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Un portrait de Denis Roche

MARABOUT DE ROCHE PAR KARINE MIERMONT

D 13 septembre 2021     A par Viktor Kirtov - C 5 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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13/09/2021 : Ajout section "Une mise au point de Denis Roche sur Ponge et Michaux"

PARTIE 1 - MARABOUT DE ROCHE

François-Marie Deyrolle des éditions de l’Atelier contemporain, publie un livre intitulé « Marabout de Roche » par Karine Miermont.

« Un portrait de Denis Roche » dit, plus explicitement, F-M Deyrolle dans le carton d’accompagnement. Un portait par sa « voisine d’en face » qui peut voir Denis Roche, à l’œuvre, dans son bureau. Pendant vingt ans ils se côtoieront, jusqu’à son décès le 2 septembre 2015, des suites d’un cancer. Une génération la sépare de Denis Roche. Il a 59 ans lorsqu’elle fait sa connaissance. Elle en a alors 31.
« Denis Roche » deux mots liés pour moi, m’évoquant les débuts de l’aventure « Tel Quel » avec Philippe Sollers, plus exactement de 1960 à 1972. De 1962 à 1972 il fera partie du Comité de rédaction de Tel Quel, à sa façon, autonome, progressivement de plus en plus excentrée.. .

Le lieu et la formule

LE LIEU : LA FABRIQUE,

« Cet ancien bâtiment de travail en briques rouges - une ancienne marbrerie - devenue bâtiment d’habitation découpé en neufs logements vers 1979 ». L’auteure y arrivera en 1996. Au cœur de Paris, une cour fermée où n’arrivent pas les bruits de la ville, une cour avec des arbustes, des oiseaux, des fleurs, deux bancs se font face. Un lieu pour Bobos, même si ses habitants ne s’identifient pas à ce qualificatif.
Pourtant, se côtoient dans ce lieu privilégié, des figures connues du monde littéraire ou artistique :
Denis Roche alors éditeur et photographe, avec son épouse Françoise
Jacques Henric et sa compagne Catherine Millet qui dirige la revue ArtPress et auteure de La Vie sexuelle de Catherine M, livre édité par son voisin Denis Roche.
Le peintre Bernard Dufour
Paule Thévenin, son mari Yves. Elle a consacré une partie de sa vie à l’édition des Œuvres complètes d’Antonin Artaud chez Gallimard, et l’auteure d’une biographie, Antonin Artaud, ce désespéré qui vous parle.
Ceux-là, se sont cooptés lors de la réhabilitation du lieu en logements d’habitation en 1980..
Puis, viendront les rejoindre Claire Paulhan et son compagnon Patrick. Petite-fille de Jean Paulhan, elle fondera éditions « Claire Paulhan » en 1996.
Et notre auteure Karine Miermont, longtemps productrice puis directrice artistique pour la télévision avant de se lancer dans l’écriture littéraire.

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LA FORMULE :

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Marabout,
Bouts de Roche,
Roche Denis,
Nids de merle
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Un portrait par petits bouts, pointilliste, pudique – une façon pour chacun « d’être en retrait, en réserve, pour laisser autre chose advenir ».
Un portrait fait de respect et d’empathie de l’aspirante écrivain pour son aîné Denis Roche. Son ami. Il le lui dira le premier. « Non, ami, je n’aurais pas osé le dire en premier, pourtant je l’aime bien, je les aime bien dès le départ tous les deux Denis et Françoise. »
Deux êtres, Denis et l’auteure, qui se respectent, s’apprivoisent au fil du temps, lors d’échanges dans la cour. « Trois fois il nous arriva de nous asseoir côte à côte et seuls sur l’un de ces bancs avec Denis, deux fois pour parler d’écriture, une fois pour parler de maladie. Le 2 septembre 2015, à l’hôpital , un cancer l’emportera.

Un portrait par petites touches, impressionniste

(avec les mots de Karine Miermont)

“Il ne saurait y avoir de « portrait complet » de Denis Roche, en raison de sa mobilité extrême, de la multiplicité des positions qu’il a occupées successivement ou simultanément : écrivain et photographe, éditeur et traducteur, poète et post-poète.”
Denis Roche aussi dépeint en “parfait dandy révolté, érudit désinvolte, promeneur solitaire, amoureux absolu, créateur de formes.”
Jean-Marie Gleize,
Denis Roche - Eloge de la véhémence

« Je voudrais ne rien oublier des signes de Denis, des traces, signes et traces que je connus, qui ne le résument ni ne le décriraient précisément ou complètement, non, juste qui le dessinent un peu, et comme en creux. Il aimait bien être en creux, là et pas là, proche et distant, passé, présent et futur, riant pour ne pas désespérer, mon voisin.

Pendant des années il est un voisin, puis il devient un ami. C’est lui qui le dit (il nous l’écrit au dos d’une photographie qu’il nous donne en 2001, ou dans la dédicace de son livre La photographie est interminable en 2007), je n’aurais pas osé le dire en premier, question d’âge, question d’expérience, question de statut. Denis semble avoir roulé sa bosse, une vie déjà bien remplie en 1996 quand nous arrivons à la Fabrique, et qui continue de se remplir comme en attestent les photographies et les mystérieuses boîtes qui occupent les murs de sa maison. Non, ami, je n’aurais pas osé le dire en premier, pourtant je l’aime bien, je les aime bien dès le départ tous les deux Denis et Françoise.
[…]

Voisin et ami Denis. Mais pas comme larron en foire, non, plutôt comme une amitié par correspondance, à distance, en douce, pas frontale, pas démonstrative, par petites touches, impressionniste pour parler en tableau, mentale presque. Une distance qui me semble nécessaire afin d’éviter toute relation de mondanité, afin de continuer, de préserver cette relation de voisinage. Une distance qui s’impose d’elle-même, comme si elle était souhaitée par tous mais jamais dite, la juste distance qui va sans le dire. »

Les collections de souvenirs de Denis Roche dans ses boîtes vitrées

Lui, collectionne ses souvenirs dans des boîtes vitrées qu’il accroche sur les murs de sa maison, comme le collectionneur d’insectes suspend des boîtes cadres […] pour les donner à voir.
Des boîtes au format similaire, longues de cinquante centimètres, larges de quarante et profondes de cinq.

« Il classe des choses pour les retenir et retenir en elles des moments ou des êtres et ainsi qu’il en reste quelque chose : des fragments de vie en forme de choses agencées en une composition étudiée pour être regardée. Quelques choses plutôt que rien.

Je le regarde parfois depuis l’une des fenêtres de ma cuisine qui surplombe plusieurs fenêtres de son appartement, et je regarde surtout la table ronde qui accueille les repas le dimanche midi ou les soirs avec amis ; et le reste du temps les choses sélectionnées pour l’une des boîtes. Depuis ma fenêtre je vois bien l’ensemble mais pas les détails. Approchons-nous.

Une suspension arrose de lumière le bois marron chaud de la table et les objets posés dessus. Une boîte Agfa Multicontrast vermillon et blanc, des tirages photo noir et blanc d’assez grand format, la carte de visite d’un hôtel Les Tourelles rue Pierre Guerlain 2-4 Le Crotoy baie de Somme, une carte faire-part de mariage Lionel et Marie 2 juin 2003, un papillon à grandes ailes décoratives avec son nom sur une étiquette Papilio maulius Fabricius, un billet de cinéma mk2 bastille Sur mes lèvres 22 h 10 12 octobre 2003, des fleurs séchées orange presque rouge vermillon, ressemblant à de petites cloches et appelées lanternes japonaises ou encore amours en cage, une carte d’adhérent au Centre Georges Pompidou, un texte d’Henri Michaux Hommes, regardez-vous dans le papier, une boîte d’allumettes à l’illustration très graphique noire sur fond blanc avec un chat et le mot cats, une date sur un rectangle de papier blanc écrite à l’ordinateur en typographie Helvetica Neue 2003.

Comme les notes accumulées pour tenir un journal, lui consigne des morceaux de son existence sous forme de choses qu’il agence ensuite à l’intérieur d’un espace réduit à une boîte mais ouvert au public de la maison. Désignées il les a ces choses, une accumulation de preuves : je suis, je fus, cela est, cela fut, et ce n’est pas rien. Ainsi peut-être se raconte-t-il des fragments de sa vie pour les conserver et qu’ils continuent aussi, pourquoi pas, à l’imprégner ainsi que les siens, femme, enfants, amis ou simples visiteurs de sa maison. Chaque boîte concentre une parcelle de temps rendue homogène par sa désignation, une année, un voyage, un mois.

[…] Cette collection-là c’est : automne 2003, année 2005, été 1995, année 1984. Cette collection-là ce sont : des moments, des lieux, des idées, des voyages, des gens, des mondes. Cette collection-là ce sont des histoires composées en tableau : lui écrit des histoires en images, pour les regarder et que les autres les voient aussi mais sans sans que personne ne puisse écrire mentalement le même texte, la même légende. Lui a sa version, nous la nôtre et quelques choses en commun. En 2003, par exemple, peut-être a-t-il passé quelques jours au Crotoy dans la baie de Somme à l’hôtel Les Tourelles danns l’une des chambres face à la mer, la chambre numéro 14 pourquoi pas.

