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L’infini de Pascal

D 5 juillet 2020     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


LE PARI

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« Qu’avez-vous à perdre à tenir un pari qui ne vous coûte rien et qui risque de vous faire gagner l’infini ? Il faut parier, vous n’avez pas le choix, vous êtes embarqué. Ne pas parier que Dieu existe, c’est parier qu’il n’existe pas. Sur quoi pariez-vous donc ? Pesons le gain et la perte. En prenant le pari de croire que Dieu existe, si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Inversement, si vous pariez qu’il n’existe pas, vous perdrez tout s’il existe, et rien s’il n’existe pas. Pariez donc qu’il existe sans hésiter. »

Extrait du film Blaise Pascal de Rossellini, 1972 [1].

La référence à Pascal, peu étudiée, est présente dans tous les écrits de Sollers. Elle en est le « centre ». Tentons, à partir de quelques textes, de faire le point [2].

« Nous avons beau enfler nos conceptions, au delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.

« Je veux vous faire voir une chose infinie et indivisible : c’est un point se mouvant partout d’une vitesse infinie, car il est en tous lieux et est tout entier en chaque endroit. »

Blaise Pascal.

« Qui aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire, aurait trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel. »

Pascal. Exergue à Ph. Sollers, Médium.

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Le scandale Pascal


Poussin, Le Ravissement de saint Paul.
Le Louvre. Photo A.G., janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image
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On ne se lasse pas de relire ce texte fameux pour l’énergie et le feu de son style (difficile de faire mieux en français). Pascal a été saisi, habité, brûlé, il a vu.

Le christianisme est, et sera toujours, une expérience personnelle, une révélation existentielle. Aujourd’hui même, dans un monde de somnambulisme et d’hypocrisie, de publicité bavarde et de faux témoins, d’ex-criminels reconvertis dans la bien-pensance, de falsificateurs de l’histoire et de ses massacres, cette prose souveraine, cette poésie urgente traverse la page et nous atteint en plein coeur. Que voyons-nous, en effet, à longueur de temps ? Des employés au bouchage du néant et de l’infini, des « serviteurs surmenés du vide », des sermons sur fond d’actes de corruption, un grand marché confus de mensonges. La sensation vertigineuse de l’espace sans limites est niée par la mise en écrans du visible. L’abîme de l’infiniment petit se trafique dans le nucléaire ou la génétique. Là-dessus, il faut faire oublier aux êtres humains, désormais indéfiniment remplaçables par la technique, le « petit cachot » où ils sont logés. Sinon, il pourrait leur venir un goût d’absolu, de révolte, voire des pensées de nouveaux révolutionnaires.

Pascal, on le sait, a inspiré directement Lautréamont et Rimbaud, mais aussi, si on y prend garde, Proust, Kafka, Céline, Sartre. D’où sort « la Nausée », sinon des « Pensées » ? Évidemment, il y a Dieu, celui d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, et non pas celui des philosophes et des savants. Dieu prouvé par la force de l’écriture ? Pourquoi pas ? « Père juste, le monde ne T’a point connu, mais je T’ai connu. Joie, Joie, pleurs de Joie. » Il écrit ces mots sur un petit bout de papier, Pascal, et il les coud dans sa veste. On appelle ça, comme par hasard, le « Mémorial ». « La phrase de Pascal, dit Claudel, vibre tout entière avec une ampleur magnifique. »

Il est bon de rappeler que le vrai christianisme ne peut pas être autre chose qu’un scandale. Ce type, Pascal, était fou. Comme tous les grands écrivains, en somme.

Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur Nº1729, 25 décembre 1997.

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Pascal, Manuscrit autographe entre 1656 et 1662.
Photo A.G., BnF, janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le temps de Pascal

Quand Blaise Pascal meurt, le 19 août 1662, à trente-neuf ans, ses proches trouvent dans sa chambre des liasses de papiers en désordre. Ce sont les Pensées. Ils sont surpris, désorientés, déçus. Ils attendaient un manuscrit classé, une apologie de la religion chrétienne à leurs couleurs, un traité pouvant servir la cause janséniste de Port-Royal. Au lieu de cela, des fragments, des fulgurations en tout sens, des bifurcations, des notes. Que faire ? Silence, d’abord. Et puis Pascal est Pascal, il faut bien publier. Mais sous quelle forme ? Faut-il « achever » ce qui ne l’est pas ? Charger quelqu’un d’autre de « développer », rewriter ? Difficile : le style, c’est l’homme, et celui-là semble avoir tellement dépassé la mesure qu’il vaut mieux abandonner la partie. Donc, publication, mais orientée et incomplète. Pascal, comme Lautréamont et Rimbaud, est un moderne absolu.

Le désarroi des contemporains est compréhensible. Ils ont leurs soucis quotidiens, leur horizon tactique, la persécution est sur eux, les jésuites ne les lâchent pas, ils sont suspects, ils se cachent. Et Pascal, leur grand Pascal, ce saint mathématique passé à la polémique et à la foi combattante, semble ici étrangement détaché, surplombant, ailleurs. Immergé dans la Bible, soit, mais prenant les choses par tous les bouts, décomposant et recomposant l’équation humaine. Il pensait tout le temps, Pascal, il écrivait sans cesse et sur des papiers qui lui tombaient sous la main. Il est pressé, il sait qu’il n’en a pas pour longtemps, une passion brûlante l’habite. Tenez, encore un papier, cousu, celui-là, à l’intérieur de son vêtement, comme s’il avait eu peur d’oublier un certain moment capital de son existence. Qu’est-ce qu’on lit, là, tracé dans la fièvre, le 23 novembre 1654, « depuis environ 10 heures et demie du soir jusques environ minuit et demi » ? Une révélation. « Feu ». « Joie, joie, joie, pleurs de joie. » « Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre. » Dieu, celui d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, se dévoile dans le coeur, et ce coeur est en feu. Deux heures au paradis, avec le Christ comme clé universelle, ça n’arrive pas tous les jours, on risque de s’endormir, il faut l’écrire. D’ailleurs, c’est peut-être parce qu’on écrivait tout le temps que cela est arrivé. Voilà ce qui s’appelle attraper la vérité dans les flammes.

Ce feu d’écriture nous paraît à nous, en 2000, aussi vivant qu’incroyable. Laissons les controverses du XVIIe siècle, voyons ce qui nous touche ici, maintenant. Pascal nous dit qu’en effet nous dormons, que nous sommes des somnambules volontaires. Qu’il y a là quelque chose d’anormal, de surnaturel. L’humanoïde en transit, qui sait pourtant qu’il doit mourir, fait tout pour éviter la question de sa condition. On l’observe, et on ne trouve en lui que contradictions, mélange du haut et du bas, dérobades, divertissement, sophismes. C’est un « monstre incompréhensible » soumis au déguisement, au mensonge, à l’hypocrisie, « un coeur creux et plein d’ordures ». L’orgueil et la paresse se disputent en lui. Il ne sait pas être seul, il « mendie le tumulte », il s’occupe, il s’étourdit, il s’aveugle, pauvre ver de terre, « cloaque d’incertitude et d’erreur ». Mais voilà, il pense, et c’est sublime, ou plutôt il pourrait penser, mais cela l’ennuie, il est incapable de rester seul dans une chambre, il lui faut courir, bavarder, s’abaisser, se détruire, se nier. Bref, il est fou. Même le plus sage est fou. La géométrie, c’est très bien, mais permettez que je demande quand même ce que je fais là, sur ce grain de terre : « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? » Les philosophes me répondent comme ils peuvent, mais cela ne me suffit pas, je veux une certitude qui soit à la hauteur de ma concupiscence. Pascal adore ce mot, il l’écrit sans cesse, nous ne l’employons plus, dommage, disons par conséquent libido. Oui, les hommes sont étranges, ils croient qu’ils peuvent « anéantir l’éternité en en détournant leur pensée ». Ils perdent leur temps. « Ils se cachent dans la presse et appellent le nombre à leur secours. » Rien à faire, Pascal les prend sur son divan, c’est un analyste de premier ordre, vous ne le troublerez pas avec des concepts, encore moins avec des crises d’hystérie. C’est qu’il vient de rouvrir le dossier « religion », ce savant, et qu’il est stupéfait de constater l’ignorance où tout le monde semble être des principes de base. Qui lit réellement la Bible ? Personne. Lui, si. Et pour cause. Il a vite fait de construire son ordinateur personnel, élection du peuple juif, prophéties, évangiles. L’évidence est là, mais le monde humain est sous hypnose. Les moins abrutis sont, non pas les dévots, mais les vrais athées, les joueurs. On va donc leur proposer un pari. Texte éblouissant, dont on ne compte plus les commentaires, et qu’on peut reprendre sans cesse. Texte, c’est le cas de le dire, crucial. Si vous gagnez, vous gagnez tout. Si vous perdez, vous ne perdez rien. Mais je ne veux pas jouer ! Il le faut, vous êtes embarqués. On suppose ici un partenaire de bonne foi, mais il convient de ne pas ignorer qu’il « y a des gens qui mentent simplement pour mentir ». « Gens sans parole, sans foi, sans honneur, sans vérité, doubles de coeur, doubles de langue, et semblables à cet animal amphibie de la fable, qui se tenait dans un état ambigu entre les poissons et les oiseaux. » Là, il est inutile de dire quoi que ce soit, « il n’est plus permis de bien écrire ». La tricherie est à l’oeuvre, mais ne prouve rien contre les règles du jeu et du feu. Vous préférez perdre ? C’est votre droit, vous pouvez choisir la démence.

