
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Jean Genet and his first long time lover Aballah Bentaga, 2016.
Photo A.G., 25 juin 2022. Zoom : cliquez sur l’image.

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1. Pour le projet à la prison de Reading en 2017 (voir Oscar Wilde), Dumas a peint encore un auteur expert en matière de prisons et de prostitution : Jean Genet (1910-1986), le romancier, poète et dramaturge français qui l’intrigue par son impudeur. Le portrait de Genet faisait déjà partie de la série de dessins Great Men en 2014, accompagné de cette citation : « Qui n’a connu celle de trahir ne connaît rien de l’extase.
À l’âge de 15 ans, Genet est envoyé dans une institution pénale pour de menus larcins. À 19 ans il s’enrôle dans la Légion étrangère et reçoit une décharge déshonorante pour raison d’actes homosexuels. Après son retour à Paris, il fait des allers­ retours en prison.
C’est là où il commence à écrire. Jean Cocteau, impressionné par ses écrits, fait en sorte que Genet soit publié. Durant la révolte de mai 1968, il a attiré l’attention sur les conditions des immigrants en France et a porté son soutien aux Black Panthers et à
la cause palestinienne. Dumas y voit un lien avec Pasolini qui semblait sympathiser avec les hippies, mais était attiré par les flics.
Dumas a aussi peint deux de ses amants. Les trois portraits ont été réunis dans une cellule, à l’occasion de l’exposition à la prison de Reading.

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2. Comme l’indique le titre, le sujet de ce portrait est l’homme avec qui Jean Genet a vécu sa première relation durable. Lorsque le romancier français, déjà dans la quarantaine, rencontre l’Algérien allemand de dix-huit ans, Abdallah Bentaga, en 1956, il est fasciné par le jeune saltimbanque qui s’entraîne alors pour devenir acrobate-funambule professionnel. L’attrait particulier pour le danger et la mort qui est au coeur de cette forme d’art a sans doute contribué pour une grande part à l’attirance qu’éprouvait Genet pour Bentaga. Au fur et à mesure que leur relation progressait, Genet a incité le jeune homme à tenter des actes de plus en plus dangereux.
Dans l’un de ses textes les plus emblématiques, le poème d’amour Le Funambule (1958), Genet creuse les ressemblances entre un acrobate et un poète, comparant le danseur et sa corde à un poète et ses mots. Genet fait l’éloge de l’excellence du funambule, sa légèreté suprême et sa concentration, la force incessante et la «  solitude absolue, incommunicable • auxquelles à la fois l’acrobate et le poète s’exposent. Tout au long du texte Genet s’adresse à son amant et inspiration Abdallah Bentaga.
Après avoir été grièvement blessé suite à une chute qui interrompt brusquement sa carrière, Abdallah met fin à ses jours en 1964 à l’âge de 26 ans.
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Figures féminines

Dora Maar (La femme qui a vu Picasso pleurer), 2008 et Missing Picasso, 2013.
Photo A.G., 25 juin 2022. Zoom : cliquez sur l’image.

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1. Dora Maar (1907-1997) n’était pas seulement un modèle pour de nombreux artistes, mais aussi une photographe à part entière. Elle est surtout connue pour sa relation malheureuse et de longue durée avec Picasso. L’un de ses portraits les plus connus peint par Picasso, La femme qui pleure de 1937, montre une femme émotionnellement brisée, abandonnée par Picasso, comme tant d’autres avant elle.

Dumas a conçu cette œuvre à partir d’une photo de Dora Maar qui a été prise par Man Ray en 1936.
Le cadrage serré du visage de Dora, son regard concentré et ses yeux pénétrants communiquent la proximité et l’intimité.

Le titre de Dumas inverse le rôle du sujet féminin en pleurs et les clichés concernant Picasso. Non seulement nous voyons Dora Maar, mais nous imaginons aussi Picasso en train de pleurer devant la jeune femme belle et puissante, là où nous nous tenons en tant que spectateurs.

J’ai peint plus de femmes que d’hommes
Je peins des femmes pour des hommes
Je peins des femmes pour des femmes
Je peins les femmes de mes hommes (MD 1997)

2. Missing Picasso, 2013. Cette peinture, d’une femme rêveuse, riche en contrastes, prend comme source l’une des photographies de Man Ray tirée de la série dans laquelle sa jeune muse Merel Oppenheim pose nue devant la presse à imprimer, ses mains recouvertes d’encre noire. L’image utilisée par Dumas est celle où un homme (un artiste en costume) nettoie l’encre des mains de Merel. Dumas a choisi de ne pas peindre l’homme, mais a plutôt fait usage de son absence.