Françoise Peyrot et Denis Roche

La rencontre en 1967 de Françoise Peyrot fut pour le « poète inadmissible » une chance considérable. Elle deviendra sa compagne, entrant dans le jeu de ses fantasmes, dans une relation en miroirs témoignant d’une très belle complicité traversant le temps [1].

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« Françoise travaille aux éditions du Seuil [2], Denis aussi, je sais qu’il s’occupe d’une collection que je connais car j’ai lu certains des livres qui la constituent, notamment Dans le nu de la vie de Jean Hatzfeld, il y a peu, et bientôt je lirai La Vie sexuelle de Catherine M. Catherine, notre voisine. Denis l’a incitée à écrire ce livre, il est son éditeur, Jacques est son compagnon, son premier lecteur et critique »

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« ….Alors tu nous feras lire ? » demande-t-il un jour à l’auteure.

« Il dit nous car tous les deux, Denis et Françoise, Denis & Françoise comme une entité, deux êtres liés comme la ligature : & que Denis a souvent utilisée dans ses textes ,··jusque dans sa collection [Fiction & Cie], !’esperluette ou ampersand << in english » mais c’est la même chose, pas tout à fait une lettre pas tout à fait une image, une sorte d’idéogramme, une lettre-signe dont se servaient les copistes au Moyen-Âge, dont se sert beaucoup le- poète William Blake. »

Denis Roche, photographe

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Denis Roche, Autoportrait, 7 août 1994
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J’ai longtemps rêvé de faire un livre qui ne parlerait que du silence de la photographie, c’est un sujet qui m’obsède. On ne peut pas parler du silence de la peinture.
Denis Roche

Un jour de 2001 nous raconte Karine Miermont, Denis nous invite à la Maison Européenne de la Photographie où se déroule une exposition qui lui est consacrée, une fin de journée fermée au public. Nous somme trois : Denis, Matthieu [le mari de l’auteure] et moi.

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« Nous parlons assez peu je crois. Nous lisons Matthieu et moi chacun pour soi le titre ou la légende de chacune des photographies, 16 octobre 1976 Paris, rue Henri Barbusse/ 12 mai 1984 Paris / 23 février1985 Gizeh. Égypte, The Sphinx House / 13 août 1993 Paris / 5 août 1997 Sète, Pierre Soulages / 6 avril 2000 Palmyre, Syrie. Hôtel Istat, chambre 207. Ce n’est pas pour rien que l’exposition s’appelle Les
preuves du temps
. Peut-être Denis évoque-t-il à voix haute tel ou tel moment contenu dans telle ou telle image. Sans doute l’évoque-t-il un peu, à sa manière : rapide, ou bien elliptique, ou encore sarcastique, ou encore encore mystérieuse (en lançant un mot dans l’air, une remarque à laquelle on ne s’attend pas, un propos à contre-pied).
[…]
Dans les jours qui suivront cette visite avec Denis, j’achèterai le livre associé à l’exposition, et un autre, Le Bottier de mélancolie pour lequel Denis a a choisi cent photographies, cent photographes, et écrit les cent textes qui vont avec.
Je crois que c’est à partir de là que j’essaie de le connaître en parallèle du voisinage, en lisant, en regardant, et très lentement. Aucune question directe sur lui, ni sur son activité d’écrivain, de photographe et d’éditeur. J’apprends sans rien dire, en douce, par effraction. En lisant, en regardant, donc. »


Denis Roche, 24 décembre 1984, Les Sables-d’Olonne, Hôtel Atlantic, chambre 301, courtesy Galerie Le Réverbère
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(Cette photographie a un pouvoir d’aimantation particulier pour moi et ce n’est pas pour son sujet principal, mais son arrière-plan : il se trouve que je vis une partie de l’année aux Sables d’Olonne, à proximité de l’hôtel Atlantic. Sensiblement la même vue, avec en plus à droite, vue sur la grande jetée et son phare indiquant l’entrée du chenal emprunté par les voiliers des plaisanciers, ceux des skippers du Vendée Globe pour leur tour du globe à la voile, les chalutiers des marins pêcheurs qui alimentent la Criée et les gros cargos céréaliers qui fréquentent le port de commerce. Un tableau vivant, renouvelé chaque matin et au gré des marées, découvrant les rochers devant l’Hôtel Atlantic ainsi que devant le bien nommé Hôtel des Roches noires. La couleur de l’eau et son agitation disant l’humeur de la mer.)

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PLUS sur le véritable sujet de la photographie ICI

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Le Boitier de mélancolie

À la fois photographe, poète, éditeur et théoricien de la photographie, Denis Roche (1937-2015) a commencé à exposer et à publier ses photographies en 1978. Adepte de ce que l’on a appelé par la suite, la « photo-autobiographie ». En 1980 il fonde, avec Gilles Mora, Bernard Plossu et Claude Nori, les Cahiers de la photographie. Mais c’est surtout avec La Disparition des lucioles, en 1982, recueil de textes sur l’acte photographique, qu’il attire l’attention de la critique. En 1999 il est exposé aux Rencontres d’Arles.
Biennale photo Muhouse, 2018

« Donc je commence par lire Le Boîtier de mélancolie, j’ai de la chance : des mots en face des images, et inversement.
[…]
Ainsi, je suis même temps dans son regard et dans son écriture, sa façon de voir et de dire, sa façon de dessiner ce qu’il dit ce qu’il écrit ce qu’il photographie. C’est à la fois complètement intime et totalement universel, cette façon de parler de la photographie. Au passage il parle d’autre chose, tout ce qui va avec la vie, la mort, l’écriture, le décrassage de nos esprits, celui des mots et de notre regard. Je m’en tiendrai là pendant des années. Je ne me rendrai compte de l’étendue· de son chemin parcouru que dans les derniers mois de sa vie puis après, maintenant. »


« 19 juillet 1978. Taxco, Mexique. » Photo Denis Roche Prêt de la Galerie Le Réverbère à Lyon
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courtesy Galerie Le Réverbère
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courtesy Galerie Le Réverbère
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Les autoportraits avec sa femme Françoise dans des chambres d’hôtel affirment la construction de l’image et témoignent de l’implication du photographe dans l’acte de prise de vue. Miroirs, fenêtres, reflets mettent en abîme la photographie comme acte de désir : désir de photographie et désir amoureux.

Denis Roche donne de l’importance à ce qu’il nomme la montée des circonstances : « Juste avant et au moment où le photographe va faire sa photo. Que se passe-t-il pendant ce temps plus ou moins long qu’interrompt le déclic ? Le photographe tourne avec son appareil, il a l’impression que quelque chose va se produire ou peut-être pas… et puis la photo est prise… » Cette montée des circonstances témoigne du désir photographique, moteur de la création de Denis Roche.
Biennale photo, Mulhouse, 2018

Mes vélléités d’écriture

« Un jour de 2005 j’arrête mon travail salarié pour ne faire que ça : lire et écrire. Denis l’apprend, ou plutôt c’est moi qui le lui dis, dans la cour alors que j’arrose un après-midi d’un jour de semaine et qu’il s’étonne de me voir là à cette heure (lui c’est normal il est maintenant à la retraite), je lui dis : j’arrête mon travail, je vais écrire. J’ajoute une phrase du genre : j’ai des idées.

Il me répond avec un rire moqueur une phrase qui ressemble à : dans quoi tu vas te mettre. Il évoque n aussi l’idée d’une nécessaire souffrance ou blessure pour écrire, je ne me souviens plus précisément, disons l’idée qu’il faut avoir vécu ou être en rapport avec des événements rudes pour éventuellement écrire. Il ajoute une phrase de Céline sur les idées en littérature, que ce ne serait pas avec des idées ou des sujets que l’on fait un bon ou beau livre. Paf, dans ta gueule, je me dis. Je ne réponds pas à son estocade, je prends son doute, son sarcasme, j’essaie de les comprendre et de les accepter, en silence. Je connais ce genre d’épreuve, de défi, je vais travailler, on verra.
[…]
C’est lui qui m’en reparlera : « Alors, cette écriture ? » un jour, « Alors tu nous feras lire ? » un autre jour. « Alors ? » encore un autre jour. […] Un lundi je dis oui, je vais vous déposer mon texte »

« Pas que de la littérature ! »

« J’espère que tu ne lis pas que de la littérature ! » lui avait dit Denis lorsque Karine Miermont s’était ouverte à lui de son intention d’écrire.
« Pas que de la littérature ! », cette phrase revient en leitmotiv dans le livre. « Que veut-il dire vraiment ? J’aurais dû lui demander ça aussi » mais l’auteure n’ose pas : « cette manie de ne pas formuler d’interrogations directes lorsque les sujets me concernent ou plutôt concernent certaines régions sensibles pour moi ». Et son questionnement sur son désir d’écrire en fait partie. Un fil conducteur qui nourrit son livre jusqu’aux dernières pages où lors d’une rencontre avec Françoise, après le décès de Denis, elle lui donne la réponse jamais posée à Denis : « Que veux tu dire par j’espère que tu ne lis pas que de la littérature ? ». Françoise comprend immédiatement. « Et le sens est bien le premier par moi compris ». Mais Françoise est plus précise et évoque comment Denis se comportait dans une librairie. [A découvrir dans le livre]

A ce moment, nous n’en sommes pas encore là, mais Denis Roche aime théoriser, expliquer (comme d’ailleurs la plupart des avant-gardistes de Tel Quel). Dans ses longues préfaces à ses livres, et dans ses entretiens il explique volontiers, comment il écrit, poésie, littérature, comment il photographie. Et, lors de la lecture de ses livres, Karine Miermont en quête du Graal de l’écrivain note sur son carnet quelques phrases. Laissons-là nous le dire :

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« Pas que de la littérature ! » Cette phrase-là qui enfle au fur et à mesure de ma lecture de ses livres. Phrase qui s’éclaire davantage, autrement, qui prend toutes sortes de couleurs, de tons, d’angles, de chemins, au fil des années après sa mort. Cinq ans. Extraits, bouts. Mare à bouts.