Nous pourrions être heureux si nous étions en état de présence réelle. Mais voilà : « le présent n’est jamais notre fin. » « Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

Que serait le présent comme fin ? Un réveil. Pour Pascal, le sommeil n’est pas, comme on le répète, une image de la mort, mais c’est la vie elle-même qui est cette image. « Nous ne vivons jamais. » Nous sommes des morts-vivants, des dormeurs agités. Or il y a quelqu’un qui, bien que ressuscité, restera en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faudrait pas dormir pendant ce temps-là. Pascal, étrangement, fait de la charité le signe « surnaturel » de la vie éveillée, formule qui paraîtra toujours un mystère à la prétention humaine. « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. » Ici, la démonstration est en deux temps. D’abord : « Tous les corps, les firmaments, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela, et soi, et les corps rien. » Ensuite : « Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. »

On voit à quel point ce jugement peut choquer le fanatisme du calcul, comme le fanatisme tout court. Charité bien ordonnée commence d’ailleurs par soi-même, mais il n’est pas sûr que la haine de soi le permette. Comment l’être humain pourrait-il aimer son semblable s’il ne s’aime pas ?

Il y a les sages et les saints. Ces derniers « sont vus de Dieu et des anges et non des corps ni des esprits curieux. Dieu leur suffit ». La curiosité, grave défaut : la vraie religion échappe à son avidité insatiable. Tout cela est dit d’ailleurs avec un tel naturel, une telle force affirmative qu’on comprend pourquoi le style de Pascal, direct ou retourné, résonne avec une telle ampleur, deux siècles plus tard, dans les Poésies de Lautréamont et Une saison en enfer de Rimbaud. Le français ne peut guère aller plus loin, preuve mathématique supplémentaire. Pascal sait de quoi il parle : « Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles où elles n’ont pas de rapport. Ils sont vus, non des yeux, mais des esprits, c’est assez. »

Pascal, ce grand modeste.

Philippe Sollers, Le Monde, puis L’Infini 70 (Été 2000).

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Pascal, Mémorial. Manuscrit autographe, novembre 1654.
BnF Manuscrits. Photo A.G., janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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L’infini de Pascal

Rien de plus étrange, aujourd’hui, que d’ouvrir les Pensées de Pascal et de s’arrêter un moment sur les pas­sages les plus célèbres. Célèbres ? Vraiment ? Sommes­ nous sûrs de savoir les lire ? Avons-nous, pour cela, assez d’imagination ? Le somnambule actuel, intoxi­qué d’informations et d’images, a tendance à s’endor­mir dès qu’on lui rappelle sa condition.

« Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? » demande Pascal. Oh, écoutez, nous avons assez de soucis comme ça, n’en rajoutez pas, cette question est d’ailleurs devenue incompréhensible. L’homme, on sait ce que c’est : un animal entièrement social, soumis à son iden­tité nationale, à ses passions de plus en plus dirigées, à son économie surveillée, à son emploi souvent précaire, à ses divertissements programmés, à ses peurs mondia­lisées. L’homme, désormais, doit se limiter, assurer ses Droits, incarner l’Humanisme, c’est-à-dire un être per­fectible, convivial, moral. Il a connu trop de catastro­phes, l’homme. Il doit faire une pause, revenir, s’il le faut, cinquante ans en arrière, éradiquer les systèmes et les penseurs qui lui ont fait tant de mal, se méfier. Ce mathématicien se prend pour Dieu en personne, son infini nous effraie, nous brutalise, nous viole. Il réintroduirait le désespoir parmi nous, fragiliserait notre démocratie en crise, nous terroriserait en nous parlant du néant. Laissez-nous tranquilles avec vos questions absurdes, nous nous sommes donné les philosophes qu’il faut, ils sont modestes, eux, résignés, concrets, à notre mesure. Votre Pascal est-il au moins enterré au Panthéon ? Non ? Dans une église juste à côté ? Vous voyez bien, c’est tout dire.

Sublime Pascal : tout le monde dort, s’occupe, rêve, s’amuse, et il se dresse, seul, contre l’hypnose ambiante qui est celle de son temps et de tous les temps. Il a eu sa révélation divine, dont témoigne le fameux Mémo­rial, nuit de feu notée à la hâte sur un papier cousu en double exemplaire dans ses vêtements. L’homme n’est rien, le feu est tout. Et il le prouve par la seule puis­sance de son raisonnement et de son style :

« Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. »

Je commence donc par le déstabiliser, l’homme, en lui montrant sa petitesse dans l’infiniment grand. Il va dans l’espace, il a marché sur la lune ? Il observe les galaxies, les trous noirs ? Mais « tout le monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature ». Il peut multiplier les télescopes, les fusées, les satellites, faire aller ses appareils sur Mars, il aura toujours le sentiment angoissant que quelque chose d’autre a lieu plus loin, au-delà. Mais l’infini­ment petit le déconcerte encore plus. Malgré sa science atomique, sa recherche des neutrinos, ses approches du Big Bang originaire, je lui montre qu’il n’a aucune conscience personnelle de la façon dont il est com­posé, et de comment fonctionne chimiquement son corps :

« Qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ? »

C’est ainsi que l’homme devient à lui-même le « plus prodigieux objet de la nature ». De nul qu’il était, il se retrouve merveille, quoique restant suspendu entre rien et tout.

La plus grande proposition de Pascal concerne la pen­sée. Non pas « je pense, donc je suis » (en fait, comme l’homme pense très peu, il est peu de chose, ses pen­sées sont en général des ruminations de calculs, d’envies, de pouvoirs), mais, carrément, « Je pense, donc je peux surplomber la négation qui me nie » :
« Par l’espace, l’univers me comprend et m’englou­tit comme un point ; par la pensée, je le comprends. »
La pensée est un miracle. Je sais que je meurs, alors que l’univers qui m’écrase ne sait rien. D’où la formule :
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. »

Essayez donc de vous faire roseau pour compren­dre. C’est un art chinois.

Pascal, en bon mathématicien, insiste beaucoup sur le mystère du point. De là, il va au pari, texte vertigineux, qui consiste à prouver que le parieur aura parié pour une « chose certaine, infinie », pour laquelle il n’aura rien donné. « Si vous gagnez, vous gagnez tout, et si vous perdez vous ne perdez rien. » Il s’agit ni plus ni moins que de la vie éternelle. Après ses démê­lés avec les jésuites et une lecture précise et fabuleuse de la Bible et des Évangiles, il démontre que le catholicisme est la seule vraie religion. Stupeur.

