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Alexandre Soljenitsyne et L’archipel du Goulag

Les 50 ans d’une publication événement

D 21 mars 2024     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Alexandre Soljenitsyne et son épouse Natalia.
© Fondation Alexandre Soljenitsyne. ZOOM : cliquer sur l’image.

En 1974, Soljenitsyne publie à Paris L’archipel du Goulag. C’est un séisme. Pour le cinquantenaire de cette publication, la chaîne Parlementaire, en octobre dernier, a diffusé un documentaire L’archipel du Goulag, le courage de la vérité et la chaîne Arte vient de diffuser, ce 20 mars, en fin de soirée un autre documentaire sur ce qui fut pour beaucoup une « révélation » (déniée/dénoncée par un PCF, alors hégémonique à « gauche », d’une époque qui paraît lointaine et, néanmoins, si proche). Revenons sur cet événement d’abord littéraire (« essai d’investigation littéraire » précise Soljenitsyne en sous-titre de son livre), mais aux effets politiques irréversibles, qui ébranla les consciences (y compris au sein du groupe Tel Quel) et qui peut permettre de comprendre ce qui perdure, dans l’actualité la plus brûlante, d’une certaine forme d’idéologie et de politique totalitaires (au stade du « spectaculaire intégré » dirait Debord) dans la Russie poutinienne — aux portes de l’Europe même. On lit à la première page de Paradis II : « il va falloir rester réveillé maintenant absolument réveillé ». Sinon enfer assuré. Ceux qui ont lu L’archipel du Goulag dans les années 70 se croient vaccinés, les nouvelles générations ont intérêt à en prendre connaissance si elles veulent rester éveillées. C’est sans doute dans ce but qu’à l’occasion du 50e anniversaire de la publication du livre, une soirée ouverte par Julia Kristeva, a été organisée, le 14 mars, par l’ENS et le Centre culturel Alexandre Soljénitsyne (VOIR ICI). J’en reparlerai.

Soljenitsyne et L’archipel du Goulag

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« Il faut enregistrer ici le choc qu’a été, pour ma génération et la suivante, la figure de Soljenitsyne, avec son Archipel du Goulag. Témoignage décisif (avec Chalamov), qui, à quelques exceptions fanatiques près, a tiré l’échelle de l’énorme mensonge communiste. L’effet, en France, a produit ce qu’on a appelé les "nouveaux philosophes". J’ai aussitôt pris leur parti. Il s’en est suivi un affrontement violent et confus, d’où a émergé la personnalité de Bernard-Henri Lévy, excellent stratège, haï comme il faut. »

Philippe Sollers, Un vrai roman, Mémoires, 2007, Folio, p. 175.

Depuis quelques années, des voix venues de l’Est se font entendre, celles des « dissidents ». Le plus important d’entre eux : Soljenitsyne. Le premier volume de L’Archipel du goulag sort en juin 1974, le second en novembre, le troisième en mars 1976 [1]. On n’a pas assez remarqué le sous-titre du livre : « essai d’investigation littéraire ». En voici un extrait :

Si, aux intellectuels de Tchékhov qui passaient leur temps à essayer de deviner ce qu’il adviendrait dans vingt, trente ou quarante ans, on avait répondu que, quarante ans plus tard, dans la Sainte Russie, on torturerait les inculpés pendant l’instruction, on leur comprimerait le crâne à l’aide d’un cercle de fer, on les plongerait dans des baignoires d’acide, on les attacherait nus pour les livrer en pâture aux fourmis ou aux punaises, on leur enfoncerait dans l’anus une baguette à fusil chauffée à blanc sur un réchaud (opération du « marquage secret »), on leur écraserait lentement les organes génitaux sous la semelle des bottes, et, en guise de traitement le plus bénin, on leur infligerait pendant une semaine d’affilée le supplice de l’insomnie et de la soif tout en les battant jusqu’à ce que leur chair ne soit plus qu’une bouillie sanglante, aucune des pièces de Tchékhov ne serait arrivée jusqu’à son dénouement et tous leurs héros auraient pris le chemin de l’asile.
Et pas seulement les héros de Tchékhov ! Mais quel homme russe normal, du début du siècle, et, entre autres, quel membre du parti social-démocrate [2] aurait pu croire, aurait pu supporter pareille calomnie lancée contre notre avenir radieux ? Ce qui collait encore avec l’époque sous Alexis Mikhaïlovitch, qui semblait déjà de la barbarie sous Pierre le Grand, qui pouvait être appliqué à dix ou vingt personnes sous Biron et était devenu tout à fait impossible à partir de Catherine, cela même a été accompli au zénith de l’illustre vingtième siècle, dans une société conçue selon les principes socialistes, quand déjà volaient des avions et qu’étaient apparus le cinéma parlant et la radio, et l’a été non pas par un criminel isolé en un endroit caché, mais par des dizaines de milliers de bêtes humaines, spécialement entraînées, et sur des millions de victimes ans défense. N’a-t-il que cela d’affreux, cette explosion d’atavisme baptisée aujourd’hui, par dérobade, culte de la personnalité ? Ou bien est-il effrayant qu’au cours de ces mêmes années nous ayons célébré le centième anniversaire de la mort de Pouchkine ? eu l’imprudence de jouer ces mêmes pièces de Tchékhov, alors que nous avions déjà reçu la réponse aux questions qu’elles posaient ? ou bien est-il plus épouvantable encore que, même trente ans plus tard, on nous dise : il ne faut pas parler de ces choses-là ! A rappeler les souffrances de ces millions d’hommes, on risque de fausser la perspective historique ! A chercher à pénétrer l’essence de nos moeurs, on risque de jeter une ombre sur les progrès matériels accomplis ! Parlez plutôt des hauts fourneaux qui ont été mis en service, des laminoirs, des canaux creusés... non, pas des canaux... alors, de l’or de la Kolyma... non, pas de ça non plus... Enfin, on peut parler de tout, à condition de savoir s’y prendre, à condition de célébrer...
On comprend mal pour quelle raison nous maudissons l’Inquisition. N’y avait-il pas, outre les bûchers, des offices solennels ? Ou bien pourquoi le servage nous déplaît-il tant ? En effet, il n’était pas interdit aux paysans de travailler tous les jours. Et le jour de Noël, ils pouvaient aller chanter de maison en maison, et à la Trinité, les filles tressaient des couronnes. » (L’archipel du goulag, tome I, chap. 3, « L’instruction », 1974, p. 76-77)