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La plupart des écrivains se laissent couler dans le moule de leur temps, ajoutent des phrases et des livres les uns aux autres.

Revenir à l’esthétique du mot, de la phrase, de l ’invention verbale.

Il faut écrire quand on a envie d’écrire une chose très précise sous la forme d’un livre unique chaque fois.

tentative d’idéaliser à mort le texte de fiction, de lui donner le statut qu’a la poésie précisément

S’il n’y a pas la notion de rupture, je ne vois pas l’intérêt (...) C’est toujours un mouvement d’exaltation de l’isolement en train de se déplacer.

Tout ce qui ne tire pas son coup à la mort n’a pas voix au chapitre

Savez-vous qu’en italien on appelle « luciola » une· prostituée ?

J’ai toujours entretenu avec la littérature, et son émanation principale, la poésie, un rapport de classe, ne sachant jamais si les écrivains étaient les « autres » et moi le « différent » ou l’inverse. C’est sans doute ce qui m’a permis d’être éditeur en continuant de faire l ’écrivain, tout en m’absentant » de l’un et l’autre en devenant photographe.

à chaque bond de la beauté dans ma vie, je ne désespère plus, ce qui veut dire que je peux continuer à écrire, à pousser devant moi un certain laps de littérature

S’il était possible de dire « ce que veut » la littérature, beaucoup se sentiraient rassurés, n’est-ce pas... Sauf bien sûr les écrivains eux-mêmes auxquels restera toujours impartie une bonne part des ténèbres

Je frappais sur les touches sans savoir où les mots atterrissaient. J’étais le vent et j’étais le soleil : ce que j’écrivais, c’était le bruit et c’était la lumière.

L’écrivain dira toujours, je dirai toujours : « allons ailleurs »

Pont-de Montvert


Françoise au Pont-de-Montvert le 6 août 1984
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Denis Roche a pris quatre photographies de Françoise au Pont-de-Montvert, dans la même position et même cadrage : les 12.fuillet 1971, 6 août 1984, 13 août 1995, 26 septembre 2005. Elles sont toujours visibles sur le site de la galerie Le Réverbère à Lyon.

« C’est pendant la cérémonie au Père Lachaise, quand un autre de ses fils, Nicolas, prend la parole au nom de tous les fils Roche et pour toute la famille, et qu’il indique que les cendres de Denis seront déposées au Pont-de-Montvert, dans cet endroit où Denis Roche alla régulièrement avec Françoise pendant une quarantaine d’années et dont il consigna les preuves de sa visite, les allers et retours, en photographies : Françoise assise sur un muret qui surplombe un cimetière, cette idée de revenir dans un endroit et de marquer ce passage, cette idée de parler du temps qui passe et de la mort inhérente à la vie, mort à affronter plutôt qu’à contourner, mort à travailler, à guerroyer, à transformer en rituels, en art.
[…]

Les cendres de Denis Roche au Pont-de-Montvert. « On pourrait presque dire sans lieu » me dit Jacques Henric quelque temps après le feu du 8 septembre, il ne comprend pas cette idée des cendres, et cela semble lui faire mal, « Être nulle part, je ne comprends pas » ajoute-t-il. Nulle part ? Oui et non, pas tout à fait dans le cas de Denis Roche. Il est là, Pont-de-Montvert, on le voit dans ses photos. Et Françoise le regarde.
[…]

_ [Au Pont-de-Montvert], ou bien littéralement comme un jeu avec les mots, une analogie, une métaphore ? Le pont de mon vers ou plutôt ver, le pont de son ver à Denis Roche, qui n’est pas le vers des poètes. C’est le ver de terre ou le ver chenille, le ver possible papillon en devenir, le ver chenille comme chien, le ver viande comme cadavre, ver comme nymphe et autres insectes dans la procession des mangeurs et transformateurs de la matière, le tombeau, et jusqu’à la musique des grincements des gonds de la tombe.

Ce ver qu’il décrit dans un texte autour de William Blake, Matière première : "Ver que je châtre moi, définitivement, de son s, ce que Blake ne renierait pas. lui qui fait (bien avant Dylan Thomas) rimer womb (matrice) avec tomb (tombe) en les rendant tous deux presque homophoniques de worm (le ver)."

« Temps profond » : La dernière pièce du puzzle

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le livre sur amazon.fr

« Temps profond »
sous-titré-
« Essais de littérature arrêtée 1977-1984 »

Seuil

400 pages

Le Journal inédit de Denis Roche publié post mortem en octobre 2019 avec l’accord de Françoise Peyrot-Roche. Le chaînon manquant, la dernière pièce du puzzle, celle qui lui donne, par sa simplicité trompeuse, toute sa cohérence et qui nous invite à suivre ce qu’il appelle « le délicieux cheminement des géomètres invisibles »..

Et je comprends ce 6 octobre 2019, dimanche après-midi, tandis que nous buvons un thé chez Françoise, Matthieu et moi, et qu’elle nous raconte le cheminement qui l’a conduite à faire paraître ce manuscrit déposé par Denis dans une chemise de papier rangée dans un tiroir de son bureau, Temps profond, Essais de littérature arrêtée, je comprends l’apparente félicité de Jean-Marie Gleize au sortir de la Fabrique un jour de 2018, quand il sait enfin que ce manuscrit dont il soupçonnait l’existence existe bien, qu’il l’a là, comme le détective à qui il manquait un indice décisif, il l’a, là, dans sa valise à roulettes, ici dans l’avant-cour de la Fabrique, et grâce à cela il va pouvoir écrire cette sorte de biographie, disons ce portrait en actes d’écriture et de photographie, qui vient de paraître aussi, le même jour : Denis Roche. Éloge de la véhémence. « Il m’a dit que c’était la pièce du puzzle qui lui manquait pour écrire ce livre sur Denis » nous raconte Françoise.

Puzzle : image faite avec des morceaux, des pièces dont il faut retrouver la combinaison entre elles, l’emplacement de chacune, afin de reformer l’image complète. […] c’est sûrement pour ça, aussi, les bouts, l’idée du Marabout. […] cette impression de compléter, de résoudre, de terminer un paysage de mon voisin, à la lecture de ses Essais de littérature arrêtée, ce Temps profond, l’impression de pouvoir moi aussi terminer la partie, l’image, le jeu des fragments.

Une date, un jour entre parenthèses, un tiret, et ça commence. Une succession de jours dans l’ordre du temps qui passe, mais pas tous les jours. Le début du livre est une sorte de faux premier jour : 20 juillet 1977 [mercredi]. - Pas tout à fait vrai puisqu’à la fin de ce premier jour, Denis Roche indique qu’il l’écrit sept ans plus tard, le 2 janvier 1984 : J’ai décidé que ce serait le prologue de mon livre parce que je crois que commencer un livre c’est comme aller frapper à la porte d’une tombe pour faire entendre le bruit qu’on fait dehors.

Mais vrai premier jour car ce jour-là, 20 juillet 1977, ils sont bien allés, Denis et Françoise, visiter une tombe en Italie, comme la photographie 20 juillet 1977. Orvieto l’atteste, comme si la photo redoublait sous nos yeux la littérature arrêtée. de ce début de Temps profond., comme s’il se passait exactement ce que Denis Roche décrit dans .La Disparition des lucioles : Je sais que j’utilise cette expression de « littérature arrêtée » pour désigner aussi bien le journal intime que la photo. Dans l’autoportrait photographique, je dirai que ce sous-entendu « littérature arrêtée » se retrouve avec un exposant fort : l’arrêt est littéraire, bien sûr, mais il est comme montré du doigt, alors qu’il est, sous nos yeux, en train d’avoir lieu. .

Et sous nos yeux la photographie 20 juillet 1977.
Orvieto.
, autoportrait fait au déclencheur à retardement puisqu’ils sont là, tous les deux, Denis & Françoise, dans un passage entre deux murs faits de grandes pierres taillées en parallélépipèdes, comme une composition stable de gros morceaux de sucre rangés là depuis des siècles, composant probablement les murs de l’une des nécropoles étrusques autour d’Orvieto.