Le seul auteur qui a compris le feu de Pascal est Lautréamont dans Poésies. Il n’est pas assez lu, et Pas­cal non plus.

Trouver le point, tout est là. Voici, dans les Pensées, ma formule préférée :

« Qui aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel. »

Philippe Sollers, L’Infini 110 (Printemps 2010).
Fugues, Gallimard, 2012, p. 25-28, Folio p. 26-29.


Pascal, Copie figuré du Mémorial. Vers 1700 (?)
BnF Manuscrits. Photo A.G., janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Signe de l’importance vitale qu’il lui accordait, Pascal calligraphia le Mémorial sur un morceau de parchemin qu’il gardait toujours sur lui, cousu dans la doublure de son vêtement. La transcription s’accompagna de l’introduction de quelques variantes graphiques et textuelles. Le parchemin de Pascal a été perdu mais son contenu est connu par la « copie figurée » sur papier conservée par son neveu Louis Périer : elle reproduit non seulement le texte, mais aussi l’image de l’original.

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Masque mortuaire de Pascal.
Photo A.G., BnF, janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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PASCAL

Blaise Pascal a 3 ans, lorsque sa mère, Antoinette, meurt. Il a deux soeurs plus âgées, Gilberte et Jacqueline, la deuxième étant appelée à jouer un grand rôle dans la ténébreuse affaire janséniste. On a du mal a imaginer les passions religieuses de cette époque, l’embrasement mortifié des corps, l’agitation des Jésuites. La Bible, sans doute, mais comment !’interpréter ? La Passion, certes, mais Bach n’est pas français, et les Français sont nés pour la polémique et la guerre civile. N’espérez pas les calmer en musique, la plupart sont sourds. Un musicien va venir capable de prouver Dieu ? Vous voulez rire.

C’est sa très étrange nièce, Marguerite Périer, qui nous en apprend le plus sur la vie de Pascal. A 1 an, ce bébé ne supporte pas la vue de l’eau, qui lui donne des « transports d’emportements ». A-t-il assiste au Déluge dans une vie antérieure ? Ce n’est pas exclu. Mais il y a mieux : il ne peut pas non plus souffrir de voir son père et sa mère proches l’un de l’autre. « Aussitôt qu’ils s’approchaient, il criait, et se débattait avec une violence excessive. » Il accepte séparément les caresses de sa mère et de son père, mais les voir tous les deux ensemble lui donne des convulsions, comme s’il comprenait déjà qu’il a été engendré par le Diable (ce que le baptême est d’ailleurs chargé d’effacer). Il va de plus en plus mal, ce petit Blaise, il ne peut que mourir. On com­prend que sa mère, mesurant l’étendue de sa faute, préfère disparaitre à sa place.

L’état du bébé empire, il faut que le grand-père s’en mêle. La mère de Blaise était très charitable, y compris avec une bonne femme à la réputation de sorcière. Le grand-père, affolé par l’état du bébé, prend au sérieux cette histoire de sorcellerie, et convoque la supposée sorcière pour lui faire avouer qu’elle a jeté un sort sur ce nourrisson innocent. Elle nie, il la menace, elle avoue (que faire d’autre ?). Il faut donc « transporter le sort », sinon le futur génie mourra. La sorcière, après invocation au Diable, projette le sort sur un chat, lequel, jeté par la fenêtre, crève.

Ce n’est pas fini. La « sorcière » fabrique un cataplasme magique avec des herbes spéciales. Il faut l’appliquer sur le ventre du petit Blaise, qui, dit-elle, sera mort jusqu’à minuit. Et, en effet, il est mort, ou plutôt « il n’a plus ni parole, ni voix, ni sentiment ». Il est froid, on le considère comme perdu. Soudain, à 1 h du matin, il bâille. Vers 6 h, il accepte de l’eau. En 3 semaines, il est guéri, ou, mieux, ressuscité, comme quelqu’un qui l’intéressera plus tard, Jésus-Christ lui-même.

Sa santé n’est pas bonne, il a trop de cerveau, il est souvent paralysé des jambes. Bien que converti une première fois (il en faudra deux, et n’oublions pas qu’il a été guéri par le Diable), le voila tout à coup mondain, en train de caresser un projet de mariage. Il en parle avec sa soeur Jacqueline, devenue religieuse de Port-Royal, et voici le résultat :
« Elle gémissait de voir celui qui lui avait appris le néant du monde, s’y plonger lui-même par de tels engagements. »

Cet égarement diabolique ne va pas durer (nous verrons pourquoi dans un moment), mais lui permet d’écrire un Discours sur les passions de l’amour, où on voit que ce génie mathématique ne se prend pas pour rien :
« La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui sont médiocres n’y ont aucun plaisir ; ils sont machines partout. »
Autant l’avouer humblement : j’aime que la vie soit tumultueuse.

Deuxième conversion, donc, il va voir sa soeur à Port-Royal, entend un sermon « sur la Conception de la Sainte Vierge », se retire à la campagne, discute avec un autre converti qui ne veut pas se marier, risque de se faire poignarder par une concierge probablement sorcière, et nous voici partis pour le voyage fulgurant des Pensées.
Il finit quand même par mourir, a 39 ans, le 19 août 1662, dans des convulsions horribles. Son étrange nièce ne nous épargne rien de son autopsie : estomac et foie flétris, intestins gangrenés, prodigieuse abondance de cervelle (d’où des migraines continuelles), mais « au-dedans du crâne, vis-a-vis des ventricules du cerveau, deux impressions, comme des doigts dans la cire, pleines d’un sang caillé et corrompu qui avait commencé à gangrener la dure-mère ».

Cette Marguerite Périer est extraordinaire. Les doigts de Dieu ou du Diable, dans le cerveau de Pascal, voila une découverte. Comme elle est très religieuse, on se dit qu’elle n’aurait pas vu d’inconvénient à ce qu’on procède à une autopsie du Christ.
Quel volume exact a le « Sacré Coeur » ? Est-il en bon état ? Faut-il le faire adorer par les fidèles, et lui consacrer, plus tard, une basilique plâtreuse surplombant Paris ? Cette manipulation morbide ne va-t-elle pas l’empêcher de ressusciter ? Mais non, Dieu peut tout, et se débrouillera pour recoudre.

Le tombeau de Pascal se trouve dans l’église Saint-Etienne-du-Mont, à deux pas du Panthéon, d’où, la nuit, il peut apostropher Voltaire. Ce dialogue, en excellent français, n’en finit pas. Un témoin peu connu, Isidore Ducasse, l’écoute, posté sur la coupole de ce bizarre dortoir pour cadavres. Son livre, Poésies, est, pour une large part, une réponse à Pensées.

Pascal, mathématicien mystique, a écrit des choses de ce genre :
« Je veux vous faire voir une chose infinie et indivisible : c’est un point se mouvant partout d’une vitesse infinie, car il est en tous lieux et est tout entier en chaque endroit. »
Vous voyez ce mouvement ? Non ? Tant pis.