Trente-cinq ans après, Bernard Pivot et Claude Durand, l’éditeur, témoignent :

Claude Durand présentait ainsi la réédition, en 1991, de L’archipel du Goulag :

« Un livre de combat, qui a ébranlé les fondements du totalitarisme communiste et qui brûle encore les mains. Ecrit de 1958 à 1967 dans la clandestinité, par fragments dissimulés dans des endroits différents, il a été activement recherché, et finalement découvert et saisi par le KGB en septembre 1973. Aussitôt, le premier tome a été publié d’urgence en Occident, la pression de l’opinion publique des pays libres étant la seule force capable de sauver l’auteur et tous ceux qui l’avaient aidé. Arrêté en février 1974, Soljénitsyne fut inculpé de trahison, puis, par décret du Présidium du Soviet suprême, déchu de la nationalité soviétique et expulsé d’URSS. Jusqu’à sa publication partielle par la revue Novy mir en 1990, l’Archipel ne sera lu en URSS que clandestinement, par la partie la plus courageuse de l’intelligentsia. Mais, en Occident, il sera répandu à des millions d’exemplaires et provoquera une mise en cause radicale de l’idéologie communiste. Toute sa puissance d’évocation, son éloquence tumultueuse, tantôt grave et tantôt sarcastique, l’auteur les prête aux 227 personnes qui lui ont fourni leur témoignage, et à tous ceux "auxquels la vie a manqué pour raconter ces choses". Là où rien n’est parvenu jusqu’à nous, " car l’Archipel est une terre sans écriture, dont la tradition orale s’interrompt avec la mort des indigènes ", il nous fait sentir le poids du silence et de l’oubli. La première partie, "L’industrie pénitentiaire", explique comment la machine vous happe et vous transforme en "zek". Aux sources de la terreur, elle montre Lénine. Elle dresse la liste des "flots", grands et petits, qui se sont déversés sur l’Archipel. En étudiant l’évolution de la mécanique judiciaire, elle explique les grands procès staliniens. La deuxième partie, "Le mouvement perpétuel", montre, à toute heure du jour et de la nuit, des convois de condamnés acheminés vers les camps : en fourgons automobiles, en "wagons©zaks" et wagons à bestiaux, en barges sur les fleuves, en colonnes de piétons dans la neige. Chaque mode de transfert engendre une torture propre, mais certains permettent d’étonnantes rencontres. Le présent volume correspond à l’édition définitive du tome 1 de l’Archipel du Goulag publiée en russe par YMCA©Press en 1980. L’auteur a apporté bien plus que des modifications de détail à son texte de 1973. D’autre part, la traduction française parue en 1974 se ressentait de la hâte avec laquelle elle avait dû être exécutée. Le texte en a donc été revu avec tout le soin possible. » [3]

Hommage à Claude Durand

Claude Durand est décédé en 2015. Philippe Sollers et Julia Kristeva lui ont alors rendu hommage. LIRE ICI.

Mon cher Claude,

Je revois nos deux petits bureaux de jeunesse, aux Éditions du Seuil, de part et d’autre d’une cour étroite. Nous étions là, presque face à face. Je m’occupais de l’aventure tumultueuse d’une revue d’avant-garde littéraire, et toi d’une collection dont le titre te définissait tout entier : Combats.

Combats, c’est le moins que l’on puisse dire, et je n’oublie pas ton engagement crucial, lors de la traduction de l’Archipel du Goulag en France, évidemment considérable, qui était loin de plaire à tout le monde, et tu t’es montré intraitable, ce qui fait que Soljenitsyne est devenu ton ami. Tu as ouvert bien des yeux aveugles.

La liberté de penser est toujours menacée. Tout le monde sait que l’édition, la lecture, sont maintenant la cible d’un totalitarisme nouveau, numérique, avec des conséquences incalculables sur l’éradication de l’histoire et de la littérature. Tu en étais conscient, et j’en veux pour preuve, pour moi émouvante, que ton intervention décisive pour la publication du dialogue entre Julia et moi, Du mariage considéré comme un des beaux-arts. Ce livre paraît en même temps que ta disparition, et je sais combien Julia a bénéficié de ton écoute et de ton soutien.

Liberté d’expression, liberté de penser, combat perpétuel. L’amitié aussi, malgré les orages, est un des beaux-arts. C’est pourquoi, cher camarade, je tenais à m’incliner aujourd’hui devant toi.

Philippe Sollers

L’archipel du Goulag, la révélation

En 1974, la fresque d’Alexandre Soljenitsyne sur les camps soviétiques suscitait une violente prise de conscience de la réalité du régime. En archives et entretiens, un passionnant retour sur le destin d’une oeuvre monumentale, qui demeure d’une brûlante actualité dans la Russie de Poutine.

