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Sollers et la guerre d’Algérie / Tombeau de Provenchères

et les relations franco-algériennes aujourd’hui

D 20 avril 2021     A par Viktor Kirtov - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


2021 : L’actualité nous rappelle que les plaies de la guerre d’Algérie ne sont pas refermées :

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20 janvier 2021 à l’Elysée L’historien Benjamin Stora remet son rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie à Emmanuel Macron (rapport initié à la demande de l’Elysée).

Ses conclusions et recommandations qui visaient « la réconciliation de la France avec son passé » ne font pas l’unanimité des deux côtés de la Méditerranée.

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Jeudi 8 avril , la venue du Premier ministre Castex en Algérie prévue pour le dimanche est annulée au dernier moment à la demande des Algériens.

Symptôme des tensions et des incompréhensions qui se multiplient entre Paris et Alger, la 5e session du Comité intergouvernemental de haut niveau (CIHN) a été brutalement reportée en raison d’un accès de mauvaise humeur de la partie algérienne. Les Algériens ont estimé que « la délégation française, (réduite pour raison de Covid) n’était pas au niveau »

1959-1960 : Déjà, la guerre d’Algérie était au cœur de la naissance du Groupe « Tel Quel »

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Une guerre qui ne disait pas son nom faisait rage. Elle se poursuivra même au-delà des accords d’Evian du 19 mars 1962, jusqu’en 1963.

PARTIE 1 : La guerre d’Algérie et Tel Quel.

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Pour les jeunes écrivains qui vont constituer le groupe Tel Quel, la guerre qui se déroule de l’autre côté de la Méditerranée n’est en rien un événement abstrait. Elle est, bien entendu, l’enjeu politique majeur qui fait vaciller la République sur ses assises. Bien plus, elle constitue pour tout jeune homme le visage probable – ou tout du moins possible – de son avenir immédiat Bientôt est décidée la participation des troupes du contingent aux opérations de « pacification ». Souvent indifférente, la majeure préoccupation vient se superposer, voire se substituer aux calculs à plus long terme de la stratégie littéraire : il s’agit d’abord de ne pas se retrouver 2e classe en Algérie. Le seul à ne rien craindre de l’armée est Jean-Edern Hallier qui, privé d’un œil est certain d’être réformé [ C’est pour cette raison qu’on le nommera secrétaire général de Tel Quel]. Philippe Sollers espère encore que l’asthme persistant dont il souffre, pour la même raison, saura le préserver mais, pour plus de précaution et afin de prolonger le sursis dont il bénéficie, une fois quitté l’ESSEC [1], il s’inscrit en licence de lettres à la Sorbonne. Réformé à titre temporaire en 1956 (à ses 20 ans), on verra que l’armée française ne l’oubliera pas pour autant ! Marcelin Pleynet et Jean Ricardou parviennent à se faire réformer, ce dernier non sans avoir dû pour cela, simuler la maladie mentale jusque dans les hôpitaux militaires d’Afrique du Nord. Jacques Coudol jouit du privilège de remplir ses obligations militaires sur le territoire de la métropole. Etudiant en médecine, Denis Roche bénéficie d’un sursis suffisamment long pour que son départ sous les drapeaux n’ait lieu qu’après la fin des activités. Boisrouvray sera le seul des membres du comité de rédaction à participer à la guerre : officier dans l’armée de l’air, il est tout d’abord affecté dans une sinistre base aérienne que, entièrement dépourvue de ressources, il ne peut quitter à la faveur de ses permissions. Pour fuir les servitudes de la caserne et l’affaissement de son esprit, Boisrouvray décide de se porter volontaire pour l’Algérie.
Même si, pour la plupart d’entre eux, les écrivains de Tel Quel parviennent à contourner l’obstacle de la guerre, il n’en reste pas moins que durant ces années où nait la revue, les événements d’Algérie constituent une terrible hypothèque qui pèse sur chaque existence.

TOMBEAU DE PROVENCHERES

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Mais les fondateurs de Tel Quel ne sont ni aveugles ni indifférents au tragique de leur temps. Car ce tragique les menace dans leur vie et peut faire violemment irruption dans le cours de celle-ci. Le 24 août 1959, à 5 heures du matin, Pierre de Provenchères, condisciple de Sollers et Coudol à Ginette [2] , puis de Boisrouvray à HEC, tombe mortellement blessé au cours d’une opération menée à Tougara, en Grande Kabylie. Sous-lieutenant au 6e hussards, décoré de la Légion d’honneur et de la croix de la valeur militaire, il était âgé de 25 ans. Sollers, en vacances à Ré, n’apprend la nouvelle de la mort de son meilleur ami que le 3 septembre. Aussitôt, il télégraphie à Boisrouvray, lui-même en manœuvres quelque part en Picardie :

INCROYABLE AFFREUSE NOUVELLE PIERRE TUÉ ALGÉRIE ATTERRÉ LETTRE SUIT.

Le mot que Sollers adresse à Boisrouvray dit le choc produit par la disparition de Provenchères :

Cette mort... Te dire dans quel état, l’ayant apprise par hasard, je me suis trouvé tout hier... Mon pauvre Fernand, nous qui en plaisantions, qui la prévoyions pour mieux l’éloigner de lui et de nous... J’ai eu pendant des heures une véritable crise de larmes, esprit complètement brouillé, chancelant... Je ne peux plus en parler et écrire de sang-froid... Dans quelle tristesse vas-tu être jeté toi aussi ! Quelle souffrance (c’est la plus grande douleur de ma vie). Quelque chose est changé maintenant, radicalement. Le monde est moins pur [3]

Quelques jours plus tard, Boisrouvray répond à Sollers :
Le monde n’est pas moins pur, quoi que tu en aies : c’est nous qui découvrons que nous ne le sommes pas. Moi surtout, aujourd’hui, toi demain, qui jouons et jouerons la comédie pour éviter le drame de vingt-cinq ans de prison, mais qui participons ainsi à celui de tant d’années gagnées par la mort sur la vie. Il faudrait sans doute s’opposer, crier - les morts, ce mort (mais quelle douleur, quelle haine aussi dans la précision) est tellement bruyant ... Comme si quelque vacarme devait survivre seul à la fin du monde [4].

Pour ses amis, la mort de Provenchères restera toujours entourée d’un certain mystère. A plusieurs reprises, Sollers pressera en vain Boisrouvray, sur place, d’obtenir des informations plus précises sur les circonstances de celle-ci. Il tentera de convaincre la famille du disparu de lui remettre les lettres et les papiers du jeune homme, en vue d’un livre-hommage qui les aurait rassemblés. Le projet ne verra pas le jour.

Un « Tombeau de Provenchères » cependant existe, si secret que personne ne semble s’être avisé de son existence. Il s’agit du deuxième roman de Philippe Sollers : Le Parc. On dit et l’on répète volontiers que Tel Quel fut superbement indifférent aux événements d’Algérie. C’est ignorer que dans le premier numéro de la revue paraît, sous la signature de Sollers, un texte intitulé ;« Requiem ». Cette brève nouvelle s’ouvre sur cette dédicace explicite : « A mon ami Pierre de Provenchères, qui se taisait. » En quelques pages d’une écriture délibérément mate, Sollers relate l’enterrement d’un jeune officier abattu en Algérie. Le style, dans sa neutralité calculée, sa totale et objective retenue, fut interprété comme un signe supplémentaire du ralliement de Sollers aux techniques du nouveau roman. On pense, me semble-t-il, bien davantage au premier chapitre de L ’Étranger. L’attention prêtée au rituel même de l’enterrement, au code creux et emphatique des hommages mili¬taires fait ressortir, mieux que coute confession pathétique, l’horreur de la scène et de ce qu’elle signifie véritablement : la mort absurde dans une guerre injustifiée d’un jeune homme de 25 ans.

Quant au Parc, il est encore le récit rêvé, le souvenir conjuré de cette mort. Au moment de la publication, affolée par le chiffon rouge du nouveau roman, la critique s’est, avec violence, précipitée sur ce leurre qui lui était obligeamment tendu. On a condamné dans ce livre un exercice de style sec et vain, coupé du réel et de l’histoire. On est resté aveugle à ce qui, malgré tout, en était le sujet véritable. Relatant en son centre exact la mort d’un homme, abattu à 5 heures du matin dans une embuscade, au hasard d’une guerre lointaine, cherchant à saisir l’écho de cette tragédie dans la conscience de quelques êtres, Le Parc peut être lu - doit être lu - comme un témoignage d’autant plus émouvant que l’émotion ne s’y dit jamais que de manière indirecte. Disant l’insupportable d’une mort singulière, le deuxième roman de Sollers, pour qui accepte de le lire, est également et à sa manière œuvre engagée : dénonciation d’un drame collectif dont l’Algérie est le théâtre.