Les Jansénistes me font rire. Mon préféré est un certain Nicole, dont voici le jugement sur le génie de son temps :
« Il sera peu connu dans la postérité, ce qui nous reste d’ouvrages de lui n’étant pas capable de faire connaitre la vaste étendue de son esprit ; mais il n’y perd pas grand-chose en vérité : c’est bien peu de chose que les hommes, leur réputation et leur jugement. »
Et encore :
« Que nous reste-t-il de ce grand esprit que deux ou trois petits ouvrages, dont il y en a de fort inutiles ? »

Ce Nicole est fou de jalousie, c’est clair. Il reconnait du bout des lèvres que Pas­cal faisait de « bonnes oeuvres » à cause de sa charité (il a laisse tous ses biens aux pauvres), et qu’il a connu des souffrances « qu’il a beaucoup aimées, car il n’y a que cela de solide et de véritablement estimable. »

Pauvre Nicole, auteur d’un Essai de morale, que vous ne lisez pas, et moi non plus. Mais lisez-vous Pascal ? Je vous le demande. Nicole a sa rue, pas mal du tout, clans le 5e arrondissement de Paris, en face de Port-Royal. Il est a l’aise avec la gram­maire, mais pas avec les mathématiques. Il est croyant comme un obscurantiste : il a besoin de Dieu pour éliminer les esprits supérieurs.
Les Jésuites aussi me font rire. N’exagérons rien, ils ont d’excellents mathémati­ciens. Mais la plupart sont dans le faux comme des poissons dans l’eau. Le plus désopilant s’appelle le père Noël (je n’invente rien). Là, il s’agit d’une controverse sur le « vide » , ou, une fois de plus, Pascal se montre un partisan fanatique de la vérité (je peux vous démontrer que la Bible et les Évangiles disent vrai). Les Jésuites sont des adversaires du vide ? Voici :
« Il n’est pas nécessaire de les combattre pour les ruiner, puisqu’il suffit de les abandonner à eux-mêmes, parce qu’ils composent un corps divisé, dont les membres, contraires les uns aux autres, se déchirent intérieurement, au lieu que ceux qui favorisent le vide demeurent dans une unité toujours égale à elle-même, qui, par ce moyen, a tant de rapports avec la vérité qu’elle doit être suivie, jusqu ’a ce qu’elle nous apparaisse à découvert. »


Pascal, Pensées.
Édition de 1670. Reproduit dans L’Infini 132. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le père Noël se débat, se rétracte, biaise, ment, se dissimule, mais rien n’y fait, Pascal démontre le vide par l’expérience physique. La nature aurait horreur du vide ? Pas du tout. On comprend que ce genre de découverte (comme tant d’autres) exas­père ceux qui, par intérêt, veulent mettre du plein partout. La casuistique n’est qu’une écume légère par rapport aux mathématiques sévères. Les Jésuites ont donc mérité les lettres de Pascal à l’opinion éclairée.

Le père de Pascal aura été prophète malgré lui, en interdisant à son enfant d’étu­dier les mathématiques. Il a poussé à bout sa curiosité. Si papa, par culpabilité sur la mort de maman (il la négligeait en étant trop mathématicien), ne veut pas que je fasse des maths, c’est qu’elles ont un pouvoir qu’il veut garder pour lui. Lequel ? On va voir. Et c’est ainsi que ce garçon, à la stupéfaction générale, découvre seul les axiomes d’Euclide, en traçant des figures partout. Rapidement, sa capacité d’analyse fait de lui un surdoué qui va épater les savants de son temps, Huyghens, Fermat, Roberval. Son ingéniosité et sa virtuosité, son acharnement à démontrer les faux calculs, font même !’admiration du grand Leibniz, qui apprécie chez lui des « vérités profondes et extraordinaires ».

A 19 ans, il fabrique une Machine arithmétique, et écrit sur les Coniques, les Cycloïdes (la fameuse « Roulette », composée en une nuit pour guérir d’une rage de dents). On lui doit les bases du calcul des probabilités, inclusion du hasard. Bref, l’esprit de géométrie, c’est lui, tout entier en finesse. Il trace, il calcule, il voit. Une de ses solutions a été nommée, par des professionnels, « la Pascale ».

Personne ne peut mentir en mathématiques, mais, en religion, c’est une autre affaire. La, tout le monde ment et se ment, on circule parmi des somnambules qui ont décidé d’oublier ou de travestir la mort. Ils baignent dans le tintamarre du divertissement, depuis toujours et pour toujours. Les plus sérieux sont les libertins athées. Ce sont eux qu’il faut convaincre en priorité. Ils sont joueurs ? On va leur proposer un grand jeu, un pari sur la vie éternelle. S’ils gagnent, ils gagnent tout, s’ils perdent, ils ne perdent rien.

Prenons donc la religion qu’on a sous les yeux, la catholique, qui, elle-même se réclame de la révélation biblique. Elle est en plein désordre. On va donc déployer, de façon logico-mathématique, la vérité qu’elle énonce. Pas de temps a perdre avec le Coran, bâtardise par rapport aux Juifs. Les Juifs durent et endurent, ils sont admirables, il faut les connaitre à fond, et comprendre leur aveuglement quant à l’un des leurs, qu’ils traitent de blasphémateur. Énorme dossier, mais la vérité est unique, en géométrie comme en religion. La religion doit-elle rester une affaire privée ? Sûrement pas, puisqu’il s’agit de la raison même. Prêcher la raison aux ignorants et aux fous n’est pas commode. Les dévots abrutis sont les plus coriaces. Des­cartes a fait un effort méritoire, mais il se passe de Dieu, « sauf avec une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement. » Non, Dieu se trouve au coeur, par révélation personnelle brûlante. C’est du feu écrit, et démontrable.

Le coup d’oeil et le classement des Pensées sont vertigineux. Pour la première fois au monde, de manière existentielle, la Bible se transforme en machine algébrique et en Jeu. Il y a bien la Chine et sa lumière oblique, là-bas, clans un coin, mais on s’en occupera plus tard. La, je me contente de parier sur l’incroyable vérité chrétienne, de plus en plus méconnue par les chrétiens eux-mêmes. Mes amis jansénistes n’ai­ment pas le jeu, mes soeurs religieuses sont glacées de puritanisme, les Jésuites sont trop laxistes pour jouer vraiment. C’est tout ou rien, on est sauvé ou néantisé, pas de purgatoire. La confiance mathématique doit aller à l’athéisme, à condition qu’il soit familier des jeux de hasard, lesquels ont très mauvaise réputation dans la région dévote. De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ; un coup de dés peut abolir le hasard. Pascal est un as du calcul. Bien entendu, il ne convainc personne, sauf lui-même.

Vous êtes réaliste, vous demandez l’impossible. Votre curiosité est piquée à vif, vous avez traversé tous les amusements et toutes les débauches de votre époque, vous vous ennuyez, vous aimez le grand jeu, vous suivez votre ligne, vous décidez de jouer à la vie éternelle. Dans ce cas, un conseil : appliquez la martingale « Pascal ».

Philippe Sollers, L’Infini 132, Eté 2015.

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Infini rien. Le pari de Pascal


Pascal, Pensée sur la religion.
BnF Manuscrits. ZOOM : cliquer sur l’image
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Extrait des pages 3 à 8

C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point : on le sait en mille choses.

[P. 3] Infini rien.

Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions, elle raisonne là‑dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose.

L’unité jointe à l’infini ne l’augmente de rien, non plus qu’un pied à une mesure infinie, le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient un pur néant. Ainsi notre esprit devant Dieu. Ainsi notre justice devant la justice divine. Il n’y a pas si grande disproportion entre notre justice et celle de Dieu qu’entre l’unité et l’infini.

Il faut que la justice de Dieu soit énorme comme sa miséricorde. Or la justice envers les réprouvés est moins énorme et doit moins choquer que la miséricorde envers les élus.

Nous connaissons qu’il y a un infini, et ignorons sa nature, comme nous savons qu’il est faux que les nombres soient finis, donc il est vrai qu’il y a un infini en nombre, mais nous ne savons ce qu’il est. Il est faux qu’il soit pair, il est faux qu’il soit impair, car en ajoutant l’unité il ne change point de nature. Cependant c’est un nombre, et tout nombre est pair ou impair. Il est vrai que cela s’entend de tout nombre fini.

Ainsi on peut bien connaître qu’il y a un Dieu sans savoir ce qu’il est.

Nous connaissons donc l’existence et la nature du fini parce que nous sommes finis et étendus comme lui.

Nous connaissons l’existence de l’infini, et ignorons sa nature, parce qu’il a étendue comme nous, mais non pas des bornes comme nous.

Mais nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue, ni bornes.

Mais par la foi nous connaissons son existence, par la gloire nous connaîtrons sa nature.