Le titre de l’œuvre fait référence à un autre homme encore, l’artiste Picasso, également connu pour son usage des modèles féminins nus. Dumas a toujours défendu le maître en tant que peintre qui rendait justice à ses amantes en tant que modèles dans l’art, ce qui n’était pas le cas dans la vie. Ainsi est-ce à l’artiste Dumas plutôt qu’au modèle à qui Picasso manque.

« Dans ce cas, le titre a complété l’œuvre. Sa peau est presque une toile brute, presque non peinte. Picasso était connu pour laisser les choses ouvertes, inachevées. Et le pauvre nu féminin est devenu si compliqué. J’ai pensé que Picasso lui [= Dora Maar] manquait », a déclaré Marlene Dumas dans une interview accordée au New York Times.

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Hierarchy, 1992. Huile sur toile, 40x55 cm.
ZOOM : cliquer sur l’image.

Hierarchy
[Hiérarchie]
1992, huile sur toile, 40 x 55 cm Collection privée

Ce tableau de 1992 a été réalisé à partir d’un photogramme du film franco-japonais de 1976, L’Empire des sens, un film controversé, très sensuel, réalisé par Nagasi Oshima, sur l’obsession sexuelle, à la fin fatale.
Dans ce petit tableau à l’aspect fragile, mais inquiétant, on ne sait pas si la femme au dessus tente de sauver, ou de faire du mal à l’homme.
Cela dit, il est clair qu’elle est en position de force. En général, les femmes de Dumas assument la responsabilité de leurs propres actions et souvent elles semblent choisir l’option du rejet plutôt que de l’abus
Je situe l’art non pas dans la réalité mais en lien avec le désir. (MD, 1983)

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Mama als Belly danser, Monica (L), 1996.
Photo A.G., 25 juin 2022. Zoom : cliquez sur l’image.

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1. Mama als Belly danser
[Maman en danseuse du ventre]

1996, encre et acrylique sur papier, 124 x 70 cm
en collaboration avec Helena, fille de Marlene Dumas
Collection de l’artiste

Les deux couches de peinture en dialogue dans ces œuvres peuvent ressembler à un jeu insouciant, ou à une interaction intime entre une mère et sa fille. Helena a utilisé le langage ainsi que des couleurs afin de mieux communiquer ses intentions.
Une figure qui n’était qu’un simple nu anonyme est devenue la mère d’Helena en danseuse. Même si ni l’une ni l’autre ne le savait alors, dans l’Antiquité au Moyen-Orient, avant l’arrivée du Christianisme et de l’Islam, la danse du ventre constituait un rite qui préparait une femme à l’accouchement. À une époque où la déesse mère était adorée, la danse était exécutée par des femmes pour des femmes . Plus tard, sa fonction a changé et elle a été considérée comme immorale par les religions patriarcales au pouvoir. Aujourd’hui, la danse du ventre est bannie dans la plupart des pays du Golfe Persique.

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2. Monica (L)
1996, encre et acrylique sur papier, 124 x 70 cm
en collaboration avec Helena, fille de Marlene Dumas
Collection de l’artiste

Tout comme les artistes signent leurs œuvres afin d’en marquer l’authenticité de leur propre main, Helena a elle aussi signé le dessin de son nom en un endroit très visible, le revendiquant ainsi comme sien. Le ruban du petit tablier recouvrant les parties intimes de la figure rappelle une forme de divertissement pour adultes, mais n’explique pas les marques de peinture rouge ou les gouttelettes entre les jambes.
Dumas a fourni le titre bien plus tard, longtemps après que l’œuvre a été achevée.

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Magdalena (A Painting needs a Wall to objetc to)
Magdalena (Out of Eggs, Out of Business), 1995.

Photo A.G., 25 juin 2022. Zoom : cliquez sur l’image.