Crédit : Philippe Forest, Histoire de Tel Quel 1960-1982, Seuil, 1995, p. 96-99

LE PARC (extrait)

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Deux coups de feu viennent de claquer, en bas, vers la droite. Voilà. Les détonations se succèdent, à présent, quelques-unes brèves, sèches ; d’autres plus sourdes ; d’autres en rafales automatiques se gagnant de vitesse, couvertes de temps en temps par une déflagration plus ample, plus chargée. Une fusée éclairante rouge s’épanouit là-bas : le signal. Il s’arrête, crie un ordre, fait un signe. Revenant sur leurs pas, ils courent tous les cinq au secours de l’autre groupe qui vient d’ouvrir le feu. Lui trébuche contre les pierres, tombe, se relève (la paume de sa main droite saigne), se remet à courir (ou bien elle conduit la voiture à vive allure, elle accélère encore, les phares ouvrent entre les arbres un tunnel lumineux), il dévale la pente (alors qu’il est inutile de courir puisque, malgré les mouvements rapides des jambes, je n’avance pas d’un centimètre, je vais être rejoint, mais on retarde le plaisir de m’attraper, on me laisse dans cette position humiliante où j’essaie vainement de fuir) ; il court, il se retourne pour voir s’il est bien suivi (pas plus qu’il n’y a de fantômes forcés de disparaître au lever du jour, il ne peut être atteint puisqu’il sait qu’il doit l’être, qu’il a imaginé les moindres détails de l’accident reculé ainsi à des limites irréalisables ; puisqu’il s’est dégagé de ce corps situé à quelques mètres d’autres corps plus vulnérables, ce corps dont il sent comme jamais la souplesse, le fonctionnement, la masse organisée, soumise, chaude masse masquée par elle-même qui lui permet de se jeter en avant, de chercher un danger irréel, et pourquoi celui-là plutôt qu’un autre, pourquoi lui, pourquoi moi ?), il court à corps perdu dans l’étroit chemin de plus en plus visible (la douleur monte, la lumière envahit le ciel au-dessus des montagnes ; le ciel d’un autre jour, de tous les autres jours qui commenceront par cette fraîcheur et s’il faut se dissoudre — car il croit deviner maintenant : l’avertissement serait un excès même de confiance, de joie, cet excès à présent délibéré, ce sentiment que tout le voit et l’observe — s’il faut se dissoudre, que ce soit sans rien penser, en courant de toutes ses forces, en courant, le visage rendu et mêlé à l’air), les coups de feu se rapprochent, se multiplient (il se prépare, il est prêt),

il est seul près d’un rocher, dans un espace comme solidifié qui se réduit à son alentour immédiat ; il s’arrête et tire à son tour sur deux formes qui viennent de se dresser à gauche, dont l’une tombe et l’autre fait un geste large dans sa direction (la fin de la page approche, elle doit s’achever bientôt par une phrase courte, évidente), et c’est enfin l’explosion, la déchirure du côté, du bras ; le souffle bloqué dans un cri inaudible (personne ne s’en sera rendu compte ; il reste encore deux secondes) et, voilant les yeux,

Il est cinq heures du matin.

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Puis, plus loin :

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[…] l’aiguille de la montre posée devant moi, ronde, au bracelet de cuir brun-rouge déjà usé, râpé, noirci par endroits là où s’est appliqué le rectangle métallique de la fermeture ; montre chaque fois remontée comme en dehors de lui (il n’a jamais pu se surprendre). Le verre a été brisé, un trou marqué dans le boitier ovale, la grande aiguille a dû être pulvérisée, la minuscule trotteuse du cadran des secondes a dû se décrocher, tomber par terre entre deux cailloux (elle y est encore), et il ne reste plus que l’aiguille des heures arrêtée au chiffre cinq qu’on dirait imprimé en relief, un chiffre vert, phosphorescent comme les douze autres, cinq, cinq heures du matin, ce jour-là.

Philippe Sollers, Le Parc - Prix Médicis 1961

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REQUIEM (TEL QUEL N°1, Printemps1960)

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ZOOM : cliquer l’image
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A mon ami Pierre de Provenchères, qui se taisait.

Il’ y a eu cet hôtel pris au hasard dans le guide, parmi les petits dessins représentant une double maison’ (« hôtel de bon confort ») ; choix influencé pourtant par le nom de l’hôtel précédent qui, de la même catégorie, paraît trop voyant, trop moderne (« Le Dauphin » ou « L’Excelsior ») ; il y a eu le train presque vide où elle s’est allongée pour dormir, le wagon-restaurant, la campagne toujours plus rougeoyante et nocturne, le train avançant toujours, allant vers la nuit qui peu à peu, ramenait la vue à la seule bande éclairée des vitres ; le dîner silencieux, le regard perdu par la fenêtre, de plus en plus inexpressif, la succession des lumières brèves, des .arrêts de cinq minutes dans des villes semblables, englouties. ; et alors, ’à peine franchis une ou deux rues très sombres, puis la place éclairée par deux lampadaires et les lumières des cafés qui vont bientôt fermer, puis le hall clair où il faut s’arrêter, remplir la petite fiche de carton, puis ces longs couloirs des hôtels de province où il semble qu’il n’y ait jamais personne, où l’on pourrait se croire tout à fait seul n’étaient, de place en place, devant les portes jaunes (repeintes récemment) des paires. de souliers poussiéreux ; à peine la porte refermée sur nous, le lit défait, la fenêtre ouverte : « Allons voir », dit-elle.

Personne. Mais tels sont le silence des rues, l’écho de nos pas, elle marche sur la pointe des pieds, nous parlons à voix basse. « Plus à gauche. » Maintenant la rue monte, les tours de, la cathédrale grandissent, sortent de l’ombre à mesure que nous la pénétrons. Il faut encore tourner, obliquer sur la gauche en effet, mais voici une place, obscure, vaste, sans d’autres limites, là-bas, que ces hauts bâtiments semble-t-il complètement inhabités. Pourtant, cette lumière... (« Le voilà. » Elle s’est arrêtée net. Elle reste là, les bras ballants, le visage tourné vers la droite, complètement immobile, tendue)... cette lumière, ce faisceau de lumière, vient jusqu’au bord d’une fontaine qu’une fois arrêté on peut entendre nettement dégouliner. Un rectangle vertical découpé dans la longue draperie noire dissimule tout à fait une porte où l’on accède par un perron à pans, et doit monter bien au-dessus," là où, en levant à peine la tête, on peut apercevoir, brodé au centre d’un motif indistinct, une lettre d’imprimerie, un P, visible, quoiqu’à peine éclairé, à cause de sa couleur argentée brillant faiblement sur ce fond d’étoffe et d’ombre. « Le voilà. » Elle s’est répétée sur le même ton, avec la même intensité neutre, sans s’adresser à personne. Puis elle s’avance, seule, vers la lumière, vers le bâtiment qui devient visible à son tour, et sur leqµel elle peut lire sans doute MAIRIE ou HOTEL de VILLE. Elle reste ainsi plusieurs minutes au bas du perron, regardant à l’intérieur de la pièce avant de faire signe de la rejoindre. Alors, à mesure qu’on s’avance obliquement, apparaît au dedans un mur recouvert de haut en bas d’une étoffe découpée en trois bandes égales : rouge, blanche et bleue. Parvenu en face de la pièce et la découvrant tout à fait, on s’aperçoit que cette étoffe (du drap) tapisse entièrement l’ensemble, éclairé à la fois par une seule ampoule électrique et par huit cierges placés rectilignement de part et d’autre d’une autre étoffe aux mêmes couleurs, et qui couvre, retombant jusqu’au plancher, une forme oblongue surélevée.

Près de la porte sont rangées des chaises devant lesquelles deux hommes se tiennent ’ debout. Au fond de la pièce des plantes vertes en pots s’élèvent jusqu’au plafond. Enfin, sur le parquet, tout autour de la forme allongée, on a disposé des fleurs groupées en couronnes et, au premier plan, une grande croix de fleurs (reproduisant les trois couleurs du drap) dressée entre deux chaises, elles aussi tournées vers la porte, où sont posés, à gauche un coussin noir avec·deux médailles épinglée ; (l’une à ruban rouge, l’autre noir), à droite un seau en argent d’où sort le manche d’un objet invisible. Tout à coup, l’un des hommes (assez, grand, en costume gris) s’approche de ce qui doit être le cercueil, prend dans le seau, rapidement, l’objet luisant, fait semblant de ’le jeter devant lui ; mais le repose et, de sa main droite, se touche le front, la poitrine et les épaules. Puis il se retourne et sort, sans un regard, tandis que son compa¬gnon (tout aussi anonyme) qui ne s’est pas retourné continue à fixer le mur du fond.

Pour laisser passer l’homme, elle s’éloigne et commence à marcher droit devant elle, sans un mot, ou bien, peut-être, furtivement ; « Pauvre ... », suivi d’un prénom inaudible qu’elle a dit à voix basse. Des réverbères éclairent son visage relevé où des larmes coulent, font luire ses joues pâles. Elle dit : « Tu pleures » (et elle presse le pas). Puis, s’arrêtant : « Il faut que j’y aille. Attends-moi. » Et elle part, descend vers la place que nous surplombions déjà, où la lumière de la pièce funéraire ne fait plus sur le sol qu’une tache jaune.

« Non, cela ne sert à rien, il n’y a · rien que ces choses provisoires, sans raisons, sans rapports... Lui savait bien, il se taisait. Que dire de ce silence ? >>,
La’ voix emplit la chambre et, au-delà, la nuit immobile, ouverte. Elle est allongée tout habillée sur le lit. Elle commence ainsi, avec une grande animation, plusieurs phrases qu’elle laisse inachevées, suspendues sur un mot et, deux ou trois fois, sur « peut-être » ou encore « à moins que »· et, après un moment, « Mais cela n’a aucune, aucune importance ». Il y a aussi : « C’est mieux comme cela », et enfin, douloureusement : « C’est trop clair ».
On entend à nouveau le vent dans les arbres du parc, une voiture lointaine, la boiserie qui craque, et, soudain, ébranlant la nuit jusqu’à des limites insoupçonnées, l’horloge de la cathédrale qui frappe et·fait résonner deux coups.