Réalisation Jérôme Lambert, Philippe Picard

France, 2023

En 1974, la traduction de L’archipel du Goulag, publié en russe à Paris quelques mois plus tôt, provoque un séisme politique, intellectuel et moral. En donnant une voix aux millions de victimes du système concentrationnaire soviétique, Alexandre Soljenitsyne révèle au monde l’ampleur et l’horreur de la répression, dont il a lui-même été la proie. En février 1945, le futur prix Nobel de littérature, alors capitaine décoré de l’Armée rouge, a été condamné à huit ans de camp pour avoir critiqué le "petit père des peuples" dans sa correspondance. Une expérience qu’il condensera dans Une journée d’Ivan Denissovitch, roman paru en 1962 à la faveur de la déstalinisation engagée par Khrouchtchev. Croulant sous les lettres de zeks (mot russe désignant les prisonniers des camps du Goulag), Soljenitsyne forme alors le projet d’écrire une histoire globale de la terreur en URSS. Caché dans une ferme estonienne afin d’échapper à la surveillance du KGB et au regain répressif de l’ère Brejnev, l’écrivain tisse minutieusement son vécu, le fruit de ses recherches et plus de deux cents témoignages de rescapés pour donner vie à son chef-d’œuvre, qu’il parvient à faire sortir clandestinement d’Union soviétique sur des microfilms. Aussitôt accusé de haute trahison, Soljenitsyne est expulsé vers l’Allemagne, tandis que son livre triomphe. À l’Ouest comme à l’Est, où il circule sous le manteau, L’archipel du Goulag bouscule les consciences et ébranle les fondements de l’idéologie communiste.
Déflagration

En compagnie notamment de Natalia Soljenitsyne, la veuve du dissident disparu en 2008, ce documentaire retrace l’épopée d’un monument littéraire du XXe siècle, qui a déchiré les intellectuels français – suscitant déni ou fin des illusions –, et contribué à l’effondrement de l’URSS. Éclairant les conditions tout aussi tragiques que rocambolesques de sa fabrication, le film convoque une foule d’archives et de témoins (les écrivains Ludmila Oulitskaïa, Sofi Oksanen ou Guy Konopnicki, l’auteur et traducteur Georges Nivat, sans oublier l’eurodéputé Raphaël Glucksmann, fils du philosophe antitotalitaire André Glucksmann) pour ressusciter l’onde de choc intime et politique suscitée par les révélations du livre. À l’heure où la Russie glorifie son héritage soviétique et étouffe la mémoire des crimes passés, une plongée captivante dans une œuvre de résistance qui n’a rien perdu de son acuité.

Les images d’un Soljenitsyne, nostalgique de la Grande Russie, saluant Poutine ont choqué autant que celles de Poutine s’inclinant devant le cercueil de l’écrivain. Dans son Journal du mois d’août 2008, Sollers, lucide, écrit :

Russes

Parmi les obscénités de l’époque, on aura donc vu Poutine s’incliner avec des fleurs, devant le cercueil de Soljenitsyne. On préfère oublier la gêne extrême produite par l’arrivée de Soljenitsyne en France avec son Archipel du Goulag, lequel a été décisif pour toute une génération. Enfin, bon, cet homme exemplaire s’est voulu russe jusqu’au bout, c’était sa religion, là encore nous ne sommes pas à Rome. Après le cercueil de Soljenitsyne, Poutine, fou de jalousie par rapport aux Jeux olympiques chinois, a voulu rappeler son existence à poigne. Et hop, un tour de tanks en Géorgie, avec bras d’honneur aux Etats-Unis comme à l’Europe. Oléoducs, que de crimes sont commis en votre nom ! [...]

Le documentaire revient sur les effets produits par la publication de L’archipel du Goulag sur toute une génération d’intellectuels, parmi lesquels ceux qu’on appellera « les nouveaux philosophes ». Raphaël Glucksmann rappelle avec émotion le combat de son père André Glucksmann. Voici un rappel des échanges de ce dernier avec le groupe Tel Quel.

André Glucksmann et La cuisinière et le mangeur d’hommes

Il y a un effet Soljenitsyne. Dès juin 1975, André Glucksmann publie La cuisinière et le mangeur d’hommes : le « marxisme », notamment dans sa version étatique russe, y est analysé « du point de vue de la Kolyma ». Dans le numéro 64 de Tel Quel (hiver 1975), il répond à l’avalanche de questions de Jean-Louis Houdebine, Philippe Sollers et Julia Kristeva, dont celles-ci (je ne retiens que ce qui a trait à Soljénitsyne) :

Ne faut-il pas dès maintenant savoir lire Soljénitsyne, et les autres contestataires soviétiques, à la fois comme témoins réels de leur société fascisée, et comme observateurs cliniques d’une grande machinerie paranoïaque qui, longtemps sous-jacente, silencieuse ou coupée de cris, "exploserait" au XXe siècle en fascisme, social-fascisme, variétés de fascismes ? Ce qu’il faut expliquer sans doute et de plus en plus c’est pourquoi la la "gauche" se distingue, là, dans son ne pas vouloir le savoir. Qu’est-ce qui empêche de lire, d’entendre, d’être touchée ? Pourquoi sa demande par rapport à Soljénitsyne est-elle celle d’avoir des "idées idées justes en politique", là où ce dont il parle c’est de folie ? Peux-tu revenir un moment sur ta décision (à mon avis très juste) d’inscrire L’Archipel du Goulag dans le prolongement du travail inaugural de Foucault, Histoire de la folie ? Sur le fait de comparer le "grand renfermement" du XVIIe et les camps du XXe ? Est-ce que l’impasse politique du "discours de gauche" n’est pas dans ce rejet du sens de la déraison (Mai 68, Lip) ? Mais ce "sens" de la déraison est-il religieux (Clavel) ? Ou analytique ? Ou...?
[...] Comment comprendre que ce soit à la littérature (Soljenitsyne) que l’on doive le côté incontournable de la question ? On est, en effet, loin du "débat d’idées" mais devant des voix ("sous les décombres"), des corps... Qu’est-ce que cette fonction du nom (Marx) dans cette affaire-là ?
(Philippe Sollers, Tel Quel 64, p. 69-70)