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Magdalena (A Painting needs a Wall to object to)
[Madeleine (une peinture a besoin d’un mur auquel s’opposer)]

1995, huile sur toile, 200 x 100 cm Collection privée. Courtesy Zeno X Gallery, Antwerp
Cette œuvre fait partie d’un groupe de peintures réalisées pour le Pavillon hollandais de la Biennale de Venise en 1995 (voir aussi Magdalena, Salle 9). La plupart de ces œuvres montraient des vues frontales de figures féminines mais Dumas y a également dévoilé une série de toiles hautes et étroites, accrochées dans l’ordre et toutes baptisées « Magdalena », allusion à la Marie Madeleine biblique, souvent dépeinte comme une femme déchue « pénitente », servant de faire-valoir à la Vierge Marie. Chacun des tableaux de la série présente une figure féminine nue ou demi-nue ressortant sur un fond sombre. Elles sont inspirées d’images de Vénus issues de l’histoire de l’art, mais également du langage corporel de mannequins contemporains telles que Naomi Campbell. Soustraites de tout contexte évident, leur « sens » possible est surtout inscrit dans les sous-titres.
Le sous-titre de cette Magdalena fait référence à la façon dont les tableaux sont exposés : presque toujours accrochés à un mur. Il s’agit aussi d’un jeu de mots autour du terme « objet ».
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Magdalena (Out of Eggs, Out of Business)
[Madeleine (plus d’œufs, plus de travail)]

1995, huile sur toile, 200 x 100 cm
Collection S.M.A.K. Stedelijk Museum voor Actuele Kunst Ghent/ Flemish Community
Il ne s’agit pas d’un vrai portrait de la légendaire top-modèle Lauren Hutten (née en 1943) même si le tableau et son sous-titre sont inspirés d’une déclaration que Hutten a faite un jour au sujet de la position des femmes vieillissantes dans l’industrie du mannequinat. Elle est revenue sur les podiums à l’âge de 75 ans et en a changé les règles.
Même si la femme ici montrée s’appelle Magdalena, tout comme les femmes apparaissant dans plusieurs autres tableaux, elle ne représente pas une figure biblique précise. Dumas a expliqué qu’elle se sert des noms bibliques ou des noms de contes de fées ou de contes populaires afin de suggérer une association qui donnera aux spectateurs un repère familier, largement connu, qui se rapporte à toutes les époques.
Dans ce sens, les figures peintes appartiennent à la fois à une espèce ancienne et à une nouvelle espèce bâtarde.
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The origine of painting, 2018.
Time and Chimera, 2020.

Photo A.G., 25 juin 2022. Zoom : cliquez sur l’image.

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Miss Pompadour, 1999.
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Miss Pompadour
[Mademoiselle Pompadour]

1999, huile sur toile, 46 x 50 cm collection privée, Amsterdam

« Miss Pompadour est peint moyennant des taches de couleurs vagues, rares, et semi-transparentes , constituées de peinture largement effacée. Certaines parties du corps sont rendues distinctement — les yeux, la bouche, les fesses — alors que d’autres sont simplement esquissées. Les contours des fesses et de la jarretière sont élégants, alors que les cheveux et avant-bras sont rendus de manière approximative. Ce contraste est crucial. La vie même du tableau découle du contraste entre la description et la suggestion ; entre l’explicite et le subtil, entre la rudesse et le raffinement. Ces contrastes demeurent heureusement irrésolus.
La femme expose sans vergogne non seulement ses fesses, mais, aussi, tout à fait exceptionnellement, sa vulve et son anus.
 » Dominic van den Boogerd, 2000.

Bien que sa pose soit effrontée, l’expression du visage de la femme semble doux et quelque peu mélancolique. Miss Pompadour fait aussi allusion aux nues doucereuses, les maîtresses idéales de François Boucher (1703-1770), pour lesquelles Dumas a un faible.

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Fingers, 1999.
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Fingers
[Doigts]

1999, huile sur toile, 40 x 50 cm Collection privée, Amsterdam

Dumas caractérise Fingers comme étant un tableau froid sur un sujet chaud.
De la même manière que Miss Pompadour, cette œuvre fait partie de la série MD-light.

Hubert Damisch, un philosophe français spécialisé en histoire de l’art et en esthétique, a soutenu que la beauté est enracinée dans l’excitation sexuelle. Dans les représentations d’hommes et de femmes nus chez Dumas, le pouvoir suggestif des images et la nature explicite de la pornographie sont inhabituellement proches l’un de l’autre.