« Il va faire chaud. » Mais, à cette heure, l’air frais, la marche rapide (si l’on est en retard, si l’on veut se réveiller ou se prouver quoi ?), frappent au visage, découpent des silhouettes solides. Sur la place, devant la· mairie dont la façade est presqu’entièrement recouverte de la draperie noire, avec le P bien visible qui brille au-dessous d’un motif qu’on n’a pas le temps de détailler, en faction des deux côtés du perron, sont placés des soldats jeunes, casqués, l’arme au pied, commandés d’une voix énergique par un officier qui leur fait lever puis déposer leurs fusils au passage d’autres individus en uniformes, à casquettes plates ou à képis, à costumés noirs ou kakis, la poitrine couverte de décorations. De nombreux prêtres se tiennent à la sortie, le visage un peu baissé, et l’un d’eux, quand un des visiteurs vient lui serrer la main, grimace et la porte à son œil droit. Ùn fourgon, ou une camionnette, arrive à ce moment. Du bâtiment où personne ne pénètre plus (la foule devient sur la place de plus en plus dense) sortent maintenant les derniers invités, puis un groupe plus serré (la famille), puis un jeune soldat à képi, la joue droite balafrée, qui, les deux bras repliés, soutient le coussin aux décorations. Quatre hommes vêtus de noir, eux aussi en uniformes et casquettes plates, rentrent alors dans la pièce et reparaissent bientôt, ramenant chacun une ou deux couronnes qu’ils accrochent sur les côtés du fourgon. Cependant, l’animation grandit encore sur la place, et une carriole tirée par un vieux cheval débouche soudain, jaune, éclatante, en plein soleil qui (dix heures sonnent) commence à briller vivement. Peinte du côté visible depuis le perron où se trouve le groupe le plus compact (et où l’un des individus en costume bleu marine lit de manière incompréhensible, ou trop faible ou trop précipitée, un papier mince, transparent) ; peinte en caractères marron assez hauts, on peut lire : « Entreprise de déménagements. ». Le vieil homme qui secoue les rênes n’arrive pas à accélérer l’allure de son équipage qui passe, lentement, et disparaît dans une rue voisine sans que personne semble l’avoir remarqué. Là-haut, l’homme a fini de parler, et les quatre employés noirs retournent dans la pièce, ressortent aussitôt, portant le cercueil de bois clair sur lequel est fixée une croix de métal sombre, l’amenant jusqu’au fourgon, l’y introduisant sans hésitation. Une vive agitation, ordonnée cependant par l’individu qui vient de parler, se manifeste alors dans la foule et, peu à peu, à mesure que le fourgon (ou la camionnette) avance au pas (précédé de nombreux porte-drapeau qui viennent d’arriver et ouvrent à présent la voir ; flanqué des soldats dont le fusil est pointé vers le sol, la crosse dépassant par derrière de sous leur bras), celle-ci se met en file ; et, tandis que des préséances se vérifient à haute voix, on appelle successivement des présidents que rien ne distingue des autres individus dont ils s’écartent pour se placer au premier rang, à côté des prêtres et des uniformes variés. · ,
Maintenant, c’est la messe, et le· catafalque dressé au milieu de l’allée centrale, le P toujours visible pour le nombreux public qui a envahi la nef dans un brouhaha et une confusion extrêmes. Maintenant, une fois les nombreux prêtres, là-bas très loin, -une fois les nombreux prêtres assis, un autre prêtre à surplis rouge parle, parle, sans que, les microphones n’étant pas branchés, on entende distinctement ce qu’il dit où, pourtant, il semble que se succèdent des verbes au présent, puis à I’imparfait, puis au futur. Le discours est d’ailleurs assez court et les assistants se lèvent, non pour partir mais, en deux files parallèles dans l’allée centrale, dans l’allée ombreuse et fraîche, se rendre, là-bas très loin, vers le catafalque qu’ils contournent, monter vers l’autel, baiser un objet brillant qu’un ·prêtre tient dans la main droite (l’essuyant avec un petit torchon après l’avoir, selon la taille des fidèles, incliné, levé, incliné), et enfin déposer dans un plat de métal, où elles résonnent, des pièces de monnaie. A l’étage, cependant, des enfants chantent, chantent, accompagnés par un orgue un peu faible, ce qui introduit dans l’exécution un imperceptible désarroi. Et les voix montent, s’affermissent, de plus en plus fort (le prêtre, revêtu d’une cape . blanche, tourne lentement autour du catafalque en faisant mine - comme l’homme, hier, dans la pièce funéraire -· de jeter un objet de forme allongée) de plus en plus fort, de plus en plus fort, et les portes s’ ouvrent, et le jour entre violemment jusqu’au milieu de l’allée, et tout le monde se retourne vers la sortie, vers la campagne où, très loin là-bas, brille midi.

C’est un glissement plutôt, à travers les rues étroites, une longue farandole épuisée sous la chaleur, et il y a cette place, et ce grand cèdre sombre sous lequel, là-bas très loin, passe le fourgon au toit baigné d’ombre et de soleil. Derrière (où se tient directement la famille, masse noire indistincte et groupée) des femmes ont commencé tout en marchant à parler, à se raconter, à se prendre le bras, à se pencher les unes· vers les autres. On peut la voir, elle, droite, pâle, qui trébuche quelquefois sur le ; pavés, qui continue, le visage levé, absent, qui continue, qui continue, malgré ce soleil, cette chaleur, cette pénible mais insensible intensité du ciel avivant de manière éclatante les couronnes de fleurs (là-bas, très loin, passe le fourgon à l’ombre d’autres arbres puis, de nouveau, en pleine lumière où sa peinture noire luit), de fleurs rouges, mauves et blanches dont les passants arrêtés, se découvrant à mesure (les hommes) doivent sentir le parfum. Mais voici le cimetière plein de tilleuls où d’autres groupes attendent, où les soldats forment la haie et présentent les armes, où, de nouveau, le cercueil de bois clair est transporté par les employés à travers les taches d’ombre et de soleil, où, de nouveau, les suiveurs se regroupent, en demi-cercle cette fois, autour du cercueil maintenant posé sur deux tréteaux. Alors s’avance un individu en uniforme kaki, à képi, à décorations, qui enfile des gants blancs et les ajuste avec minutie. Alors se dresse devant le cercueil un individu en uniforme kaki, tenant dans sa main droite un papier qu’il va, de toute évidence, lire à haute voix. Il est grand, maigre, une moustache rousse coupée. ras ; des gestes nerveux lui font tomber le papier des mains, ramassé aussitôt, rapidement, par un des jeunes soldats à la figure inexpressive. Placé bien en face du cercueil, le colonel (que quelqu’un vient d’annoncer) parle sans lever les yeux de son papier, d’une voix aiguë, nasillarde, en se tournant de temps en temps vers la famille qui le regarde avec un air de stupeur. On entend : « ce jeune chevalier… particulière audace... volontaire de la manière la plus périlleuse… lutte séculaire… exemple à suivre… », comme les jalons, les points de repère d’un discours plus complexe et grammaticalement irréprochable. Là aussi, on peut remarquer la progression des verbes, du présent au futur en passant par l’imparfait. Sa lecture achevée, le colonel placé bien en face du cercueil, à l’une des extrémités du cercueil posé sur deux tréteaux, claque des talons et porte sa main droite gantée de blanc à sa tempe où elle reste fixée un instant, avant qu’il la rejette -d’un coup sec au bout du bras, et retourne à sa place à côté - d’autres individus aux vêtements semblables et dont les différences de détails rendent l’identité plus sensible. Un employé noir s’avance ensuite, portant l’objet dans un seau- d’argent, le présentant au premier membre de la famille (le père sans doute) qui, lui aussi, fait mine de le jeter en avant où d’arroser le cercueil du liquide que doit contenir le récipient. Une file s’organise alors pour faire le même geste et mouiller - mais bien peu, probablement - le cercueil de bois clair posé sur les tréteaux, sous les feuillages des tilleuls, par un si beau jour, cercueil que chacun semble vouloir atteindre (ou attaquer) avant l’autre, provoquant une bousculade bientôt calmée par un autre employé noir. Puis, soulagés (quelques-uns se frottent les mains ou les essuient), tous se dirigent vers la famille qui s’est disposée en rang, et serrent les mains tendues, embrassent certains visages, se mettent à pleurer et, sur la fin d’un parcours de dix mètres, sortent des mouchoirs dont ils se tapotent les yeux. Elle, cependant, reste à l’écart, s’éloigne entre les tombes, un peu voûtée maintenant, tenant son sac noir à bout de bras, semblant avoir chaud ; se dirige vers les fossoyeurs, deux ou trois hommes à casquettes sombres qui attendent non loin. Elle leur demande quelque chose,·et l’un des hommes la regarde, enlève sa casquette comme s’il la reconnaissait et lui répond oui, manifestement.