Ce jour-là, 20 juillet 1977, ils sont donc bien allés .frapper à la porte d’une tombe.. Avant, ils ont croisé un village, une femme, un four, un vieil homme qui les guide, des bouches d’enfeu, la voix amplifiée de l’homme, la porte du tombeau, le bruit des gonds. Histoire à énigmes, à signes, sens enchâssés, métaphores. Pour commencer. Il y en aura d’autres, des histoires comme des portes qui s’ouvrent, avec le rêve ou avec les images ou avec les mots et les phrases. Comme des espaces de temps dilaté au milieu du réel capturé.
[…]

L’auteure a l’habitude de lire, un crayon à la main et de marquer les passages qui la frappent ou la touchent. Pour ce livre, ce qu’elle ne fait pas d’habitude, elle va même les reopier sur son ordinateur, en les répétant à haute voix. Mais là, pour les nombreux passages de sexe, elle ne s’y résout pas :

...surtout, je n’ai pas envie de les dire à haute voix pour les recopier, je n’ai pas envie d’avoir l’impression de les disséquer en les retranscrivant. Et maintenant je pense aussi : tous ces moments de sexe, d’érotisme et d’amour, si essentiels dans la vie et l’écriture et la photographie de Denis Roche, impossible, impudique d’isoler des fragments. Juste dire, peut-être : à quel point le corps est central et le sexe, loin de toute honte, mais comme beauté, comme joie, comme respirer. Comme façon de voir la vie, la mort, l’art, écrire, lire, littérature. Près d’un corps, avec, dedans. Il faut lire, aussi, .À Varèse, Essai de littérature arrêtée., pour être au cœur de cela, le sexe comme moteur de littérature et de photographie, comme art, comme liberté, musique et mouvement de Roche, .
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Je laisse reposer. Décanter, digérer, déposer.

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La qestion de la forme pour Denis Roche

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Jean-Marie Gleize qualifie Denis Roche de "créateur de forme". Ici, Karine Miermont illustre cette préoccupation essentielle pour lui. : :

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Je déjeune avec Françoise, à qui j’ai écrit une lettre pour lui raconter ma lecture de Temps profond.

Françoise évoque comment Denis faisait dans une librairie : il ouvrait les livres, feuilletait, lisait un peu, refermait, « il regardait comment c’était fait ». Il regardait la forme..

De forme il est souvent question dans.Temps profond., à propos d’écrire, à propos de photographier, et même d’être, de vivre, d’exister : .J’ai fini par trouver comment il. fallait le dire : Exister, c’est développer une forme.. Phrase que je connais déjà, pour l’avoir lue et relue dans un court texte écrit par Denis Roche en septembre 1985 pour les dix ans de sa collection « Fiction & Cie ». Phrase qu’il cite alors comme si elle n’était pas de lui, en l’introduisant par : .Quelqu’un a écrit un jour. . On comprend maintenant que c’est peut-être lui qui l’a écrite, le 12 septembre 1983, dans ce .Temps profond. longtemps enveloppé dans une chemise de papier, longtemps déposé dans un tiroir de bureau. Longtemps déposé comme le temps sur lequel Roche travaille inlassablement, .Temps profond. comme couches de temps, dépôts, sédiments. Fragments de temps arrêté qui se succèdent dans l’ordre du temps général, temps d’un seul et temps de tous, millefeuilles de temps.

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Mille retours avec Georges Perec

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Et voilà qui rappelle les Mille retours. déjà évoqués, mais autrement, parce que l’on apprend qu’il y a bien eu un dîner avec Georges Perec à la fin des années soixante-dix, et que ledit Perec a écrit un texte en 1980 pour une revue . (Traverses) ., dédié à Denis Roche, titré Fragments de déserts et de culture, écrit à la façon des .Dépôts de savoir et de technique. dudit Roche, et sans que celui-ci ne le sache du vivant de Perec. Perec meurt en 1982, Denis Roche découvre le texte et sa dédicace en 1984. Il détaille la forme :

.Perec a joué le jeu : même pratique des découpes, même travail sur la longueur des lignes et la capacité de production « courte » du sens, mêmes recours à des textes neutres, scientifiques ou descriptifs, même intrusion de débris autobiographiques ou de lectures personnelles. . Ainsi Denis Roche encore vivant dédicace son dernier texte à Georges Perec déjà mort, Mille retours., « en souvenir d’un dîner » et plus que cela probablement. De dédicace à dédicace, de texte à texte, de mort à mort.
[…]

La phrase n’a pas cessé, jamais, d’être sa vie.

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La déambulation dans Temps profond par Karine Miermont

Dans Temps profond comme dans un espace, dans un texte comme lors d’une marche, on continuerait d’avancer ensemble, lecteur, toi, moi, vous, nous. Nous le public, les liseurs, les regardeurs, les spectateurs, de livres, de textes, d’images arrêtées ou animées.

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Un soir tard nous regarderions une vidéo de Jean-Luc Godard, Lettre à Freddy Buache, que Denis Roche décrit, concluant Il n’y a plus que l’essentiel de l’art : mouvement, forme, couleur et alors il pose sa main sur l’écran avec une vague et nauséeuse envie de pleurer.

On croiserait Marguerite Duras à plusieurs moments, on l’écouterait parler du son et de la lumière à propos d’écrire, nous la verrions dans son jardin, au téléphone, et Denis Roche note : On va publier le journal d’Alix, et Marguerite m’appelle pour me parler. C’est bien, les femmes sont là. Elles meurent, elles ont écrit. Elles sont vivantes et elles parlent. Moi, j’écoute, je tâche d’être sur leur passage.

Souvent nous serions à la Fabrique, 1a nuit, le jour, Denis Roche qui ouvre une fenêtre et regarde : la façade de brique de l’immeuble en face, la lumière, les couleurs, les ombres, les lignes, Françoise, le ciel, les nuages, le vent, les arbres, les lianes, les bambous, les feuilles, un pigeon mort, un papillon de nuit gris.

Tel jour nous voyagerions dans un train, à travers la campagne, dans les lueurs jaunes et bleues qui couchent les ombres sur les collines, nous regarderions le ravissement de Denis Roche alors qu’il retrouve un passage dans l’un des tomes de la recherche du temps perdu, et tandis qu’il consulte en parallèle la traduction anglaise où un time and again, temps et encore, lui semble si parlant, tellement en accord avec l’écriture de Proust. Ou plutôt avec l’écriture de Roche ? On se poserait la question.

Nous ferions particulièrement attention à tout ce passage car il est non seulement question du temps, du retour (again/encore), mais aussi de lire et écrire, comme dans les récits, les histoires, quand on avance par approximations, détours, liés de si jolie manière par un « et », comme dans un çà et là de l’esprit, un peu ou prou de l’approximation littéraire. Nous accorderions décidément beaucoup d’attention à tout ce passage car il y serait aussi question de photographie, que Proust compare à un baiser, photographie qui permet d’embrasser, de cadrer, plusieurs plans, plusieurs échelles, plusieurs possibilités du réel selon comment on regarde, comment on cadre, comment on capte, comment on écrit. On se dirait : Roche, à la recherche du temps arrêté ?

[...]

À plusieurs moments nous rencontrerions les voisins de la Fabrique, Bernard Dufour, Paule Thévenin, son mari Yves ; Bernard Dufour qui plante tel arbuste dans la cour, Yves Thévenin et le mécanisme de son réveil qui lui survit.

Nous croiserions la mère de Denis Roche, chez elle, au téléphone, à la Fabrique aussi, disant des phrases marquantes comme « Je suis une grande statue dans laquelle il y a encore un peu de sang qui circule » ou , « Je veux vivre encore vingt ans ! Il faut le dire à tout le monde ! » Et parlant de la photographie de l ’Indienne qui est dans le bureau de Denis Roche et devant la¬quelle elle s’arrête un jour de 1980. Nous apprendrions que c’est ce jour-là seulement qu’elle fait remarquer l’attitude de la femme, poings serrés et pouces dressés, et qu’elle explique que ce geste d’éloignement d’un mauvais sort était fait par les Indiens « dès que les Blancs les approchaient et les photographiaient. » Au passage on apprendrait aussi que les boîtes-années sur les murs de sa maison, Denis Roche les nommait peut-être boite-reliquaire.

[...]
On apprendrait que son père est mort au début des années soixante, Denis Roche vingt ans et quelques, alors que je l’imaginais disparu depuis beaucoup plus longtemps, depuis l’enfance de Roche, à cause de l’absent aigu déjà évoqué, ce texte Roche de Gertrude Stein et librement traduit par Denis Roche. Mais nous comprendrions mieux, peut-être, ces deux mots, absent aigu, ne désignant pas la mort précoce mais plutôt une impossibilité entre Roche fils et Roche père, un regret puissamment réveillé et écrit par Denis Roche après avoir lu une dédicace en tête d’un manuscrit reçu :

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À mon père
en regrettant de ne pas
avoir été le sien.
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[...]