VOIR SUR PILEFACE

Voici un extrait de la réponse de Glucksmann :

[...] Marx ? pas plus bouc émissaire que dieu Pan martelant de son sabot fendu les dernières vérités du XXe siècle. L’aurais-je tenu "responsable" du Goulag que je me coltinerais encore le Nème épluchage de ses oeuvres complètes. Choquant, je fus plutôt d’avoir fait apparaître sur la touche un Marx irresponsable du bien comme du mal, du KGB comme de la résistance au KGB. « ... La faute à Voltaire », chante Gavroche à la rencontre des balles réelles ; à l’occasion du siècle enrobées de marxisme — qui ne tombe pas du ciel, mais moins de Marx que de marxistes organisés en tant que tels. Tu sera un homme mon fils, aujourd’hui la discipline, demain les lendemains chanteront. Si vous tenez à faire intervenir Freud, ici. Marx décédé, le marxisme commence à régner. Lénine muet et mourant, Kamenev proclame les vertus invincibles du léninisme. Mort et meurtre du père ; les frères se réunissent et en célèbrent la loi. Totem et Tabou. Oedipe central — démocratique. Tout cela est (autrement) inscrit dans la figure du Législateur mort du Cratyle de Platon. Freud pour expliquer Platon ou vice versa ? Ou un parent dispositif, moins primitif que ne le conte Freud, plus occidental et "rationnel" ? Cannibale non le sauvage mais l’homme d’État en nous.
Sympas voire sympathisantes les questions de Tel Quel. Mais elles portent au bon entendeur trop de saluts, elles ne tournent pas autour du soleil noir des camps au point de s’y brûler, elles nous croient forts d’une toute-puissance théorique antérieure au Goulag, elles nous feraient admettre que nous en savons beaucoup plus qu’en fait. Par exemple du fascisme. L’Action française récuse beaucoup mais s’effondre. Le nazisme se voudra, lui, national et socialiste, révolutionnaire et conservateur. Plus durable le Goulag est encore plus dialectique et synthétique. Et la suite ? les libertés plébéiennes mesurent (et produisent : 36, 44, 68...). La distance qui nous sépare du fascisme — hors d’elles rien qui ne puisse être retourné au service du Goulag ; légalité, monothéisme, psychanalyse, science de la révolution, mayonnaise pour 1984, Orwell en mieux ; les expériences partielles abondent. [...]

Personnellement, je travaillerai tout l’été 1975 sur le livre de Glucksmann et L’archipel du Goulag [4]. Pour beaucoup c’est l’heure des remises en question radicales. Le « Face à face » radiophonique entre Maurice Clavel et Philippe Sollers de juillet 1976, en témoigne. Son titre est significatif : Délivrance.

La cuisinière et le mangeur d’hommes a été défendu, non sans réserves, par Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur du 30-06-75. Un article beaucoup plus long de Bernard-Henri Lévy le suivait. Cet article, aujourd’hui inaccessible, je l’ai conservé.

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Le Nouvel Observateur du lundi 30 juin 1975.
Archives A.G.

Il y aura demain une « affaire Soljenit­syne » qui engagera peut-être le destin de la gauche occidentale. Un mince et étrange cli­vage mais qui trace déjà comme une fracture dans le sol de nos certitudes. Soljenitsyne parle et, l’espace de cette parole, on sent le paysage qui vacille et menace de se brouiller. Il apparaît simplement, et on sent glisser le terrain où s’ordonnaient les enjeux et les objets de nos combats.
Et de quoi parle-t-il au juste, qui suscite tant de passions ? La vérité sur l’U.R.S.S. et la terreur stalinienne ? On la connaissait dans les grandes lignes et Soljenitsyne, après tout, ne fait que confirmer. Son « anticommu­nisme » ? Nous avons nos « professionnels ». La valeur même du témoignage ? Ce n’est ni le premier ni le dernier, même s’il est le plus bouleversant, le plus terrible. Rien de tout cela, en fait, ne suffit pourtant à rendre compte du phénomène, de la fascination qu’il exerce et de la rumeur qui s’enfle autour de son nom et de ses livres. Il y a autre chose. Mais quoi ?
C’est ce qu’explique André Glucksmann, ancien dirigeant maoïste, dans son dernier ouvrage. Si Soljenitsyne fascine tant c’est qu’il commet enfin le sacrilège et le parricide qui hantent depuis longtemps la gauche occiden­tale. Qu’il répond à la question de ce péché originel qui semble vouer à l’échec les révolutions de ce siècle. Qu’il vient en toute candeur mettre brutalement fin à une effroyable et longue histoire : celle de ces marxistes qui, en quête de leur coupable, remontent depuis trente ans le cours de la décadence, passent douloureusement du « phénomène bureaucra­tique » à la « déviation stalinienne », des « crimes » de Staline aux « erreurs » de Lénine, du léninisme enfin aux bévues des premiers apôtres, traversant tour à tour les couches du sol marxien, sacrifiant à chaque coup une victime expiatoire, mais conser­vant toujours, au-dessus de tout soupçon, celui que, pour la première fois, Soljenitsyne ose dénoncer : le père fondateur en personne et les Ecritures : Karl Marx et « le Capital ».
Voilà son crime, et voilà son message. A ceux qui prétendent remonter aux origines du mal, il ordonne d’aller jusqu’au bout et de ne plus s’arrêter à mi-pente. Aux nostalgiques de l’âge d’or, il répond qu’il n’y a pas de sources vives du marxisme, où rien n’était joué, où tout était possible, le meilleur comme le pire, et où il s’agirait à présent de faire retour. Et à nous tous enfin qui le pressentions sans le savoir ou le savions sans le dire, qui l’avions au bout des lèvres mais sans oser le penser, il lance cette série d’affirmations : il n’y a pas de ver dans le fruit et pas de péché originel, car le ver c’est le fruit et le péché c’est... Marx !