Le défilé s’achève, il ne resté presque plus personne, et le cercueil de bois clair, qui paraît grand tout à coup est seul, sur deux tréteaux, au milieu d’une large allée où des tâches d’ombre et de soleil bougent sans cesse avec le vent tiède. On voit maintenant, collé à une extrêmité, un papier qui porte le nom écrit à l’encre bleue en lettres d’imprimerie, ainsi qu’un numéro tamponné à côté d’une cocarde blanche, bleue et rouge où est inscrit en travers, selon une courbe harmonieuse : « Souvenir français ». Une dernière fois, le cercueil est transporté jusqu’à l’endroit où se tiennent les fossoyeurs, est descendu au moyen de cordes dans le caveau de ciment, vite, et, une dernière fois, ceux qui sont restés (à peine une dizaine) prennent le goupillon et aspergent une dernière fois le cercueil, si loin là-bas, tout au fond.

Muette, assise très droite dans le train qui roule bientôt à toute allure, tandis que l’ombre s’épaissit une fois encore sur la même campagne plate, dans le compartiment où la lumière vient juste de s’allumer, elle regarde fixement cette photographie et la repose sur ses genoux, la regarde à nouveau et la tend de sa longue-main ; cette photographie en · couleurs où l’on voit, assis sur un rocher, au milieu d’une végétation vert sombre, assis de profil en train d’écrire sur un petit carnet qu’il appuie sur ses genoux repliés, un jeune homme en uniforme kaki, d’une toile assez grossière, un jeune homme brun, tête nue sous ce soleil (on peut lire l’heure à la montre qu’il porte au bras gauche, la manche relevée très haut) ; un jeune homme au fin visage tendu, amaigri, dont le bras nu semble tatoué avant qu’on distingue 1e dessin des taches d’ombre et de soleil, par un si beau jour (il est une heure juste), produites par l’arbre qui se trouve entre lui et nous ; de taches d’ombre et de soleil sur ce bras nu, sur cette longue main nerveuse en train d’écrire.

Philippe Sollers

PHILIPPE SOLLERS EN HÔPITAL MILITAIRE

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En 1956, Philippe Joyaux, examiné par les médecins de l’armée, avait bénéficié d’une réforme temporaire. Son très lourd dossier médical justifiait amplement une telle décision. Durant de très longues années, le jeune homme a souffert d’un asthme dont il ne s’est pas encore délivré ainsi que de graves otites qui ont affecté en profondeur son oreille droite. Pour que la décision d’ exemption prenne un caractère définitif, il est nécessaire, cependant, que l’intéressé se présente à nouveau devant les autorités militaires. Dans le contexte de l’époque, une telle perspective peut légitimement susciter quelques inquiétudes. L’attribution du prix Médicis en 1961 ne distrait pas entièrement le lauréat de la perspective de plus en plus pressante de sa comparution devant les instances de l’armée.

Au début du mois de janvier 1962, Sollers est ainsi convoqué à l’hôpital militaire Villemin, à Paris, où il doit subir les examens nécessaires à sa réforme définitive. Il a toutes les raisons objectives d’un relatif optimisme. Fort de la première décision de 1956, il se remet à peine de la spectaculaire maladie qui, l’année précédente, l’a considérable ment affaibli [5]. Son dossier n’en a que plus de poids. Sûr de son bon droit, Sollers, tout d’abord, ne sollicite aucune aide extérieure mais son inquiétude originelle se trouve très rapidement justifiée. L’incompétence des services médicaux et la suspicion systématique avec laquelle tout cas est considéré s’additionnent. Les examens s’éternisent et Sollers sent se refermer sur lui une sorte de cauchemar troupier dont il ne peut ignorer les conséquences dramatiques.

Il rappelle dans Vision à New York : « C’était un moment très dur de rapatriement des hôpitaux militaires d’Algérie. Il y avait tous les blessés qui arrivaient par camions entiers. Il y avait des blessés atroces, d’ailleurs. J’ai vu beaucoup de blessés du visage, des garçons amputés, aveugles, des gens qui étaient devenus fous. Enfin, c’était une hécatombe d’une grande partie de ma génération [6] . » Un tel spectacle ranime le souvenir douloureux de la mort de Pierre de Provenchères.

Les quelques lettres que Sollers adresse à Hallier disent assez son inquiétude croissante :

Cher ami,

La visite que nous attendions ce matin n’a pas eu lieu. Simple contrordre. Maintenant, il faut attendre jusqu’à vendredi prochain pour savoir quelque chose.
Le médecin traitant, que j’ai vu, n’est pas très optimiste : il ne fait aucun doute que je suis classé asthmatique - mais on peut décider de m’incorporer « pour voir ». (Vraiment, cela devient presque comique.)
Quoi qu’il en soit, il faut attendre vendredi. Là, nous verrons si la loi existe encore sur ce petit bout de territoire français. Car enfin, je suis malade ! . Attendons, avant de nous énerver [7].

Dans je rends heureux, Hallier a raconté sa propre version de cet épisode et du rôle qu’il y joua : « Quand j’allais voir [Sollers] à l’hôpital Villemin, j’étais tout attendri et je me sentais l’âme d’une infirmière sur un champ de bataille. Quel courage ! Il était beau, amaigri, avec sa canne. Swann à la caserne. Comediante... Enfin, il revint parmi nous - libéré sur l’intervention de mon père qui m’aimait et l’aimait donc puisque je l’aimais [8]• » Le récit que propose Sollers de ces événements qui, comme on s’en doute, le marquèrent profondément, est moins elliptique. Il est vrai que Hallier lui rendit visite à l’hôpital Villemin et qu’à cette occasion il proposa à Sollers de faire intervenir son père pour le sortir de ce piège militaire où les considérations médicales semblaient de peu d’importance, Général à la retraite et riche en relations dans les milieux militaires, le père de Hallier avait déjà joué de sou influence pour venir en aide à certains des amis de son fils. Sollers accepte avec gratitude ce secours providentiel. Bientôt, cependant, il en vient à douter de l’efficacité et de la nature de l’aide qui lui est ainsi offerte. Les examens se poursuivent et Sollers est envoyé un temps à l’hôpital Percy à Clamart où, contre toute logique médicale, son asthme n’étant pas d’origine pulmonaire, il est traité dans le service où sont soignés les tuberculeux. De Villemin, il relance Hallier, tout en soulignant que rien semble-t-il n’a jusqu’à présent été fait.

A mesure que le temps passe et que, contre toute attente, se succèdent les décisions éloignant toute possibilité de libération, augmentent, dans l’esprit de Sollers, les doutes quant à l’aide que Jean-Edern Hallier est censé, de l’extérieur, lui apporter. Dans une lettre assez sèche, Sollers laisse clairement apparaître ses soupçons : « De deux choses l’une : ou bien on n’a rien fait, ou bien le résultat est exactement contraire ! Car je suis, en définitive, classé E3, c’est-à-dire en dépit de toute bonne foi, ainsi que mon dossier le prouve. Je n’y comprends rien [9] »

Pour intervenir auprès des médecins dont dépend le sort de Sollers, le général Hallier n’a pas hésité à se rendre en personne à l’hôpital Villemin. Peu de temps après cette visite, ces mêmes médecins déclarent Sollers « bon pour le service » et l’envoient rejoindre son corps à Montbéliard. Ayant désormais tour le loisir de retourner dans son esprit les pièces de l’imbroglio militaire dont il est la victime et de s’interroger sur le rôle qu’y joua le général Hallier, Sollers ne tardera pas à tirer les conclusions que l’on imagine.

Dans Vision à New York, dans Paradis, dans Portrait du joueur et sur¬tout dans « Background », Sollers a souvent évoqué l’expérience proprement traumatique qu’il vécut à Montbéliard. Le bilan médical établi là-bas atteste clairement de sa situation physique désastreuse. La plupart des tests réalisés s’avèrent positifs et pourtant il est moins que jamais question d’une éventuelle réforme. Mme Joyaux vient s’installer à Belfort, d’où elle multiplie les démarches pour faire libérer son fils. Francis Ponge intervient auprès de Gaëtan Picon, alors chef de cabinet d’André Malraux. Du côté des Éditions du Seuil, on s’interroge également sur l’étrange tournure que prennent les événements. A l’instigation de Cayrol, Jean Lacouture adresse une très officielle lettre au ministère des Armées. Le 14 mars, on lui répond, dans un style très administratif, que Philippe Joyaux, hospitalisé à Villemin, a été envoyé à Montbéliard pour y accomplir son service, et que, suite à de nouvelles complications, il a été nécessaire de l’hospitaliser encore à Belfort [10]. Cependant, Sollers doit compter essentiellement sur lui-même pour se sortir de ce très mauvais pas. Écrivain, il est suspect aux yeux des autorités militaires, d’autant plus que, signataire à cette date d’une protestation contre le plastiquage des Éditions de Minuit, on le tient pour un sympathisant des « porteurs de valises ». En attendant une providentielle intervention extérieure, Sollers s’emploie donc à laisser son état de santé se détériorer. Il espère ainsi être transféré de son unité de Montbéliard jusqu’à l’hôpital de Belfort, puis dans un hôpital plus important où sa réforme définitive pourrait être prononcée. La fièvre, les crises d’asthme aggravées par le refus systématique de tous les traitements et de tous les remèdes ne suffisant pas aux yeux des médecins à constituer un tableau clinique assez convaincant, Sollers s’emploie à simuler la maladie mentale. Il reste silencieux pendant trois semaines, refuse de s’alimenter, s’essaie à déjouer les tests psychiatriques auxquels on le soumet :