Divertissement pour adultes ou ce que je fais (lorsque tu es loin)
Qu’est-ce que je fais lorsque j’utilise l’image d’un homme ou d’une femme que je n’aime pas, que je ne connais pas et que je ne veux même pas connaître en vrai. Pourquoi est-ce que j’utilise des images sources tirées de livres pornographiques comme modèles pour mes figures, si ce n’est pas la pornographie que je recherche ? Parce que je ne peux pas me voir lorsque je fais les choses que je fais, je ne sais pas à quoi je ressemble lorsque je te regarde. (MD 2007)

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A Venise, la peintre Marlene Dumas à corps et à cris

L’artiste sud-africaine installée aux Pays-Bas saisit puissamment la poésie crue et les tensions qui animent les corps et les visages de ses sujets. Un regard intime exposé à partir du 27 mars au Palazzo Grassi, à Venise.

Par Roxana Azimi

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La peintre sud-africaine Marlene Dumas.
OVE KVAVIK/MUNCH MUSEUM, OSLO

C’est une gueule d’ange au regard triste que Marlene Dumas a esquissée en quelques traits d’encre. Mort en 1981 d’une crise cardiaque à l’âge de 40 ans, l’écrivain Yevgeny Kharitonov avait bravé de sa prose, et de son homosexualité affichée, l’opprobre de la Russie soviétique. L’artiste sud-­africaine avait exposé ce dessin pour la première fois en 2014 à la biennale Manifesta, à Saint-Pétersbourg, aux côtés de seize autres portraits de sommités gay tels que l’écrivain Nicolas Gogol.

Comme une réponse discrètement provocante au vote, l’année précédente, de nouvelles lois homophobes en Russie, suivies par la crise en Ukraine et l’annexion de la Crimée. « C’était un projet pour faire réfléchir et non pour agresser  », rapporte Marlene Dumas, épouvantée aujourd’hui par la nouvelle offensive de Vladimir Poutine.

La série, baptisée « Grands hommes », compte désormais quarante-quatre dessins, dont quelques-uns seront exposés à partir du 27 mars au Palazzo Grassi, à Venise, et présentés, parmi d’autres œuvres, dans la carte blanche que M Le magazine du Monde lui offre. Prenez Rainer Werner Fassbinder, cinéaste allemand à la vie brève et à l’œuvre fulgurante, mort d’épuisement à 37 ans. Marlene Dumas connaît ses films par cœur. Mais, avoue-t-elle, elle a peiné sur ce visage insaisissable mangé par une barbe.

Plus simple de ressusciter l’œil sombre et les joues creusées de son aîné l’écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, sauvagement assassiné en 1975 sur une plage d’Ostie. Marlene Dumas a aussi su saisir l’insolence de l’écrivain français Jean Genet, l’ancien voyou qui bouscula la morale en magnifiant les coupables.

Une œuvre pleine de tensions

Quid des femmes remarquables ? « On ne peut pas tout faire en même temps, réplique la sexagénaire, habituée à la question. Et, dans ma vie, j’ai peint plus de femmes que d’hommes. » Des célébrités, comme Anna Magnani, et son cri de désespoir dans le film Mamma Roma, ou l’actrice Marilyn Monroe. Mais aussi des anonymes exhibant leur fragilité comme leur intimité, vulves ouvertes, fesses offertes.


« Mamma Roma », 2012 (Pinault collection).
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
Mamma Roma est un portrait inspiré par un photogramme de la magnifique Anna Magnani jouant le rôle de la mère tragique et ancienne prostituée de Rome dans le film éponyme de 1962, écrit et réalisé par Pasolini.
Elle pousse un cri silencieux ; un cri étouffé par l’intensité de l’émotion d’une mère ayant perdu son fils et tout ce pour quoi elle s’est battue lorsque son fils est mort en prison après avoir été arrêté pour un larcin. Dumas admire la façon dont Pasolini met en lien le sacré et le profane.
Cette petite toile est recadrée de la même façon, et partage une affinité d’échelle et d’intensité avec lmmaculate, une autre œuvre inquiétante réalisée dans des tons presque exclusivement noirs et blancs.
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On reconnaît les tableaux de Marlene Dumas à des mètres de distance : un visage ou un corps dramatisé en gros plan. La touche est vive, la matière fluide, réduite à un lavis lascif gorgé de désir, voire d’obscénité. «  Quand je débutais, il y avait des peintres héroïques, très virils, mais ce n’était pas moi, raconte Marlene Dumas. La femme douce et sentimentale, ce n’est pas moi non plus. La vie n’est pas douce, elle est pleine de tensions. »

