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Shitao, l’unique

François Cheng , Philippe Sollers

D 30 juin 2007     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook




Le 24 juin 2007 France Culture consacrait une émission de la série Une vie, une oeuvre à Shitao. Philippe Sollers y participait ainsi que Charles Juliet et Fabienne Verdier.

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Ce n’était pas la première fois qu’il parlait du peintre chinois. En 1998 François Cheng publiait Shitao ou la saveur du monde (Phébus). Philippe Sollers lui consacrait un texte Shitao, l’unique, repris au milieu d’Eloge de l’infini, puis, à l’occasion de la réédition du livre en 2002 (Collection : Beaux-Livres), un court article dans Le Monde.


Shitao ou la saveur du monde

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Shitao. Autoportrait.

Près de deux siècles avant Baudelaire, le moine-peintre Shitao (1642-1707) invente au fil du pinceau une conception totalement « moderne » du geste de peindre ; et, entre deux tableaux, expose celle-ci avec des mots inspirés dans un traité fameux : les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère [1]

François Cheng nous convie ici à découvrir une centaine des peintures parmi les plus représentatives de la manière de Shitao, la plupart en provenance des musées de Chine — donc quasi inconnues en Occident. Il retrace pour nous l’itinéraire spirituel d’un artiste à la vie des plus mouvementées, qui sut trouver sur la fin, dans une haute solitude paradoxalement ouverte à tous les possibles, la résolution des contradictions qui l’habitaient.

« Par sa virtuosité inquiète, jamais satisfaite d’elle-même, écrit François Cheng, Shitao a enrichi comme aucun autre l’art du trait : ses coups de pinceau sont célèbres par leur vivacité, leur audace, mais surtout leur stupéfiante variété. Son esprit d’invention, sa hardiesse toujours en alerte ont littéralement brisé le moule de la composition classique ; il n’a de cesse d’introduire dans ses tableaux, par tout un jeu de vides intermédiaires, d’agencements obliques, de contrastes inattendus, de déformations voulues, une sorte de « précarité dynamique », de magie fragile qu’il n’est pas exagéré de qualifier de musicale. »

« Révolutionnaire » dans l’âme et malgré cela profondément attaché à la plus antique tradition, Shitao a toujours rêvé de solliciter non seulement le regard mais tous les sens qui, chez l’homme, participent au banquet du Réel. Pour lui, c’est à ce prix seulement que nous avons chance d’approcher le mystère des choses, de goûter « la saveur du monde ».

Ainsi résume-t-il l’alchimie sensorielle qui, selon lui, gouverne toute représentation : « Je parle avec ma main, tu écoutes avec tes yeux. ». A sa sortie en librairie à l’automne 1998, le livre avait été couronné par le Prix André Malraux... et les libraires, à l’unisson de la presse, en avaient fait le succès le plus inattendu de la saison. Un livre admirable.

Philippe Sollers, Le Monde (2002).

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Couronné en 1998 par le Prix André Malraux, le livre de François Cheng est cette année-là l’un des plus beaux succès de librairie dans le domaine du livre d’art.

En 2006, François Cheng publie Cinq méditations sur la beauté (Albin Michel). En 2008, Pèlerinage au Louvre (Flammarion et Musée du Louvre éditions) et L’Un vers l’autre (Editions Albin Michel).
Le 24 avril 2008, il s’entretient avec Francesca Isidori (France Culture) :

Rappelons que François Cheng est l’auteur des idéogrammes chinois qui "scandent" le roman de Sollers Nombres (avril 1968).

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Arbres

Vue du mont Huang

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Dimensions : 30,8 x 24,1 cm.
Musée du Palais impérial, Pékin.