« Là, je me prostrais profondément. Plus une syllabe. Insondable
mélancolie ... L’usure ... Je revenais à mon lit, je me taisais, jamais je n’ai autant étudié les sols, les parquets ... Volonté contre volonté, la seule expérience ... "Pensée ?" ... Non ... Considérer qu’on est de toute façon en prison, sous surveillance ; conserver sa force de résistance brute, opaque, et maintenir en même temps, de manière cachée, la possibilité de parler, c’est tout ... Discipline nerveuse. J’en suis toujours là. "Il y aura des jours meilleurs" ... Et, en effet, il y en a toujours [11] »

Le 9 mars, la Commission de réforme de Strasbourg décide de renvoyer chez lui le soldat Joyaux : « Terrain schizoïde. Classé n° 2. Sans pension. » Sollers a été libéré sur l’intervention personnelle d’André Malraux. A Sollers qui lui exprimait sa gratitude, le ministre de la Culture, à la fin du mois de mai, répondait : « C’est moi qui vous remercie, monsieur, de m’avoir donné l’occasion de rendre - une fois au moins - l’univers un peu moins bête [12] »

Crédit : Philippe Forest, Histoire de Tel Quel 1960-1982, Seuil, 1995, p. 115-119.


PARTIE 2 : Les relations franco-algériennes aujourd’hui
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BENJAMIN STORA ; "LA GUERRE D’ALGERIE N’A PAS ETE REGARDEE EN FACE

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Alors que "Le HuffPost" explore les enjeux liés aux représentations mémorielles, l’historien revient sur les raisons qui expliquent ce tabou français.

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Par Romain Herreros

HISTOIRE - Ce n’est pas tous les jours qu’un rapport remis par un historien provoque autant de commentaires. En rendant ses travaux au président de la République à la fin du mois de janvier, Benjamin Stora a déclenché malgré lui une avalanche de réactions, parfois outragées, révélant que la plaie mémorielle liée sa matière de prédilection, la guerre d’Algérie, était encore ouverte dans la société, près de soixante après la fin du conflit. Preuve, selon lui, de l’urgence de mettre des mots sur ce passé douloureux qui ne fait toujours pas consensus et qui ne cesse de faire l’objet de tensions diplomatiques entre Paris et Alger.

Alors que Le HuffPost explore depuis plusieurs semaines les enjeux liés aux représentations mémorielles, l’historien revient sur les raisons qui expliquent ce tabou français, ainsi que sur les préconisations qu’il a faites à Emmanuel Macron pour le dépasser. Des propositions que le grand public pourra découvrir dans son livre France Algérie : Les Passions Douloureuses (éd. Albin Michel) qui reproduit les travaux que l’historien a mené ces derniers mois.

Cet article fait partie de notre dossier “La mémoire en mouvement”. Alors qu’Emmanuel Macron a souhaité la création d’une liste de personnalités pour mieux représenter “la diversité de notre identité nationale”, Le HuffPost se plonge dans l’histoire de France et dans l’actualité pour interroger notre mémoire collective.
Le HuffPost : Pourquoi la mémoire de la guerre d’Algérie demeure selon vos termes “un sujet brûlant”, près de soixante ans après la fin du conflit ?

Benjamin Stora : Parce qu’il n’y a jamais eu de consensus après la fin de la guerre, à l’inverse de ce qu’on a observé en 1945, où le général De Gaulle a réussi avec sa magie du verbe à reconstruire une histoire axée sur le mythe de la France résistante. Ce discours a plutôt bien fonctionné jusqu’en 1970, quand sont arrivés le documentaire “Le Chagrin et La Pitié” et les travaux de l’historien Robert Paxton. Quand la société s’est rendue compte qu’il y avait eu des compromissions avec l’Allemagne qui étaient ignorées par le récit national.

Or, pour l’Algérie, il n’y a pas eu de vision par en haut sur le sens à donner aux événements. Il y a bien eu une tentative donnant à De Gaulle le rôle de décolonisateur, ce qui offrait une image apaisée et apaisante. Mais le récit n’a pas tenu longtemps, parce qu’il y avait un anti-gaullisme très puissant à droite qui refusait le consensus (incarné notamment par Jean-Louis Tixier-Vignancour qui fait un million de voix en 1965) et par la gauche française qui n’était elle-même pas consensuelle. Il y a donc eu un enfouissement de la mémoire, qui a laissé à la place à une multitude d’interprétations contradictoires.

Les pieds-noirs, les harkis ou les immigrés algériens n’ont pas pu exprimer ce qu’ils avaient ressenti.
Benjamin Stora

En amont de la mission qu’il vous a confiée, le président de la République avait décrit cette période comme un “impensé de notre politique mémorielle”. Y-a-t-il eu en France une tendance, voire une volonté, d’ignorer ce passé lié à la guerre d’Algérie ?

Pendant presque 30 ans, la société n’a pas regardé cette histoire en face. Cette histoire existait, mais dans les cercles familiaux, dans l’histoire privée, et chacun de son côté. Les pieds-noirs, dont personne ne voulait connaître l’histoire, entretenaient leur propre récit, tout en subissant la vision très stéréotypée du colonisateur alors qu’ils étaient dans l’immense majorité des gens de conditions modestes.
Les appelés ayant combattu sur place revenaient dans un pays où la jeunesse à laquelle ils appartenaient (la génération baby-boom) était en pleine mutation, jusqu’à l’explosion de mai 68. Même chose pour les harkis, qui ont été jetés hors du vent de l’histoire, ou pour les immigrés algériens vivant en France. Aucun de ces grands groupes n’avait la possibilité d’exprimer ce qu’ils avaient ressenti. Pourtant, il y avait des indices qui montraient que la mémoire ne demandait qu’à exploser, à l’image du livre d’Yves Courrière sorti en 1967 et qui s’est écoulé à plus d’un million d’exemplaires (La guerre d’Algérie, Fayard, NDLR). Ou le succès des revues Historia sur la guerre d’Algérie qui, à chaque fois, vendaient des centaines de milliers de numéros.

La guerre d’Algérie est une guerre complexe. Il n’y a pas de ligne de front avec les Français d’un côté et les Algériens de l’autre.
Benjamin Stora

“Le Petit Soldat”, “La Bataille d’Alger”, plus récemment “Hors la loi”... De nombreux films sur cette période ont été réalisés, mais force est de constater qu’ils n’ont pas rencontré un immense succès populaire et qu’il n’existe pas le “Apocalypse now” de la guerre d’Algérie. Comment expliquer cet “angle mort” culturel ?

C’est un thème que j’explore dans Imaginaires de guerre (La Découverte, 2004, NDLR). Déjà, la guerre d’Algérie n’est pas une guerre classique. Il n’y a pas de ligne de front avec les Français d’un côté et les Algériens de l’autre. C’est une guerre complexe, qui s’étend sur une longue période, avec de multiples acteurs, politiques et militaires, et au cours de laquelle des Algériens se tuent aussi entre eux. C’est une guerre de guérilla qui est très difficile à montrer à l’écran.
À l’inverse de la guerre du Vietnam (1959-1974, NDLR), où les choses sont plus simples. Il n’y a pas d’Américains installés depuis des générations dans le pays. Les États-Unis sont en territoire étranger et se battent contre le Nord-Vietnam communiste dans un contexte de guerre froide. Le narratif est plus simple. La difficulté pour les cinéastes voulant traiter la guerre d’Algérie, c’est qu’il fallait entrer dans la complexité d’une guerre intime. Il y a aussi eu beaucoup de censure après 1962, et quand des films sur l’Algérie ont commencé à sortir (notamment des documentaires), ils sont tombés au moment où la société faisait silence.

Il y a eu un rejet idéologique du rapport de la part de ceux qui rejouent à l’infini la scène des postures
Benjamin Stora

Dans votre rapport, vous estimez que les excuses ne sont pas de nature “à calmer les mémoires blessées” et préférez parler de “reconnaissance”. Cela ne vous a pas évité les procès en “repentance”, notamment à l’extrême droite, le maire de Perpignan ayant qualifié votre travail de “honte nationale”. Comment observez-vous l’accueil de votre rapport ?

Je constate d’abord qu’il y a eu un énorme retentissement médiatique. Ce n’est pourtant pas le seul rapport que je fais. J’en avais fait un sur les réfugiés, puis un autre sur l’état des lieux de l’immigration en France. La démarche est la même : dresser un inventaire de ce que l’on sait sur le sujet et faire des préconisations pour l’approfondir. En faisant cela, j’obéis à mon itinéraire classique d’historien. C’est-à-dire en travaillant sur des sources et en restituant des travaux, mais ça, personne n’en parle. Il y a là un gros problème : on va directement aux disputes idéologiques sans réfléchir au socle de savoir sur lequel le rapport est bâti. Mais c’est aussi dans l’air du temps, on cherche le choc des émotions plutôt que la réflexion.
Et quand le rapport est sorti, on ne discutait pas du contenu de l’inventaire, mais des intentions qu’il y aurait derrière. En parallèle, il y a eu également un rejet idéologique du rapport de la part de ceux qui rejouent à l’infini la scène des postures. D’un côté, on me dit que le rapport ne dénonce pas assez les crimes commis par la France. Et de l’autre que je passe sous silence les “bienfaits” de la colonisation française en Algérie. C’est la répétition d’une scène traditionnelle de la part de gens qui ont fabriqué une rente mémorielle, permettant de se forger une identité politique. D’un côté comme de l’autre, ce sont des postures paresseuses qui ne cherchent pas à comprendre.