Or j’ai déjà montré qu’on peut bien connaître l’existence d’une chose sans connaître sa nature.

[P. 4] Parlons maintenant selon les lumières naturelles.

S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque n’ayant ni parties ni bornes il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant, qui osera entreprendre de résoudre cette question ? Ce n’est pas nous qui n’avons aucun rapport à lui.

Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ? Ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam  : et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas. S’ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens. – Oui, mais encore que cela excuse ceux qui l’offrent telle, et que cela les ôte du blâme de la produire sans raison, cela n’excuse pas ceux qui la reçoivent. Examinons donc ce point et disons : Dieu est ou il n’est pas. Mais de quel côté pencherons‑nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez‑vous ? Par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre. Par raison vous ne pouvez défendre nul des deux.

Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n’en savez rien. – Non, mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix, car encore que celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute. Le juste est de ne point parier.

Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez‑vous donc ? Voyons. Puisqu’il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir, l’erreur et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée, puisqu’il faut nécessairement choisir, en choisissant l’un que l’autre. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout, si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est sans hésiter. – Cela est admirable. Oui, il faut gager. Mais je gage peut‑être trop. Voyons. Puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n’aviez qu’à gagner deux vies pour une, vous pourriez encore gager. Mais s’il y en avait trois à gagner, il [P. 7] faudrait jouer (puisque vous êtes dans la nécessité de jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a une éternité de vie et de bonheur. Et cela étant, quand il y aurait une infinité de hasards dont un seul serait pour vous, vous auriez encore raison de gager un pour avoir deux, et vous agiriez de mauvais sens, étant obligé à jouer, de refuser de jouer une vie contre trois à un jeu où d’une infinité de hasards il y en a un pour vous, s’il y avait une infinité de vie infiniment heureuse à gagner : mais il y a ici une infinité de vie infiniment heureuse à gagner, un hasard de gain contre un nombre fini de hasards de perte, et ce que vous jouez est fini. Cela ôte tout parti. Partout où est l’infini et où il n’y a pas infinité de hasards de perte contre celui de gain, il n’y a point à balancer, il faut tout donner. Et ainsi, quand on est forcé à jouer, il faut renoncer à la raison pour garder la vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini aussi prêt à arriver que la perte du néant.

Car il ne sert de rien de dire qu’il est incertain si on gagnera, et qu’il est certain qu’on hasarde, et que l’infinie distance qui est entre la CERTITUDE de ce qu’on s’expose et L’INCERTITUDE de ce qu’on gagnera égale le bien fini qu’on expose certainement à l’infini qui est incertain. Cela n’est pas ainsi. Tout joueur hasarde avec certitude, pour gagner avec incertitude, et néanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison. Il n’y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce qu’on s’expose et l’incertitude du gain. Cela est faux. Il y a à la vérité infinité entre la certitude de gagner et la certitude de perdre, mais l’incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu’on hasarde selon la proportion des hasards de gain et de perte. Et de là vient que, s’il y a autant de hasards d’un côté que de l’autre, le parti est à jouer égal contre égal. Et alors la certitude de ce qu’on s’expose est égale à l’incertitude du gain, tant s’en faut qu’elle en soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie, quand il y a le fini à hasarder, à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l’infini à gagner.

Cela est démonstratif, et si les hommes sont capables de quelque vérité celle‑là l’est.

[P. 4] – Je le confesse, je l’avoue, mais encore... N’y a‑t‑il point moyen de voir le dessous du jeu ? Oui, l’Écriture et le reste, etc. – Oui, mais j’ai les mains liées et la bouche muette. On me force à parier, et je ne suis pas en liberté, on ne me relâche pas. Et je suis fait d’une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-vous donc que je fasse ? Il est vrai. Mais apprenez au moins que votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez, vient de vos passions. Travaillez donc, non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller à la foi et vous n’en savez pas le chemin. Vous voulez vous guérir de l’infidélité et vous en demandez les remèdes. Apprenez de ceux qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien, ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d’un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé. C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. – Mais c’est ce que je crains. Et pourquoi ? Qu’avez‑vous à perdre ? Mais pour vous montrer que cela y mène, c’est que cela diminue les passions qui sont vos grands obstacles, etc.

– Ô ce discours me transporte, me ravit, etc. Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu’il est fait par un homme qui s’est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet Être infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre, pour votre propre bien et pour sa gloire, et qu’ainsi la force s’accorde avec cette bassesse.

[P. 7] Fin de ce discours.

Or quel mal vous arrivera‑t‑il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami, sincère, véritable... À la vérité vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices. Mais n’en aurez‑vous point d’autres ?

Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie, et qu’à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude de gain et tant de néant de ce que vous hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’avez rien donné.

N’y a‑t‑il point une vérité substantielle, voyant tant de choses vraies qui ne sont point la vérité même ?

[P. 4] On a bien de l’obligation à ceux qui avertissent des défauts. Car ils mortifient ; ils apprennent qu’on a été méprisé, ils n’empêchent pas qu’on ne le soit à l’avenir, car on a bien d’autres défauts pour l’être. Ils préparent l’exercice de la correction, et l’exemption d’un défaut.

[P. 8] La coutume est la nature. Qui s’accoutume à la foi la croit, et ne peut plus ne pas craindre l’enfer, et ne croit autre chose. Qui s’accoutume à croire que le roi est terrible, etc. Qui doute donc que notre âme, étant accoutumée à voir nombre, espace, mouvement, croie cela et rien que cela ?

Croyez‑vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini, sans parties ? – Oui. Je vous veux donc faire voir une chose infinie et indivisible.

C’est un point se mouvant partout d’une vitesse infinie.

Car il est un en tous lieux et est tout entier en chaque endroit.

Que cet effet de nature, qui vous semblait impossible auparavant, vous fasse connaître qu’il peut y en avoir d’autres que vous ne connaissez pas encore. Ne tirez pas cette conséquence de votre apprentissage qu’il ne vous reste rien à savoir, mais qu’il vous reste infiniment à savoir.

Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres, nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes. Car tout tend à soi. Cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.

La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles‑mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.

Nulle religion que la nôtre n’a enseigné que l’homme naît en péché. Nulle secte de philosophes ne l’a dit. Nulle n’a donc dit vrai.

Nulle secte ni religion n’a toujours été sur la terre que la religion chrétienne.

Il n’y a que la religion chrétienne qui rende l’homme aimable et heureux tout ensemble. Dans l’honnêteté on ne peut être aimable et heureux ensemble.

C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison.

Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point : on le sait en mille choses.

Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement et soi‑même naturellement selon qu’il s’y adonne, et il se durcit contre l’un ou l’autre à son choix. Vous avez rejeté l’un et conservé l’autre. Est-ce par raison que vous vous aimez ?

[P. 7] La seule science qui est contre le sens commun et la nature des hommes, est la seule qui ait toujours subsisté parmi les hommes.

Pascal, Pensées, 1669-1670.