Souvent, il y aurait Françoise : à force de nous aimer, de nous regarder ou de regarder les choses et les paysages en même temps, à force de savoir chacun ce que l’autre savait, à force moi de m’enfoncer comme un coin en elle, et elle de rouler autour de moi avec les grosses feuilles vertes de son corps et ses murmures de lait. Et on finirait par penser que peut-être ce Temps profond serait le « roman d’amour » évoqué dans une conversation sous le passage vers la Fabrique un jour de 1980, avec un ami écrivain, Claude Ollier, celui qui est aussi dans le Parnasse de Bernard Dufour.

[...]

Alors nous repenserions tout simplement au titre, long, fait de deux parties, plutôt titre et sous-titre, Temps profond Essais de littérature arrêtée 1977-1984, on s’étonnerait tout à coup de l’apparente contradiction temps profond/littérature arrêtée, comme une association paradoxale, beaucoup de temps longtemps, associé à des instants de quelques années. Alors nous retournerions dans le texte d’introduction que nous aurions oublié à force de cheminer dans Temps profond, grand livre lyrique dont l’obsession ne l’avait pas quitté et dont il voulait réaliser l’unité en exploitant les notes d’une vie entière pour en faire la matière même de l’écriture. Une vie entière, temps profond.

Denis Roche précise : je me dis que si je publie le premier tome du Journal sous le titre Essais de littérature arrêtée le deuxième devrait s’appeler La Ligature des années. Cette ligature des années nous évoquerait d’autres textes de Denis Roche, à propos des dieux d’Égypte qui lient des joncs, [...] ou métaphores avec les végétaux et singulièrement les lianes, comme la liane de la façade de la Fabrique, du côté de chez Françoise et Denis, ces plantes justement nommées grimpantes, qui s’accrochent au fil du temps et montent sur les surfaces de la Fabrique, murs et fenêtres, chèvrefeuille, vigne vierge, liseron, lianes plantées par Denis Roche.

A nouveau les mots se manifesteraient tous seuls, comme mots ou bouts de mots s’associant les uns aux autres, se succédant par rapprochement, glissement, liane, lien, lier, lie, la lie, là lis lecteur toi moi vous nous, là lis, liés, lis &, ligature. Et le mot ligature des années nous ramènerait à un autre livre de Denis Roche, La Disparition des lucioles, où ligature des années parle de photographie mais aussi d’écriture, où c’est comme si nous étions dans le laboratoire de Temps profond : comment dénouer le réel, comment le prendre (à partir d’un soi, autoportrait ou autofiction), le tenir (ligature des années), le flécher (photographie, littérature arrêtée) ?

Les jours se succéderaient comme dans nos vies, il y aurait des pensées, des faits, des gestes, des mots dits, des mots écrits, ce serait à la fois prosaïque et lyrique, réel et onirique, rapide et essentiel, lent et fulgurant, jamais convenu jamais facile et pourtant ni compliqué ni alambiqué ni savant. Juste beau. Très.

Ce serait la recherche d’un artiste qu’on lit, un homme singulier, un écrivain, un photographe, un éditeur.

Ça finirait par la voisine d’en face, Paule, qui lui dit, un jour de janvier 1984, au téléphone : « Denis, vous savez bien que je suis une pragmatique ! Les amis meurent, alors au lieu de pleurer,je pense qu’il vaut mieux faire des livres pour eux. »
Comme si elle me parlait à moi.
Ou plutôt à ma place, depuis ici chez moi chez elle, à la Fabrique.

Si l’on ne lie en gerbe les faits,
si l’on n’engrange dans le cœur
Tout dépérit

ERZA POUND

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VOIR AUSSI :

- Denis Roche « Un temps profond » (sur pileface)
- Repères biographiques
- Bibliographie
- Expostions

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A propos de l’auteure

Karine Miermont est née à Romans-sur-Isère, le 2 janvier 1965. Elle a grandi près de Perpignan et l’Espagne, puis étudié à Toulouse puis à Paris.

Longtemps productrice pour la télévision au sein de la société Gédéon, elle a travaillé avec des auteurs, des réalisateurs, des graphistes, des musiciens, sur le contenu et la mise en forme de programmes, magazines ou documentaires, et de chaînes de télévision. Elle a ensuite créé sa propre structure de production, View, puis est devenue free-lance pour se consacrer à la direction artistique pour la télévision et l’Internet. Elle a notamment orchestré le changement de la Cinquième en France 5, chaîne dont elle a assuré la direction artistique durant 3 ans. Elle a écrit une série documentaire sur l’approche des arts visuels par les enfants, "Allons voir", en a réalisé le premier épisode pour France 5 et le Centre Pompidou. Elle a quitté l’audiovisuel pour lire, écrire et s’occuper d’une forêt dans les Vosges.

Elle vit à Paris et vient de terminer un récit à partir des attentats de janvier 2015, L’atelier des massacres, et travaille sur un roman. Son premier livre, L’année du chat, a paru en 2014 aux éditions du Seuil, collection Fiction & Cie.
Crédit https://www.huffingtonpost.fr/author/karine-miermont


PARTIE 2 – EN GUISE DE POSTFACE

En refermant le livre de Karine Miermont, nous sommes saisis de la même envie, besoin que l’auteure, juste après la mort de Denis Roche, de découvrir plus avant son œuvre : elle s’était mise à lire tous les livres de Denis Roche.
Ce n’est pas le moindre des mérites du portrait de Denis Roche par Karine Miermont que de susciter cette envie.
Après notre propre plongée dans l’univers de Denis Roche, nous vous proposons en guise de postface, les chapitres suivants :

- Denis Roche, l’expérimentateur
- Le poète et l’aventure Tel Quel
- Dix années d’écriture poétique
- Un portrait de Denis Roche par Jacques Henric
- Denis Roche par Denis Roche

sans que ceci n’épuise le sujet, loin de là, car autre constat : le poète, le traducteur, le prosateur, l’éditeur et le photographe peuvent se décliner en de multiples portraits qui se complètent et s’éclairent les uns les autres. Une question alors se pose : Y-a-t-il un fil rouge qui relie ces différentes activités ?

Denis Roche, l’expérimentateur

Y-a-t-il un fil rouge qui relie ces différentes activités, ces différentes œuvres ?

Prototype et œuvre unique

Dans notre plongée au cœur de son univers, quelques constats se sont imposés à nous. Que ce soit pour ses poèmes, sa prose, son activité d’éditeur et ses photographies, il a toujours cherché à sortir des sentiers battus, par tous ses prédécesseurs. Plus, chacune de ses œuvres, poèmes notamment vise à être unique. Il utilise un mot à cet effet, le mot de prototype pour les désigner, d’où le titre de cette note « Denis Roche l’expérimentateur », on pourrait aussi dire le chercheur. D’un prototype à l’autre, il change les paramètres de l’expérience, et examine ce qui en résulte en nous expliquant ce qu’il tente d’obtenir dans de longs avant-propos. L’expérimentateur expose ses théories. Certains ont utilisé le terme de « poésie critique » pour exprimer sa démarche d’une expression générique –ou bien cette expression de Jean-Marie Gleize, fin exégète de Denis Roche : « l’effort de Denis Roche a été de produire une critique systématique de « la » poésie par les moyens de la poésie même » [3]
Une expression générique ne peut traduire qu’imparfaitement cette démarche, c’est pourquoi, écoutons Denis Roche, nous l’exprimer avec ses propres mots dans un entretien avec la revue Prétexte, printemps 1999.

Quand j’écrivais mes premiers livres de poèmes, j’étais hanté par quelque chose que j’allais faire beaucoup plus tard (1978-1980), qui étaient Les dépôts de savoir & de technique, qui me paraissaient correspondre exactement à ce que j’avais en tête sans arriver réellement à le faire dans les années soixante. Il me semblait que j’allais d’un prototype à un autre prototype.

L’idée d’un livre pour moi, c’est ça : tout d’un coup, j’ai dans la tête l’idée du prototype suivant et je l’écris. Louve basse (1976) était aussi un prototype par rapport à la prose et par rapport à ce qui se faisait à cette époque-là. C’était aussi un mouvement libératoire par rapport au carcan des sciences humaines que j’avais connu pendant les années Tel Quel. Je voulais revenir à l’esthétique du mot, de la phrase, de l’invention verbale, qui me paraissait un peu étranglée à l’époque. Puis après, j’ai pensé photo, parce que cela me paraissait une autre façon de me tirer plus loin vers autre chose. L’une de mes séries de photos s’intitule Au-delà du principe d’écriture.

Stéphane Baquey : Entretien avec Denis Roche
publication idans : Prétexte, n° 21/22, printemps 1999, p. 34-41

Et quid de son activité d’éditeur en tant qu’expérimentateur ?

Oui, peut-être me direz-vous, dans cet entretien Denis Roche lie bien poème, prose et photographie, mais quid de son activité d’éditeur ?