De sexe et de violence aussi. Ainsi de la tragique passion de Vénus pour le bel Adonis qui, préférant la chasse à l’amour, finira tué par un sanglier. Shakespeare a tiré du mythe grec un poème, revisité en 2015 par l’écrivain Hafid Bouazza. Marlene Dumas l’a illustré de dessins qui exsudent un mélange de peine et de frustration. Les visages bavent. Les cris sont muets. Les bouches parlent dans le vide. Pour cette série, Marlene Dumas s’est nourrie des Métamorphoses, d’Ovide, tout en forant son propre inconscient.

Rhabillée par sa fille

Mais, habituellement, l’artiste, qui vit à Amsterdam, puise ses images dans ses archives composées de coupures de presse et de photos glanées sur Internet. Car Marlene Dumas est de cette famille de peintres qui, au lieu de s’avouer vaincus par la photographie, entretiennent un dialogue fécond avec elle. « J’aime la photo, car elle me ramène vers le monde réel, sans que j’aie besoin de la concurrencer, ­d’essayer de faire mieux », affirme-t-elle.

Elle goûte tout autant le dialogue avec les grands maîtres, Holbein, Ingres ou Delacroix, « des artistes morts qui ont quelque chose à dire et qui le disent bien mieux que certains vivants ». Sans oublier le tête-à-tête constant avec sa fille, Helena. Elle l’a d’abord représentée enfant, poings et ventre enduits de peinture, l’air buté. Puis l’a laissé intervenir sur ses dessins, notamment cette Maman en danseuse du ventre.

Marlene Dumas s’était d’abord représentée nue. Helena lui a rajouté soutien-gorge et slip, et enfoui son visage sous un voile cramoisi. Élan pudique d’une fille envers sa mère ? Simple jeu d’enfant, relativise Marlene Dumas. De tels ajouts ne sont d’ailleurs pas pour lui déplaire, elle qui « aime jeter des dés et laisser la peinture suivre son chemin, la vie prendre le dessus ».

“Marlene Dumas. Open-End”, du 27 mars 2022 au 8 janvier 2023, Palazzo Grassi.

Roxana Azimi, Le Monde, 26 mars 2022.

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A Venise, Marlene Dumas s’impose comme l’une des plus grandes peintres de notre époque

Numéro art 25 mai 2022


Marlene Dumas photographié par Brett Lloyd pour Numéro art.
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Ce printemps, la Pinault Collection consacre au Palazzo Grassi, à Venise, une exposition magistrale à Marlene Dumas. L’artiste, en couverture du nouveau Numéro art, s’y révèle comme l’une des plus grandes peintres de notre époque, obsédée par le corps, la nudité, la sexualité et la poésie. Sa peinture charnelle et liquide, profondément paradoxale, touche au cœur de l’âme humaine.

Portraits par Brett Lloyd.
Texte par Thibaut Wychowanok
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Omniprésent dans les toiles et les dessins de Marlene Dumas, le corps s’y dévoile, frontal. Il y prend le pouvoir, criant sa condition d’être au monde : charnel, inquiétant, vulnérable, enragé, subversif, mortel et pulsionnel. Il suscite autant d’images indisciplinées, en résistance. Dès l’ouverture de l’exceptionnelle exposition au Palazzo Grassi conçue par l’artiste et Caroline Bourgeois, deux corps nus, en lutte contre toute forme d’objectivation et de voyeurisme, se dressent en sujet, dans une position d’insurrection provocatrice pour l’un et passive pour l’autre. Un jeune homme nu baisse le regard sur son sexe violet en érection. Il est son propre centre d’attention, peu intéressé par ce ou ceux qui l’entourent. Une femme, elle aussi nue, sur le cul, relève les jambes. Elle offre sans vergogne ses organes génitaux. Elle nous dévisage fièrement. Les deux corps dominent. Ils dominent l’espace du tableau, strictement limité à ces formes sans autre décor. Ils dominent l’espace du visiteur, subjugué par tant d’aplomb.