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Le passage que j’ai mis en italiques ci-dessus est cité dans Le rire de Rome (entretiens avec Frans de Haes) (Gallimard, coll. L’infini, 1992). Dans l’entretien du 20 janvier 1983, Sollers écrit (p. 20-22) :

Holocauste, ça veut dire sacrifice sans reste. Du grec holos, tout entier, d’où vient d’ailleurs le mot latin Sollers... Un hologramme, c’est bien ce que je fais... C’est la raison pour laquelle l’ombre portée du Paradis qu’on lit n’est que la représentation en trois dimensions visuelles de la voix qui traverse cette sculpture... Eh bien, ce sacrifice à l’intérieur de la parole qui le raconte a été reposé sous une forme parfaite pour l’époque (c’est toujours parfait pour l’époque si on s’y prend bien... l’infini a ses époques... il faut trouver celle qui correspond au moment où l’on se trouve) par... Blaise Pascal. Pascal dans son pari. Texte tellement ahurissant que personne ne le lit, encore qu’il soit là sous nos yeux si nous voulons. Il ne faut pas oublier que Pascal, mathématicien et théoricien des jeux, spécialiste des cycloïdes et de la roulette, tellement en avance sur les calculs de son temps qu’il finissait par se fatiguer de la médiocrité du débat dans ce domaine, a décidé par conséquent de pousser plus loin en se mettant lui-même en jeu... C’était plus drôle que de spéculer sur les courbes... Eh bien, le petit mémorial cousu dans son vêtement — que j’ai déjà comparé à la lettre volée par excellence — on pourrait repartir par Poe, mais enfin... Ce mémorial, vous vous en souvenez, évoque deux heures de feu où le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, vient pulvériser — quelle pâque ! — ce penseur au point qu’il en écrit fébrilement la trace sur ce petit bout de papier qu’il coud dans son vêtement et qu’on trouve après sa mort... tout ça est bien connu... Mais qu’est-ce qu’il écrit là-dessus ? Qu’il a trouvé le point de certitude qui implique qu’il sera, comme il a été et qu’il est, « éternellement en joie pour un jour d’exercice sur cette terre ». Ça s’explicite dans le pari où les commentateurs voient en général une mise en scène apologétique ingénieuse et un peu pénible, mais parce que lesdits commentateurs ne comprennent pas que ce qui leur parle là s’adresse bel et bien à leur déchet inconscient, à leur merde même. Et que fait Pascal ? Eh bien, il revient toujours, comme tous les autres, avec un raisonnement sur la négation. Ce sera toujours d’un raisonnement sur la négation que, d’autre part, viendra le feu dont j’ai parlé en même temps que la trouvaille que l’infini déclenche dans le forçage d’un sujet qui à ce moment-là échappe enfin à la folie qui constitue son corps. Combien de fous pour que cet événement se produise ! C’est incalculable mais les générations humaines n’ont pas d’autre sens. Nous avons quoi, dans le pari ? Le jeu de pair et d’impair, la convocation du hasard, la scène métaphysique elle-même, sous la forme du « Croix ou pile ». « Croix ou pile », on disait comme ça au XVIIe siècle. « Pile ou face »... « Croix ou pile », ça dit bien ce que ça veut dire, si on veut recharger deux secondes ces mots... piles atomiques... « Croix » comme forme minimale de la signature aussi : si vous ne savez pas écrire, signez votre testament par une croix. Un trait ne suffirait pas pour signer. Ça peut tout au plus vouloir dire que quelqu’un a été là, ça serait le trait unaire. Mais pour marquer qu’un nom aura été là — un nom ! pas « quelqu’un » ! — il faut au moins deux traits... croix ou pile... « Notre proposition, dit Pascal, est dans une force infinie, quand « il y a le fini à hasarder, à un jeu, où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l’infini à gagner... » C’est très clair et parfaitement obscur. Vous vous rappelez, je n’ai pas le texte sous les yeux mais vous me ferez l’amitié de le retrouver... Il faut voir comment Pascal démontre quelque chose à quoi on ne peut échapper que par la mauvaise foi. Tout lecteur du pari devrait, s’il était de bonne foi, ressortir autre de la démonstration qu’il lit, sauf celui qui en passant se dirait : eh bien, oui, ce Pascal il est tout à fait dans l’un des coups possibles ! Ce qui suppose qu’on comprenne parfaitement le raisonnement. Mais faites l’expérience, faites lire le pari de Pascal et puis demandez ensuite à qui vous voudrez de vous réexposer le raisonnement tenu. C’est drôle : personne n’y comprend rien : le fini à hasarder, à jouer à croix ou pile, la proposition qui est faite pour parler trivialement de se manger soi-même là tout de suite de telle façon qu’il n’en ressorte pas autre chose que l’infini, laisse le sujet pantois. Pourquoi ? Parce qu’il est obligé à ce moment-là d’avoir, s’il osait, la perception de lui-même comme merde. Les gens croient au squelette, que voulez-vous... Le squelette... charmant... nécessaire aux ébats érotiques... comme l’ont compris tant de peintres...

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LIRE AUSSI

Marc Pautrel, Une jeunesse de Blaise Pascal.

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Henri Birault, Philosophie et théologie. Heidegger et Pascal, in (« La question de Dieu », p. 389-402), Cahiers de l’Herne. Martin Heidegger

Henri Birault, Nietzsche et le pari de Pascal pdf  [3]



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François Mauriac, La Dette envers Pascal pdf .

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Heidegger et Pascal dans Centre

Sollers écrit dans son dernier roman Centre (Gallimard, 2018, p 58) :

« Fils d’un tonnelier, qui était aussi sacristain de l’église catholique de son village, le penseur Heidegger, symptôme œdipien, s’est toujours montré hostile à Rome, et à tout ce qui était romain. De son point de vue, il n’a pas tort. Il a intitulé un de ses livres Chemins qui ne mènent nulle part, en sachant très bien que tous les chemins mènent à Rome. Il serait très surpris de voir un jésuite de 80 ans à la tête de la vénérable maison, d’autant plus que ce pape, François, se prononce (un comble !) pour la béatification de Blaise Pascal, l’auteur des terribles Provinciales hostiles à la Compagnie de Jésus. Rome a les clés du temps, et il est juste de déclarer Bienheureux le génie mathématique qui, à l’âge de 19 ans, a inventé la machine à calculer. Béatifier les Pensées de Pascal ! Il fallait y penser.

On se souvient de la formule de Heidegger : « Ni théisme, ni athéisme, et encore moins indifférentisme. » Il a quand même fini par dire que « seul un dieu pourrait aujourd’hui nous sauver ». L’indifférentisme a gagné, et Allah est remonté en première ligne. Lacan, subtil, a dit que Dieu était inconscient. En tout cas, mort ou pas, il ressurgit tous les ans, à Rome, sous la forme d’un bébé de cire. La biologie s’occupe du reste, en dehors de toute cogitation. »

En rappelant les propos récents du pape François [4], Sollers parie sur Pascal. L’ironie de Sollers à l’égard de Heidegger est ici perceptible. Mais qu’en est-il réellement de la lecture que fait Heidegger de Pascal ? Les 9eme et 10eme séances du séminaire de Gérard Guest (novembre/décembre 2008) nous permettent d’y voir plus clair. Pour Heidegger, le chrétien Pascal, avec sa « logique du coeur », appartient à la « clôture » onto-théologique de la métaphysique et le « dernier dieu » qu’évoque le penseur dans Apports à la philosophie est « tout Autre » que le « Dieu caché » de Pascal, « Autre » que le dieu chrétien [5].

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Séminaire de Gérard Guest

Séminaire 2008-2009 : introduction pdf

Pascal et Heidegger

15 novembre 2008

1/ Reprise du séminaire, annonce des thèmes à venir lors de la deuxième saison (2′ 22)
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2/ Le « Dieu caché » de Pascal et/ou le « dernier dieu » de Heidegger (3′ 58)

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3/ Pascal avant et dans Être et Temps (15′ 54)

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4/ L’affrontement de Pascal avec Descartes (7′ 56)

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5/ Importance historiale de Descartes méconnue par Pascal (9′ 47)

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6/ Présupposés et intuitions de Pascal concernant la vérité (5′ 27)

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7/ Le cogito, mutation de l’essence de la vérité indiscernée par Pascal (4′ 09)

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8/ Pascal pris dans la clôture de la métaphysique (5′ 11)

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9/ La mort de Dieu : Plutarque, Hegel, Nietzsche et le « Dieu perdu » de Pascal (8′ 45)

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10/ Abscondité du Dieu pascalien (17′ 14)

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11/ L’insondable abscondité de Dieu comme mode de sa révélation (7′ 30)

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12/ La révélation indiscernable dans la nature (7′ 29)

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13/ Dieu, inconnaissable à la raison, se révèle au cœur (7′ 01)

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14/ La grâce, le double délaissement et l’eucharistie (11′ 15)

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15/ Fausse analogie entre « Dieu caché » et « dernier dieu » (7′ 29)