Un texte élitaire ?

Staline, Lénine, Kautsky ne sont pas des bâtards mais des enfants illégitimes : Staline était dans Marx et Marx portait Staline. Et d’où tient-il cette assurance ? Pourquoi Soljenitsyne verrait-il clair, lui le rescapé des camps, là où nos experts tâtonnent ? Précisément, explique Glucksmann, parce que du Goulag on voit des choses qui échappent aux universités et que, lu sur les plaies des opprimés, le chiffre de l’histoire change de sens : Soljenitsyne n’a rien fait d’autre que lire attentivement, lire ce qu’en toutes lettres affichent les camps soviétiques, prendre au pied de la lettre l’éloge du travail que fit graver Beria aux portes de la Kolyma [5]. Il suffisait d’ouvrir les yeux : sans fard et sans pudeur, le camp s’avoue marxiste, aussi marxiste qu’Auchswitz était nazi, non pas une verrue au flanc de l’Etat socialiste mais un effet parmi d’autres des lois énoncées dans « le Capital ». Sans Marx, pas de révolution mais, sans marxisme, pas de camps.
D’autant que dans l’univers concentration­naire il a un rôle précis à jouer. Déjà Merleau­ Ponty le pressentait quand, dans « Humanisme et Terreur », il notait que Vichinsky et Boukharine avaient au moins ce point commun d’être tous deux marxistes, et que c’est au nom des mêmes principes que le premier accusait et que le second avouait. Ce qui, dans la perspective de Glucksmann, signifie tout simple­ment ceci : que le marxisme, libérateur au départ, finit par être aussi cette école de la résignation, cette pédagogie du renoncement qui enseignent aux vaincus la nécessité de leur défaite et brisent à tout jamais leur volonté de résistance. Que Marx c’est le vigile dans la tête des marxistes enfermés, celui qui leur rap­pelle au bon moment qu’on a toujours raison de se soumettre : aux lois d’un Destin dont seul le Parti a les clefs...
Reste que, comme on sait, Marx n’était pas marxiste, ou du moins le prétendait. Mais essayez de l’oublier, au moins pour un moment. Oubliez vos scrupules, vos tabous, vos béquilles. Essayez un instant de parier avec Glucks­mann et d’admettre avec lui, provisoirement peut-être, que « le Capital » est à bien des égards un texte élitaire et antiplébéien. C’est difficile, iconoclaste, impie. Mais essayez et voyez le résultat : brusquement tout s’explique et les ombres se dissipent. Le partage toujours reconduit entre ceux qui savent, les fonction­naires de l’histoire, les confidents de la Providence, et puis les ignorants, les jouets, les marionnettes. Le couperet sanglant qui, depuis les textes de jeunesse, exclut les marginaux, les déclassés, les paysans. Le barbelé des classes qui ne sépare pas seulement la bourgeoisie et le prolétariat mais aussi bien le prolétariat et la plèbe qui le menace... Autant de problèmes, autant de mystères, qui ne sont pas dans Lénine mais bel et bien dans Marx. Et qui d’un seul coup s’éclaircissent pour peu qu’on les ré­inscrive dans une longue et lourde filiation qui remonte beaucoup plus haut qu’on ne croit : à l’aube de la Raison classique.
C’est une hypothèse, et il faut bien voir ce qu’elle implique. Philosophiquement : que le marxisme n’a jamais eu la nouveauté, la rigueur et la portée révolutionnaire qu’on a voulu lui prêter ; qu’il est resté prisonnier d’un horizon qu’il croyait dépasser, celui de la philo­sophie platonicienne où se déploie depuis deux mille ans l’espace de notre culture.
Politiquement, cela signifie que, chaque fois qu’il est venu au pouvoir le marxisme a eu la même fonction que la raison classique en Europe ; comme elle, il a servi à justifier le « grand renfermement », l’exclusion des mar­ginaux, des parasites, des délinquants, néces­saires à l’instauration de l’ordre ; les Sovié­tiques ont fait en cinquante ans, avec les moyens du bord, ce que l’âge classique, ici, a mis des siècles à imposer. Si Glucksmann a raison, si on le suit jusqu’au bout, alors il faut admettre que, même marxiste, l’Occident n’a jamais rien fait d’autre qu’enfermer et cloîtrer : seul moyen d’imposer, contre la rébellion des gueux, la figure de l’Etat.
A quoi sert donc Soljenitsyne ? Glucksmann nous propose une réponse. Il sert à nous met­tre en garde d’abord contre un Marx qui ris­que de devenir le Machiavel du siècle ; contre des princes qui font du marxisme comme le tyran grec de la philosophie ; contre ces ruses de la Raison qui sont aussi des feintes du Pouvoir. Et aussi à faire la preuve qu’il n’y a pas, à tout prendre, meilleurs marxistes que les militants communistes ; qu’il a fallu les équivoques d’un Mai encore trop sage pour y voir des « révisionnistes », que les « maos » en revanche, lors même qu’ils prétendaient reve­nir aux sources, avaient déjà changé de terrain et de problématique ; et que l’histoire de l’après-Mai est tout entière la chronique d’une lente mais radicale rupture de l’extrême-gau­che et du marxisme. Rupture dont quelques livres récents portent déjà le témoignage. « Le Singe d’or » de Guy Lardreau [6], « l’Après­ Mai des faunes » d’Hocquenghem [7], « l’Idéal historique » [8], les textes de Dollé [9] et le dernier ouvrage de Jacques Rancière [10]. Tous ont ce sol commun qu’est le maoïsme fran­çais. Et tous, à partir de là, participent de cette rude et héroïque dérive qui pourrait bien faire basculer notre conscience politique d’autrefois.
Et à quoi sert, dans tout cela, le livre de Glucksmann ? Par un détour inattendu, à don­ner le mot de la fin et à boucler la boucle : en montrant que, faute d’ouvrir la voie, Solje­nitsyne la clôt et que c’est lui qui, aujourd’hui, ponctue le trajet des enfants de Mai : conscience et vérité de dix années d’histoire de France.