Entre la description et la suggestion, l’explicite et le subtil, la rudesse et le raffinement, ces corps composent des images ambivalentes.
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Cette résistance des corps s’inscrit au cœur même du tableau. Constamment, les corps sont en lutte avec leurs limites physiques. Celle, d’abord, du cadre qui les enserre de si près qu’ils n’ont d’autre choix que d’exploser depuis la toile pour foudroyer le visiteur. Observer un tableau de Marlene Dumas, c’est regarder un film avec des lunettes 3D. Mieux encore, puisque cette 3D vous touche. Une main qui se tend vers le bas de la toile, coincée par la limite du cadre, parvient à s’échapper jusqu’à l’espace du spectateur pour l’attraper. Il s’agit d’un migrant noyé et échoué (Mort aux Canaries, 2006). La bouche de Lips (2018) vous embrasse. Les dents de Teeth (2018) vous mordent. Tout appelle au dialogue avec le visiteur, à une conversation physique qui s’inscrit dans son corps. Les traces de la peinture font sentir leurs effets jusqu’à sa propre peau. Toute la gamme des émotions humaines est convoquée.


Marlene Dumas, “Teeth” (2018). Collection privée, Madrid.
Photo : Kerry McFate, New York. © Marlene Dumas. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Marlene Dumas, “Blindfolded” (2002).
Collection privée Thomas Koerfer. Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Les corps luttent aussi contre leurs limites physiques via la peinture elle-même. Au sein d’un même corps, ou d’un même visage, le coup de pinceau peut être rapide comme une fulgurance, peint comme avec empressement, à la limite de l’informe, et, plus loin, d’une extrême précision. Entre la description et la suggestion, l’explicite et le subtil, la rudesse et le raffinement, ces corps composent des images ambivalentes : fantomatiques, elles vous hantent des jours durant par leur présence charnelle. La puissance de leur apparition est équivalente à la force de leur disparition, ou plutôt de leur liquidité (Baisée, 2018). Cette peinture en mouvement forme des corps en mutation, jusqu’à se transformer en un paysage dévasté (Marilyn morte, 2008) ou en une constellation étoilée, en un corps-cosmos (Io, 2008). Tout est irrésolu et paradoxal.


Marlene Dumas, “Red Moon” (2007). De Ying Foundation.
Photo : Peter Cox, Eindhoven. © Marlene Dumas. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Marlene Dumas photographiée par Brett Lloyd au Palazzo Grassi pour Numéro art.
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Marlene Dumas est née en Afrique du Sud en 1953. Après des études d’art aux Pays-Bas, elle s’installe définitivement à Amsterdam. L’artiste demeure marquée à vif par l’apartheid et rejette avec dégoût toute forme de classification, raciale ou de genre, et toute forme d’assignation. Seuls les individus et les “damnés de la terre” l’intéressent. Ses femmes, très nombreuses comme en attestent ses réinterprétations de Vénus, assument la responsabilité de leurs actions. Cet empowerment s’inscrit dans la toile non seulement à travers leurs attitudes, mais aussi par un renversement de la composition. Dans Le Visiteur (1995), l’artiste peint cinq prostituées. Contrairement à la tradition établie qui place le spectateur dans la position du voyeur, Marlene Dumas situe le public derrière ces femmes qui attendent leur client. Il ne voit que leur dos. Pied de nez au male gaze, cette composition confère au regardeur le rôle de participant – comme elles, il attend le client – ou le rôle de mac. Il est alors renvoyé à sa propre attitude face aux femmes : orchestrateur de leur marchandisation.


Marlene Dumas photographiée par Brett Lloyd au Palazzo Grassi pour Numéro art.
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“Mes meilleures œuvres sont des spectacles érotiques de confusion mentale.”
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Il n’est jamais question de nu chez Marlene Dumas – un homme peignant une femme tel un objet désiré, mais de nudité, de sexualité ou de pornographie. Les fesses occupent tout le tableau (Le Passage, 2001), les doigts plongent dans une chatte béante (Doigts, 1999), le sexe masculin se positionne au niveau du visage du public (Alien, 2017), les tétons pointent (L’Aréole, 2018). Tout y est cru et érogène, plaisir et pulsion – au-delà de la question du regardeur et du regardé, du désiré et du désirant. Le corps peint embrasse le corps du public. L’extase est partagée et généreuse. “Je situe l’art non pas dans la réalité mais en lien avec le désir”, commente l’artiste. Ou encore : “Mes meilleures œuvres sont des spectacles érotiques de confusion mentale (avec des intrusions d’informations sans pertinence).”