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16/ Marque de Dieu dans la nature selon Pascal (6′ 24)

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17/ Justice et force (6′ 26)

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18/ Toute-puissance et dissimulation divines selon Pascal,
analogie et dialectique également réfutées par Heidegger (5′ 45)
(intervention de Stéphane Zagdanski)

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19/ Dieu des philosophes et Dieu des Méditations de Descartes,
le cœur selon Pascal et selon Rilke (5′ 50)
(interventions de Bernard Sichère et Stéphane Zagdanski)

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20/ Dieu des philosophes et « dernier dieu » (5′ 17)
(interventions de Bernard Sichère et Stéphane Zagdanski)

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21/ Phénoménologie de la facticité (4′ 43)
(intervention de Bernard Sichère)

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22/ Ressentiment de Pascal envers Descartes, « prévention » et « présomption » (3′ 31)

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23/ Certitude et volonté de puissance, Acquiescence (Gelassenheit)
et dispensation (das Reichen) (11′ 12)

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24/ La mort de Dieu (10′ 59)
(interventions de Stéphane Zagdanski et Bernard Sichère)

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« Dieu caché » et « dernier dieu », Pascal et Heidegger II

13 décembre 2008

1/ Déboîtement entre le « Dieu caché » de Pascal et le « dernier dieu » de Heidegger (6′ 16)
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2/ Inintelligence en France de la question de Dieu chez Heidegger (7′ 01)

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3/ Récapitulation des thèmes pascaliens chez Heidegger (4′ 16)

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4/ L’herméneutique de la révélation selon Pascal (6′ 22)

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5/ Précision sur Isaïe 45, 15 : le deus absconditus (7′ 31)

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6/ L’abscondité de Dieu comme secret selon Pascal (4′ 22)

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7/ Critique d’une volonté de restreindre l’herméneutique au Temple (12′ 35)

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8/ Sortir d’une perspective religieuse pour accéder à l’Ereignis (3′ 48)

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9/ Cheminement de pensée menant jusqu’au signe de la passée du dernier dieu (9′ 52)

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10/ Fugacité de la passée du dernier dieu (7′ 37)

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11/ Le dieu « tout autre » à l’égard du dieu chrétien (14′ 16)

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12/ Le dernier dieu et les dieux enfuis (8′ 32)

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13/ Les sources du dernier dieu : Nietzche, Moïse, Hölderlin, Rilke (14′ 30)

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14/ Afflux ou fuite du dernier dieu (7′ 51)

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15/ Le « lointain de l’indécidable » ; le dieu ultime « n’est pas l’événement lui-même » (17′ 03)

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16/ Remarques sur la version allemande de la citation (11′ 41)

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17/ L’herméneutique et l’Ereignis ; le double délaissement pascalien (4′ 32)

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18/ La question de l’alliance entre l’homme et le dernier dieu (8′ 39)

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19/ « Théologie » de Heidegger (13′ 59)

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20/ Discussions sur une issue hors de l’onto-théo-logie (12′ 04)

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21/ Questions sur la « passée » du dernier dieu (16′ 11)

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LIRE AUSSI :
Gérard Guest, Pascal – et Heidegger. Heidegger lecteur de Pascal (2011).

Tous les séminaires de Gérard Guest (2007-2014)
Toutes les vidéos de Paroles des Jours
Blaise Pascal sur France Culture

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Blaise Pascal

Réalisation : Roberto Rossellini
RAI, Italie, France, 1972
Scénario : Jean-Dominique de la Rochefoucauld, Marcella Mariani, Renzo Rossellini, Roberto Rossellini, Luciano Scaffa
Blaise Pascal : Pierre Arditi.

Premier film d’une encyclopédie historique de Rossellini comprenant également : Augustin d’Hippone, L’Âge de Cosme de Médicis, Descartes.

L’histoire

Pascal arrive à seize ans à Rouen. Il se consacre aux mathématiques et invente la première machine à calculer. Il découvre la physique et se met en tête de démontrer la possibilité du vide. A la mort de son père, il hérite et découvre les joies de la vie de salon. Se répugnant lui-même pour cette existence, il traverse une crise existentielle et mystique.

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Analyse et critique


Blaise Pascal. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Blaise Pascal est le film de toutes les surprises. On ne peut qu’être étonné face à l’harmonie absolue qui règne pendant deux heures entre la méthode radicale de Roberto Rossellini et son sujet. Le cinéaste veut réaliser moins une biographie qu’une monographie. Seules les idées du philosophe mathématicien devraient compter. Or, le siècle des Lumières s’illumine, l’Humanité toute entière s’éclaire d’un jour nouveau. Des quatre films de ce coffret, Blaise Pascal est le plus beau sans doute parce qu’il aborde de front une idée abstraite, un conflit intime profond.

Si ce téléfilm, fidèle au projet encyclopédique, contient des tableaux d’époque, une reconstitution parfois minutieuse des machineries inouïes inventées par l’homme de science, on sent une tension formidable pénétrer la matière historique. Tension d’une pensée prodigieuse en marche, renforcée tout du long par les sonorités musicales de Mario Nascimbene. Le musicien s’essayait avec Rossellini à une texture électronique obsédante. Après avoir trouvé la gloire à Hollywood (c’est à lui que l’on doit par exemple les marches triomphales des Vikings de Richard Fleischer et qui renforcent l’aspect euphorisant de ce chef-d’œuvre du film d’aventure), le musicien trouve auprès du cinéaste la possibilité d’explorer d’autres directions des thèmes musicaux. Les séquences sont ainsi répétées de manière obsédante comme des boucles. Elles sont envahies d’un long souffle délétère qui fait baigner le film dans une matière mortifère, pénétrante et irréelle. Le motif sonore souligne la violence d’une pensée en feu, d’une réflexion intense qui est en train de tuer le corps de Pascal à petit feu. [6]


Blaise Pascal.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Cette tension extraordinaire laisse l’homme pris en étau entre la vie terrestre et la vie immortelle à laquelle il s’accroche. Elle est toute entière présente entre sa Foi et ses aspirations scientistes. Tout se déroule comme si Pascal voulait user de sa vie pour l’étudier et en jouir tandis que la mort est sans cesse présente dans ses pensées. Pascal est toujours partagé entre ce qu’il doit faire et ce à quoi il ne peut résister. Il y a ainsi un conflit qui se noue en lui-même entre son désir d’être un savant juste et son goût pour les salons, les mondanités et le jeu. Pascal est rappelé à sa condition terrestre, à sa petitesse d’homme pris entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Cela, Rossellini le montre avec une économie de moyens économiques et dramatiques qui laisse pantois.

Le cinéaste savait de quoi il traitait en s’attaquant à Pascal : lui-même a toujours été partagé entre sa Foi chrétienne et son matérialisme. Dans ces quatre films, Rossellini tranche en faveur d’un humanisme qui a toujours été présent dans chacun de ses films. Pascal a beau étudier, expérimenter, mesurer la pression de l’air, fabriquer une calculatrice, faire oeuvre de moraliste génial ; on ne peut que compatir à la longue marche douloureuse d’un homme miné par des migraines terrifiantes. Si Rossellini hésitait à l’origine à filmer ce philosophe dont il se sentait éloigné, c’est en apprenant de quels maux il souffrait en permanence, qu’il se rapprocha instantanément de lui. Il se produit à l’écran comme un miracle : une rencontre inattendue entre deux pensées.


Blaise Pascal. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Pascal aimait parfois à discourir. Il fait la connaissance de Descartes à qui il avoue son admiration. Mais il lui fait part aussi de ses doutes quant au cogito et sur la question du point d’appui inébranlable à partir duquel on peut envisager la possibilité de bâtir une science nouvelle. Cette rencontre historique [7] indique encore la nature d’une nouvelle tension présente dans le jeune homme : une incapacité à se reposer, Pascal est toujours en lutte contre quelque chose, incapable d’harmoniser toutes ses pensées et aspirations.