Il n’y pas de fétichisme à avoir pour renommer une rue ou remplacer une statue, il faut juste savoir par quoi et pourquoi.
Benjamin Stora

Quelque part, ces réactions épidermiques accréditent le constat que vous dressez sur les écueils d’une “mémoire communautarisée” qui consiste moins à établir et analyser des faits que “d’avoir eu raison dans le passé”…

Tout à fait, elles l’accréditent a posteriori. Et on y assiste de façon assez classique. En Algérie on me répète l’importance d’insister sur les atrocités, et en France, on me reproche de ne pas m’épancher sur les “bienfaits”. Mais il y a quand même un problème de fond que ces postures ignorent : les préconisations concrètes qui sont faites dans le rapport. Or, c’est justement là, dans le fond, que se déconstruit ce type d’attitude. Ce que j’attendais, c’est que ces protagonistes se prononcent sur ces préconisations, qu’ils aillent sur le fond. Malheureusement, ils ont préféré se jeter sur le débat ancien.

Depuis quelques mois, et dans le monde entier, des revendications s’expriment sur la place qu’occupent certains personnages historiques dans l’espace public. À Paris, certains veulent débaptiser l’Avenue Bugeaud, voire la renommer en hommage à l’Emir Abdelkader. Êtes-vous pour ?

Je ne suis pas opposé à ce genre d’initiative, car je ne suis pas opposé aux mobilisations citoyennes visant à approfondir l’histoire. Il n’y a pas d’histoire officielle et figée, et tant mieux d’ailleurs ! C’est une bonne chose que la société s’en saisisse. Pour autant, il existe un réel risque d’effacement, car il faut savoir pourquoi et comment on remplace. Moi je suis pour l’enrichissement, pas pour une approche nihiliste, qui semble parfois s’exprimer ces derniers temps. Alain Resnais disait “les statues meurent aussi”. C’est un vieux débat qui date des années 1950, et je partage cette orientation. Il n’y pas de fétichisme à avoir, il faut juste savoir par quoi et pourquoi on renomme ou on remplace.
Y a-t-il un déficit de guerre d’Algérie dans l’espace public ?

Oui, il y a forcément un déficit, car il y a eu un déficit politique sur la question. Qui connaissait Mohamed Boudiaf avant qu’on ne reconnaisse son assassinat ? Qui connaît Ferhat Abbas ou Messali Hadj ? On ne sait pas qui ils sont et ils se retrouvent exclus du récit, alors qu’ils étaient des leaders politiques. Résultat, ce déficit a créé un espace pour une réécriture de l’histoire. Une histoire fantasmée où certains expliquent que ce qui se jouait en Algérie à cette époque était annonciateur d’un affrontement entre l’islamisme et la France. Or nous parlons ici de leaders qui étaient purement politiques, pas du tout religieux. D’où la nécessité de redonner du sens à ce qu’il s’est passé et d’améliorer la visibilité des protagonistes et leurs parcours.

Les retards pris par le fait de ne pas assumer certains pans de notre histoire font courir le risque d’une fragmentation.

Un effort mémoriel devrait-il être fait concernant les militants français morts pour la cause algérienne, qui sont (et c’est un euphémisme) méconnus en France ? On pense à Maurice Audin, Henri Alleg ou Henri Maillot, par exemple...

Il y a effectivement un effort à faire oui, mais pas seulement à l’égard de ceux qui sont morts dans le conflit. Je pense notamment à des femmes comme Gisèle Halimi, dont je propose l’entrée au Panthéon. Je pense aussi à des gens comme Claude Lanzmann, qui ont véritablement sauvé l’honneur de la nation. Ces intellectuels comme François Mauriac, Pierre-Henri Simon, les gens de la revue Esprit comme Paul Ricoeur... Ils ne sont pas forcément connus pour ces engagements, alors qu’il fallait du courage à l’époque pour se positionner sur ces questions. C’était très dur pour eux de s’exprimer. Il faudrait que ces personnalités soient davantage connues pour leur engagement en faveur de la cause algérienne.

Pensez-vous que la question de la mémoire peut affecter l’unité nationale si elle n’est pas traitée à temps ?

Les retards pris par le fait de ne pas assumer certains pans de notre histoire font effectivement courir le risque d’une fragmentation. Avec la menace que se développent des mémoires dangereuses, qui finissent par fabriquer des identités meurtries, voire meurtrières. On manque beaucoup d’enseignants qui connaissent l’histoire de la colonisation, des nationalismes etc. Ce n’est pas de leur faute, c’est lié à leur formation et à des décennies de silence. Il faudrait donc hausser le niveau de leur formation sur cet aspect, pour aller vers une meilleure compréhension du passé. On a pris beaucoup de retard, mais il est encore temps de faire un effort, et d’aller vers plus d’histoire pour éviter les divisions. En gardant à l’esprit ce que dit Pierre Nora : “L’histoire rassemble, la mémoire divise”.

Benjamin Stora

Né le 2 décembre 1950 à Constantine en Algérie, Benjamin Stora est Professeur des universités. Il enseigne l’histoire du Maghreb contemporain (XIXe et XXe siècles), les guerres de décolonisations, et l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe, à l’Université Paris 13 et à l’INALCO (Langues Orientales, Paris).

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LA FRANCE PERD SUR LES DEUX TABLEAUX

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par Jean-Pierre Filiu
Le Monde, 18 avril 2021

Le soutien de l’Elysée au président Tebboune n’a pas suffi à désarmer l’agressivité des généraux algériens, alors même qu’il alimente le ressentiment contre la France au sein de la jeunesse contestataire.

« L’Algérie n’est pas à vendre », pancarte antifrançaise lors d’une manifestation à Alger, le 9 avril (Riyad Kramdi, AFP)
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C’est du jamais vu dans les relations entre les gouvernements algérien et français : le 8 avril, El Hachemi Djaaboub, ministre algérien du travail, accuse la France d’être « l’ennemi traditionnel et éternel » de son pays. Cette déclaration choque d’autant plus qu’elle intervient dans un débat de politique intérieure au Sénat deux jours avant une visite à Alger de Jean Castex, à la tête d’une délégation ministérielle de haut niveau. Quelques heures après l’attaque de M. Djaaboub, l’Algérie annonce l’annulation du déplacement du premier ministre français, officiellement pour raisons protocolaires. Matignon s’efforce de justifier ce report sine die par le contexte sanitaire. Mais un tel camouflet illustre bien les errements de la politique algérienne menée par Paris depuis plus d’un an, alors même que la contestation pacifiste du Hirak, suspendue par la crise sanitaire, a repris de plus belle en février dernier.

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L’ÉCHEC DU PARI ÉLYSEEN SUR ABDELMADJID TEBBOUNE

Emmanuel Macron nourrit la très respectable ambition de réconcilier les mémoires entre la France et l’Algérie. Il a dû ronger son frein durant le dernier mandat d’un Abdelaziz Bouteflika moribond, que les généraux ont finalement sacrifié, en avril 2019, à la contestation populaire. Mais le président français n’a pas pris la mesure de la nouvelle donne que le Hirak a imposée. Il a ainsi cru qu’Abdelmadjid Tebboune, élu en décembre 2019, avec 60 % d’abstention, pouvait être son partenaire dans ce grand œuvre franco-algérien. C’était oublier que Tebboune ne représente que la façade civile d’un régime toujours fermement tenu par la haute hiérarchie militaire. Et que ces généraux n’ont aucun intérêt à un apaisement des mémoires, qui remettrait en cause leur discours de légitimation par la seule et unique « révolution » anticoloniale. Ils ont ainsi accrédité la fable des « millions de martyrs » algériens, conduisant M. Tebboune, en mai 2020, à accuser la France d’avoir massacré « plus de la moitié de la population algérienne ».
Pressé d’aller de l’avant, M. Macron a balayé ces considérations et s’est engagé, en novembre 2020, à « faire tout ce qui [était] possible pour aider le président Tebboune », qualifié de « courageux ». Cette déclaration a suscité un tollé dans l’opposition, qui a dénoncé « l’ingérence » de la France, d’autant que M. Tebboune était alors en train de battre, avec trois mois cumulés, le temps « record » d’une hospitalisation à l’étranger, jusqu’alors détenu par M. Bouteflika. L’Elysée a continué de suivre son calendrier : l’historien Benjamin Stora a remis au chef de l’Etat, en janvier 2021, un rapport alliant la rigueur académique à l’exigence citoyenne ; la responsabilité de l’Etat français dans la mort du nationaliste Ali Boumendjel a été reconnue en mars, tandis que l’accès à certaines archives sur la guerre d’Algérie était facilité. Non seulement la partie algérienne n’accomplit aucun geste en retour, mais le conseiller de M. Tebboune pour la mémoire réduit le rapport Stora à n’être qu’un « rapport franco-français », tandis que le chef d’état-major hausse le ton contre la France.