Marlene Dumas, de gauche à droite : “Alien“ (2017), Pinault Collection. “Spring” (2017), Collection privée. “Amazon” (2016), Collection privée, Suisse.
Courtesy of David Zwirner. Ph. Marco Cappelletti con Filippo Rossi © Palazzo Grassi.
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L’artiste s’appuie sur des photographies existantes pour initier ses peintures : clichés personnels de ses enfants ou de son mari, Polaroid, photos de presse montrant un migrant ou une scène au Moyen-Orient, représentations de magazines pornographiques... “Je travaille avec des images de seconde main et des expériences de première main.” Elle y décèle un détail, un affect, une attitude, une ambiguïté qui forment la genèse du tableau. Un petit garçon salue le public (Salut d’enfant, 2010). La source de cette image est une photographie de journal prise pendant la guerre d’Irak. Le garçon fait des signes de la main pour accueillir les soldats. Mais est-il un ami ou un ennemi ? Chaque image travaille avec cette même puissance la relativité de la vérité et de la question du bien et du mal. Le corps se fait ainsi incarnation de toutes les questions morales et abstraites. Mais sans doute la source la plus importante de l’œuvre de Marlene Dumas réside-t-elle dans sa passion pour la poésie. L’exposition rend hommage à cet amour à travers les figures de Pasolini, de Jean Genet (“Qui n’a connu celle de trahir ne connaît rien de l’extase”), d’Oscar Wilde et surtout de Charles Baudelaire. “La poésie est une écriture qui respire et fait des sauts, et qui laisse des espaces ouverts pour nous permettre de lire entre les lignes”, déclare la peintre. Si l’on en croit cette définition, Marlene Dumas est l’une des plus grandes poétesses de notre siècle.

Numero Art, 25 mai 2022.

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Dans le numéro d’art press sus-mentionné, Nadeije Laneyrie-Dagen, professeur d’histoire de l’art à l’ENS, publie un article au titre paradoxal, Marlene Dumas, la peinture laide la plus belle du monde.


art press 501, p. 25.
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art press 501, p. 25.
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art press 501, p. 26.
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art press 501, p. 26.
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LIRE AUSSI :
Marlene Dumas, l’art en corps, Art critique, 13 mai 2022.
Marlene Dumas, une peinture sans concession, Le Journal des Arts, 3 juillet 2022.

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Charles Baudelaire, 2020.
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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“Marlene Dumas“ Spleen de Paris – Conversations au Musée d’Orsay, Paris du 12 octobre 2021 au 30 janvier 2022. Interview de Donatien Grau.

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Voix Baudelairiennes : Marlene Dumas

(3 août 2021)

À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire le 9 avril 1821, le musée d’Orsay a décidé de rendre hommage à cette figure majeure de la poésie du XIXe siècle en concevant un programme hebdomadaire de lectures de figures créatives du monde entier, chacune concevant sa vidéo.
Charles Baudelaire était ami de nombreux artistes dont les œuvres sont conservées au musée d’Orsay. Il a contribué à définir ce que sont l’art, la civilisation et de la poésie, du XIXe siècle à nos jours.
Cette semaine, la lecture est réalisée par la peintre Marlene Dumas, dont c’est l’anniversaire aujourd’hui et qui à l’automne présentera au musée d’Orsay un projet spécial inspiré du "Spleen de Paris". Elle lit "L’étranger".
Nous lui souhaitons un joyeux anniversaire !

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L’étranger

— Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
— Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
— Tes amis ?
— Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
— Ta patrie ?
— J’ignore sous quelle latitude elle est située.
— La beauté ?
— Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
— L’or ?
— Je le hais comme vous haïssez Dieu.
— Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
— J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

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Le désespoir de la Vieille, 2020. Huile sur toile, 190x130 cm.
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Ce tableau a été inspiré par le poème en prose du Spleen de Paris, « et sottement je voltige désespérément afin d’échapper aux griffes de la vieillesse », précise Dumas.

Le Désespoir de la vieille

La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête, à qui tout le monde voulait plaire ; ce joli être, si fragile comme elle, la petite vieille, et, comme elle aussi, sans dents et sans cheveux.
Et elle s’approcha de lui, voulant lui faire des risettes et des mines agréables.
Mais l’enfant épouvanté se débattait sous les caresses de la bonne femme décrépite, et remplissait la maison de ses glapissements.
Alors la bonne vieille se retira dans sa solitude éternelle, et elle pleurait dans un coin, se disant : — « Ah ! pour nous, malheureuses vieilles femelles, l’âge est passé de plaire, même aux innocents ; et nous faisons horreur aux petits enfants que nous voulons aimer ! » Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869.