Nuit au Temple-du-Sommet :
Lever la main et caresser les étoiles.
Mais chut ! Baissons la voie :
Ne réveillons pas les habitants du ciel.
Li Bo (701-762)

Non daté, ce paysage est une oeuvre de jeunesse, qui ne respecte pas tout à fait la tradition.
Shitao revendique une non-conformité qui ne doive plus rien à personne : dictée par la seule observation de la nature et non plus en recopiant les maîtres du passé. Li Lin, dans la notice qu’il consacre à Shitao, évoque les premières incursions du peintre dans les parages du mont Huang : « Après s’être frayé un chemin parmi les hauts pins, après avoir franchi le pont de bois enjambant le vide, il parvint au pied du pic Shi-xin. Ce n’est qu’au bout d’un long mois qu’à travers les brumes déchirées le pic livra enfin sa vue. À flanc d’abîme s’enlaçaient arbres fantastiques, rochers extravagants, comme autant d’esprits promis à d’infinies métamorphoses. Transporté, le peintre cria sa joie. De cet instant, son art progressa de manière décisive. »

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Colloque à l’abri des pins

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Musée de Shanghaï.

Gravissant le mont en direction de la pure clarté,
Pas à pas on pénètre la nature non révélée.
Les rayons du couchant éclairent en bas les flots du fleuve ;
Là-haut dans le ciel frais se purifient mille cimes.
La Porte de Pierre garde toute la beauté de l’heure,
Alors que du crépuscule déjà émerge la lune.
Montant toujours vers la chaumière du Maître Lointain,
Une sente suspendue au flanc du pic solitaire...
A travers nuages voici la lueur de la lampe :
Sous les pins se font entendre les pierres musicales.
Face à face, hôte et visiteur hors de la parole :
Coeur-palpitant soudain gagné par la paix du Clian.
Qian Çi (722-780 ?)

Les pins sont à l’encre sèche soulignant la rugosité des troncs : un lavis léger, à peine coloré, dessine le pic solitaire.
Les trois amis sont croqués quant à eux à la pointe du pinceau réservé aux fines calligraphies. Vent et pluie montent du fleuve. La réalité ne saurait être autre chose qu’une incantation : nous sommes là où nous parlons.

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En méditation

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Musée de Sichuan.

Givre et neige ont beau refroidir ces rameaux
Ils laissent éclater leurs désirs cachés
Tronc noueux, branches dressées rabotées par les ans :
Coeur de vacuité relié à l’immémoriale origine
Ensorcelé l’homme en vient à confondre bronze verdi et chair ardente !
Ébloui par mille gemmes naguère tombées du ciel
Comment alors réprimer les cris qui jaillissent
Hommes et fleurs participent de la même folie !
Shitao

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Conversation au bord du vide

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Dimensions : 27 x 16,3 cm.
Musée de Shenyang (Moukden).

Mais l’univers a-t-il jamais vieilli ?
Verte est la montagne par-delà le ciel.
Shitao

Verts, aussi, les deux pins qui s’enlacent au sommet : vieux et rugueux de partout, mais prêts à danser, jurerait-on, tout arbres qu’ils sont. Que les deux amis, conversant sagement à leurs pieds, en prennent de la graine.
L’art aussi est invité à en prendre de la graine. La main est nouée, mais le pinceau est vert. On songe au Renoir de la fin, dans son jardin, doigts paralysés par l’arthrose, qui se fait attacher la brosse au poignet pour ne pas laisser son vieux coeur sans emploi, et qui peste comme un charretier... parce que le monde est trop beau.

Source : Shitao, François Cheng, Phébus.

*


Shitao, l’unique

Shitao (1642-1707) est l’un des plus grand peintre chinois, "peintre" voulant dire ici, indissolublement, poète, mystique et penseur. On ne regarde pas seulement une de ses peintures : on la respire, on l’entend, on la développe en soi, on la lit, on l’habite, on la boit. Tous les sens sont convoqués dans un survol et une précision jaillissante de liberté. Shitao veut dire "vague de pierre", ce nom mêle déjà la montagne et l’eau. Il s’agit de faire sentir à la fois "l’universel écoulement" et "l’universel embrasement". Je suis le rocher et je suis le fleuve. Je suis le détail et l’immensité. " J’ai parcouru, dit-il, tous les monts fabuleux, et j’en ai fait l’esquisse. " Lente et constante méditation, foudroyante exécution : " Les pruniers ont fleuri en une nuit. Je réclame le pinceau, je dessine, et d’affilée je compose les neuf poèmes qui suivent. " Immobilité et rapidité : c’est la clef.