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UNE CONTESTATION DE PLUS EN PLUS ANTIFRANÇAISE

Le social-démocrate Karim Tabbou, figure la plus populaire du Hirak, emprisonné durant dix mois de 2019 à 2020, iinterpelle publiquement M. Macron dès novembre dernier : « Dans la mesure où nous n’attendons aucun soutien de votre part, votre abstention aurait été moralement compréhensible pour le peuple algérien. Par contre, votre soutien affiché au régime algérien, un des plus liberticides de la Méditerranée, dévoile votre mauvaise foi et votre hypocrisie politique. » Les manifestations du Hirak, relancées depuis le 22 février, sont désormais marquées par des slogans antifrançais d’une virulence inédite. M. Macron et la France sont désignés comme « complices » des généraux et du « régime militaire », en place depuis 1962, que les protestataires veulent enfin remplacer par un « pouvoir civil et démocratique ». Ce combat pour la « nouvelle indépendance » du pays, qui visait jusqu’à présent la caste dirigeante à Alger, met aujourd’hui en cause l’ancien colonisateur. Une telle hargne contre la France est particulièrement perceptible chez les jeunes manifestants, qui scandaient, le 13 avril : « La France est de retour, mais la révolution est toujours là. »
La population tunisienne a eu l’élégance, après le renversement de Ben Ali en 2011, de ne pas tenir rigueur à la France de son soutien sans faille au dictateur déchu. Au moins le régime tunisien affichait-il, jusqu’à sa chute, sa proximité avec Paris, alors que la France cumule en Algérie la rancœur des autorités et celle de la contestation. L’absence de réaction de Paris à la provocation de M. Djaaboub encourage en outre la stratégie de la tension des dirigeants algériens. C’est ainsi que, le 10 avril, le porte-parole du gouvernement algérien profère des menaces à peine voilées à l’encontre de l’ambassadeur de France, accusé de trop fréquenter l’opposition. Cette fois, le Quai d’Orsay réagit pour « déplorer » de telles attaques, « qui ne reflètent ni la qualité des relations bilatérales, ni la dynamique de leur renforcement ». Au-delà d’un tel échange, la France gagnerait sans doute à s’interroger sur les présupposés d’une politique qui, en Algérie, tend à faire l’unanimité contre elle.

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L’HISTOIRE A BON DOS

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PHILIPPE GELIE
Le Figaro , 09/04/2021
La susceptibilité offre une posture commode dans le jeu des apparences diplomatiques. Derrière ce masque, le pouvoir algérien vient d’éconduire une délégation française emmenée par le chef du gouvernement, Jean Castex : pas assez de ministres à sa suite pour se hisser « à la hauteur » des attentes d’Alger et des enjeux bilatéraux. Plutôt faire l’impasse sur la coopération que donner l’impression de subir la moindre désinvolture de Paris, même en cette période de Covid où les déplacements sont rares.
Le Comité intergouvernemental de haut niveau franco-algérien avait été lancé sous François Hollande dans l’espoir d’amorcer une réconciliation sur le modèle franco-allemand… Il y a encore du chemin à faire ! En Algérie, la France reste avant tout coupable des « crimes » de 130 ans de colonisation et de huit ans de guerre (évoquer d’autres aspects est passé de mode). Ces méfaits ont été reconnus - sinon expiés - par quatre présidents depuis Jacques Chirac. Mais tous les efforts de contrition restent insuffisants pour Alger, y compris les « excuses » offertes aux victimes par Emmanuel Macron en 2017.
Cette cour à sens unique d’une belle qui se dérobe confine à l’absurde. Pour discuter d’État à État, l’Algérie veut que la France s’enferme dans « le piège de la repentance » pointé par l’historien Benjamin Stora dans son récent rapport. La France n’est jamais à la bonne place : trop impliquée avec les réseaux de l’ancien président Bouteflika, coupable d’ingérence lorsqu’elle défend les droits des manifestants du Hirak, accusée d’indifférence par ces derniers si elle poursuit le dialogue avec le régime honni…
L’histoire a bon dos. L’Algérie ne pourra se réconcilier avec la France que lorsqu’elle se sera réconciliée avec elle-même, lorsque ses dirigeants auront le soutien du peuple, lorsqu’ils chercheront à faire le bonheur des Algériens au lieu de les opprimer et de les pousser à l’exil… vers la France, et lorsqu’ils cesseront d’accaparer les richesses du pays en se défaussant à bon compte sur leur bouc émissaire préféré. Le passé ne sera pas toujours l’excuse du présent.

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MACRON POINTE DES RESISTANCES AUX EFFORTS DE RECONCILIATION ENTRE LA FRANCE ET L’ALGERIE

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France 24 avec AFP, 18/04/2021


Le président Emmanuel Macron, le 25 février 2021 à l’Élysée, à Paris. © Thomas Coex, Pool/AFP Archives
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Emmanuel Macron a pointé dimanche "quelques résistances" en Algérie aux efforts de réconciliation des mémoires entre Français et Algériens, dix jours après le report sine die du déplacement du Premier ministre français à Alger.

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Une volonté de réconciliation des mémoires en Français et Algériens "très largement partagée", mais qui fait face à "quelques résistances" en Algérie. C’est le constat dressé par le président français Emmanuel Macron, dimanche 18 avril, lors d’un entretien au Figaro.

"Je crois au contraire que cette volonté est très largement partagée, notamment par le président (algérien Abdelmadjid) Tebboune. Il est vrai qu’il doit compter avec quelques résistances...", a déclaré le chef de l’État.

Il qualifie ainsi d"inacceptable" la déclaration du ministre algérien du Travail, Hachemi Djaaboub, qui a affirmé que la France était "l’ennemi traditionnel et éternel" des Algériens.

Les relations traditionnellement difficiles entre la France et l’Algérie connaissent un nouveau coup de froid après le report sine die d’un déplacement du Premier ministre français Jean Castex à Alger, prévu dimanche dernier.

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"Ni dans la repentance, ni dans le déni"

A l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie (1962), Emmanuel Macron a pourtant engagé ces derniers mois une série d’"actes symboliques" afin de tenter de "réconcilier les mémoires".

Un rapport dédié, remis en janvier par l’historien Benjamin Stora, comporte plusieurs propositions allant dans ce sens. Il a toutefois été très fraîchement accueilli à Alger.
"Ne vous y trompez pas, derrière le sujet franco-algérien il y a d’abord un sujet franco-français", affirme Emmanuel Macron au Figaro. "Au fond, nous n’avons pas réconcilié les mémoires fracturées ni construit un discours national homogène (...) La mémoire fracturée, c’est celle des pieds-noirs, celle des harkis, celle des appelés du contingent, celle des militaires français, celle des Algériens venus ensuite en France, celle des enfants de cette migration, celle des binationaux...".

"Je ne suis ni dans la repentance ni dans le déni. Je crois dans une politique de la reconnaissance qui rend notre nation plus forte", ajoute-t-il.

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[1L’école de comme qu’a intégrée Sollers

[2Etablissement de Versailles préparant aux concours des grandes écoles commerciales, tenu par des Jésuites (note pileface)

[3Lettre de Sollers à Boisrouvray, archives Boisrouvray

[4Lettre de Boisrouvray à Sollers, archives Sollers.

[5D’une santé très fragile depuis son enfance, Sollers, en janvier 1961, tombe victime d’un coma hépatique qui l’oblige à ces longs mois de convalescence bordelaise dont le souvenir nourrira quelques-unes des scènes du Parc. Lorsque, à la fin du mois de mars, ses médecins l’autorisent à quitter le lit et à revenir à Paris, l’auteur d’Une curieuse solitude a perdu dix-sept kilos.

[6Philippe Sollers, Vision à New York, p. 53

[7Lettre de Philippe Sollers à Jean-Edern Hallier, archives Hallier

[8Jean-Edern Hallier, Je rends heureux, p. 197.

[9Lettres de Philippe Sollers à Jean-Edern Hallier, archives Hallier.

[10Dossiier Sollers, archives du Seuil.

[11Philippe Sollers, Portrait du joueur, Paris, Gallimard, 1984, p. 53.

[12Lettre de Malraux à Sollers, non datée, archives Sollers.

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3 Messages

  • Viktor Kirtov | 23 avril 2021 - 15:00 1

    Plus sur Provenchères

    Merci à D.B. de nous avoir apporté une précision, que je n’avais vue nulle part auparavant mentionnée, à savoir que Pierre de Provenchère avait été, non seulement condisciple de Sollers, à Sainte Geneviève à Versailles (Ginette) - en classe préparatoires aux grandes de commerce - mais qu’il était aussi Bordelais, comme Sollers, ce qui est de nature à renforcer les liens d’amitié qui les unissaient.

    D.B. nous apprend en effet, que Provenchères était « domicilié à Caudéran , alors faubourg de Bordeaux. ». En parallèle, il nous communiquait deux documents que nous vous joignons :

    - Sa fiche dans les « archives des soldats morts en Algérie » qui mentionne :

    DE PROVENCHERES Pierre

    Chevalier (de l’Ordre de la Légion d’honneur) par décret du 31 décembre 1959.
    Sous-lieutenant au 6e Régiment de Hussards
    adresse : 121 avenue Charles de Gaulle à CAUDERAN (Gironde)

    - Une photo 3D (Google) du 121 avenue Charles de Gaulle à Cauderan, qui montre une belle propriété bourgeoise ceinte de murs. Même milieu bourgeois que Sollers dont le père était industriel à Talence, à proximité de Bordeaux.