Avant de rejoindre le comité éditorial du Seuil, en 1971 IL avait travaillé aux Editions Tchou, mais c’est au Seuil et plus spécialement avec la création de la collection Fiction & Cie (1974) qu’il va imprimer sa patte et créer une collection à son image. Celle de l’expérimentateur qui se propose à nouveau d’explorer, cette fois, de nouveaux territoires de l’édition. « lieu d’accueil pour des œuvres éclectiques et exigeantes. » indique le site du Seuil. Cela ne s’est pas fait sans une forte opposition à son projet, au sein même des éditions du Seuil, mais c’est Paul Flamand, alors PDG du Seuil qui choisit, contre toute attente, de donner sa chance à cette nouvelle expérimentation, ce nouveau prototype d’édition conçu et animé par Denis Roche. Il n’eut pas à le regretter. En 2004, Denis Roche, 66 ans, laissait la place à Bernard Comment. La collection Fiction et Cie comptait quelques 300 titres.
Mais, laissons Denis Roche nous conter la naissance de cette aventure éditoriale :
Pourquoi ce nom de "Fiction & Cie" ?

« A l’époque, le mot "fiction" n’était pas utilisé en français, dit Denis Roche. Moi, je m’occupais beaucoup de littérature américaine (il a magnifiquement traduit Les Cantos, d’Ezra Pound) et je lisais souvent un journal américain qui s’appelait Fiction. Mais ce mot, qui me séduisait, était aussi français, et je voulais pour ma collection un mot français. Enfin, j’avais envie d’y publier tout ce qui me plaisait, des romans français, des étrangers, des essais, alors j’ai ajouté ce "et compagnie". Je souhaitais aussi signifier que cette collection n’avait aucune définition idéologique, ne revendiquait aucune cohérence, qu’elle serait le résultat de mon éclectisme, mot absolument banni en ce temps-là. »
Josyane Savigneau
Le Monde, Denis Roche, plaisirs, "Fiction & Cie", 07 septembre 2004

Le poète et l’aventure Tel Quel

Cette aventure n’est pas évoquée dans le livre de Karine Miermont et il ne faut pas s’en étonner :

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1. D’abord, Karine Miermont fait la connaissance de Denis Roche seulement en 1996 et cette aventure s’est terminée en 1972, avec la démission de Denis Roche du comité de rédaction de Tel Quel.

2. Ensuite, sa période Tel Quel correspond à son activité de poète d’avant-garde. Avec Marcelin Pleynet, il est le « poète » du groupe. Denis Roche a brutalement arrêté et définitement, l’écriture de ses poèmes en 1972.

3. En 1996, quand Karine Miermont le rencontre, en fait, il a tourné la page.
En témoigne la relation que fait Jean-Marie Gleize de l’épisode de la publication d’un numéro spécial de la revue L’Infini, dédié aux 22 ans d’existence de la revue (cf. « Denis Roche. Éloge de la véhémence », par Jean-Marie Gleize, Editions Fiction & Cie/Seuil, 2019)

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Lorsqu’en 1995, longtemps après la dissolution de la revue Tel Quel, Philippe Sollers et Philippe Forest (qui vient alors de publier sa monumentale Histoire de Tel Quel aux Éditions du Seuil) décident de lui consacrer un numéro spécial de la revue L’Infini, fait des souvenirs significatifs d’événements vécus par les anciens lecteurs ou acteurs-auteurs de Tel Quel

[…] Denis Roche choisit de donner une, et une seule, séquence de treize vers, qu’il intitule simplement « 7 février 1961 », extraite de son tout premier texte (qui comportait onze poèmes avec indication du temps d’écriture, sous le titre « La poésie est une question de collimateur »), confié à la revue pour son numéro 10 de l’été 1962. S’il est l’éditeur, dans sa collection « Fiction & Cie », du livre-somme de Forest, il répond très modestement à la sollicitation de L’Infini : nul souvenir, nulle anecdote, nul retour sur un passé d’engagement avant-gardiste ; un simple caillou, le premier, « manifestant » qu’il a été là, d’une certaine façon, qu’il a participé, mais de son point de vue singulier de créateur, sans plus, du moins sans qu’il y ait, de sa part, à commenter davantage cet épisode du passé et les glorieux moments d’une aventure collective. (sic)
Jean-Marie Gleize

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Philippe Forest, dans son Histoire de Tel Quel, évoque la position « excentrée » de Denis Roche, une position qu’il ne quittera plus (jusqu’à sa démission en 1972)

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il n’a jamais partagé explicitement les prises de position politiques que prendra successivement la revue, il s’est montré plutôt ironique à propos du voyage en Chine des « telqueliens », et de ce qu’il impliquait, il n’a jamais participé directement à l’élaboration du corpus théorique de la revue, même s’il l’a accompagnée à sa manière.
[…] En revanche, il a endossé la posture de l’avant-gardiste radical, intransigeant, et cela était suffisant pour faire de lui un membre incontestable du collectif, un des « poètes » du groupe, avec Marcelin Pleynet et Jacqueline Risset, qui, elle, rejoint la revue un peu plus tard, en 1967, et y restera jusqu’au bout, en 1982.

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Groupe Tel Quel, 1971, de g. à d. : Pierre Rottenberg, Jean-Louis Baudry, Denis Roche, Julia Kristeva, Marcelin PLeynet, Philippe Sollers, Jean Ricardou
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[…] Durant ses années telqueliennes, Denis Roche donne tout d’abord à la revue des suites de poèmes, qui seront repris dans les volumes tous régulièrement publiés dans la collection « Tel Quel » : fragments de Récits complets, des Idées centésimales de Miss Elanize, d’Éros énergumène et du Mécrit. Les livres paraîtront en 1963, 1964, 1968 et 1972.
[…] Il fournit aussi à la revue quelques traductions et textes critiques dont le plus important est sans conteste celui qu’il consacre à Ezra Pound, tout à fait inconnu en France à cette date, et dont il sera un des principaux introducteurs avec sa traduction des Cantos pisans aux éditions de L’Herne en 1965.

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La question du rythme

Je crois en un rythme absolu, c’est-à-dire un rythme qui en poésie corresponde exactement à l’émotion ou au degré d’émotion à exprimer. Le rythme d’un homme doit être interprétatif, c’est-à-dire qu’il sera en fin de compte son propre rythme inimitable et qui n’imite rien. » Soit encore strictement singulier (hors conventions), et strictement délivré de toute obligation mimétique : un rythme non figuratif…
Ces années Tel Quel, qui sont aussi les années de sa plus intense activité poétique, traduction et réflexion sur Ezra Pound, qui est pour lui un sommet inspirant de l’« art poétique » universel.

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La question de la Beauté

On peut tenir pour significatif qu’il ose dans cette revue qui est alors le temple de l’avant-garde, et dans laquelle il peut à bon droit se sentir chez lui, à la fois proposer la poésie la plus expérimentale et la plus destituante (la plus logiquement rimbaldienne, au fond : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée ») et se montrer habité par le désir et la nostalgie de ce même absolu hors d’atteinte
[…] D’où cette posture, dedans-dehors, excentré, excentrique, celle même du dandy, mais davantage décidé à se battre qu’à se suicider.
[…] Dans le numéro 31, à l’automne 1967, les sept pages du poème de Denis Roche, au titre programmatique « La poésie est inadmissible », sont présentées en deuxième position dans le sommaire, immédiatement précédées par un texte précisément intitulé « Programme », signé Philippe Sollers,
[…] Francis Ponge, poète on ne peut plus proche de Tel Quel depuis sa création, travaillant lui-même, comme Denis Roche, au dépassement de la poésie : « Ponge fait dépendre très étroitement le processus esthétique de réalisation de poésie (les textes) des possibilités logiques, c’est-à-dire verbales, de la langue. » Où l’on retrouve la logique, nouveau nom, selon le « Programme », de la théorie du texte et des textes, présents et à venir.

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Tel Quel, le lieu d’une poésie nouvelle

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Denis Roche, magnifique traducteur des Cantos, d’Ezra Pound, a été un poète météore. Entre 1962 et 1972, il a publié quelque six cents pages de poésie, puis il s’est arrêté net. « La poésie est inadmissible. D’ailleurs elle n’existe pas », affirme-t-il dans son dernier recueil, Le Mécrit. Ensuite, il a créé la collection "Fiction & Cie" au Seuil, aujourd’hui dirigée par Bernard Comment, il a écrit de la prose, assez peu, et il a photographié, beaucoup.

Josyane Savigneau
Denis Roche et la photo-autobiographie
LE MONDE DES LIVRES | 25.10.07

Tel Quel est et sera le lieu d’une poésie nouvelle ou tout au moins d’une nouvelle conception de l’écriture. Pleynet donne l’exemple avec la prépublication de quelques-uns des poèmes qui seront intégrés à son premier livre, Provisoires amants des nègres, et suggère dans sa présentation de Dupin et du Bouchet, sous le titre « Poésie 61 », qu’un renouvellement de l’héritage, encore actif dans les productions des années cinquante, est devenu inéluctable.