Ce moine solitaire accomplit la tradition, il l’ouvre. Il est aussi proche de nous, aujourd’hui, que Cézanne ou Picasso. François Cheng, qui lui consacre ce livre admirable, a raison d’écrire : "La tradition authentique contient en elle-même toutes les modernités possibles", et : "Celui qui loge au coeur des choses n’a besoin de rien d’autre que d’être là, sans plus." Un tableau de Shitao est un choc de présence : une barque, une cabane perdue, une silhouette, une falaise, une branche fleurie, des bambous. Le paysage est esprit, l’esprit, à travers le souffle, est paysage. A la fin de sa vie, dans un endroit isolé, près d’une rivière, Shitao signe : "le disciple de la Grande Pureté". François Cheng commente : "Son corps feint d’habiter ce monde, mais loge en vérité sur le papier, — ce papier qui attend de boire l’encre." Il demeure dans l’ouvert, dans "l’Unique Trait de Pinceau".

Puissance et délicatesse : un coup Yang, un coup Yin. Pour Shitao, le paysage exprime l’élan de l’univers, le ciel enlace l’espace. " Les montagnes et les fleuves me chargent de parler pour eux ; ils sont nés en moi et moi en eux. " La montagne Sainte-Victoire est un autoportrait de Cézanne à la chinoise. Le Roc solitaire de Shitao est son vrai corps post-humain. Tout vient du trait et y retourne, c’est lui qui dévoile l’infini des métamorphoses et son étrange allégresse. Le peintre est insaisissable comme le monde, mais il fait signe dans une vision instantanée qui n’en finit pas. Son poignet est "vide", il laisse paraître l’essentiel. Le tableau est une "illumination", ces jonquilles ont l’ampleur musicale d’une cathédrale, cette Conversation au bord du vide poursuit un enseignement muet. Le chinois écrit une belle extase yan zai yi wai : la résonance dépasse la parole. Et Shitao : " L’oiseau seul connaît le coeur du printemps. "

C’est clair : la Chine a tout à nous apprendre, et personne n’est plus actuel que ce disparu éclatant. Nous séparons immanence et transcendance, réalité et représentation ; nous forçons d’un côté ou de l’autre. Le peintre chinois, au contraire, qui est aussi l’homme de tous les jours, vit, peint et pense en poète :

"Le studio couvert de neige parfumé s’ouvre à la brume,
Sans soucis ni entraves, la vision de l’homme se libère..."

Il nous reste à surmonter nos écrans.

Philippe Sollers, Eloge de l’infini, 2001 (p. 595).

Lire aussi Le génie chinois

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Voir en ligne : François Cheng



Le mont Jingting en automne (1671) 

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Paysage de montagne. Musée Guimet

Ce rouleau, fidèle à la perspective traditionnelle chinoise rendue en étagements de plans successifs, présente un paysage de massifs rocheux boisés, au centre, une cascade se jette dans un cours d’eau. Noyé dans l’abondance des frondaisons, un homme près d’un pavillon contemple le spectacle. Dans un colophon le peintre relate les circonstances de la création : « Là je vis tour à tour des peintures authentiques de Nizan et de Huang Gongwang. Mes jours, dès lors, furent au gré des impressions que j’en conservais ». L’étrangeté de ce paysage avec la montagne sombre enserrée des nuages blancs, est renforcée par le coup de pinceau rapide et nerveux. Cette peinture dépend de l’esthétique chinoise essentiellement préoccupée par « le naturel » et dont l’appréciation porte non sur le résultat fini du tracé mais sur la qualité du geste qui l’a réalisé, valorisant la simplicité.