Bernard-Henri Lévy, Le Nouvel Observateur du 30 juin 1975.

Intervention de Julia Kristeva le 21 novembre 2018, Grand amphithéâtre de la Sorbonne.

« Centenaire de Soljenitsyne » -

« Prison, écriture, combat » ou
« La langue disruptive et la beauté en question »

Alexandre Soljenitsyne a surpris le monde en ébranlant le communisme totalitaire, qui étranglât le XXe siècle, par ce qu’il appelle "l’inflexibilité de l’esprit humain". Est-ce encore possible de la faire entendre et de la transmettre aux "tweetos" et "likers" nés dans les jeux vidéos et les selfies, aveuglés par ce "temps pour la haine", comme le disait l’Ecclésiaste, et que nous respirons aujourd’hui.

En recueillant 227 témoignages de victimes — "rien d’inventé !", Alexandre Soljenitsyne présentait au monde un documentaire de l’abjection défini comme un "roman" : L’archipel du Goulag publié aux éditions du Seuil par Claude Durand, qui sera mon éditeur chez Fayard, maison d’édition qu’il dirigea depuis 1980, et que je voudrais associer aujourd’hui à l’hommage que nous rendons à Soljenitsyne, tant sa fidélité à l’écrivain devait garantir le rayonnement de son œuvre en français. "Venant de l’Est", je n’ignorais pas cette destruction totalitaire de l’humain, mais je fus saisie par la force vitale qui émanait de ce sobre témoignage documentaliste, mettant en lumière la banalité du mal. D’où venait-elle, cette inflexibilité devenue "genre littéraire" ?

L’inflexible

De la foi orthodoxe insurgée contre le viol de l’individu par l’état policier ? Certains professionnels de l’"engagement" dans les démocraties dites "avancées" n’ont pas manqué de mettre ne garde contre les excès voire les dérives de ce "prophète austère" qui balayait, avec la révolution bolchevique, l’esprit des Lumières lui-même.

Je partageais ces mises en gardes contre le culte du « peuple russe théophore » et contre ses relents nationalistes et antisémites. Mais j’adhérais à la dénonciation d’un régime étouffant dont les hasards du dégel, d’une part, et surtout "l’exception culturelle française" d’autre part, autour de Mai 68, m’ont permis de définitivement m’exiler. Le « mensonge général », ce « tribu payé à l’idéologie », est « le plus terrible de l’expérience des hommes », « pire que l’absence de toute liberté », écrivait, non, criait Soljenitsyne. J’ai fait miennes ces critiques, formulées dans sa Lettre aux dirigeants de l’Union Soviétique qui, hélas, sont toujours actuelles, à reprendre face aux débris du totalitarisme qui survivent dans l’idéologie et les politiques des ex-pays communistes, aujourd’hui membres toxiques de l’UE.

Le matériau « face à la mort »

Je ne fus happée par la source et l’intensité de cette désormais célèbre inflexibilité soljenitsienne, qu’en lisant son oeuvre en russe. Ma première langue étrangère, avant le français, obligatoire à l’école et que j’aimais. Pourtant, c’est un autre russe que je découvrais dans les écrits de l’ex-forçat : réinventée, rêche, rude, jouant avec les néologismes dialectaux, en inventant d’autres. À la syntaxe syncopée ; résonnant avec l’énonciation chantante du skaz populaire enfoui, proverbes, néorussismes. Tel un rébus agressif, ce "fantastique langagier" (pour reprendre le terme de Georges Nivat) était sans fioritures. "C’est le matériau qui dicte", précise Soljenitsyne lui-même. Pourquoi ? Parce que c’est seulement ainsi que le sujet de l’énonciation peut défier la mort, aussi banalisée que brutale.

Pas vraiment "difficile", comme le diagnostiquent ses détracteurs, la langue de Soljenitsyne est disruptive, pour employer un adjectifs récemment popularisé. Elle se dresse contre la parole confisquée, qui avait réussi à réduire l’avant-gardisme de Maïakovski lui-même en langue de bois. Elle « balance » le système d’ordre dénué de tout sens (un chapitre du Pavillon des cancéreux s’intitule Non-sens) ; elle rudoie les voix bureaucratiques, le vocabulaire savant prétendument cosmopolite. Elle heurte et dérange, car elle vous cueille au carrefour où pulsions, humeurs et sensations frôlent la musique et le sens.

Ma conviction que le nerf de l’inflexibilité soljenitsienne n’est autre que cette langue disruptive fût confirmée définitivement quand, par un de ces hasards insolites de la vie, j’ai lu en russe le Chemin des forçats, en même temps que je relisait les Démons de Dostoïevski.

Le tendre et comique diminutif "Dorojenka" (cher petit chemin) désigne une longue et âpre épopée auto-biographique, en vers, que le bagnard Soljenitsyne avait mémorisée à l’aide d’un chapelet. Enfance, adolescence, éducation communiste, ardente adhésion au soviétisme, suivie de mordants sarcasmes distillés sur "Vovka" (Lénine) et "Pakhane" — Le parrain — (Staline) qui devaient lui valoir l’internement dans le Premier Cercle du Goulag.