Philippe Forest
Histoire de Tel Quel 1960-1982

Dix années d’écriture poétique

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La poésie est inadmissible

Œuvres poétiques complètes

Regroupe toute l’œuvre poétique de Denis Roche et rien qu’elle, accompagnée des divers avant-propos et préfaces des éditions originales. Il n’y a pas de variantes ; ni d’inédits, parce qu’il n’en existe pas. L’œuvre, close une fois pour toutes en 1972, se décompose ainsi :
Forestière amazonide (1962)
Récits complets (1963)
Les Idées centésimales de Miss Élanize (1964)
Éros énergumène (1968)
Dialogues du paradoxe et de la barre à mine (1968)
Préface aux 3 pourrissements poétiques (1972)
Le Mécrit (1972)
C’est dans Le Mécrit que se trouve la séquence de onze poèmes intitulée La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas.

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L’inadmissible et son poème

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Renouveler les métriques, déborder les cadres admis. Se débarrasser des exposants moraux, affectifs, sentimentaux et philosophiques du vieux bassin à sublime (Sollers dans son très beau texte : L’aréopagite). Bref, pousser l’acte d’écriture au paroxysme, déglinguer la poésie humaniste, l’idéalisme introduit dans l’écriture. Refuser le refoulement du corps et de sa symbolique, parler contre les paroles, afin de dé-figurer la convention du langage (Roche citant Ponge). La méthode ?

Rien de plus explicites que les entretiens et les préfaces de Denis Roche : vitesse de l’énoncé, excès, débordement, accélération, soumission à l’urgence : j’écris des poèmes à mon insu. Pas de corrections ni de repentir, démarche baroque, datation et minutage (dans La poésie est une question de collimateur). Jeu sur les citations n’excluant pas la présence du « je ».

Pascal Boulanger

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Denis Roche, poète météore dévastateur

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Denis Roche, magnifique traducteur des Cantos, d’Ezra
Pound, a été un poète météore.

Entre 1962 et 1972, il a
publié quelque six cents pages de poésie, puis il s’est
arrêté net. « La poésie est inadmissible. D’ailleurs elle
n’existe pas »
, affirme-t-il dans son dernier recueil, Le
Mécrit. Ensuite, il a créé la collection "Fiction &
Cie" au Seuil, aujourd’hui dirigée par Bernard Comment, il a écrit
de la prose, assez peu, et il a photographié, beaucoup.

Josyane Savigneau
Denis Roche et la photo-autobiographie
LE MONDE DES LIVRES | 25.10.07

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Un portrait de Denis Roche par Jacques Henric

par un autre habitant de la Fabrique


Denis Roche. Venise, 1967. Photo Stanislas Ivankow.
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Il détonne un peu, Denis Roche, au sein du comité de rédaction de la revue [Tel Quel]. Il y est, sinon « comme une rature », pour reprendre le mot de Jules Laforgue, mais comme un électron libre porteur de mini-charges négatives apportant au groupe une bénéfique énergie (on la verra notamment se manifester lors du colloque Artaud/Bataille, à Cerisy en 1972, que dirigeait Sollers). Et puis il y a son look, qui tranche avec celui de ses camarades. Une élégance vestimentaire pas tout à fait dans l’air du temps : chemise rayée à col fermé, nœud papillon, veste d’une coupe traditionnelle, taillée dans les meilleurs tissus, bouffante pochette en soie multicolore, chaussures impeccablement cirées… Une photo de lui m’avait frappé, parue dans l’hebdomadaire les Lettres Françaises, pour illustrer le texte d’une interview qu’il avait faite du poète américain Lawrence Ferlinghetti. Le dandysme chic d’un anti-poète, Denis Roche, face au dandysme trash d’un poète béat tout juste débarqué de sa Californie. On y voit, face à Denis, un Ferlinghetti dégingandé, barbu, en chemise, col ouvert, pantalon flottant, pieds-nus, ses grosses pompes ayant été balancées sous la table sur laquelle Denis prend des notes. On était évidemment d’accord sur rien, écrira plus tard Denis. Ni sur la conception de l’écriture, de la poésie en particulier, ni assurément sur leurs modes de vie respectifs. Je me souviens qu’aux drogues, dont l’Américain lui faisait l’éloge, Denis opposa ses bénignes cigarettes, ses fameuses et quasi mythiques Pall Mall que je lui ai vues au coin de la bouche, sa vie durant, à tout moment, en tous lieux.
1967. Cette photo-ci de Denis a été prise par, Stanislas Ivankow, un ami à moi que Denis aimait bien. Nous sommes à Venise où nous retrouvions Denis et sa première femme, Lise. Ensemble, l’habitude avait été prise de longuement déambuler dans la ville et d’y prendre les uns et les autres beaucoup de photos. Nous avions le parcours Ezra Pound, Denis aux commandes (je rappelle en 1965, sa magnifique traduction des Cantos Pisans), et sous ma direction, le parcours Pasolini, avec arrêt obligatoire à la trattoria préférée de l’écrivain italien, tenue par deux sœurs, dans une ruelle près des Zattere). Sur la photo, on voit Denis à la terrasse d’un café, place Saint-Marc. Le Denis tel que je l’ai connu dans les années soixante.
[…]
2001. Publication de la Vie Sexuelle de Catherine M. dans « Fiction&Cie ». Puis-je dire sans forcer le ton que sans Denis, qui a voulu et imposé ce livre, notre vie, celle de Catherine, la mienne, celle d’Art Press, n’aurait pas été tout à fait la même.
Ce mardi 2015, de retour du Père Lachaise, j’ouvre au hasard un livre de Denis. Je lis : « Je frappais sur les touches sans savoir où les mots atterrissaient. J’étais le vent et j’étais le soleil : ce que j’écrivais, c’était le bruit et c’était la lumière ».
Jacques Henric,
Mondes francophones.

Denis Roche par Denis Roche


Denis Roche, écrivain, éditeur, poète, photographe, 1978• Crédits : Andersen Ulf – Sipa
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Les Nuits de France Culture par Philippe Garbit

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2002 |Poète, écrivain, éditeur, photographe, en 2002, Denis Roche était invité par l’émission "A Voix Nue", animée par Christian Rosset. Il évoquait ses diverses activités artistiques, ainsi que sa vie. Le premier et le dernier épisode de la série sont présentés ici.
Il se remémorait son enfance au Vénézuela, puis à Trinidad et au Brésil. Son retour en France à 9 ans. Son voyage au Vénézuela 45 ans après et sa surprise de voir que rien n’y a changé depuis. Il évoquait la publication de son premier recueil de poèmes Forestière amazonide en 1962.
Dans un second temps il détaillait son travail d’éditeur et la création de "Fictions et compagnie" au Seuil. Il évoquait la question du vieillissement et du regard sur soi-même. Il se disait « partagé d’enthousiasme entre l’éphémère et le définitif, entre le délibéré et l’improvisé ».
Par Christian Rosset
1ère et 5ème émission (04 et 08/03/2002)
Franceculture.fr

Une mise au point de Denis Roche sur Ponge et Michaux

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Extrait d’un entretien de Denis Roche avec le Revue Prétexte (Stéphane Baquey) N° 21/22, 1999

Revue Prétexte : Ponge est sans doute le poète français du siècle dont vous êtes le plus proche. Son matérialisme et son injonction à ‘parler contre les paroles’ ne pouvaient que vous être proches. Cependant en dépit de cette proximité dans le travail de l’écriture, il me semble que vos démarches relèvent d’intentions différentes. Pouvez-vous revenir sur votre proximité et votre différence avec Ponge ?

Denis Roche. : Je ne me suis jamais senti très proche de Ponge. On s’est connu, fréquenté, dans certaines circonstances. Surtout, il m’intriguait beaucoup. Je n’ai pas beaucoup lu Ponge. De temps en temps cela m’irritait, de temps en temps je trouvais cela magnifique. Je pense que j’ai été beaucoup plus proche de Michaux. Nous sommes tous les deux des isolés extrêmement éloignés de ce qui se faisait à leur époque. Chez Ponge, ce qui m’a toujours gêné, c’est sa filiation aux auteurs anciens et aux grammairiens. Il était dans quelque chose d’extrêmement radical, avec cette espèce de contradiction de vouloir débarrasser les mots de toute la crasse, de toute la routine qu’il voyait chez les écrivains de son temps, de revenir à la dureté de noyau de chaque mot et, en même temps, ce qui m’excitait énormément parce que je trouvais ça formidable et très complexe de pensée, de construire une oeuvre, très volumineuse en plus, à partir de ce principe, qui était harassant. La plupart des écrivains se laissent couler dans le moule de leur temps, ajoutent des phrases et des livres les uns aux autres. Ponge opère un décrassage pour retrouver le noyau central du mot, son sens premier, avec une référence constante à Littré et à personne d’autre, et en même temps il se sert de cela pour se livrer à une prolifération inouïe de métaphores, de métonymies, d’expansions à partir du mot noyau. C’est presque contradictoire. Mais il ne pouvait pas faire autrement. Sinon il serait arrivé à une sorte de résidu sec, ce qui n’était pas tenable. C’est cette contradiction qui m’excitait.