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Le 17e poème en prose a inspiré ce portrait.


Jeanne Duval, 2020.
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Un hémisphère dans une chevelure

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

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Le Joujou du Pauvre, 2020.
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Dumas a une grande admiration pour les dessinateurs humoristiques contemporains. Elle aime et apprécie également les caricatures politiques sombres et l’esprit d’Honoré Daumier, ainsi que le satiriste vif et espiègle James Ensor. Ensor admirait le travail d’Edgar Allan Poe, tout comme Baudelaire qui a été le premier à l’avoir traduit en français et à remarquer des similitudes par rapport à ses propres visions de l’injustice sociale.
Dans ce tableau, Dumas s’efforce d’illustrer ou de rendre just ice à l’allégorie politique de Baudelaire dans le dix-neuvième poème en prose du Spleen de Paris :

Le joujou du pauvre

« Je veux donner l’idée d’un divertissement innocent. Il y a si peu d’amusements qui ne soient pas coupables ! ... À travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l’enfant pauvre montrait à l’enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c’était un rat vivant ! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même. Et les deux enfants se riaient l’un à l’autre fraternellement, avec des dents d’une égale blancheur. » Charles Baudelaire, 1869

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Rat, 2020.
Photo A.G., 25 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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En mars 2020, l’Europe s’est confinée à cause de la pandémie du covid. Ceci est le dernier tableau que Dumas a réalisé pour son exposition « Double Takes >, inaugurée à Anvers le même mois. Dumas a peint un rat presque transparent aux tons évoquant la toxicité. Les rats propagent notoirement les virus et les bactéries.

Au sujet de Rat, Dumas a dit en 2020 : « Ça parle de mon temps, de ces temps, et du Temps. Baudelaire a autrefois dit que ’la seule bonne nouvelle que peut recevoir une personne est celle de sa propre mort’. Il le disait évidemment avec cynisme, mais compte tenu des circonstances actuelles, ses mots résonnent. La pandémie nous a une fois de plus rappelé avec quelle facilité peut se répandre un climat de peur. Nous
résistons à la perspective de notre propre mort imminente avec une peur plus grande que la mort elle-même. Tout comme à l’âge de la peste.
 »

Double Takes
_ Se retourner pour regarder deux fois, d’accord, mais le double discours, non.
Pourtant j’ai des doutes incessants sur ce dont parle mon art. Portraits : classiques, intimes, allégoriques, abstraits, satiriques, absurdes. Comment expliquer les noms en perpétuel changement et les jeux secrets entre les modèles et les époques de nos vies.
(MD 2020)

VOIR AUSSI : Marlene Dumas · « Le Spleen de Paris » et « Conversations »

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Marlene Dumas miss interpreted

Documentaire néélandais, sous-titré en anglais (2015).

Je le reprends ici car il nous montre Dumas au travail.

Marlene Dumas : « Le titre MISS INTERPRETED n’a rien à voir avec l’indignation ou l’incompréhension que j’aurais pu ressentir. Il est censé être beaucoup plus gai. Il n’y a pas une seule bonne façon de faire un portrait ou de comprendre quelqu’un. C’est une reconnaissance, et non un déni de la réalité. C’est le sujet de mes peintures. Quand tout est dit et fait. »

Site web de Marlene Dumas


[1Les descriptifs des oeuvres sont extraits des notices du mini-catalogue de l’exposition.

[2Un des derniers en date signalé par Jacques Cauda : Picasso devant les pisseuses.

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 5 septembre 2022 - 17:09 1

    L’exposition « Marlene Dumas, Open-End » est visible jusqu’au 8 janvier 2023. Si mon article ne vous avait pas convaincu, lisez celui d’Harry Bellet :

    « Avouons-le, on s’y rendait avec un enthousiasme modéré : qu’allait apporter de neuf une exposition consacrée à Marlene Dumas, sept ans après la formidable rétrospective de la Fondation Beyeler, à Bâle (2015) ? Eh bien, des nouveaux tableaux, précisément, et ils sont épatants ! Cent deux œuvres, en tout, qui en font l’une des expositions les plus réjouissantes à visiter à Venise durant (et après) l’actuelle Biennale. » LIRE ICI .