C’est seulement en faisant résonner à haute voix le texte russe de cette décourbure, en écoutant la fureur restée muette et mentale dans l’existence du bagnard sans plume et sans issue, que j’ai entendue l’incommensurable humiliation infligée par l’idéologie grégaire aux corps et aux esprits, qui ne sauraient s’en défaire que par l’alchimie d’un verbe fracturant, hérissé, coup de poing, "qui a grandi sur les tombes", "hache qui crisse sur mon cou".

Je vous invite donc à penser qu’avant d’être un engagement idéologique et encore moins une position ou une posture politique ou prophétique, l’"inflexibilité" de l’écrivain réside dans l’invention de cette langue disruptive, nœud de la pulsion de vie serrée à la pulsion de mort. Agonie et survivance psychosomatique dont Soljenitsyne a fait l’expérience au Goulag, c’est avec ce "matériaux" qu’il a scanné et bombardé le soviétisme. Un autre moderne, avant lui, James Joyce, appelait ce geste verbal qu’il pratiquait aussi mais à sa façon à lui, une « surrection ». Il me fait penser à Freud qui, auscultant le surgissement du langage chez l’être humain, parle d’une "révolution psychique de la matière" : « le matériaux qui dicte » selon Soljenitsyne. Les humains s’en souviennent-ils dans ce qu’on appelle "les grandes œuvres littéraires", lorsqu’ils essaient de desserrer le carcan social qui sème la mort à soi ?

Les accents de Kirilov et la rédemption par le langage

Au risque de choquer les spécialistes de Soljenitsyne et de Dostoïevski, je vous ai avoué que l’attention flottante de mes lectures m’a transportée du Chemin des forçats au parler de Kirilov dans Les Démons.

L’ingénieur épileptique chez Dostoïevski qui va se suicider pour témoigner de la liberté humaine face au Créateur, s’exprime dans une langue émotionnelle. "Dévorés par l’idée" nihiliste de la mort, ses mots peinent à atteindre leur sens. Kirilov parle par condensations extrêmes, écarts stylistiques et ellipses syntaxiques. Données brutes, "matériaux" en manque de liaisons. La mort acceptée (dans l’acte suicidaire volontaire) compresse l’idiome jusqu’aux limites de l’incompréhensible, pour mieux asséner l’urgence de la vie. Kirilov se suicide parce qu’il ne sait pas écrire sa langue disruptive. Dostoïevski écrit à sa place, et au-delà, et il survivra.

Les accents de Kirilov qui se sont glissés dans mon écoute de la langue de Soljenitsyne m’ont révélé "les profondeurs de l’épuisement" dans lequel l’écriture du bagnard Soljenitsyne a pris racine, pour sur-vivre précisément par son irréfragable investissement dans "la force et les sèves" de cet "arbre" qu’il tutoie dans l’Après-dire du Chemin des forçats, et qui est l’arbre du langage. J’ai entendu la menace de mort psychique qui a précédé la menace de mort physique dans le symptôme cancéreux. Et la sur-vivance par le geste verbal de l’écriture. Qui puise la sève de la vie en tordant la langue du refoulement soviétique, certes. Mais aussi et plus radicalement, en tordant le refoulement qu’impose la banale norme linguistique et/ou communautaire elle-même : en s’attaquant à la banalité du dire tel quel, qui serait elle-même le mal intrinsèque et mortifère. Roland Barthes disait que « la langue est totalitaire » : cette provocation a valu au sémiologue beaucoup de critiques. Avait-il en vue la langue disruptive de Soljenitsyne, insurgée contre les latences totalitaires immanentes à la banalisation du langage ? Avis aux internautes !

Contrairement à Chalamov pour lequel le camp fut une expérience totalement destructrice, Soljenitsyne et Dostoïevski la décrivent comme profondément rédemptrice. Soljenitsyne aurait pu écrire les célèbres phrases de Dostoïevski : "Je fus le disciple des forçats", "Le bagne a tué bien des choses en moi et a en fait éclore d’autres".

Ici s’arrête cependant la ressemblance des deux écrivains. Leur "disruptions" du langage divergent.

S’il est vrai que les œuvres de Soljenitsyne cumulent une pluralité de points de vue (jusqu’à l’interminable histoire en "fiches" inlassablement classées pour démanteler la révolution en Roue rouge), cet empilement n’a rien à voir avec le récit polyphonique selon l’auteur des Frères Karamazov. Les voix contradictoires chez Dostoïevski habitent chaque unité – chaque énoncé, chaque idée, chaque lieu, chaque moment, — de telle sorte que l’"univers" du personnage et le récit lui-même "perdent pied". Pour ouvrir le "multivers" de l’être parlant, crime compris, au "point de vue artistique" tourbillonnant, polysémique et multivalent. Et pour ne lui laisser qu’une seule boussole : la beauté.

Les beautés, au pluriel

La voix de l’ex-forçat Soljenitsyne est tout autre. Ayant éprouvé que la toute puissance des idéologies totalitaires est sans précédent, et que leur travestissements et disséminations technicistes — fussent-ils démocratiques, juridiques ou médiatiques — est en cours, estimait-il qu’il se devait de fournir les preuves nécessaires au démantèlement de la Roue Rouge ? En prenant la charge et le risque de faire sinon oublier, du moins minorer la "surrection" (Joyce) poétique sous le dévouement bienfaisant du starets émacié quêteur de la vérité que l’écrivain est devenu pour certains ?

Pas vraiment.

Le discours non-prononcé pour la réception du Prix Nobel, publié sous le titre Le Cri, laisse entendre la vibrante envie de Soljenitsyne pour Dostoïevski. Pas Dostoïevski le bagnard, le slavophile, l’"ensouché", l’anti-Europe, ou l’anti-Lumières, ou l’anti-socialiste, ou l’anti-sémite. Mais une envie de Dostoïevski le romancier, auteur d’une énigmatique sentence : "La beauté sauvera le monde".