Mais il y a chez Ponge une façon de serrer les boulons tout le temps qui me fascinait et m’irritait d’une certaine manière. Alors que chez Michaux, il y avait une liberté. Ponge donne toujours le sentiment qu’il rend des comptes, chaque fois qu’il écrit une phrase ou un texte, aux tenants des grands principes du français classique, des grammairiens, des Malherbe et autres. Chez Michaux, non, il y a une liberté totale de manoeuvre qui fait qu’à l’intérieur d’un même texte, il peut foutre le camp complètement ailleurs, se livrer avec jubilation tout d’un coup à du galimatias, pour repartir dans une flèche de sens magnifique. Ça part dans tous les sens et en même temps il y a le fil conducteur Michaux qui est là parfaitement au point. Les deux me fascinaient, mais je me sentais plus proche de quelqu’un comme Michaux, que je n’ai pas rencontré par ailleurs. Chez l’homme Ponge, il y avait une espèce de brutalité, de manque de curiosité. Toute sa curiosité, toute sa maîtrise tendaient vers les noyaux, et le reste n’existait pas, il le rejetait avec violence, à part les grands peintres classiques, de Chardin à Braque. Particulièrement, j’ai toujours eu l’impression que la littérature du XXème siècle ne l’intéressait pas, ou alors, je ne sais à travers quel tamis. Alors que Michaux est perméable absolument à tout ; ce qu’il écrit, ce qu’il dessine, traverse toutes les choses autour de lui. Ce qui est bizarre, c’est que, chez Ponge aussi, il y a cette idée de prolifération, par la métaphore, par la construction de la phrase qui joue avec la forme classique que de temps en temps il casse violemment, avec une certaine brutalité. En fait, je parle de ces deux là comme s’ils étaient des contraires. En tout cas, ils ont en commun d’être d’une certaine manière infréquentables pour les gens qui ne s’intéressent qu’à la routine littéraire, et aujourd’hui plus particulièrement. La sortie de la Pléiade Ponge me frappe beaucoup au milieu de notre époque molle, rassurante. Il me semble que Ponge est de moins en moins rassurant.

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[1Fabien Ribery

[2elle y est responsable de la communication

[3Poésie et figuration / La figuration défigurative. Denis Roche, Seuil, 1983, p. 226 à 297. Par Jean-Marie Gleize

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5 Messages

  • Viktor Kirtov | 14 septembre 2021 - 09:40 1

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    Cette mise au point est extraite d’un entretien de Denis Roche avec le Revue Prétexte (Stéphane Baquey) N° 21/22, 1999. VOIR ICI

    L’intégrale de cet intéressant entretien (pdf) VOIR ICI

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  • Viktor Kirtov | 30 août 2021 - 15:59 2

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    Serait-ce trop osé de rapprocher les « expérimentations » (VOIR ICI) de Denis Roche des Essais de Montaigne ?

    En fait, pas tant que ça si on replace Montaigne dans son temps !
    En 1850, quand Montaigne publie la première édition de son ouvrage, le mot Essais n’a nullement le sens qui nous est familier aujourd’hui, comme genre littéraire.

    « Il ne désigne [alors] qu’une tentative quelconque, spécialement « l’opération par laquelle on s’assure des qualités, des propriétés d’une chose » (Dictionnaire historique de la langue française). Ainsi, essaie-t-on, du temps de Montaigne, un cheval, une épée », note André Conte-Sponville dans son Dictionnaire amoureux de Montaigne à l’entrée : Essais.
    « Mais lui [Montaigne]qu’essaie-t-il ? Il s’essaie à penser, voilà, et ne pense pour cela « qu’à l’essai », comme on dit, donc de façon toujours provisoire, toujours recommencée, « pour voir » comme on dit encore, pour le simple plaisir de découvrir où cela peut le mener, et nous avec, ou de quoi il est capable… C’est une façon pour lui de s’occuper, mais aussi de se connaître, de se mesurer, de se maîtriser ou de se surmonter. » nous dit encore Conte-Sponville ajoutant : « Les Essais, l’œuvre d’une vie, autant qu’une vie à l’œuvre. »

    Vous voyez, nous ne sommes pas si loin de la démarche de l’expérimentateur Denis Roche, qui nous parle de prototypes, notamment pour ses créations poétiques. Et, dans l’industrie, à quoi sert un prototype sinon à faire des essais, et même des essais aux limites ?...Jusqu’à casser le prototype. Prototypes, essais aux limites, ne sommes-nous pas au cœur de la création de Denis Roche ? En ce sens, il a pleinement participé au courant avant-gardiste telquelien quand il écrivait ses poésies. Le gourou du groupe, Philippe Sollers, ne théorisait-il pas alors sur « L’écriture et l’expérience des limites. » ?. Et, en poésie, Denis Roche est allé jusqu’aux limites de ses prototypes, voire au-delà. Il est allé au bout du bout de ce que l’expérimentateur avait imaginé et ne pouvant aller plus loin, il a arrêté net sa création poétique, pour s’essayer à d’autres disciplines notamment la photographie.

    Les expérimentations de Denis Roche, l’œuvre d’une vie et une vie à l’œuvre.

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  • Viktor Kirtov | 30 août 2021 - 10:27 3

    Merci cher Bertrand Verdier de votre vigilance. Vous avez parfaitement raison, c’est bien le 2 septembre 2015 qu’est décédé Denis Roche, et ai procédé à la correction. Le 8, c’est la date de la cérémonie au Père Lachaise et de son incinération.

    Dans « Marabout de Roche », Karine Miermont note :
    « 8 septembre 2015 : je donne des immortelles à Françoise »

    J’en profite pour signaler aux lecteurs de pileface votre ressource

    « Axolotl-Cahiers Denis Roche »,

    une référence indispensable sur Denis Roche :

    https://axolotldenisroche.wordpress.com/
    https://www.facebook.com/groups/axolotl.denis.roche


  • Bertrand verdier | 29 août 2021 - 18:38 4

    C’est bien sûr le 2 septembre (et non le 8 comme vous l’écrivez) que Denis Roche (c’est aussi un 2 septembre qu’il avait fait part de sa démission de Tel Quel)

    Voir en ligne : https://www.facebook.com/groups/axo...


  • Viktor Kirtov | 29 août 2021 - 17:38 5

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    Denis Roche 24 décembre 1984, Les Sables-d’Olonne, Hôtel Atlantic, chambre 301
    courtesy Galerie Le Réverbère

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    J’évoquais cette photographie par une remarque personnelle, mais ce ne serait pas faire justice à cette photographie si l’on n’évoquait pas son sujet proprement dit ainsi que les circonstances de sa prise de vue. Nous avons retrouvé deux documents à cet effet :

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    Conversations avec le temps

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    Le premier, un livre de Denis Roche « Conversations avec le temps », éditions Le Castor Astral, 1985, où il avait sélectionné quelques photos et les commentait. La photographie des Sables d’Olonne du 24 décembre 1984, à l’hôtel Atlantic y figure, avec en regard le commentaire de Denis Roche..


    Denis Roche, Conversations avec le temps
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    Le livre est aujourd’hui épuisé, mais en grossissant la page, on peut reconstituer une partie du commentaire :

    « …je ressors [sur le balcon de la chambre], je cadre, découvre avec stupeur le propre contour noir de mon visage et de mes épaules, qui entoure le visage de Françoise au milieu de la tourmente du dehors [nous sommes en décembre et nous apprendrons par Guillaume Geneste (cf. vidéo ci-après) qu’il fait très très froid, plusieurs degrés au-dessous de zéro]. J’ai à peine le temps de me le dire, je cadre pour ne pas voir les montants de la baie vitrée, je vois dans une dernière fraction de seconde que Françoise me sourit d’un air moqueur et je prends la photo.

    "Je crois à la montée des circonstances" disait Denis Roche et il a théorisé sur le sujet :


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    « La montée des circonstances » aboutit à l’avènement de l’image dit Denis Roche. Il invente des formes nouvelles – dispositifs de redoublement, contacts successifs, reflets, cassures, mises en abymes… et des protocoles temporels complexes… Denis Roche, expérimentateur, toujours ! Et dans tous les domaines qu’il a abordés.–

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    Vidéo hommage par Guillaume Geneste (La Chambre Noire)

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    Le deuxième document est une vidéo hommage réalisée par Filigranes, à l’occasion des Rencontres d’Arles 2016, où l’on voit également, Guillaume Geneste [il dirige le laboratoire photographique la Chambre noire : à Paris], « tireur » attitré des photographies de Denis Roche, feuilleter ce livre, s’arrêter sur la photographie des Sables d’Olonne, nous rappelant brièvement les circonstances de sa prise de vue, et commentant son développement qu’il réalise devant nous.

    Comme pour le portrait littéraire de Denis Roche dressé par Karine Miermont, et qui se révèle progressivement au fil des pages, le portrait de Françoise aux Sables d’Olonne, doublé de l’ombre de Denis Roche se révèle progressivement à nos yeux dans le bain de La Chambre Noire de Guillaume Geneste.

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