    Nous avons déjà mentionné le fait que Sollers a intitulé son deuxième roman « Le Parc » publié en 1961, et que Philippe Forest, « l’historien » de Tel Quel, l’a qualifié de « Tombeau de Provenchères ». D.B. note aussi ‘une coïncidence : le 121 avenue Charles de Gaulle à Cauderan jouxte le Parc bordelais. Coïncidence ou pas ? Sollers a en effet d’autres références de parcs, à commencer par le parc de la propriété familiale de son enfance, ainsi que le Parc Monceau de sa jeunesse parisienne qu’il a souvent évoqué. Il a vécu un an à côté, et aussi jouxtant le Parc Monceau, s’élevait l’hôtel particulier des Glycines, une maison close où le jeune Sollers avait ses habitudes et dont une pensionnaire s’était entichée de lui, au point de lui offrir ses services, gratuitement, allant même jusqu’à lui proposer de devenir son souteneur…

    D.B. aime faire parler les lieux. On trouve sur pileface deux articles qui en témoignent :
    - L’enfance d’un écrivain français autour des lieux d’enfance de Sollers à Talence
    - Des Glycines au Parc autour du Parc Monceau, cher à Sollers.

    En poursuivant les recherches de D.B., les traces sont rares sur Internet : Provenchères est mort jeune à 25 ans, et Internet n’était pas encore développé pour le grand public. Nous avons toutefois trouvé un arbre généalogique que nous vous joignons et qui livre quelques petites informations complémentaires : ( A quoi se résume la vie d’un homme qui n’a pas encore eu le temps de laisser sa marque ?)

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    Arbre généalogique de Pierre de Provenchères (1934-1959)

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    On y apprend :

    1) qu’André de Provenchères le père de Pierre de Provenchères était directeur de Banque, ce qui confirme le milieu bourgeois de sa famille.
    2) Il était marié à Gilberte de Lestrade de Conty. Le couple s’était marié à à Coulaures non loin de Bordeaux.

    3) Le grand père de Pierre Provenchère s’appelait aussi Pierre (1876-1914). Comme son petit-fils. il est mort pour la France en 1914, a 38 ans. Capitaine d’infanterie. Comme son petit-fils, son sacrifice lui valut ‘être fait Chevalier de la Légion d’Honneur.

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    Dans « Sollers, Vérité et légendes », de Gérard de Cortanze, quelques précisions

    La trahison de Jean-Edern Hallier

    Souvenez-vous. Philippe Joyaux est à l’hôpital Villemin. Son « ami » Jean-Edern Hallier lui a promis de faire intervenir son père, général, afin que celui-ci accélère sa libération. Le temps passe. Après la visite du général, qui a tenu à rencontrer personnellement les médecins qui s’occupent du dossier Joyaux, celui-ci est déclaré « bon pour le service » et sommé de rejoindre son corps à Montbéliard. De deux choses l’une : ou rien n’a été fait, ou bien au contraire tout a été fait pour que le jeune homme soit envoyé en Algérie. Les soupçons s’installant, Philippe Sollers en tire les conclusions qui s’imposent : son ami Jean-Edern Hallier l’a trahi.

    Tel Quel prend son envol ; Philippe Sollers en est l’âme, Jean-Edern Hallier en veut la codirection. Comment éloigner le gêneur : en demandant au général Hallier, qui en a le pouvoir, d’envoyer Philippe Sollers dans un des djebels les plus dangereux d’Algérie, sur la ligne Morrice, là où les sentinelles sont si souvent égorgées ... Une affaire difficile à digérer, incroyable. Philippe Sollers a beau la raconter à jet continu, personne n’y fait attention. Portrait du Joueur :


    Quand Rimbaud-Fafner, avec l’appui de papa, ex-ambassadeur de Vichy, voulait me faire· envoyer au front pour voir si une balle perdue ne pourrait pas le débarasser d’un concurrent gênant.

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    Sur les obsèques de Pierre de Provenchères

    Dominique Rolin témoigne : « ]’ai assisté, tout à fait au début où je le connaissais [Philippe Sollers], à un drame d’amitié. La mort de son ami Pierre, en Algérie. Il m’a immédiatement téléphoné, décomposé. Je l’ai vu, peu après, se roulant par terre comme un enfant qui vient de traverser une épreuve épouvantable. Ça a été pour lui une véritable catastrophe. Je l’ai accompagné au cimetière de Moulins. Cette mort l’a marqué dans les profondeurs mêmes de son travail, de son existence de créateur, et définitivement orienté son rapport à la mort. On le prend pour un garçon léger, superficiel, une sorte de papillon. Certes, il est rapide, agile, ne veut jamais perdre son temps, cherche toujours à le devancer, mais ce papillon porte en lui une extra¬ordinaire dimension de profondeur. »

    C’est un fait, Philippe Sollers, comme bon nombre des hommes de sa génération a failli sortir totalement brisé des horreurs de la guerre d’Algérie. Quand on lui pose la question au jourd’hui, on comprend que la douleur est encore là, dans les silences, les phrases non terminées, l’émotion dans la voix :

    « Mort de Provenchères ? Oui, très dramatique... uelqu’un que j’aimais beaucoup... et dont nous attendions beaucoup, dans notre groupe d’amis. Nous le considérions comme le plus doué d’entre nous... Bien... Il est mort. J’ai de belles lettres de lui...
    Il était en train de lire Cioran, qui lui paraissait trop sombre pour les ténèbres dans lesquelles il se trouvait... »

    Ainsi apprend-t-on :

    1) Que les obsèques ont eu lieu à Moulins. Pierre de Provenchères retournait là, à sa ville de naissance, à ses racines. .

    2) Que la femme mystérieuse (non nommée) qui accompagnait Sollers dans son texte « Requiem » dédicacé à son ami Philippe de Provenchères, c’était Dominique Rolin.

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    ZOOM : cliquer l’image
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    121 avenue Charles de Gaulle à CAUDERAN (Gironde)
    ZOOM : cliquer l’image
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  • Viktor Kirtov | 21 avril 2021 - 21:22 2

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    Jeudi, Le Martray
    (3 septembre 1959)

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    Mon amour, je ne peux écrire… Les larmes brouillent tout, aussitôt… Pas de littérature pour un esprit qui s’en méfiait tant…
    Ma vie bascule dans l’horreur [1]
    Non, il vaut mieux que je sois seul. Ne t’inquiète pas : la plus grosse crise est passée qui m’a laissé misérable et perdu.
    Ma mémoire reflue… Toi tu savais que c’était mon meilleur ami, l’être au monde que j’estimais le plus. C’est la plus grande douleur de ma vie. Je supporte, je supporte ! (quoi que j’aie dit)
    Mais le monde est moins pur : une certaine pureté, finesse… incomparable intelligence… à quoi bon ?
    Il était désespéré. Je le suis, à présent.
    Ou du moins quelque chose est changé — pour toujours.
    De sa mort, impossible de rien savoir pour l’instant. Je m’appuie sur toi (mon premier réflexe a été de te téléphoner). Plus tard nous parlerons…
    Je t’embrasse

    Philippe

    Ne perds pas la coupure de journal [2].

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    Les préoccupations de Sollers quant à son service militaire, transparaissent aussi dans ses lettres à Dominique Rolin.

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    Le Martray,
    Samedi (12 septembre 1959)

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    Mon cher amour, le papier militaire est simplement l’interrogatoire prévu, auquel il me faut répondre avant le 1er octobre. Donc, rien de grave dans l’immédiat — et la paix, de toute manière, pour au moins 3 semaines. Nous aurons le temps de nous revoir et de nous aimer comme jamais (à cette pensée, hier soir, j’ai sauté en l’air). […]

    Phil

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    Et aussi, cette consultation de sa mère, pour le texte « Requiem » dédié à son ami Pierre de Provenchères :

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    (Lundi matin)
    (21 décembre 1959)

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    Crise, cette nuit, imprévue. Climat humide. Ciel gris. J’ai lu mon texte à ma mère (Requiem), et elle le trouve « splendide ». Donc, parfait, pour le côté « public ». […]

    Philippe

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    Philippe Sollers, Lettres à Dominique Rolin (1958-1980) Editions Gallimard.
    VOIR AUSSI :

    - Interview Philippe Sollers : Lettres à Dominique Rolin 1958-1980
    - Un amour vénitien

    *
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    [1Philippe Sollers vient d’apprendre la mort violente en Algérie de Pierre de Provenchères, son ami intime. Il est tué le 24 août 1959 au cours d’une opération à Tougara en Grande Kabylie (lire G. de Cortanze, Philippe Sollers ou la volonté de bonheur, p. 118 et suiv.). Profondément affecté, Sollers écrira un texte, « Requiem », publié dans le premier numéro de Tel Quel (1960) et repris dans L’Intermédiaire, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1963, p. 65-76.

    [2Coupure non retrouvée


  • D.B. | 21 avril 2021 - 09:46 3

    Pierre de Provenchères (07/07/1934-24/08/1959) était domicilié à Caudéran, alors faubourg de Bordeaux, soit près de Talence et surtout à proximité d’un... parc (le Parc Bordelais).