Quant une appréciation reconnaissante dresse les grands hommes devant l’histoire ou l’éternité, il leur arrive — en évoquant l’horizon le plus élevé auquel ils portent leur oeuvre — de lâcher, le questionnement aidant, le soupçon de l’avoir peut-être sous-estimé (cet horizon), voire le doute d’y être ou de n’y être pas arrivé. Le bagnard-lauréat s’avise donc que la formule du grand romancier russe qui le précède "n’est plus vide et stérile" "comme nous le pensions aux jours de notre jeunesses présomptueuse et matérialiste". Elle participe selon Alexandre Soljenitsyne de l’ancienne trinité que composent la vérité, la bonté et la beauté ; et il confirme que c’est bien elle qui inspire l’alerte magistrale, lancée au monde par le récipiendaire du Nobel.

Mais s’agit-il bien de la beauté selon Dostoïevski ? Cette dernière ne tient guère dans la trinité classique : vérité, bonté et beauté. Formule salvatrice évoquée par Mychkine, ainsi que par Verkhovensky, le père, mais c’est Mitia Karamazov qui la proclame, enfiévrée ; et non sans préciser pourtant que la beauté, "chose terrifiante et chose secrète", "commence par l’idéal de la Madone et se termine par l’idéal de Sodome". Sodome entendu au sens large de "vice", "péché", voire "crime".

Vérité - bonté - beauté inflexible trépied, ou beauté Madone-Sodome ? Sous le patronage de Dostoïevski, le génie couronné pointe une dimension qui visiblement le transcende et dont il laisse le soin de la développer à ceux qui lui survivront. Pour que la beauté de l’art — mais ni la politique ni la pensée abstraite — "puisse vraiment sauver le monde", dit-il : "C’est nous qui mourront, dit-il, l’art est éternel".

De cette lecture de Soljenitsyne que notre célébration m’a permise, je retiens trois messages, pour les jeunes en particulier qui viendront nous succéder dans cet amphi.

1. Lire Soljenitsyne dans sa langue. Il n’y a pas d’autre moyen d’adhérer à la "surrection" qui lui a permis de se décourber. Apprenez donc le russe.

2. La beauté étant "chose terrifiante et secrète" — et à ce prix seulement "vraie et bonne", — lisez aussi Dostoïevski qui, impitoyable lui-aussi sur l’Europe, ne se définissait pas moins comme "le seul européen". Soljenitsyne dénonçait l’"éclipse" d’une Europe "malade du vide", mais il pressentait aussi que "les dissidents vont passer à l’Ouest" (dans son discours à l’Historial de Vendée). Nous y sommes.

3. Enfin, en recueillant la diversité de leurs langues sous les bagnards matriculisés, Soljenitsyne a révélé que même dans le Goulag la survie des humains se réfugie dans la diversité des langues : dans le multilinguisme. Apprenons les langues des autres. Pour résister à la novlangue virtuelle de l’hyper-connexion, qui liquéfie et banalise vos anxiétés et vos singularités, faites-vous plurilingues. On ne saurait être plus moderne : le multilinguisme est la langue de l’Europe. Une certaine beauté qui pourra peut-être nous sauver.

Julia Kristeva
21 novembre 2018.


[1Sur les réactions qui ont suivi la parution du livre voir ici.

[2Parti ouvrier social-démocrate de Russie, « ancêtre » du parti bolchevique.

[3Bernard Pivot a consacré une émission Ouvrez les guillemets (24 juin 1974) à L’archipel du Goulag. On notera l’intervention courageuse qu’y fit Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur.


Jean Daniel et l’Archipel du Goulag

Pivot invitera Soljenitsyne lui-même le 11 avril 1975 dans une des toutes premières émissions d’Apostrophes à l’occasion de la publication de Le chêne et le veau. C’est la première apparition télévisée de l’écrivain russe.

Vous en trouverez l’analyse détaillée ici.

Il y a de nombreuses émissions consacrés à Soljenitsyne sur le site de l’INA.

[4Un autre livre, qui a fait moins de bruit, est à signaler : Un homme en trop. Réflexions sur "L’Archipel du Goulag" (Seuil, janvier 1976), de Claude Lefort.

[5« Le travail est affaire d’honneur, affaire de gloire, affaire de courage et d’héroïsme. »

[6Mercure de France, 1973.

[7Grasset, 1974.

[8Revue « Recherches », 1974.

[9« Le Désir de révolution », « Voie d’ac­cès au plaisir » ; Grasset, 1972 et 1974.

[10« La Leçon d’Althusser », Gallimard, 1975.

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 1er avril 2024 - 11:50 1

    Paru à Paris dans sa version originale en russe le 28 décembre 1973, L’archipel du Goulag provoqua en France (et ailleurs dans le monde) une onde de choc. L’ouvrage devint dès janvier 1974 un sujet de polémiques et de controverses politiques, alors que sa lecture (la version française n’étant éditée qu’en juin 1974) était réservée à l’infime minorité de russophones que compte notre pays. Mais tel est notre génie national qu’on n’ait nul besoin d’avoir lu un livre ou d’avoir vu un film dans son intégralité pour s’en faire une opinion et en débattre passionnément.

    En ces temps de Détente entre les deux blocs et au moment où l’Union de la Gauche se mettait en place, tout ce qui touchait à l’URSS d’un peu près devenait chez nous une question de politique intérieure. Dans « l’affaire Soljénitsyne », c’est évidemment le Parti Communiste Français qui avait le plus à perdre et il se devait d’allumer sans tarder des contre-feux. L’extrait du discours du 8 février 1974 prononcé par Georges Marchais en est un exemple. LIRE ICI.