Film de la tension, au sens plein et littéral, Blaise Pascal est l’une des plus belles œuvres de Roberto Rossellini. Pour incarner le grand théoricien du vide, Rossellini choisit Pierre Arditi dont c’est le premier rôle à l’écran. Rossellini affirma avoir choisi l’acteur qui lui ressemblait le plus. En bonus, dans un intéressant entretien, l’acteur fétiche d’Alain Resnais voit différemment les choses. Il pense que Rossellini avait sympathisé avec son très jeune fils. Le cinéaste aurait préféré donner du travail à un jeune père de famille désoeuvré.

Le film culmine vers son extraordinaire final, théâtre de toutes les tensions. Le physicien, alité, fiévreux, cherche par tous les moyens à recevoir les sacrements. Son corps porte les stigmates d’une tension spirituelle intense et qui fut aussi celle de toute l’Europe occidentale au XVIIème siècle : le conflit intime de tout un chacun pris entre le risque de s’appartenir à soi même et d’échapper à Dieu et à la vie immortelle. En filmant la mort de Pascal, Rossellini veut montrer la victoire d’un esprit sur la chair. D’un strict point de vue historiographique, Blaise Pascal est le premier film où Rossellini systématise sa méthode du plan-séquence idéal.

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LIRE AUSSI : Une encyclopédie historique de Rossellini


LA CHANCE


Pascal, Pensées.
Em Berthiault imp. Tours. Édition de 1873. A.G.. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Il y a quelques années, un dimanche, mon plus jeune fils me téléphone :
— Devine le livre que j’ai trouvé, à la brocante, dans une édition de 1873 ? Moi, spontanément : —1873 : Rimbaud, Une saison en enfer ! — Non : les Pensées de Pascal, ça t’intéresse ? — Combien ? — Le type a trouvé ça dans un grenier. Il n’y connait rien. Il en veut 2€ ! — Banco !
C’est comme ça que je suis en possession des Pensées de Pascal, « publiés d’après le texte authentique et le seul vrai plan de l’auteur » (sic) par Victor Rocher, chanoine d’Orléans, à Tours, Alfred Mame et Fils éditeurs (540 p). Le texte est précédé d’une gravure anonyme sans doute copiée d’une peinture de François Quesnel gravée par Gérard Edelinck en 1691. La préface du chanoine est datée du 15 octobre 1873. Ce n’est donc pas dans cette édition qu’Isidore Ducasse, mort en novembre 1870, a lu Pascal. Mais j’aime à imaginer que Rimbaud, qui, très jeune, « lisait une Bible à la tranche vert-chou », la « Bible de Port-Royal », celle de Lemaître de Sacy, ami de Blaise Pascal, aurait pu l’avoir entre les mains après sa saison en enfer. Une illumination ?


Pascal, Pensées.
Édition de 1873. A.G.. ZOOM : cliquer sur l’image.
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A.G., 26 juin 2018.


[1C’est Pierre Arditi, 27 ans, qui joue le rôle de Pascal.

[2Sur le point, cf., entre autres, Une leçon de nuit — le point.

[3Il s’agit d’un texte de 1962 paru dans Archivio di filosofia, n°3, CEDAM, Roma, Instituto di studi filosofia, et repris dans Henri Birault, De l’être du divin et des dieux (Cerf, 2005), 15 ans après la mort du philosophe en 1990. Il y a dans ce livre un chapitre remarquable, le premier, consacré à « Pascal : christianisme et philosophie ». Les deux autres sont consacrés à Nietzsche et à Heidegger. C’est à Henri Birault que je dois la véritable découverte des écrits de Heidegger et de Nietzsche dans les années 60. Je ne l’oublie pas. Cf. Un professeur. Hommage à Henri Birault. Étrangement, Bernard Sichère a intitulé un de ses livres majeurs : L’Être et le Divin (Gallimard, coll. L’infini, 2008).

[5Sur la question du « dieu chrétien » et du « dernier dieu », Sollers a évidemment une approche « toute autre » que Heidegger. cf. La mutation du divin.

[6Pascal est mort prématurément à l’âge de 39 ans en 1662.

[7Leur rencontre eut effectivement lieu.

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1 Messages

  • Anwen | 10 juillet 2020 - 15:13 1

    L’intuition de Blaise Pascal… en route vers l’Infini.
    C’est au milieu de cet athéisme général qu’une intuition extraordinaire vint secouer le cerveau de Pascal et lui rendre la connaissance antique de l’essence divine. Voici dans quelles circonstances :
    Un jour qu’il se promenait à Neuilly, ses chevaux s’emportèrent et l’entraînèrent vers la Seine où ils se précipitèrent, et ils l’y auraient fait tomber lui-même si, heureusement, le timon de sa voiture ne se fût brisé contre le pont. Pascal échappa à la mort, mais la secousse qu’il reçut mit en activité la région intuitive de son cerveau ; une grande vérité lui apparut et, à partir de ce jour, une vie nouvelle commença pour lui. Il renonça aux études profanes, au monde, et ne s’occupa plus que de la pensée. Pendant toute sa vie, il garda le plus grand secret sur la nature de la Vérité qui lui fut révélée à la suite de l’accident qui secoua son cerveau, mais, à sa mort, sa famille trouva cousu à la doublure de son pourpoint un papier énigmatique, enveloppé dans un parchemin, qui, d’après sa date, devait être là depuis huit ans. Ce papier porte les lignes suivantes, séparées d’une façon tout à fait arbitraire :
    « L’an de grâce 1654.
    « Lundi 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr.
    « Depuis environ 10 heures et demie du soir, jusqu’à environ minuit et demi, Feu.
    « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, nom des philosophes et des savants, certitude, certitude, sentiment, joie, paix, oubli du monde et de tout hormis Dieu.
    « Joie, joie, joie, pleurs de joie, renonciation totale et douce. »
    Dès ce moment, Pascal rompit totalement ses relations avec la société, il se retira à Port-Royal des Champs et craignit tellement tout contact avec l’humanité ignorante qu’il alla jusqu’à malmener sa sœur, Mme Périer, qui l’obsédait de soins maternels.
    Pourquoi Pascal garda-t-il un si grand secret au sujet de ce qui lui fut révélé avec certitude dans cette nuit mémorable ?
    Parce que le sexe de la Divinité des anciens Israélites, qu’il comprit subitement, était le grand mystère qui avait été caché dans l’antiquité par les Juifs, qui ne prononçaient plus son nom. Cette Divinité, Hévah, était tout à fait dissimulée sous le nom de Jéhovah que les modernes exégètes venaient de lui donner. Pascal, en arrivant spontanément à la découverte que la première Divinité des Hébreux était une Déesse, fut épouvanté de la distance que cette certitude allait créer entre lui et les autres hommes ; il se condamna au silence plutôt que de livrer au scepticisme, aux sarcasmes une aussi grande vérité. Il sentait l’impossibilité de faire comprendre à ses contemporains l’origine théogonique des religions, sentant que, s’il parlait, toutes les foudres de l’Église allaient tomber sur lui.
    Quant aux noms des philosophes et des savants, c’était, pour lui, une révélation du même genre que celle qui lui faisait connaître le nom de la Divinité. Il comprit que les Homère, les Pythagore, les Isaïe, les Jérémie, etc., sont les grandes femmes de l’antiquité qui ont été masculinisées.
    C’est toute la Vérité historique qui fut révélée à Pascal par intuition. Et cela lui donna un tel éloignement pour le monde de mensonge dans lequel il avait vécu jusque-là, qu’il voulut vivre désormais dans la solitude et dans le silence, afin de ne pas altérer la grande joie intérieure que donne la possession d’une certitude. Quant à cette phrase : « renonciation totale et douce », elle s’explique facilement. C’est à l’orgueil mâle qui crée l’erreur qu’il renonça.
    Il publia les Provinciales en 1656-1657 ; ses Pensées ne furent publiées qu’après sa mort.

    Voir en ligne : DU MOYEN ÂGE À LA RÉVOLUTION