Construit par cernes fermes qu’habillent une infinité de touches et de valeurs d’encre, ce paysage utilise une technique au pinceau et à l’encre sur papier. Shitao, descendant de la famille impériale des Ming est une figure exemplaire de la longue lignée des peintres-lettrés. Connu sous son nom de moine Daoji, ou sous son nom officiel Shitao « « Flots pétrifiés » », il est un peintre réputé pour ses paysages, mais était aussi architecte-paysagiste, philosophe, poète et calligraphe. Il sut s’inspirer du paysage chinois qui n’est en principe jamais remanié par l’homme, mais est censé manifester la nature à l’état brut, fascinante et effrayante, sous ses formes les plus surprenantes. (Musée Guimet).

Ce paysage de montagne, peint à l’encre de Chine sur du papier collé sur un rouleau de soie, se trouve reproduit dans Illuminations — le livre que Sollers a publié en 2003 — avec une légende de Tchouang-tseu :

" Il voit l’obscurité et entend le silence. Lui seul perçoit la lumière derrière l’obscurité ; lui seul perçoit l’harmonie derrière le silence. "

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Alain Jaubert a consacré à Shitao et à cette peinture une émission de la série Palettes.


Shitao - 1ère partie par ArtisReflex


Shitao - 2ème partie par ArtisReflex

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[1Cf. Le texte chinois avec sa traduction.

Ce texte est paru pour la première fois dans la revue Arts asiatiques en 1966. Les huit premiers chapitres — avec les commentaires de Pierre Ryckmans (Simon Leys) — ont été republiés en 1974 dans la revue Peinture Cahiers théoriques n°8-9 et 10-11 avec une présentation du peintre Marc Devade qui était alors membre du comité de rédaction de Tel Quel et ami de Ph. Sollers. Je rappelle ces dates pour ceux qui, y compris à l’époque, n’auraient pas vu que l’intérêt pour "la Chine" des écrivains et artistes réunis autour de Tel Quel était tout sauf conjoncturel ou étroitement politique.
Pierre Ryckmans a publié la totalité des "Propos" avec ses commentaires chez Plon en janvier 2007. A.G.

Se reporter aussi au Nouvel Obs. du 26-07-07 : Sollers revient sur cette publication dans Le génie chinois.

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4 Messages

  • Marianne | 17 mai 2018 - 12:20 1

    Très bon article, qui m’a permis de comprendre un peu mieux la culture et las arts orientaux, parfois difficile à cerner pour la pensée occidentale.


  • Vermeersch | 15 mars 2016 - 11:01 2

    ‘’A propos du caractère szu, l’Unique trait de pinceau de Shitao‘’, note du 29 /06 /2015 de notre blog.
    http://theoriedelapratique.hautetfort.com

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  • D.B. | 9 mars 2008 - 14:06 3

    Le 4 avril prochain paraît aux éditions Flammarion Pélerinage au Louvre de François Cheng. Avec en couverture, Le Pélerinage à l’île de Cythère de Watteau.

    On peut déjà lire dans la revue "Grande Galerie", numéro 3, p 37, la déclaration suivante : "J’ai terminé mon livre avec Turner qui, pour moi, annonce certaines tendances de l’art moderne. Il rejoint aussi, dans une certaine mesure, l’esprit chinois en ce sens que jusqu’au bout il a été fasciné par cette force invisible qui meut l’univers vivant depuis le chaos originel, et par le don de la lumière qui transfigure sans cesse l’eau et le ciel. Au moment de mourir, il murmura : "Maintenant, je rejoins l’infini."


  • A.G. | 26 juillet 2007 - 14:19 4

    Sur  Les propos du Moine Citrouille-Amère , se reporter au Nouvel Obs. de cette semaine. Il y a un nouvel article de Ph. Sollers : Le génie chinois